La contagion des idées

de Dan SPERBER
par Fabrice CLÉMENT

Le parcours intellectuel de Dan Sperber est peu commun. Anthropologue de formation, il s'est fait connaître par une critique éclairée du structuralisme (1). Mais, loin de se cantonner dans ce rôle d'épistémologue, il a d'une certaine manière prolongé et approfondi certaines intuitions de Claude Lévi-Strauss, notamment lorsque celui-ci laissait suggérer dans ses Mythologiques que la compréhension des structures mythiques pourrait bénéficier d'une meilleure connaissance de l'organisation cérébrale. La contagion des idées donne ainsi l'occasion à Sperber de souligner les avantages que les sciences sociales peuvent tirer d'une lecture intelligente des travaux de sciences cognitives. Cet ouvrage, construit autour de contributions données principalement en langue anglaise aux cours de ces dernières années, permet enfin au lecteur francophone de suivre les affinements progressifs d'une pensée novatrice qui puise ses sources dans des domaines aussi divers que l'anthropologie, la psychologie, la linguistique, la biologie et la philosophie. Le style modeste et volontiers enjoué réussit presque à nous faire oublier que c'est en fait à une véritable petite révolution que nous sommes conviés : un programme de naturalisation des sciences sociales.

Le sous-titre du livre est sans ambages : Théorie naturaliste de la culture. Sperber n'en dénigre pas pour autant les recherches " traditionnelles " menées par les sciences sociales, bien au contraire, puisque le travail d'élucidation du monde social qu'elles effectuent a un rôle fondamental à jouer dans les sociétés démocratiques (p. 213). Mais les éclaircissements qu'elles proposent relèvent selon lui davantage de l'interprétation que de l'explication. Un anthropologue, par exemple, confronté à des usages de prime abord incompréhensibles, se servira de la notion de mariage pour insuffler un peu d'ordre dans ces pratiques exotiques ; l'utilisation d'un concept de ce type relève ainsi plus de la traduction ou de l'interprétation que d'une stricte description de la réalité indigène. Dès lors, l'utilisation d'une telle notion, même si elle est faite à bon escient, n'implique pas pour autant que les mariages fassent véritablement partie des choses " qui meublent le monde " ; si tel était le cas, il faudrait alors aussi admettre l'existence des lutins et des gnomes puisque ceux-ci ont, au sein de certaines cultures, une signification. Autrement dit, certains termes " peuvent avoir une signification sans avoir de dénotation, c'est-à-dire sans se référer à quoi que ce soit de réel " (p. 30) Les notions utilisées par l'anthropologue sont ainsi à concevoir comme des outils interprétatifs qui servent à rendre intuitivement intelligibles des phénomènes sociaux. De ce fait, les entités utilisées la plupart du temps dans les sciences sociales sont des abstractions et ne peuvent donc, en tant que telles, entrer directement dans des relations causales. Si l'on veut développer un programme naturaliste, et donc n'accorder de pouvoirs causaux qu'à des propriétés physiques, il faut donc s'imposer une certaine " retenue ontologique " et exclure du domaine causal des entités telles que les institutions ou les idéologies, entités dont le mode d'existence matérielle reste mystérieux (p. 138).

Selon Sperber, les anthropologues et les sociologues habitués à utiliser des abstractions admettraient vraisemblablement que la culture doit être d'une manière ou d'une autre présente dans la tête des individus concernés. Par contre, ils soutiendraient que cette mise en place psychologique ne pose pas de difficultés particulières ; l'esprit est simplement conçu de manière à ce que les contenus culturels puissent s'y loger au moyen d'une implémentation qui se ferait soit par imitation, soit par un processus communicationnel d'encodage-décodage (2). Or Sperber et Deirdre Wilson ont montré que la communication, loin de se ramener au transfert codé d'un " contenu " qui se répliquerait par simple décodage dans l'esprit du destinataire, exige la mise en œuvre de capacités cognitives permettant d'inférer le vouloir-dire du locuteur (3). Au cours des processus de transmission, les contenus ne sont dès lors pas répliqués tels quels mais modifiés en fonction de leur pertinence, c'est-à-dire de leurs dispositions à assurer un effet cognitif maximal pour un effort minimal (p. 75). Autrement dit, si certaines idées se répandent au point de devenir culturelles, c'est parce qu'elles conviennent particulièrement bien aux capacités cognitives et communicationnelles humaines (4).

Pour fonder dans la nature son étude de la culture, Sperber s'intéresse alors à la manière dont l'évolution a pu façonner nos mécanismes cognitifs. Dans l'état actuel de nos connaissances, il y a de bonnes raisons de penser que le cerveau contient de nombreux sous-mécanismes ou " modules " qui sont autant d'adaptations aux opportunités et aux défis de l'environnement. Ces dispositifs, dont la rapidité est due à une architecture neuronale fixe, sont spécialisés dans la résolution d'un type de problème donné et ils représentent en effet dans bien des cas un avantage adaptatif considérable : les stimuli qu'ils prennent automatiquement en charge exigent comparativement moins d'efforts et de tels mécanismes sont donc potentiellement plus pertinents. A un stade primitif de l'évolution cognitive, des analyseurs d'input sensoriel à caractère modulaire devaient être directement connectés à des contrôleurs moteurs (5). A un stade ultérieur, les modules perceptuels ­ peut-être à causes des " fausses alertes " trop nombreuses qu'ils impliquaient ­ n'activèrent plus directement la procédure de fuite ; permettant l'émergence d'un nouveau dispositif mental pour représenter le danger. A partir de ce moment, il est alors possible de distinguer les processus perceptuels, qui ont pour input les informations fournies par les récepteurs sensoriels et comme output des représentations conceptuelles catégorisant l'objet perçu (par exemple comme " dangereux ", permettant ensuite de déclencher un processus de fuite), des processus conceptuels, qui ont aussi bien comme input que comme output des représentations conceptuelles. Ces mécanismes conceptuels, qui opèrent donc sur des représentations, ne sont pas directement reliés à des récepteurs sensoriels et les dispositifs inférentiels qu'ils renferment leur permettent de recevoir des inputs de plusieurs mécanismes perceptifs, de construire de nouvelles représentations et de transmettre des informations à des mécanismes de contrôle moteur.

L'équipement biologique qui s'est mis en place au fil de l'évolution nous permet ainsi de mieux comprendre la nature des représentations. Celles-ci ont l'avantage de pouvoir parfaitement entrer dans une conception naturaliste puisqu'elles ont au niveau cérébral un " réalisateur neuronal ". Mais elles sont également le support de la signification, c'est-à-dire de la relation régulière entre ce qui représente et ce qui est représenté (p. 112), relation qui émerge au cours de l'histoire du couplage de la structure interne avec l'environnement (6). Un équipement de ce type permet d'ores et déjà de développer des " croyances intuitives ", produits typiques de ces processus perceptuels et inférentiels. Issues de mécanismes innés, ces représentations sont grosso modo partagées par toute l'espèce humaine, comme semblent le confirmer les recherches menées sur la physique, la zoologie ou la psychologie dites " naïves ". Mais les humains ont également la possibilité de se former des représentations de représentations : les métareprésentations. C'est ce module métareprésentationnel qui rend possible la communication : en effet, lorsque quelqu'un me communique quelque chose, il me fournit une " représentation publique " (sous la forme matérielle d'une onde sonore ou de traces sur un papier) qu'il me faut interpréter (et donc me former une représentation de cette représentation). Cette capacité nous permet également d'entretenir des représentations sur nos propres représentations, ce qui peut entraîner une remise en cause de nos propres croyances. De plus, elle permet l'intégration d'informations partiellement comprises en les assimilant dans le système cognitif sous une forme " enchâssée " ­ un enfant peut par exemple apprendre que M. Untel est mort sans bien savoir ce que cela signifie ; il peut alors se former une représentation telle que " c'est un fait que M. Untel est "mort", quoi que "mort" veuille dire " (p. 100). Ce type de représentations, sur lequel repose la transmission de la plupart des " croyances réflexives " associées à un groupe culturel donné, dépend pour une large part de l'autorité et de la confiance accordée à l'énonciateur ­ la plupart des gens se reposent par exemple sur l'autorité des scientifiques pour croire que " e = mc2 ". En proposant cette bipartition des croyances, Sperber résout le problème de l'universalisme et du relativisme : les croyances intuitives, qui sont issues de mécanismes perceptifs et inférentiels essentiellement innés, diffèrent peu à travers le monde alors que les croyances réflexives, qui restent souvent partiellement mystérieuses pour les croyants eux-mêmes, reposent sur la transmission d'une tradition par des maîtres et ont par conséquent des contenus qui varient selon les cultures (p. 127).

Avec un tel modèle, Sperber peut alors envisager une théorie résolument naturaliste de la culture. Les phénomènes culturels consistent en effet pour une part en mouvements corporels et en modifications de l'environnement qui résultent de ces mouvements ; jusque-là, la matérialité de ces phénomènes ne pose pas de problème. Mais pour savoir si un battement de tambour, par exemple, renvoie à un exercice musical, à un message tambouriné ou à un rituel, il faut d'une manière ou d'une autre prendre en compte les représentations qui accompagnent ces comportements ; or ceci est tout à fait possible dans une perspective naturaliste puisque nous venons de voir que les représentations mentales sont elles aussi matérielles. Enfin, les individus ont également la possibilité de transformer ces représentations mentales en représentations publiques, qui pourront à leur tour être retransformées en représentations mentales par leurs destinataires. Certaines de ces représentations vont se répandre dans une population humaine et même l'habiter pendant plusieurs générations ; ce sont ces représentations répandues et durables qui constituent pour Sperber des représentations culturelles.

" On peut se donner comme objet d'études ces enchaînements causaux composés de représentations mentales et de représentations publiques, et chercher à expliquer conjointement comment les états mentaux des organismes humains les amènent à modifier leur environnement, en particulier en y émettant des signaux, et comment ces modifications de leur environnement les amènent à modifier leurs états mentaux ". (p. 40)

Autrement dit, expliquer une culture consiste à expliquer comment et pourquoi certaines représentations sont contagieuses, ce qui revient à développer une véritable " épidémiologie des représentations ". Les objets d'étude de ce paradigme sont constitués par des souches ou des familles de représentations concrètes liées à la fois par des relations causales et par la similarité des contenus. L'étude de telles familles renvoie aussi bien à des facteurs psychologiques, tels que la facilité de mémorisation, l'existence d'un savoir d'arrière-fond qui rend pertinentes certaines représentations et la motivation à communiquer un contenu donné, qu'à des facteurs écologiques, qui incluent la récurrence des situations dans lesquelles une représentation favorise une action appropriée, la possibilité de pouvoir recourir à une mémoire externe (comme l'écriture) et la présence d'institutions engagées dans la transmission délibérée d'un certain nombre de représentations (p. 116). Les macrophénomènes culturels sont ainsi expliqués par l'effet combiné de processus intra-subjectifs et inter-subjectifs. Par ailleurs, il serait surprenant que la diffusion d'un conte folklorique ou d'une technique militaire, par exemple, mette en jeu des capacités cognitives, des motivations et des facteurs environnementaux similiaires. Le but d'un tel programme naturaliste n'est dès lors pas de constituer une Grande Théorie mais plutôt de décrire les réseaux de chaînes causales qui vont des représentations mentales aux productions publiques et réciproquement. Dans cette perspective naturaliste, les sciences sociales peuvent alors s'intéresser à " l'environnement culturel ", c'est-à-dire à " toutes les productions publiques dans l'environnement qui ont des représentations mentales parmi leurs causes et parmi leurs effets " (p. 158). Elles peuvent ainsi déceler la présence d'" attracteurs " autour desquels gravitent les multiples versions d'une représentation culturelle : dans l'espace logique des multiples versions possibles d'un conte, par exemple, certaines versions seront perçues comme ayant une meilleure forme, plus attrayante et facile à mémoriser. Les probabilités de transformation de certaines représentations déterminent ainsi un certain agencement autour d'un point particulier. Mais mettre en évidence l'un de ces attracteurs n'équivaut pas à en donner une explication causale ; celle-ci découle en effet d'un agencement particulier de micromécanismes qu'il faut encore mettre en évidence.

Les propositions de Dan Sperber sont d'un grand intérêt et, pour dérangeantes qu'elles puissent paraître aux yeux de certains spécialistes des sciences sociales, leur développement pourrait bien donner lieu à une véritable épidémie dans les années à venir. Certes, certaines parties du livre mériteraient des développements complémentaires. La réception des représentations, tout comme les mécanismes de leur transmission, sont explicités avec beaucoup de soin alors que les motivations sous-jacentes à la production publique de représentations ne donnent lieu qu'à quelques remarques. Le statut et le rôle des institutions ainsi que le pouvoir qui leur est associé mériteraient aussi davantage d'attention : peut-on se satisfaire d'une définition qui en fait " un processus de distribution d'un ensemble de représentations, processus qui est gouverné par des représentations appartenant à cet ensemble même " (p. 104) ? Le concept de " production publique ", développé plus tardivement par Sperber, qui désigne " toute modification de l'environnement produite par un comportement humain et pouvant faire l'objet d'une perception humaine " (p. 138), permettrait sans doute de décrire plus finement les rouages propres à ces entités complexes que sont les institutions. Enfin, le statut des représentations, sur lesquelles repose une bonne part du fondement matérialiste du modèle de Sperber, n'est pas si clair. Le premier chapitre fait ainsi confiance à la psychologie pour résoudre le problème de leur matérialité (p. 39), alors que le troisième chapitre se veut plus prudent et laisse de côté " les problèmes philosophiques difficiles que soulèvent les représentations " (p. 85). Par ailleurs, sont rangées sous ce terme des notions qui paraissent aussi distinctes que des classifications populaires, des mythes, des techniques, des formes artistiques, des rituels, des règles légales, etc. (p. 41). Enfin, la préface abandonne la notion de " représentation " en faveur de celle d'" idée " ; dès lors, " le cerveau de chaque individu est habité par un grand nombre d'idées qui déterminent ses comportements " (p. 7). On le voit, le concept de représentation gagnerait à être quelque peu clarifié.

Mais les rares bémols à apporter à ce travail original et stimuant, loin d'handicaper le modèle de Sperber, risquent au contraire de participer à la diffusion de cette épidémiologie des représentations. Un paradigme a en effet d'autant plus de chances de s'imposer qu'il ne fait pas mine de tout résoudre mais qu'il propose au contraire à d'autres chercheurs des énigmes passionnantes auxquelles " se coltiner ". Voici donc l'avenir promis à un livre qui, paraît-il, ne visait qu'à présenter " un fragment d'un [tel] programme : un point de vue naturaliste sur la culture " (p. 7).

 

Notre écran quotidien. Une radiographie du télévisuel

de Guy LOCHARD et Henri BOYER
par Laurence ALLARD

Avec Notre écran quotidien, Guy Lochard et Henri Boyer livrent un guide précieux pour tous ceux qui, après la lecture des essais des prophètes, docteurs tant-pis ou docteurs tant-mieux, de la communication de masse, se trouvent fort démunis lorsqu'il s'agit d'étudier concrétement l'objet télévisuel et de l'interpréter dans toute sa complexité. Le grand intérêt de cet ouvrage est donc d'offrir une présentation synthétique et pluridisciplinaire des récents travaux sur le média télévisuel issus du monde universitaire français, mêlant aux références historiques des réflexions générales sur son actualité économique, sociale ou politique et proposant des outils d'analyse précis des programmes télévisés.

Si G. Lochard et H. Boyer ouvrent donc la " boîte noire " télévision, ils rassemblent les pièces de ce " dossier " en prenant soin de les ranger dans des espaces empiriques et conceptuels distincts. Ainsi, le premier chapitre, " vitrines et arrière-boutiques ", s'attache à l'espace de production télévisuel, aux réalités professionnelles des entreprises télévisuelles, pour en dévoiler les " contextes professionnels mythifiés ". Dans une perspective historique, les auteurs rappellent l'évolution des méthodes de production et le poids croissant de certains groupes professionnels au cours de ce passage global de l'artisanat à l'industrialisation. Au " temps des ingénieurs ", puis de la " télévision des réalisateurs " succédera l'ère actuelle des gestionnaires, marquée également par une " consécration des médiateurs ". En cette " ère du marketing ", la télévision semble en effet être devenue une redoutable " machine à fabriquer de la notoriété ". Et la constitution d'un petit monde médiatique tourné essentiellement vers lui-même n'est donc pas sans conséquence au plan de la production. La lecture de ce premier chapitre permet, par ses rappels historiques, de recontextualiser enfin le flux télévisuel journalier dans l'histoire encore méconnue de ce média.

Répondant à ce chapitre initial, le dernier chapitre se penche sur " les clients insaisissables ", les téléspectateurs qui hantent l'espace de réception. Après une entrée en matière chiffrée indiquant les données de la " télémania " française, les études présentées ici ont en commun d'entreprendre un dépassement de la conception strictement quantitative du téléspectateur, véhiculée par les études d'audience et de remettre en question leurs conclusions à la validité strictement statistique. Ainsi les premières études de M. Souchon ont permis de complexifier la conception vague du " grand public ", en prenant en compte des critères distinctifs de différents groupes de téléspectateurs (taux d'écoute, âge, sexe...). Mais ce chapitre entérine avant tout l'entrée, dans les études sur le téléspectateur, de la problématique de la réception. Le travail de D. Boullier, s'attachant aux " styles de relations des téléspectateurs au média télévisuel ", styles dégagés à travers leurs " conversations-télé ", est très justement présenté comme pionnier. Tout comme celui de G. Bertand, C. de Gournay, P.A. Mercier, qui ont observé la naissance d'un " nouveau spectateur " à travers la pratique du zapping. Ceux qui regardent la télévision prennent ainsi figure humaine, semblent pouvoir être enfin appréhendés dans l'hétérogénéité de leurs modes d'appropriation des programmes télévisés et non plus dans la problématique d'un public de masse passif et aliéné. Cependant, ce passage trop court sur les études de réception, nous fait regretter que le questionnement du public de télévision se soit aussi timidement orienté, en comparaison de la Grande-Bretagne, vers cette approche empirique de l'activité de réception des téléspectateurs. On ne peut souhaiter, à lire ce chapitre, que milles études fleurissent dans cette voie.

En sériant de la sorte les questionnements ressortissant de l'espace de production ou de réception, les auteurs contribuent également à réarticuler les problématiques internes au champ médiatique à des lectures externes. " Média de référence " dans l'espace public des démocraties occidentales contemporaines, la télévision a été questionnée de toute part (éducation, culture, politique, morale...) et constituée en " problème de société ". Le second chapitre, intitulé " dépendances et annexes ", remet à leur juste place ces lectures politiques et sociologiques de la télévision en les envisageant plus précisément comme des études des " relations qu'entretient la télévision avec les autres institutions, politiques et sociales ". Dans ce chapitre riche en analyses contextualisant le médium télévisuel, sont rappelées d'éclairantes interprétations de la place de la télévision dans l'espace social et politique : celles de D. Wolton sur la télévision généraliste comme " gardienne du lien social " ou encore celles d'A. Ehrenberg et P. Chambat sur l'émergence des reality shows inaugurant un " nouvel âge télévisuel " où la télévision suppléerait aux institutions publiques dans un contexte de double crise du modèle républicain et de l'État Providence, ou enfin celles de G. Lochard sur les talk shows et leur prétention au traitement télévisuel de problèmes individuels. Quant à l'importante question des rapports entre politique et télévision, G. Lochard et H. Boyer, pour clarifier davantage les débats, prennent soin de distinguer les différents types de relations engagées, souvent confondues, entre média télévisuel et pouvoir, tout en se livrant à un examen comparé des situations historiques aux U. SA et en Europe. De la sorte, ils concluent à la passion toute française du pouvoir politique envers la télévision qui semble aujourd'hui devoir le conduire à sa propre perte dans une " frénésie de visibilité " de la part du personnel politique. A travers toutes ces analyses politiques et sociales du devenir de la télévision, se dessine au sein de l'espace médiatique une " utopie de la télédémocratie " d'autant plus néfaste qu'il n'existe, en France, que peu d'espaces publics médiatiques alternatifs issus des pratiques communicationnelles citoyennes (expériences de télévisions de quartier, accès public...), mais dont les auteurs ne font, on peut le regretter, pas mention.

Quelles sont donc ces programmes télévisés qui sont l'objet de tous ces discours ? Un troisième chapitre charnière, " des produits recalibrés ", constitue un manuel d'analyse des émissions de télévision. Emprutant aux sciences du langage, et notamment à l'analyse du langage audiovisuel dont les études cinématographique ont été les pionnières, les outils ici proposés s'avèrent à l'usage particulièrement féconds. On oublie ainsi trop souvent qu'analyser une émission de télévision suppose la prise en compte de sa place dans la grille de programmation et de son appartenance générique. Et comme le rappelle les auteurs, le fond de programmation de la télévision française s'est historiquement constitué par un vaste mouvement de transfert de genres déjà existants dans les art du spectacle (cinéma, théâtre, cirque, music-hall...) dans l'édition (journaux d'information...) ou dans le spectacle vivant (manifestations sportives...), qui ont été ensuite recyclés au sein d'une grille de programmation en autant de rendez-vous télévisuels. L'épineuse question des genres télévisuels, répondant d'une part à une nomenclature professionnelle établie dans un cahier des charges et d'autre part à des attentes spectatorielles sédimentées, se trouve redéfinie, à la suite de R. Odin ou de P. Charaudeau, par la prise en compte de différents contrats de lectures institutionnalisés ou visées communicatives (informative, séductive...). Deux pilliers des genres télévisuels peuvent alors être concrétement analysés. L'étude des émissions d'information nous rappelle le clivage fondamental qui préside à leur réalisation, clivage entre l'idéologie de la transparence du réel ", à la base de la formation des journalistes, comme l'a montré D. Ruellan, et " une mise en spectacle " des faits à travers différentes procédures (regard caméra, authentification, narrativisation...) de réalisation. Sous l'appellation " fictions du quotidien ", G. Lochard et H. Boyer rappellent les principaux axes d'analyse des feuilletons, sitcoms, séries, soap-operas : un régime de croyance spectatoriel reposant sur le seul vraisemblable, des personnages ordinaires évoluant dans des intrigues à une temporalité dilatée proche du temps réel enregistré en direct, le plaisir rituel pris à la sérialisation.... Mais ces analyses doivent encore être complexifiées. En effet, la télévision contemporaine est plutôt caractérisée par une hybridation des genres, dont l'émergence des reality shows au début des années 1990 est exemplaire. Ce mélange des genres signalé en son temps par R. Odin et F. Casetti signe la fin des contrats de lecture ritualisés et promeut ce culte de l'authenticité, qu'A. Ehrenberg a diagnostiqué comme le nouvel avatar, individualiste et singularisant, de l'imaginaire égalitaire des années 1980. Cette tendance de la programmation télévisuelle demeure plus que jamais problématique. En proposant des spectacles génériquement ambigus et appauvrissant en termes symboliques, la télévision n'offre aux téléspectateurs que le miroir d'eux-mêmes. Autre programme typique des mutations libérales de la télévision française, le spot publicitaire étudiée historiquement depuis " la réclame jusqu'à la néo-réclame " suivant les termes de
C. Duchet, apparaît désormais comme la " matrice du discours télévisuel ". Produisant une accélération général du rythme télévisuel, le spot à travers son esthétique génère également de nouveaux types de programmes (clips...).

Telles sont les dernières mutations qu'aura connue notre télévision avant son entrée dans l'ère de la numérisation généralisée. L'ouvrage de G. Lochard et H. Boyer se conclue sur un air de prospective, esquissant les traits d'une télévision numérique interactive. Son téléspectateur sera peut-être cet usager des NTIC, entreprenant et autonome, décrit par P. Chambat. Sa consommation télévisuelle sera vraisemblablement d'autant plus individualisée que les programmes à la carte qui lui seront proposés fragmenteront les téléspectateurs en un non-public. Si ces anticipations se vérifient, alors avec Notre écran quotidien aura été produite une radiographie complète d'un objet moderne en voie de disparition.

Cependant, en disséquant ainsi la " boite-noire " télévision, en rangeant les pièces maîtresses suivant les deux grands espaces de la production et de la réception, en redéfinissant les programmes télévisés comme des visées communicatives associées à des contrats de lecture, en les articulant aux contextes sociaux et politiques, les auteurs n'utilisent pas un simple artifice rhétorique leur permettant de mentionner la plupart des études importantes sur la télévision que la recherche universitaire française ait pu produire (et dont bon nombre ont été publiées dans la revue Réseaux). Par son modèle de présentation, cet ouvrage est aussi l'un des premiers ouvrages de référence d'une approche pragmatique de la télévision, même si les auteurs déclarent avoir voulu produire une modeste synthèse pluridisciplinaire. G. Lochard et H. Boyer sont alors doublement pragmaticiens, dans leur méthode issue de sciences du langage et dans leur projet qui rejoint celui des philosophes pragmatistes américains, contribuer à l'amélioration des conditions de la connaissance savante comme ordinaire.

 

Journalistes au Quotidien. Pour une socioanalyse des pratiques journalistiques

de Alain ACCARDO
par Érik NEVEU

Publié chez un " petit " éditeur, et de ce fait passé largement inaperçu, l'ouvrage produit par Alain Accardo constitue l'une des plus agréables surprises de ces dernières années en matière de publications sur le travail journalistique.

Comme son titre le suggère, le propos de l'auteur est de susciter, chez les journalistes eux-mêmes une réflexion sur leur pratique professionnelle. Les porte-paroles de la corporation ne manqueront pas d'objecter que la profession journalistique n'avait pas attendu que des sociologues leur fournissent stylo, papier et exhortations pour réfléchir à leur métier par le truchement du livre. De mauvais esprits pourraient même remarquer qu'il est peu de domaines, du roman aux études sur les OVNI ou les débats présidentiels, en passant par le football, le syndicalisme ou le bilan de l'école (1) où des titulaires de la carte de presse ne se soient employés à faire le point des connaissances, à revendiquer une forme de juridiction intellectuelle. Pour en rester au seul domaine des livres de journalistes sur l'activité journalistique, la production suffirait à garnir une grande bibliothèque.

Sans construire une typologie de ces contributions (On renverra sur ce point à la thèse de Pierre Leroux, " Le journalisme en représentation ", institut d'études politiques de Rennes, 1996.) on peut y discerner quatre registres au moins. Dans une première série de cas, prime une forme de logique du dévoilement... il s'agit d'offrir au lecteur un regard par dessus la haie, de le faire pénétrer dans le petit monde du journalisme. L'accent est alors mis sur le coté témoignage à la première personne, sur la narration d'épisodes pittoresques ou plaisants dépeignant le monde journalistique, ses rapports avec les grands qu'il côtoie (2). Avec un degré d'ambition supplémentaire d'autres livres de journalistes manifestent un dessein qui va au delà d'une posture de guide des musées nationaux version entreprise de presse. Il s'agit alors, tout en mobilisant un capital de connaissances et de spécialisation liée à l'activité professionnelle, de prendre quelque hauteur, d'aller vers le registre de l'essai, de l'histoire à chaud, mêlant les choses vues et le parti pris de synthèse. Dans ce cas, s'il fait l'objet de réflexions, le travail journalistique apparaît moins comme l'objet du livre que comme la source d'une connaissance interne, indigène, " indiscrète " d'univers sociaux sur lesquels il s'agit de produire dévoilement, explications, analyses. La façon dont les journalistes politiques produisent souvent des livres sur un personnage, une campagne en est significative (3). Enfin à un ultime niveau de " montée en généralité ", pratiquement réservé aux ténors de la profession, l'activité éditoriale pourra atteindre la consécration d'une réflexion sur le métier journalistique lui même, ses pouvoirs, ses limites, ses grandeurs et servitudes. Si elle vaut d'être lue, cette littérature le mérite d'abord sur le mode du symptôme : celui des représentations enchantées que se font les indigènes de leur activité, celui de leur agacement à la pensée que des tiers fassent irruption dans le débat déontologique (4). A travers des comptes-rendus de colloques et débats, Reporters sans frontières a contribué récemment à l'apparition d'un genre nouveau, souvent stimulant, en restituant des débats contradictoires entre professionnels (5).

Le travail orchestré par Alain Accardo ouvre un espace d'expression supplémentaire, voisin du dernier évoqué, celui d'une ethnographie (auto) critique des pratiques professionnelles. L'ouvrage s'ouvre sur un texte de portée théorique sur les difficultés d'analyse sociologique du métier de journaliste, les problèmes d'articulation entre les structures d'interdépendance dans lesquelles sont pris les professionnels et leur rapport vécu au métier. L'auteur y épingle au passage quelques mythologies professionnelles, y souligne les ambiguïtés de la compétence professionnelle dans un métier de " communication ". Mais c'est davantage souligner la réussite de son pari que minorer la valeur de sa contribution que de relever combien le travail collectif animé par Alain Accardo apporte d'abord par les trois témoignages de journalistes qui en composent l'essentiel.

Le " journal d'un J.R.I. " de Gilles Balbastre donne le ton du livre. Sur le mode d'un " journal " décrivant par le menu le quotidien de l'activité professionnelle celui ci réussit à la fois à faire participer le lecteur aux tensions et contraintes de son métier et à développer une réflexion critique sur les logiques de course au scoop, de quête des images-choc et témoignages plus riches en force émotionnelle qu'en pouvoir explicatif. La succession de ces croquis de travail, notés entre décembre 1993 et février 1994, présente l'immense intérêt d'incarner en interactions, personnages, cas d'espèces des mécanismes souvent analysés de façon abstraite. C'est toute la logique d'un " système " de production de l'information dont le produit final prend la forme du " vingt heures " qui se dévoile à travers les équipées et tournées d'un groupe de journalistes d'un bureau régional du service public. La forme journal préserve la séduction des choses vues, la couleur et parfois l'humour des situations vécues, tout en les remettant en perpective, en leur donnant une profondeur critique à travers les réflexions souvent désabusées qui ponctuent la narration (P. Balbastre finira d'ailleurs par quitter la télévision publique pour travailler en indépendant). C'est aussi toute une épaisseur de vécu, tout le rapport du journaliste aux représentations de son métier qui ressort, sans jamais céder aux facilités de la couleur locale ou à une vision mythifiée du journalisme. Maints épisodes mériteraient d'être cités, tels ceux relatifs au problèmes de " couverture " de la crise de la pêche, tant en matière de relation entre journalistes et marins-pêcheurs qu'en ce qui concerne la difficulté à traduire en images les mesures de contrôle des importations (plus " médiatiques " qu'efficaces) prises par le gouvernement d'alors. Retenons aussi quelques formules dans un florilège de propos tenus par les " chefs " de service : " Quand il y a deux phrases dans une interview, la deuxième tue souvent la première. Les sonores doivent être courts, parce qu'ils sont souvent chiants "... " Quand on veut pas être le premier, on ne fait pas ce métier ".

Dominique Marine, journaliste à l'A.F.P., livre de son coté un très riche témoignage centré sur la question du " off ", des " fausses confidences " et des relations d'associés rivaux entre journalistes et attachés de presse des ministères. La contribution de Georges Abou décrit pour sa part par le menu le fonctionnement quotidien de RFI. Elle ne se limite cependant pas aux particularismes de cette antenne. Et c'est un autre attrait de ce volume que de susciter, à partir de fragments de pratique professionnelle, des réflexions d'une portée générale, de pointer des évolutions du métier dont l'auditeur, le téléspectateur, mais aussi le sociologue ne perçoivent pas toujours l'importance. A titre d'illustration, on renverra aux fines remarques de G Abou sur les effets de l'inflation des bulletins d'information, sur la perte de maîtrise que représente pour les journalistes une transition graduelle qui les fait passer de la fabrication d'une " édition " construite, à un travail en continu consistant à débiter l'information en micro-séquences répétées, avec la modification des compétences et savoir-faire valorisés par ce type d'exercice.

" Journalistes au quotidien " est donc une lecture qui vaut d'être vivement recommandée aux chercheurs, aux étudiants, mais plus simplement à tout lecteur désireux de comprendre comment fonctionne au quotidien le travail de fabrication de l'information. Le livre réussit cette conjugaison rare d'une restitution chaude du vécu et de sa mise en perpective théorique. Alain Accardo note dans son propos initial le " déficit criant de capital culturel " de nombre de journalistes. Les enquêtes réalisées par la commission de la carte et l'équipe de l'Institut Français de Presse manifestent pourtant l'élévation sensible du niveau de diplôme des titulaires de la carte de presse. Le déficit résiderait alors dans la capacité individuelle et collective de la profession à développer un regard critique sur ses pratiques et les contraintes dans lesquelles elle s'inscrit. Cet ouvrage vient aussi suggérer ce que peut, en ce domaine, être un apport des sciences sociales qui ne consisterait ni en un démontage ricanant des structures d'interdépendance, ni en une parti-pris de dénigrement des agents sociaux, mais contribuerait à armer les journalistes de plus de recul pour tirer profit des marges d'autonomie que leur laisse l'état de leurs professions.

 

(1) Le structuralisme en anthropologie, dans O. Ducrot et al., Qu'est-ce que le structuralisme ?, Paris, Seuil, 1968.

(2) Sperber ne semble ainsi pas inclure dans sa critique des sciences sociales les travaux menés dans le cadre de l'ethnométhodologie ; ceux-ci, inspirés notamment de la phénoménologie et de l'herméneutique, font en effet grand cas de la réception des contenus culturels.

(3) La Pertinence. Communication et Cognition, Paris, Ed. de Minuit, 1986.

(4) Le travail mené dans La Pertinence permet également à Sperber de critiquer le modèle évolutionniste de Dawkins, qui conçoit les représentations culturelles (qu'il appelle des " mèmes ") comme des " réplicateurs ", c'est-à-dire des objets capables de produire des copies d'eux-mêmes (p. 141).

(5) Un cas fameux de ce genre est celui des bactéries marines anaérobies qui disposent d'aimants internes (appelés " magnétosomes ") qui fonctionnent comme l'aiguille d'une boussole, s'alignant (et alignant par conséquent la bactérie) parallèlement au champ magnétique terrestre ; l'organisme s'éloigne ainsi " automatiquement " de la surface et par conséquent des zones riches en oxygène qui causeraient sa perte. Les leçons philosophiques à tirer du fonctionnement de tels organismes a donné lieu à un important débat entre Fred Drestke
(" Misrepresentation ", repris in W.G. Lycan, Man and Cognition. A reader, Cambridge, Blackwell Publishers, 1992, pp. 129-142) et Ruth Millikan (" Biosemantic ", in White Queen Psychology and other essays for Alice, Cambridge, MIT Press, 1993, pp. 83-101).

(6) Sperber marque ici ses distances avec le " solipsisme méthodologique " de Fodor et affirme partager (p. 187) une position " externaliste " proche de celle développée par Hillary Putnam, notamment dans " The meaning of meaning ", repris in Mind, Langage and Reality, Cambridge, Cambridge University Press (1re éd. 1975).

(1) Au lecteur d'attribuer à M. Drucker, C. Ockrent, J.-C. Bourret, T. Rolland, F. de Closets le " bon " terrain d'intervention.

(2) Illustration " La télé rend fou, mais j'me soigne " B. Masure, Plon, 1987 ; " la télé des anges... et des autres ", Stock, 1989, J Poli

(3) Cf " Histoire indiscrète des années Balladur ", Albin Michel, 1995, B. Brigouleix, " L'année des masques ", P. Boggio et A. Rollat, Olivier Orban, 1989.

(4) Cf. F.-H. de Virieu, " La médiacratie ", Flammarion 1898, A. du Roy " Le serment de Theophraste ", Flammarion, 1991

(5) " Les journalistes sont ils crédibles ", Éditions RSF, Montpellier, 1991.

 

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