Notes de lecture précédentes

 

L'Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque

de Dominique KALIFA
par Myriam TSIKOUNAS

Dans ce gros livre, issu d'une thèse, Dominique Kalifa se fixe pour objectif d'étudier, dans une perspective historique et non « linguistique ou anthropologique », les différents récits de crime racontés aux Français à la Belle Époque. Pour parler autrement, il ne tente pas de traquer, dans les faits-divers, les romans, les chansons d'apaches ou les films policiers diffusés durant la période, des invariants, des « structures figées », mais des modulations au gré des bouleversements socio-politiques et culturels.

L'auteur s'intéresse d'abord à la production de ces œuvres et nous convainc, statistiques à l'appui, de « l'irrésistible essor du crime » au tournant du siècle. Il nous explique comment, pour enrayer la baisse des tirages, toute la presse, à la seule exception des journaux libertaires, se laisse emporter par la tornade, dans un mouvement régulier et continu. Il nous expose la façon dont, à partir de 1910, les affaires criminelles, qui n'épargnent pas même les publications enfantines, s'autonomisent dans des feuilles spécialisées puis dans des collections populaires.

Dominique Kalifa examine ensuite les trames narratives et nous démontre que celles-ci, sous l'influence du « policier » d'outre-Manche et relativement à l'évolution des reporters, glissent subrepticement de la description sauvage et pittoresque du meurtre ­ héritière des Canards ­ à l'enquête méthodique et raisonnée. Il nous dit pourquoi le détective, incarnation moderne de l'aventurier, vole la vedette à l'assassin et à la victime.

Dans un troisième chapitre, l'auteur brosse le portrait de ces journalistes en quête de sensationnel ­ au besoin inventé ­, que le roman ou le cinématographe naissant vont métamorphoser en Rouletabille et autre Fandor. Il souligne l'hétérogénéité de cette profession, presque exclusivement masculine, qui va des piètres correspondants locaux aux brillants « tribunaliers », juristes de formation.

Au terme de cette analyse extrinséque : des échotiers, des colonnes de plus en plus nombreuses dont ils disposent..., Dominique Kalifa entre de plain-pied dans le récit pour en planter le décor et en suivre les anti-héros dont les mobiles restent généralement ignorés. L'action se situe essentiellement en France, le plus souvent dans les faubourgs parisiens, à moins qu'elle ne s'enferme dans un chateau provincial comme dans Arsène Lupin. Le tueur d'enfant, le jeune Apache fainéant, le nomade et l'ouvrier d'origine étrangère se partagent la scène, trahissant les craintes, les obsessions et les dénis de l'époque : l'attention croissante portée aux petits, la peur de l'adolescence criminelle, le refus de s'interroger sur les causes profondes de la délinquance...

Le dernier volet de l'essai porte sur la réception de ces documents, sur leurs éventuelles répercussions socio-politiques. Dominique Kalifa nous prouve que les Français, en pleine hantise des attentats anarchistes, vont confondre, avec une facilité déconcertante, augmentation des récits de crime et accroissement de la criminalité, et exiger des mesures sécuritaires de plus en plus énergiques. Il nous révéle le double jeu des gouvernants qui, d'une part accusent ces romans, nouvelles, serials... d'encourager le vice, d'autre part profitent de leur supposée « influence pernicieuse » pour faire voter les « lois scélérates ». Prolongeant Durkheim, puis Elias et Foucault, il expose, in fine, le raisonnement inverse, selon lequel le récit de crime engendre non pas de la déviance mais de la cohésion sociale. A un moment où le pays, qui a perdu ses modèles de sociabilité, « s'interroge sur son identité », ces affaires, suscitant quantité de commentaires, sont l'occasion d'une parole commune. Répétant que sous le banal affleure l'extraordinaire, elles rassurent le lecteur et le persuadent que le quotidien vaut la peine d'être vécu.

On le voit, cet ouvrage, au style alerte, est particulièrement stimulant. S'acheminant de l'écrire au lire et du lire au croire, son auteur réussit à débusquer, avec brio, « l'imaginaire flamboyant » que les récits de crime ont façonné à la veille de la Grande Guerre et les arguments contradictoires qu'ils ont généré. Il parvient aussi, par une démarche généalogique rigoureuse, à voir émerger un genre ­ le policier ­ qui, en dépit des apparences actuelles, n'allait pas de soi. Il montre comment et sous quels effets, dans les années 1900, des éléments épars convergent et se cristallisent pour induire un nouveau type de récit, de quelle façon on passe, à l'aube du XXe siècle, d'un « ensemble composite » où s'entrelacent thèmes criminels, judiciaires, de détection... à une sobre enquête, via des formes transitoires encombrées de fioritures et d'épisodes adventices.

On sait également gré à Dominique Kalifa, historien, de repousser les limites de sa discipline, de ne pas hésiter à s'appuyer, pour mener à bien son projet, sur les acquis d'autres sciences. Même s'il simplifie exagérement les difficiles questions d'énonciation (pp. 75-76), la narratologie lui permet de dégager parfaitement la structure du policier, la superposition de deux récits dont le second, l'enquête, a pour fonction de faire sourdre le premier : le crime. Les théories de la communication l'aident à ne pas oublier que, contrairement aux affirmations des élites de la Belle Époque, « les lecteurs ne forment jamais une masse passive et soumise » et « façonnent sans doute davantage le récit qu'ils ne sont façonnés par lui » (p. 269).

Finalement, on ne peut adresser à l'auteur qu'un reproche : celui de ne pas oser, par instants, aller encore plus avant dans sa démarche et ses investigations. Ainsi, alors qu'il marque parfaitement les limites d'une étude de la réception posée en termes exclusifs d'influences ou d'ignorance des intentions, il ne va pas jusqu'à émettre l'hypothèse de consommations plurielles. Il n'envisage pas qu'un même destinataire puisse tour à tour, éventuellement dans une même journée, partager les idéaux libertaires de Bruant, réclamer l'arrestation de Bonnot et de sa bande, se laisser fasciner, dans une salle obscure, par Musidora ­ alias Irma Vep ­ mais ne pas prendre au sérieux les frasques de Chéri-Bibi. Autre exemple : Dominique Kalifa a incontestablement trouvé la bonne manière de brasser son gigantesque corpus. Il a choisi de traiter cette « énorme quantité de récits » protéiformes comme « une sorte d'immense intertexte », puis de fissurer cette trop belle cohérence pour laisser poindre des « voix dissonnantes ». Or, à plusieurs reprises, il fait marche arrière et observe successivement chaque support ­ fait-divers, feuilleton, gravure... ­, au prix d'inévitables redites.

Dernier regret : l'absence de résumés, en annexe, des principales affaires criminelles citées. Le lecteur non spécialiste aura beau jouer les détectives, il refermera le livre un peu frustré de n'avoir compris ni quel crime ont commis Cadiou et Meynier, ni pour quelle raison on a tué Madame Kolb.

Mais ces réserves, mineures, ne modifient en rien l'excellente impression laissée par cet essai captivant, venu nous rappeler que les récits de crime, avec leur soif de rumeurs et leur parfum de scandale, ne font sans doute que nous ressembler, ne sont que « l'effrayant miroir » où se reflète notre envers non policé.

 

La couleur des pensées. Sentiments, émotions, intentions

sous la direction de Patricia PAPERMAN et Ruwem OGIEN
par Dominique CARDON

Si elle n'était accompagnée d'un austère sous-titre, on pourrait penser que l'enseigne littéraire de la dernière livraison de Raisons pratiques a été malicieusement choisie dans l'espoir de tromper quelques naïfs lecteurs. Le moins que l'on puisse dire est que les articles que Patricia Paperman et Ruwen Ogien ont réunis ne se prêtent pas à l'évocation sensible de « la couleur des pensées » et qu'ils ne cèdent rien à l'écriture subjective qu'empruntent certains travaux de sciences humaines dès que les affects font irruption sur la scène sociale. « Sentiments, émotions, intentions », c'est bien plutôt par cette entrée conceptuelle qu'il nous est proposé de prendre pied dans un aride débat analytique sur le statut des émotions. C'est aussi de l'intérieur même de ce débat que doit se comprendre la métaphore chromatique qui intitule cette livraison par un renvoi à la description husserlienne de la joie comme qualité d'un événement « nimbé de rose ». Les articles de cet ouvrage invitent en effet à assouplir, à dé-réfléchir, bref à « colorer », des approches qui, pour de solides mobiles épistémologiques, ont souvent borné le répertoire des explications « rationnelles » de l'action aux volitions, aux intérêts ou aux croyances (cf. J. Elster).

Redessinons sommairement le cadre de la discussion auquel se réfère la quasi totalité des auteurs de cette livraison. Celui-ci prend naissance dans la difficulté rencontrée pour réserver aux émotions un statut qui leur soit propre, pour leur faire place à la charnière d'imposants couples conceptuels opposant le corps et l'esprit, la passion et l'action, la sensation et la cognition, le non-rationnel et le rationnel. Sous l'égide de la conception jamesienne de l'émotion comme manifestation émergente de changements physiques, de nombreuses approches ont arrimé les états émotionnels du côté des premiers termes de chacun de ces différents couples. Les entrées par le psychisme, les sensibilités ou toute autre forme d'habitualisation du corps socialisé ont contribué à interpréter les émotions comme des formes irruptives et non intentionnelles. Leur manifestation est alors gouvernée par des mécanismes biologiques, psychiques ou des normes sociales et culturelles si fortement intériorisées qu'elles ne laissent guère de place à une appropriation réfléchie par les acteurs. Longtemps dominantes en sociologie ou en psychologie, ces approches de l'émotion comme sensation se heurtent cependant à de nombreuses difficultés. La première d'entre elles a trait à la diversité sémantique des qualités émotionnelles et au lien incertain qu'elles entretiennent avec des types repérables et discrets de troubles corporels. L'angoisse, la colère, la peur, l'envie, l'amour, la pudeur obéissent-elles à une économie commune dont elles tiendraient leur statut spécifique ? Peuvent-elles être dotées d'un statut identique aux excitations, aux frissons ou aux tremblements ? Une des faiblesses de l'approche sensationnaliste de l'émotion est son incapacité à se dégager des ébranlements corporels pour accrocher la part d'extériorité (la situation, le phénomène, l'état du monde) depuis laquelle les sensations sont ordonnées et l'émotion nommée (j'interprète ce frisson comme une marque de peur et non de joie ou d'enthousiasme). Elle ne permet pas, non plus, d'évaluer l'intensité de l'émotion (sauf à l'aide d'une instrumentation physiologique) et de juger de son caractère approprié ou non à la situation.

En réaction à ces perspectives, de nombreux auteurs (R. de Sousa, J. Coulter, C. Lutz, R. Solomon) ont entrepris de rapprocher l'émotion du second terme des couples de concepts évoqués précédemment. Pour le dire vite, les approches cognitives de l'émotion abandonnent les sensations aux corps troublés pour ne s'intéresser qu'à la part de monde qui se trouve « présent » dans l'émotion, qui en forme le « contenu » ou la « base » (K. Mulligan), et lui donne sa raison propre. L'émotion enferme une proposition évaluative qui vise une situation, un objet ou un état du monde : c'est cette nuit noire qui me fait peur, ce gouffre sans fin qui me donne le vertige ou ce geste de brutalité qui m'indigne... La colère, selon l'exemple désormais classique de Solomon, n'est pas une sensation sans objet : on est en colère « parce que X » et c'est précisément la proposition X qui « rend pertinente une interrogation sur la juste colère » (L. Thévenot, p. 146). Aujourd'hui reconnue comme « théorie standard » (C. Tappolet), ce sont les apports et les excès de cette approche cognitive de l'émotion qui retiennent la majeure partie des auteurs de cet ouvrage.

La première caractéristique de ce type de perspective est que les émotions y sont approchées en termes non mentalistes. Comme le souligne Rod Watson, l'émotion est un phénomène public, « observable », au sens où elle n'est pas seulement visible publiquement mais rendue publiquement visible. De sorte que la stratégie interprétative appelée par l'analyse des émotions ne consiste pas à sonder l'état intérieur des personnes. Une telle ambition
1) est vaine, puisque le chercheur ne peut avoir accès à ces états internes sans prendre appui sur des ressources interprétatives qui leur sont extérieures ;
2) conduit à valoriser des déterminations « causalistes » qui naturalisent ou culturalisent excessivement les sensibilités émotionnelles en les transformant en dispositions acquises ;
3) place l'interprète dans une posture ironique puisqu'il se trouve conduit à montrer que la réalité d'une peur, les raisons d'une colère, ne sont pas fondées, réelles ou raisonnables, mais idiosyncrasiques ou culturelles, et donc irrationnelles. Ce qui, à l'inverse, est requis par l'approche cognitive, c'est de pouvoir rendre compte de certains des traits d'ordre de la situation qui sont conceptuellement liés à la manifestation des troubles émotionnels. La perspective ethnométhodologique défendue par Rod Watson à partir d'événements personnels, la peur dans le quartier de Time Square de New York ou l'angoisse lors d'un vol à la tire sur la promenade des Anglais, enrichit cependant moins le débat sur les émotions qu'elle n'éclaire le fait d'une organisation morale de l'espace public. Les exemples analysés par l'auteur montrent que dans chaque lieu public les acteurs se rendent mutuellement manifeste un système de catégories d'appartenance, de règles d'orientation des regards, de déambulation et d'identification dans l'espace urbain. De telle sorte qu'une personne qui se voit identifiée ou s'auto-identifie comme « étrangère » (vs. « habituée ») peut avoir à connaître des émotions (la peur de l'inconnu ou d'une agression) aussitôt qu'elle rend manifeste et observable son manque de savoir des catégories qui sont « sous-jacentes » au lieu qu'elle investie.

Une seconde caractéristique de l'approche cognitive est l'attention qu'elle consacre à la dimension évaluative, morale, des émotions. Pourquoi portons-nous des jugements défavorables sur les personnes qui, à l'image du Meursault de Camus, ne manifestent pas les émotions requises par certaines situations, interroge ainsi Patricia Paperman ? L'explication de Durkheim et de Mauss est que l'expression « obligatoire » des sentiments en certaines circonstances (deuils, fêtes, etc.) est une marque d'appartenance au groupe, l'acquittement d'une charge à l'égard de la collectivité, et que la sanction d'un manquement envers ce mandat permet de réaffirmer la cohésion sociale. Tout en créditant Durkheim d'avoir contribué à faire de l'émotion une forme publique et collective, P. Paperman critique son fonctionnalisme et invite à considérer les émotions comme des jugements de valeur appropriés à certains types de situation. Elle défend en outre, contre certaines thèses relativistes, que si certaines situations (la mort, le meurtre, la violence) sont paradigmatiquement liées à certains types d'émotions, c'est parce qu'elles comportent des caractéristiques d'emblée morales : la manifestation d'une émotion atteste de la signification proprement « humaine » de l'événement. La contribution que Ruwen Ogien consacre aux emplois de l'adjectif « haineux » pointe dans une même direction : dire d'une action qu'elle a été conduite « sous le coup de la haine », ce n'est pas lui trouver une cause, mais incorporer à une description un jugement intrinsèquement évaluatif. Bien que de manière très différente, le travail de Laurent Thévenot s'attache lui aussi à spécifier les différentes formes de valuation que supportent les engagements émotifs. L'auteur propose un modèle d'analyse susceptible de rendre compte de l'articulation pragmatique des « régimes de familiarité », dans lesquels les ébranlements corporels et les affects sont peu qualifiés et ne passent pas par une élaboration cognitive, avec des « régimes conventionnels » qui autorisent une évaluation réfléchie et s'inscrivent dans une dynamique de coordination. Réinterprétant les différents ordres de grandeur élaborés avec Luc Boltanski dans De la justification, il montre comment différents « climats émotionnels » sont attachés à certains types de « biens communs » : la chaleur humaine de la convivialité guide vers la grandeur domestique, le désir vers la grandeur marchande, etc.

Si les apports de l'approche cognitive des émotions sont incontestables, ils présentent cependant le risque d'« intellectualiser » l'émotion et de lui conférer un statut identique à celui réservé au jugement. Quid par exemple des humeurs, des ébranlements incontrôlables ou des mouvements évanescents de la sensation, dont Marc Neuberg signale le rôle déterminant dans de nombreuses décisions pratiques, et qui ne peuvent pourtant être élevés à la dignité conceptuelle des émotions ? Ce type de difficulté invite à faire retour sur les différentes manières d'articuler la sensation et le jugement en ouvrant un nouveau « tournant réaliste » dans l'analyse des émotions. Quelle est le type de causalité qui relie une proposition sur le monde à des états physiques ? Cette problématisation en terme de relation entre le corps et l'esprit, indique Jennifer Church, n'est pas sans équivoque : du corps vers l'esprit, la relation ne peut être que de causalité contingente puisqu'il s'agit d'une cause sans contenu (l'émotion est alors une instruction irrationnelle commandée par des dérangements corporels) ; à l'inverse, de l'esprit vers le corps ou bien du jugement vers la sensation, comme dans les modèles cognitivistes les plus poussés, les transformations physiques seraient entièrement commandées de façon intentionnelle et délibérée. Jennifer Church suggère une autre stratégie conceptuelle en se demandant comment « l'esprit peut agit par le corps plutôt que sur lui » (p. 223). Elle développe une élégante théorie des émotions en considérant ces dernières comme des actions intériorisées, « c'est-à-dire des contreparties internes de ce qui se produit originellement à l'extérieur » (p. 224). Aussi, pour les étudier, il convient d'extraire des corps le verbe d'action qui a été intériorisé : fuir (pour la peur), détruire (la colère), repousser (le dégoût), parader (la fierté), dénigrer (le mépris), etc. L'intérêt de cette stratégie argumentative est de permettre de comparer, de distinguer et d'évaluer l'intensité différentes des émotions selon le type d'action dont elles dérivent. Mais surtout, au regard des théories cognitivistes, l'émotion est considérée comme quelque chose qui est de l'ordre du faire et non plus du savoir. L'argument développée par C. Tappolet, qui considère que le contenu conceptuel de l'émotion n'est pas d'ordre propositionnel pointe dans la même direction. Il s'agit cette fois de considérer l'émotion avec les mêmes outils que pour la perception des couleurs et des formes. Tout rapproche ici des approches phénoménologiques (qui ne sont abordé ici que de très haut par F. Cayla dans une discussion des travaux de Brentano) ou de toutes les problématisations actuellement élaborées par les sciences sociales pour articuler les dispositifs sensoriels et les capacités de représentation des acteurs. Ce genre d'approche ouvre effectivement une voie « réaliste » à l'étude des émotions, une perspective susceptible de réinterroger les perceptions sensorielles les plus fines sans perdre le bénéfice du détour cognitiviste (1). Pourtant, cette voie n'est manifestement pas celle qui a été privilégiée par les éditeurs de Raisons pratiques qui défendent sous le titre d'« analyse des émotions en troisième personne », une approche centrée sur les « méthodes sociales d'attribution des émotions », l'étude des configurations, des procédures et des agencements interactionnels qui permettent de « fixer » l'émotion (pp. 12-13), approche dont le caractère rigoureusement analytique interdit toute investigation des formes incarnées de l'expérience émotionnelle.

Il faut regretter que très peu d'efforts aient été consentis pour mettre en exergue des enjeux susceptibles de nourrir des recherches sur les expériences sensibles ou de rendre palpables les conséquences de ce débat sur d'autres domaines des sciences sociales. La seule ouverture concédée par les éditeurs a trait aux effets de la réévaluation de la place et du statut des émotions dans le domaine de la philosophie morale. Dans sa contribution, Martha Nussbaum analyse ainsi les arguments que mobilise la critique rationaliste pour rejeter les émotions et l'émotivité au motif que celles-ci s'appuient sur des croyances fausses ou infondées. Depuis la position de détachement et d'autosuffisance du philosophe rationaliste ou stoïcien, les émotions apparaissent comme dépendante d'événements qui lui sont extérieurs, que ne peut contrôler la vertu ou la volonté rationnelle. Elles « dépeignent la vie humaine comme quelque chose d'incomplet et d'indigent » (p. 26). L'emprise qu'elles exercent sur nos existences tient au fait que « les gens placent à l'extérieur d'eux-mêmes beaucoup d'éléments de leur bien », qu'ils se lient au destin des enfants, des parents, d'êtres chers, de concitoyens et que ces attaches contribuent à faire de la vie humaine « une affaire vulnérable, dans laquelle un contrôle rationnel total n'est ni possible ni même vraiment souhaitable » (p. 27). Aussi le débat sur la forme de l'espace public, et conséquemment sur les critères de légitimité qui doivent y avoir cours (l'auteur s'enquiert notamment du bannissement de la littérature, toute de passions et d'attachements, de l'espace de la discussion publique), enferme aussi une évaluation de la tolérance plus ou moins grande accordée à l'expression des émotions, une querelle portant sur le tracé imprécis de la frontière des « vulnérabilités qui sont compatibles avec la stabilité requise pour un jugement éthique et politique » (p. 28) et de celles qui ne peuvent ou ne doivent être partagées publiquement. C'est ainsi que les éthiques s'attachant à dé-statufier, ou à « réchauffer », la position de détachement et d'autosuffisance souvent posée comme modèle normatif du jugement public, doivent parvenir à faire reconnaître qu'il est des manières d'attribuer des valeurs à des biens extérieurs (la famille, les amis, des groupes sociaux spécifiques, etc.) qui suscitent des émotions (la pitié, la peur, le courage, l'enthousiasme, etc.) qui n'ont rien d'illégitimes et peuvent même concourir au titre de valeurs publiques si elles parviennent à témoigner de la structure collective de nos besoins dans le monde. La réflexion initiée par M. Nussbaum pourrait introduire la plupart des débats sur les transformations contemporaines de l'espace public : la personnalisation de la parole publique, le développement de dispositif de sollicitation de la sensibilité humanitaire, la promotion de l'authenticité comme instrument de coordination de l'attention publique, la revendication d'une ouverture de l'espace public à des populations longtemps suspectées de devoir à leur « nature », déclarée plus ou moins « sensible », une trop grande irrationalité (les femmes, les enfants, les classes populaires), etc. C'est en tout cas une série de pistes de recherche qui pourrait s'enrichir de la lecture de ce numéro de Raisons pratiques, même si bien peu y aura été fait pour articuler la discussion analytique à l'analyse des expériences émotionnelles.

 

Rodtchenko
Photographies 1924-1954

d'Alexandre LAVRENTIER
par Françoise DENOYELLE

En 1957, année de lancement du Spoutnik, la veuve de Rodtchenko organise la première rétrospective de l'œuvre de son mari peintre, sculpteur, désigner, publiciste, décorateur de théâtre, architecte d'intérieur, typographe, graphiste, professeur au Vkhoutemas et photographe, principal animateur du constructivisme russe puis de sa tendance la plus radicale le productivisme. Depuis une quarantaine d'expositions dans le monde ont consacré un artiste majeur qui reste cependant fort mal connu, voire ignoré du public français. A Paris, une seule exposition, en 1977, au Musée d'Art Moderne de la ville de Paris permet une première approche. En 1986, un photo poche (1) présente une cinquantaine de photographies et quelques œuvres graphiques. Deux ans plus tard, Philippe Sers édite les textes de Rodtchenko sur l'art (2) accompagnés de portraits emblématiques de l'artiste au crâne rasé, sanglé dans sa combinaison de travail, coiffé de sa casquette prolétarienne ou bardé de ses Leica, l'œil aux aguets. Le livre d'Alexandre Lavrentier constitue donc la première édition française d'importance consacrée à l'œuvre photographique de Rodtchenko (3).

En 1921, Rodtchenko signe son dernier tableau, un triptyque minimaliste, composé de trois tableaux monochromes de couelur primaire : rouge, jaune et bleu, synthèse de ses recherches en peinture. Expérimentateur, quels que soient ses champs d'investigations, ses pôles d'intérêt, Rodtchenko se tourne alors vers le design et les arts fonctionnels. C'est à cette époque qu'il s'intéresse à la photographie après l'avoir utilisée comme matériau dans des collages et des photomontages pour des affiches. « En 1923-1924 le photomontage m'a conduit à la photographie. Au début, la photographie était le retour à l'abstraction, elle était pratiquement "sans objet". Le principal travail était la composition. » (4)

Muni d'un encombrant 13 x 18 à plaques, Rodtchenko aborde la photographie comme un système de communication visuelle. Constructiviste et bolchevique Rodtchenko, avec sa femme Stépanova, déclare dans le Manifeste productiviste (1921) la mort de l'art et la suprématie de la technique. L'artiste est un ingénieur qui met au point des technologies nouvelles afin de fabriquer les produits nécessaires à la société. Aussi la photographie présente-t-elle de nombreux avantages. Technique moderne elle permet, au moyen d'une machine et d'opérations mécaniques et chimiques de produire en grand nombre, des images reproductibles à l'infini et dont la presse assure une diffusion massive.

Rodtchenko commence par des portraits du groupe constructiviste, des membres de la revue Lef, des Brik, de Maïakovski... La plupart des portraits datent des années 1924-1928 période féconde et d'intense activité des écrivains, artistes, cinéastes... engagés dans la défense des idées du Front de gauche de l'art. En 1924, il réalise deux séries de prise de vue de première importance. Il photographie sa mère lisant le journal. Il gardera une image frontale, recadrée, ne laissant subsister que la tête couverte d'un fichu, la main et le verre de lunette. Cette photographie est devenue depuis une sorte d'icone symbole du peuple russe. Dans la série de portraits de Maïakovski il utilise le même cadrage serré. Pendant sa première année de photographie Rodtchenko expérimente plusieurs types d'éclairage : lampes au magnésium, éclairage électrique de cinéma, lumière du jour. Il travaille la double exposition (portrait du peintre Chevtchenko). Son modèle favori est sa femme Stepanova dont il réalise, en l'espace d'une trentaine d'années, plusieurs centaines de portraits. « Constructiviste », « Parisienne », « Femme komsomol », « Femme importante à lunettes », etc. Stepanova sert de modèle, de prétexte pour nombre d'expérimentations propres à mettre en évidence les vertus techniques des nouveaux appareils, la puissance d'évocation d'un éclairage inattendu, d'un angle de prise de vue où s'affirme son style.

Pour chaque photographie, Rodtchenko effectue plusieurs tirages. Le tirage de travail préliminaire à partir d'un 9 x 12 ou d'un 4 x 6,5 est suivi d'un agrandissement d'essai allant du 9 x 12 au 18 x 24. Une fois les épreuves de travail terminées il passe enfin au tirage définitif pour une exposition ou une publication dans des formats allant du 18 x 24 au 50 x 60. Ces différentes opérations permettent un travail considérable de recadrage, de dépouillement, de retouche à l'aide d'un pinceau ou d'un scalpel. Tout ce qui nuit à la dynamique de l'image à sa force d'expression est éliminé avec le même souci de minimalisme qui présidait à sa peinture. Des tirages sont coloriés au crayon, d'autres rehaussés au pastel, à la gouache et même à l'huile. Rodtchenko établit un lien étroit entre peinture, typographie et photographie.

La photographie lui permet de réintroduire le sujet évacué dans sa peinture. La ville avec son architecture nouvelle, l'activité industrielle, agricole, l'armée, le sport deviennent un nouveau champ d'expérimentation. En 1925, il se rend à Paris pour l'Exposition des arts décoratifs et fait l'acquisition de son premier appareil portable, un Kodak de poche avec une pellicule 6,3. En 1928, l'achat d'un Leica marque le début de séries radicalement nouvelles. Alexandre Rodtchenko explore toutes les potentialités de ses nouveaux appareils pour rompre avec les canons d'une esthétique photographique qu'il juge inapte à mettre en valeur ses sujets. Plongée, contre plongée, diagonale, dissymétrie, gros plans, contrastes de perspectives et de formes sont convoqués pour faire surgir de nouveaux points de vue, louer un monde neuf, valoriser l'acte photographique, donner un statut d'œuvre d'art à la photographie.

Dans le numéro d'avril 1928 de la revue Sovietskoïe Foto paraît un article qui met fortement en cause l'originalité de Rodtchenko. Sur une même page sont rassemblées des photos prises par Moholy Nagy et Renger-Patzsch et par Rodtchenko. Les photos mises en parallèle soulignent les similitudes de sujet, d'angle de prise de vue et laissent à penser que le novateur russe n'est qu'un plagiaire. La réponse de Rodtchenko, publiée dans la Nouvelle Gauche, démontre que certaines de ses photos précèdent en fait celles de ses contemporains occidentaux et qu'en outre dans certains cas il n'est pas possible de comparer son travail parce qu'il n'existe rien de semblable en Occident. Les recherches photographiques de Rodtchenko et plus largement la voie de « gauche » de la photographie prolétarienne subissent leur première critique officielle. On leur reproche de faire « une propagande d'un goût étranger au prolétariat ». Pour justifier ses accusations, le magazine Proletarskoïe Foto publie les réactions d'ouvriers, de Kolkhoziens et de pionniers hostiles aux photos. La période d'intense et de féconde création au service des idées révolutionnaires s'achève. En 1930, Rodtchenko abandonne le professorat après la dissolution du Vkhoutemas. Il devient membre du groupe d'artistes d'Octobre section photographie mais il en est exclu dès l'année suivante pour « propagande d'un goût étranger au prolétariat ». On lui reproche de : « détourner l'art prolétarien vers la publicité, le formalisme et l'esthétisme occidentaux ». Progressivement Rodtchenko est privé de commandes, même s'il réalise plusieurs numéros spéciaux pour la revue S.S.S.R. na stroïke (L'U.R.S.S. en construction) entre 1933 et 1941. Il meurt en 1956.

Avec ses quatre cents reproductions, le livre d'A. Lavrentier cerne de façon efficace le travail et la démarche de Rodtchenko en présentant les séries d'images, le cadre de leur utilisation (affiches, photomontages, cartes postales, mise en page dans des revues). De la profusion des photographies se dégage un vocabulaire systématique au service d'un art et d'une idéologie. Sa force de persuasion, son inventivité restent d'une grande modernité.

 

(1) Par exemple : Bessy (C.), Chateauraynaud (F.), Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995 ; Heurtin (J.-P.), « Mouvements de séance. Émotions et basculements des ordres parlementaires », in L'ordre de l'Assemblée. Eléments d'une sociologie de la séance publique à l'Assemblée nationale, thèse pour le doctorat de science politique, IEP de Paris, janvier 95 ; Boltanski (Luc), Godet (M.-N.), « Message d'amour sur le Téléphone du Dimanche », Politix, n° 31, 3e trim. 95 ; Varela (F. J.), Quel savoir pour l'éthique ? Action, sagesse et cognition, Paris, La Découverte, 1996.

(1) Serge Lemoine, Alexandre Rodtchenko, photo poche, n° 23, CNP.

(2) Alexandre Rodtchenko. Écrits complets sur l'art, l'architecture et la révolution. P. Sers.

(3) Édition trilingue : anglais, allemand, français.

(4) « La transformation de l'artiste », Sovietskoïe Foto, 1936, cité dans le livre p. 13.