We keep America on top of the world
de Daniel C.-HALLIN
par Michael PALMER
Professeur de la communication en Californie, Daniel Hallin livre ici une série de huit « essais » ou articles, rédigés entre 1983 et 1992 - textes qu'il « revisite », en les commentant, les « postfaçant » vers 1993-94. L'ouvrage déroute, au premier abord. Relier une prise en compte (de certains) des travaux de Jurgen Habermas à l'étude du « jeu des petites phrases » (« sound-bites »), scénarisées dans les « JT » atteste de la diversité des thèmes abordés, des approches esquissées, ainsi que des lectures et visionnements (des « JT » et autres « news magazines ») de ce chercheur éclectique. L'université de San Diego, où enseigne Hallin, est à cinquante kilomètres de la frontière mexicaine et donne sur le Pacifique : l'Asie et les Amériques - plus précisément les modalités de la couverture par les médias US de guerres qui s'y sont déroulées dès années 1960 aux années 1990 (« from Vietnam to El Salvador », pp. 58-86) - font l'objet de plusieurs des études de cas de cet ouvrage. Mais le propos essentiel est plus ambitieux : interroger l'histoire et le présent du fonctionnement des médias des États-Unis, du statut, du rôle et de la production des journalistes, à partir d'approches qui se nourrissent, ont pour lieu d'ancrage, des lectures de Habermas. Le sous-titre de l'ouvrage en annonce les mots-clés : « television and the public sphere ». De même que le titre, slogan promotionnel de la chaîne CBS en 1985, suggère cet enchevêtrement de considérations publicitaires et géopolitiques (les années Reagan, 1981-1988 : « America is back ») que Daniel Hallin s'efforce de départager.
Pour ce faire, Habermas et Antonio Gramsci - celui-ci un peu moins - lui servent de guide. Outre-Atlantique, ces auteurs sont d'actualité. Comme le remarque ailleurs Érik Neveu, à propos de la traduction tardive en langue anglaise de Strukturwandel der Öffentlichkeit, « à quelque chose lenteur est bonne » (1). Hallin observe, pour sa part, que la parution en anglais en 1989 de la thèse de Habermas coïncida avec deux « événements » qui amenèrent les chercheurs critiques à repenser la communication politique en démocratie : d'une part, l'effondrement des régimes totalitaires en Europe de l'Est et ailleurs, et, d'autre part, les changements profonds survenus dans les industries des médias de masse (p. 2). Quant à Gramsci, ajoute Hallin, son analyse du concept de « l'hégémonie » fut prise en compte par la recherche critique aux États-Unis dans ces mêmes années 1980 où le State department redoutait la présence d'une tête de pont soviétique en Amérique centrale (p. 59).
Ainsi ce recueil présente-t-il au moins un double intérêt. Il peut se lire comme le parcours intellectuel d'un chercheur critique qui élabore ses problématiques depuis la fin des années 1970 tout autant que pour ses analyses pointues : une perspective critique du développement des médias et du journalisme aux États-Unis depuis le XVIIIe siècle informe l'analyse de la couverture d'événements télévisés (sommets Reagan-Gorbatchev ; élections présidentielles aux États-Unis). Le premier journaliste professionnel interviewé par Hallin, alors doctorant rédigeant sa thèse sur les médias et le Viêt-nam, fut Peter Arnett, alors correspondant d'AP, qui deviendra ensuite « mondialement » connu comme le correspondant CNN, qui resta à Bagdad après l'expulsion de la plupart des journalistes occidentaux, au début de « la guerre du Golfe » (février 1991). Hallin s'interroge encore et toujours sur les discours de légitimité que tiennent les journalistes, tel Arnett : leur revendication d'un espace autonome se nourrit de considérations portant sur la technicité (« scientism ») d'un journalisme centré sur l'établissement des faits (p. 170). Hallin explore comment la réification qui en résulte, malgré les prétentions d'indépendance à l'égard de l'État et des partis, renforce la dépendance envers l'administration, voire toute autorité, comme source d'information : l'« Establishment journalism », revendiqué par Arnett, est une arme à double tranchant.
Le mot « routine » vient de « route » : les deux se disent en américain, qui y ajoute « routinisation ». Hallin identifie la persistance de certaines pratiques et de grilles d'analyses, devenues routinières, habituelles, parmi des journalistes qui, de surcroît, ne veulent pas heurter les stéréotypes et autres poncifs qu'auraient intégré leurs audiences : comment représenter une actualité internationale dont les perceptions usuelles sont marquées par un discours sur les clivages « Est-Ouest » et la « guerre froide » - grille d'interprétration que réactivaient, du reste, les présidences Reagan. En somme, qu'il s'agisse des guerres du Viêt-nam, d'Amérique centrale, ou alors des sommets Reagan-Gorbatchev, Hallin pointe les tensions qu'éprouvent les journalistes (y compris celles qui peuvent opposer la rédaction en chef aux « envoyés spéciaux », sur les lieux) : ces journalistes dépendent de plusieurs sources, travaillent pour plusieurs « maîtres » (audiences et publics inclus, composés de citoyens qu'il faut éclairer et informer, mais aussi de consommateurs qu'il faut fidéliser), et revendiquent une identité professionnelle dont la légitimité se fonde sur la recherche de l'indépendance et de la distanciation critique. A plusieurs reprises, Hallin note que le discours sur l'objectivité revient à favoriser, in fine, l'ordre établi (p. 52). De même relève-t-il à l'occasion les dissonances et discordances qui caractérisent tant la forme que le contenu (l'angle d'attaque, et de présentation) et selon qu'il s'agisse des « élites média » - exemples : New York Times, Washington Post - ou des médias populaires et populistes (« tabloïd television » ; « JT » du matin, à l'opposé de ceux de la soirée). A la différence des reporters qui « donnent à voir et à entendre », et qui racontent les « choses vues », les chefs de bureaux, responsables rédactionnels et commentateurs (dont ceux de l'« op-ed. page », n. II, pp. 36-7), choisiraient d'intégrer l'événement traité avec un angle de vision large - vision qui se détermine par rapport à celle des élites, du State department et d'ailleurs.
Hallin ventile les articles ici réunis en deux parties : à partir du chapitre cinq (qui porte le titre de l'ouvrage), il affirme s'intéresser moins aux rapports « médias-pouvoir exécutif » qu'à ceux que les médias entretiennent avec leurs audiences, et avec « Monsieur Tout-le-Monde ». La distinction paraît plutôt factice. C'est, au contraire, la réunion d'études pointues (sur le « JT », notamment, chapitres cinq à huit) à des articles qui témoignent d'une interprétation qui embrasse, à la Habermas, différents moments et divers espaces, qui donne tout son sel à ce recueil. Le terme « hégémonie », note Hallin, revient moins souvent sous sa plume dans ces productions récentes que par le passé (p. 12) : s'il prend pour acquis la vision de Gramsci - les médias, comme d'autres institutions culturelles, diffusent un discours qui traduit une vision du monde compatible avec l'ordre établi - il ferraille contre l'interprétation par trop statique et linéaire qu'en donnent E. Herman et N. Chomsky - ce « modèle de propagande » très prisé, pourtant, de plusieurs chercheurs des courants critiques aux États-Unis (2). En revanche, « l'espace public » est un concept omniprésent : Hallin s'interroge même sur le rôle des journalistes dans l'émergence d'un espace public international où les citoyens et la société civile seraient davantage présents dans le discours médiatique que les états et les élites (chapitre huit).
Serait-ce là un des effets bénéfiques de la lecture à rebours des travaux de Habermas ? Toujours est-il que Hallin élabore une interprétation de l'histoire des médias d'information aux États-Unis qui doit plus aux textes de Habermas parus en anglais dans les années 1970 qu'à la thèse - « espace public » - parue en allemand en 1962. Par ailleurs, cette interprétation se nourrit des travaux de M. Schudson et de D. Schiller : ils débattaient au cours des années 1970 et 1980 de l'émergence du concept de l'objectivité et de l'identité professionnelle des journalistes, au cours du XIXe siècle (3). Dans ces mêmes quarante premières pages de l'ouvrage, Hallin revisite Benjamin Franklin, Tocqueville et Marx, que la recherche critique outre-Atlantique valorise souvent comme ayant eux-mêmes pointé les logiques politiques et économiques qui transformèrent le journal d'un idéal-type en précurseur des médias « de masse », voire des autres industries culturelles. La pragmatique est également convoquée par Hallin : le récit de l'information est un acte de parole (« the news report as a speech act », p. 28) : « quand dire, c'est faire » de J.L. Austin permettrait de faire comprendre l'emploi des « bouts de citation » (« sound-bites ») dans le « JT ».
Ainsi, pour Hallin - comme pour tant d'autres - celui qui « dit le monde » est à la fois constatif et performatif. Quelle clôture définitive que ces mots prononcés quotidiennement par le présentateur-star de sa génération, Walter Cronkite, à la fin du « JT » de la chaîne CBS : « et voilà comment c'est,... ce mardi... » (« And that's the way it is, Tuesday...) (p. 29) ! Le téléspectateur européen pourrait ajouter que la certitude informationnelle dont font état les présentateurs et certains journalistes américains (comme le signale Hallin, à propos de Arnett) renforce la réification : « l'homme tronc » introduit tel ou tel reporter d'images en disant « Joe Bloggs a ce sujet » (« has the story »). Hallin identifie les logiques de présentation des protagonistes politiques et économiques de l'actualité, mais également celles des journalistes eux-mêmes. A certains moments, selon Hallin, l'habillage technique dont les journalistes se targuent (« technical angle ») revient non pas à faciliter la recherche de l'objectivité mais à tout transformer en objets (ou sujets - « a short subject », dit l'américain). Il en est d'autres, en revanche, où les journalistes couvrant l'actualité internationale deviendraient synonymes de l'espace public. Une question, en somme, hante Hallin, et il y revient à plusieurs reprises, en précisant qu'il ne peut y avoir de réponse tranchée : les médias d'information, marqués par les logiques commerciales et professionnelles qui les sous-tendent, peuvent-ils jouer un rôle de soutien idéologique efficace pour le compte du capitalisme post-industriel (p. 34) ? A question simplificatrice, réponses nuancées. Ainsi, aux États-Unis au début du siècle, la période dite progressiste vit se propager aussi bien l'idéologie entrepreneuriale que la rhétorique journalistique centrée sur « les faits » et « l'angle technique », eux-mêmes liés à l'émergence de l'identité professionnelle des journalistes. Depuis lors, selon Hallin, l'idéologie - la vision du monde, plutôt - du journaliste américain serait celle d'un bourgeois, qui croit à la liberté d'entreprise et à la rationalité qui sous-tend les technologies et l'organisation sociale du capitalisme moderne, mais qui pourtant vit malaisément cette intégration dans l'ère entrepreneuriale : il reste un nostalgique d'une vision individualiste traditionnelle (pp. 31, 38). Chemin faisant, les journalistes participeraient à la mise en condition des consciences sous influence, relevée par H. Marcuse (et analysée, notamment, pas S. Ewen) - et ce, au nom d'un « réalisme désintéressé », dont certains reconnaissent, pourtant, les insuffisances. Au cours des années 1990 - note Hallin, dans les toutes dernières pages - le discours sur le professionnalisme ne sert en aucun cas à résoudre la question sur le rôle des journalistes dans l'espace public, le sujet principal de cet ouvrage. Le journaliste américain serait plus à l'aise dans le rôle de reporter - le professionnel altruiste dénichant le scandale de Watergate - que dans celui de commentateur et d'interprète (pp. 172-4). Pour la glose, il dépend, par trop, des élites, de l'« Establishment ».
Pour Hallin, les débats télévisés lors de la campagne présidentielle aux États-Unis en 1992 auraient largement démontré la complexité des rapports entre les journalistes (dont les rôles sont multiples), la société civile, l'espace public, et les protagonistes de la campagne. Les journalistes ne pouvaient plus se penser comme de simples médiateurs et interprètes, entre la classe politique et « le public de masse ». Les candidats s'estimant marginalisés, ou « saucissonnés » de manière différente de celle qu'ils avaient prévue (leur « spot ads » cédant devant les « sound-bites » débités par les journalistes), les candidats multipliaient leurs prestations sur des médias autres que les trois grands réseaux de télévision traditionnels - ABC, CBS, NBC. L'enjeu véritable, note Hallin, serait l'atrophie de l'espace public aux États-Unis (p. 176). Parfois, ce dernier se résume aux seuls journalistes.
Cinq des études de cas portent sur la couverture télévisée de l'actualité internationale sous les présidences Reagan (1981-87) et Bush (1988-91). A l'occasion, Hallin relève la tension entre les reporters « sur place », « aux prises » avec les événements, et les journalistes de la rédaction en chef, qui à New York ou à Washington DC, qui à Los Angeles... Les premiers seraient davantage dans le concret, proches des « choses vues », ressenties et à relater. Ainsi, peu après la venue au pouvoir de R. Reagan, la grille d'interprétation des événements au Salvador et ailleurs en Amérique centrale que donnait le pouvoir fut contestée par les journalistes sur les lieux ; ils étaient davantage préoccupés par les atteintes aux droits de l'homme constatées au Salvador que par la grille d'interprétation - « l'interventionnisme communiste » - que préconisaient les « news managers » et autres sources gouvernementales à Washington (p. 72). Hallin pointe « l'inertie », la lenteur qui caractérise l'évolution des perceptions, aussi bien celles des sources gouvernementales que celles des journalistes qui s'y abreuvent, et de leurs publics : les journalistes à Washington, etc., seraient soucieux de proposer un cadre, une grille d'analyse, susceptibles de « passer » auprès de leurs publics. En effet, les événements à relater, pour être intéressants et faciles à comprendre, doivent s'insérer dans un cadre référentiel familier (la menace cubaine, soviétique, les référents « guerre froide »). Hallin pointe de nouveau les failles du discours journalistique sur l'objectivité : l'hostilité affichée à l'égard de tout discours partisan quel qu'il soit - qu'il vienne des sources gouvernementales US ou, en Amérique centrale, des sources gouvernementales, voire de l'opposition - privilégie, in fine, l'ordre établi. D'une part, les journalistes qui se revendiquent « sans idéologie à promouvoir » se posent en sages, au-dessus de la mêlée, tout en la critiquant ; d'autre part, si critiques qu'aient pu l'être, sur tel ou tel point, les grands médias américains, ils endossaient leur rôle de vecteur de l'ascendant de l'Oncle Sam de par le monde - ascendant que souhaitaient maintenir les élites en invoquant la menace soviétique.
En somme, cet ouvrage intéressera ceux qui analysent la narratologie de la télévision (ses « JT », notamment), le rôle des médias dans l'espace public, ainsi que les représentations qui ont cours aux États-Unis, tant de « l'actualité internationale » que de l'histoire des médias. Le lecteur européen relèvera, en outre, les résultats des approches comparatives adoptées par Hallin et le chercheur italien, Paolo Mancini. Ils analysent le « JT » aux États-Unis et en Italie ; de même étudient-ils la couverture médiatique dans plusieurs pays, accordée aux sommets Reagan-Gorbatchev. Ils s'interrogent sur la constitution d'un espace public international, dont les journalistes seraient porteurs, et qui ferait contrepoint au discours interétatique qui marque les relations internationales, et à l'accélération de la mondialisation des flux des capitaux.
Les questions ici posées ont au moins l'intérêt de pointer la difficulté à comparer les systèmes médiatiques nationaux. Un double constat ressort de l'analyse croisée des rapports entre l'État et les médias, des deux côtés de l'Atlantique. On oppose communément la logique commerciale à l'uvre dans les médias US, et la tradition politique du journalisme en Europe - au point, note Hallin, que les nations européennes subventionnent, souvent les journaux des partis politiques, au nom du maintien du pluralisme (et au grand dam du discours libéral américain). Or, il ressort d'une comparaison des « JT » en Amérique et en Italie, que les journalistes américains « politisent » davantage la « relation » de l'information - de par leurs commentaires et leur traitement de la classe politique. Les « JT » en Italie, par contre, joueraient plutôt le rôle de porte-parole et de relais plus « neutres », se contentant de diffuser les déclarations des partis politiques (p. 124). Pour les auteurs, la raison profonde de cette différence provient de la vitalité de l'espace public italien : il comporte une multitude d'acteurs (partis, syndicats, etc.) et une presse écrite partisane, qui commente la politique plus encore qu'elle ne relate l'information. Aux États-Unis, les diverses institutions de l'espace public seraient plutôt faibles (la presse écrite, dans son ensemble, ayant abandonné son rôle de vecteur de l'opinion partisane) ; les partis politiques y sont des coalitions, mues par la recherche du pouvoir mais non par une idéologie à prétentions hégémoniques. Dans « le vide » relatif qui en résulte, deux institutions serviraient « d'interprètes » de la politique- la présidence et le journalisme. Car le journalisme serait tout de même la première institution de l'espace public aux États-Unis, susceptible à la fois de relayer, d'interpréter et de critiquer les faits et gestes de l'exécutif. Cela pourrait expliquer le prestige autrement plus important des présentateurs de « JT » américains, comparés à leurs confrères italiens. Cela expliquerait également les vives tensions qui opposent - lors des longues pré-campagnes et campagnes présidentielles aux États-Unis - les candidats aux responsables des « JT », leurs présentateurs notamment. Les candidats et ces derniers adoptent tous les deux, pourtant, des techniques présentationnelles adaptées des spots publicitaires : mais il ressort de l'excellente analyse de « soundbite news : television coverage of elections, 1968-88 », que le croisement des techniques aboutit à renforcer la pregnance publicitaire : un cynisme post-moderne médiatise des images et des faiseurs d'images, mais finit par les accepter comme les seules réalités qui subsistent.
de Pierre LÉVY
par Laurence KAUFMANN
Thématique d'actualité, le virtuel est un « objet » de recherche pour le moins périlleux qui soumet ceux qui s'y coltinent à tous les dangers de l'essayisme. Disons-le d'emblée, l'entreprise à laquelle se risque Pierre Lévy, qui tente d'appréhender la virtualisation comme un processus généralisé d'« hominisation » susceptible d'éclairer notre histoire, du paléolithique à la société contemporaine, débouche sur des assertions aussi téméraires que péremptoires. Nombre d'intuitions, au demeurant intéressantes, nous sont assénées comme des vérités alors même que leur statut ne peut être qu'hypothétique, voire poétique. Mais ne sautons pas les étapes et tentons de restituer les grandes lignes de ce que l'on pourrait appeler sa « monstration », tant le terme de démonstration s'applique peu à l'entreprise « philosophique, anthropologique et sociopolitique » de ce « précis de virtualisation ».
Se focalisant sur les concepts centraux de réalité, de possibilité, d'actualité et de virtualité qu'il définit comme le quadrivium des « modes d'être », Pierre Lévy reprend la différence qualitative entre possible et virtuel proposée par Deleuze : le virtuel renvoie à ce qui existe en puissance et non de fait, à ce qui n'est pas encore actualisé, alors que le possible est un réel latent, statique et déjà constitué. Contrairement au virtuel qui, lui, relève d'un processus de création, le possible se réalise par la simple sélection d'une entité disponible dans un ensemble logiquement fermé et numériquement fini d'éléments simplement stockés en mémoire. Autrement dit, à la différence des possibles qui s'inscrivent dans une matrice de combinaisons préétablies, le virtuel dessine un champ problématique dont la solution n'est pas prédéterminée et fait nécessairement intervenir la production et l'interprétation innovante propre au couplage homme-machine. Si le couple possible/réel renvoyant à la substance et le couple virtuel/actuel relevant de l'événement ont une « dignité ontologique équivalente », le virtuel cependant, en tant que création, « se situe au-delà de l'utilité, de la signification ou de la vérité » car il est un « jaillissement ontologique brut » (p. 92). Le virtuel renvoie donc à une tension qui ne peut être résolue que par son actualisation, autre manière de désigner l'interprétation par laquelle les subjectivités humaines parviennent à faire sens. Prenant pour exemple le texte, le marché ou le corps, Lévy insiste sur la créativité et la dynamique de l'interaction entre les concepteurs et les récepteurs des signes du réseau, interaction dont les tenants et aboutissants sont indéterminés jusqu'au moment décisif de l'actualisation. Selon lui, le procès de virtualisation qui caractériserait les transformations de la société orale vers la société de l'écrit puis vers la société virtuelle mènerait même à son paroxysme le « différé » de cette interaction ainsi que la distanciation et le surcroît d'interprétation qui lui sont corrélatifs. Dès lors, la virtualisation ne peut être restreinte à la dimension « immatérielle » de l'hypertexte incorporé a priori dans les logiciels informatiques ; au contraire, contre sa sur ennemie, la réification, qui est réduction au « réel », la virtualisation « positive » permet de décontextualiser les énoncés, de les faire fonctionner d'une manière délocalisée, désynchronisée et collectivisée, et par là même de leur octroyer une portée universalisante, voire émancipatrice.
La virtualisation n'est pas prolongement mais détachement partiel des corps individuels du « ici et maintenant » et des espaces-temps clairement circonscrits : c'est le « hors-là » qui abolit les lieux de référence stables dont parle Serres. Dans l'espace déterritorialisé des réseaux informatiques, le virtuel permet de désigner l'extériorisation progressive de la vie psychique et physique des êtres humains. Si l'on suit Lévy, le dédoublement entre le corps sonore et le corps tangible, le don d'ubiquité que procurent les médias, sont décuplés par les systèmes de réalité virtuelle qui, en transmettant des quasi-présences, produisent des « marionnettes virtuelles commandables à distance » qui font du corps personnel « l'actualisation temporaire d'un hypercorps hybride, social et technobiologique » (p. 31). Comme le corps, l'économie de nos sociétés devient de plus en plus virtuelle : le centre de gravité des entreprises ne réside plus dans les établissements, les postes de travail ou les emplois du temps : ceux-ci sont « nomadisés » et ne sont plus assignables à un espace délimité. Dans le même mouvement, l'économie internationale devient une sorte d'« intelligence collective distribuée » pour laquelle l'agent et l'information s'équivalent progressivement. En effet, la connexion immédiate entre l'offre et la demande que permet le cyberspace donne une plus grande transparence au marché, menaçant par là l'existence des intermédiaires traditionnels. Par la virtualisation du marché, la production de la valeur ajoutée se déplace ainsi du côté de l'usager ; aussi, la coproduction des marchandises remet en question la partition classique entre producteur et consommateur de la même manière que la virtualisation de la lecture modifie la partition classique entre auteur et lecteur. Dans la mesure où « les collectifs les plus virtualisés et virtualisants du monde contemporain sont ceux de la technoscience, de la finance et des médias » (p. 19), « l'économie des événements » remplacerait « l'économie des substances » qui régissait jusqu'à présent nos manières de faire.
Pour Lévy, la mutation contemporaine peut s'interpréter comme la reprise de « l'autocréation de l'humanité » qui se caractérise par trois processus de virtualisation : le développement des langages, le foisonnement des techniques et la complexification des institutions. La virtualisation, appréhendée comme le mouvement anthropologique qui permet à l'être humain de se détacher de l'expérience courante et d'imaginer un ailleurs, caractériserait l'invention primitive de la technique par l'extériorisation et la matérialisation des fonctions du corps humain dans des objets. Cette étape première de la virtualisation aurait permis la constitution d'un « corps élargi » et l'accès à un ensemble indéfini d'usages possibles des dispositifs techniques. Le langage, en permettant de détacher les signes du référent particulier auquel ils renvoient peut créer, par la double opération d'abstraction et de substitution qui le caractérise, un monde autonome qui fonctionne selon ses propres règles et finalités. Quant aux dispositifs sociaux comme les religions, les rituels, les lois et les morales, ils permettent pour Lévy de virtualiser les relations fondées sur les rapports de force, les pulsions, les instincts ou les désirs immédiats. Par conséquent, toute construction sociale est une entreprise de virtualisation qui procède par trois opérations successives, en un trivium. Ce trivium, base de l'enseignement libéral dans l'Antiquité et au Moyen Age, comprend la grammaire - savoir lire et écrire correctement, maniement des outils et des signes -, la dialectique - savoir raisonner avec quelqu'un, relation à l'autre, argumentation et sémantique - et la rhétorique - savoir composer les discours et convaincre. Le stade de la rhétorique, le plus abouti, permet à tout un chacun d'agir sur les autres, de transformer le monde par l'art de la parole, de créer une réalité qui, issue de toutes pièces du langage, dessine pourtant un univers autosuffisant doté d'un pouvoir d'action effectif. Contre la vision classique qui tend sans cesse à rabattre les réseaux informatiques au stade dialectique, la prise en compte du trivium permet de rendre au monde virtuel sa juste place, celle d'un univers pleinement rhétorique et donc qualitativement différent de tous les autres que nous connaissons.
Toutefois, pour Lévy, les nouvelles « technologies intellectuelles » qui extériorisent, objectivent et virtualisent nos fonctions cognitives comme nos activités mentales dans les réseaux informatiques ne deviennent pas seulement les intermédiaires clefs de l'organisation sociale, mais les principes mêmes d'une redéfinition complète de notre psychisme. Selon lui, les limites du psychisme individuel avec le monde extérieur deviennent en effet de plus en plus floues et tendent même à disparaître : « le psychisme n'est que l'extérieur », extérieur mis en tension et animé par l'affectivité. L'ensemble du monde humain pense en nous, « avec ses machines mentales hybrides, ses paysages de sens pavés d'images », nos esprits réactualisant le « peuple de signes qui nous nomadisent en nous ». Bref, « la virtualisation fluidifie les distinctions instituées, augmente les degrés de liberté, creuse un vide moteur » (p. 16), au point que le sujet devient de plus en plus évanescent, flottant dans les aires d'un sens « déterritorialisé, déterritorialisant » qui transforme l'intérieur en extérieur et vice versa. Pour Lévy, les collectifs humains sont des « mégapsychismes » qui se modélisent selon quatre dimensions principales : la connectivité- associations, liens et chemins -, la sémiotique - système ouvert de représentations, d'images et de signes -, une axiologie - valeurs et qualités associées au représentations - et une énergétique - force des affects attachée aux images. Selon lui, ces dimensions président aux interactions entre les individus et caractérisent les intelligences individuelles qui ne sont autres que les « fragments de l'intelligence collective » de la communauté humaine à laquelle elles participent. Dès lors, les aptitudes cognitives des personnes sont fonction des milieux écologiques ou économiques, s'inscrivant dans une dynamique positive de tensions et d'énergies multiples. Cette dernière peut être atteinte à la condition que les représentations communes puissent être intégrées à bon escient dans des « boucles de régulation » qui permettent à l'« hypercortex collectif » de devenir « l'instrument d'une évaluation coopérative, distribuée et multicritère de la société par elle-même ». Pour Lévy, l'esprit individuel comme « l'esprit collectif » sont des systèmes darwiniens qui opèrent la sélection des éléments importants et des fonctions vitales pour la reproduction de leur intelligence. Dans cette « anthropogenèse », les trois virtualisations que sont le langage, la technique et les institutions ont joué un rôle essentiel en permettant à l'être humain de sortir de « l'immédiateté sensorielle » et de se constituer comme sujet social, sujet cognitif et sujet pratique. Dans cette perspective, c'est la « désubstantiation » et non l'illusoire ou la dématérialisation qui caractérise la virtualisation : les sujets et les objets sont pris dans les mouvements d'objectivation de la subjectivité dans la construction d'un monde commun et dans des mouvements de subjectivation qui incorporent, dans le psychisme individuel, des dispositifs technologiques, sémiotiques et sociaux. Dès lors, le sujet et l'objet ne sont plus « des substances mais des fluctuants nuds d'événements qui s'interfacent et s'enveloppent réciproquement » (p. 134).
Lévy, en présentant le virtuel comme l'aboutissement de l'« hétérogenèse de l'humain », contrecarre à juste titre les dénonciations catastrophistes des récidivistes déprimés et nostalgiques qui continuent à défendre la thèse de la « substitution généralisée » des formes de vie traditionnelles par les nouveaux médias. Cependant, la réhabilitation du virtuel tous azimuts rend cette notion à un tel point omniprésente que le concept perd son pouvoir discriminant et par là même sa capacité heuristique. D'autre part, cet univers non structuré, mouvant et émancipateur que nous décrit Lévy est, en partie du moins, contredit par l'analyse de l'usage effectif des réseaux informatiques. Comme le montrent nombre de travaux, il semble en effet que la reconduction des structures et des hiérarchies qui organisent le monde social comme les perceptions individuelles soit plus prégnante que l'inventivité compulsive des usagers que laisse entendre notre auteur. Des découpages thématiques à la cooptation des abonnés des services spécialisés, en passant par la recherche de gestionnaires patentés pour diriger les échanges d'informations, tout semble indiquer qu'il faut prendre de plus en plus la métaphore de la circulation au pied de la lettre : en effet, les autoroutes de l'information sont « ordonnées » par des sens interdits, des compétences inégalement distribuées, des impasses, des feux rouges, des péages, voire même des représentants de la loi, puisque les discussions autour du réseau Internet semblent s'accorder sur la nécessité d'une réglementation rigoureuse. Aussi, si la mise en évidence des propriétés non hiérarchiques du cyberspace, le consacrant comme l'instrument privilégié d'un mystérieux « mégapsychisme » qui permettrait la « mise en synergie rapide des intelligences » et « d'autocréation délibérée de collectifs intelligents » (p. 115) contient certainement une part de vérité, leur généralisation optimiste est plus qu'abusive. Il est d'ailleurs fort regrettable que ce genre d'exagérations obscurcisse les pistes de réflexion de cet ouvrage qui sont loin d'être négligeables. Trop souvent en effet, le lecteur reste perplexe devant les envolées lyriques qui, sous la plume emportée de Lévy, font du « cyberspace » une « zone de transit pour signes vectorisés », ouvrent une fenêtre sur le « flux cosmique et l'instabilité sociale » et permettent « l'appropriation toujours singulière d'un navigateur ou d'une surfeuse ». Entre des phrases telles que « Comme dans l'univers de Lucrèce, une foule de peaux ou de spectres dermatoïdes émanent de notre corps : les simulacres » (p. 28) ou encore « La page, lourde encore de la glaise mésopotamienne, adhérant toujours à la terre du néolithique, cette page très ancienne s'efface lentement sous la crue informationnelle, ses signes déliés partent rejoindre le flot numérique » (p. 46), on risque de se noyer dans une overdose de superlatifs. Comme tous ces humains promis à l'énorme saut de l'espèce « vers l'amont du flux de l'être », le lecteur se retrouve très proche de devenir lui aussi un « immigré de la subjectivité » devant ce véritable manifeste dont la rigueur analytique est ma foi fort... virtuelle.
Transport et Télécommunications
de Marie-Hélène MASSOT
par Dominique CARDON
Sous le titre « Transport et Télécommunication », Marie-Hélène Massot propose une analyse bibliographique détaillée de vingt-cinq années de recherches sur les relations entre la mobilité dans l'espace physique et la circulation dans l'espace immatériel des réseaux de communication. Outre sa précision documentaire qui en fait un très utile instrument de travail, cette synthèse argumentée a aussi pour ambition de rendre compte de la transformation des problématiques et des outils méthodologiques mis en uvre dans ce domaine de recherche. Riche d'un impressionnant répertoire de références, l'ouvrage détaille les différents champs de pratiques communicantes (le télétravail, la visioconférence, le transport de données, le téléachat, la communication résidentielle, etc.) et met en perspective les principales interrogations auxquelles le développement, réel ou supposé, des téléactivités a donné jour : les échanges à distance sont-ils appelés à se substituer aux contacts en face à face ? Quelles conditions, en termes de mode d'organisation, de dispersion géographique et de type de compétences professionnelles sont requises pour favoriser le télétravail ? Le développement des opportunités de connexion aux différents réseaux de communication appelle-t-il de nouvelles formes de « nomadisme », une transformation des articulations entre espace privé et professionnel ?, etc. Plus qu'une simple juxtaposition de notices bibliographiques, le texte de Marie-Hélène Massot met en lumière les principaux travaux, liste les différents comptes rendus d'expérimentations, fait le point sur une série de notes ou de rapports de recherche non publiés et propose un commentaire plus détaché lorsque s'impose une réflexion d'ensemble (l'auteur indique malicieusement qu'il existe sans doute plus de travaux consacrés au télétravail que de télétravailleurs en France !).
Marie-Hélène Massot porte surtout attention à la transformation du paradigme de la substitution de la télécommunication à la mobilité physique qui, dans les années soixante-dix, a donné naissance à ce domaine de recherche. Cette interrogation, qui a guidé la conception de modèles de prévisions très sophistiqués (pour comparer, par exemple, le coût d'une visioconférence au prix du kérosène dépensé pour réunir par avion les participants), était d'abord portée par une démarche prospective épousant les inquiétudes naissantes sur la dépense énergétique, la pollution et la congestion urbaine. La plupart du temps démenties par les faits, les prophéties connexionistes se sont rapidement heurtées à la complexité des phénomènes qu'elles s'efforçaient de raisonner. Deux reproches notamment sont pointés par l'auteur à l'endroit du paradigme de la substitution : il s'appuie sur une structure des « besoins de communication » trop rigide et néglige l'articulation complexe des effets de la contraction de l'espace spatio-temporel sur les pratiques et les modes de communication. Si l'on peut, certes, identifier des « effets de substitution », il est nécessaire de prendre aussi en compte les « effets d'induction » (les télécommunications stimulent une nouvelle demande de contact en élargissant la sphère relationnelle), les « effets de complémentarité » (les télécommunications augmentent l'efficacité des transports physiques et permettent une meilleure gestion des déplacements) et des effets sur l'élargissement de la distribution géographique des interlocuteurs. D'autres variables ou d'autres problématiques doivent dès lors être prises en compte : la couture entre sphère privée et professionnelle, la transformation des modes de localisation, d'organisation et de management de l'entreprise, la problématique de la confiance qui émerge dès que les transactions, le travail ou les achats se font à distance, les débats touchant à l'aménagement du territoire et aux politiques d'implantation industrielle, etc. Le déterminisme technologique qui prévalait dans l'approche des effets de substitution a été renversé pour faciliter l'intégration de l'analyse du développement des téléactivités dans les domaines de recherche « traditionnels » de l'économie, de la géographie des transports ou de la sociologie des pratiques culturelles. Sans doute la rançon de l'avancée des connaissances dans un champ de recherche doit-elle ainsi se payer de l'éclatement de son interrogation inaugurale et disperser son questionnaire dans toute une série de domaines de recherche de plus en plus hétérogènes les uns aux autres ?
Le cheval de Troie audiovisuel
Le rideau de fer à l'épreuve des radios et télévisions
transfrontières
de Tristan MATTELART
par Cécile DURET
La soudaineté et la brutalité des révolutions en chaîne de 1989 ont inspiré une abondante littérature qui tente d'expliquer le processus de désagrégation ayant conduit à la chute du communisme en Europe centrale et orientale.
L'ouvrage de Tristan Mattelart - version remaniée de sa thèse de doctorat - s'inscrit indirectement dans ce courant. Certes, le but déclaré de l'auteur n'est pas de proposer une explication des bouleversements de 1989, mais d'étudier, de 1945 à nos jours, le rôle des médias occidentaux à l'est du Mur. Toutefois, son analyse de l'influence des ondes occidentales dans l'ex-URSS et les anciennes démocraties populaires permet d'éclairer, sinon les événements eux-mêmes, du moins la forme qu'ils prirent.
L'intérêt de la recherche de Tristan Mattelart tient au caractère stratégique que revêtit l'information dès 1945 dans la compétition entre l'Est et l'Ouest. La guerre froide fut en effet dans une large mesure un affrontement de propagandes où la diffusion et le contrôle de l'information tenaient une place essentielle. Mais surtout, comme le souligne l'auteur, l'ubiquité des ondes occidentales formait une brèche sérieuse dans la forteresse qui s'était édifiée à l'Est. Assimilant ainsi les médias occidentaux à un véritable « cheval de Troie » capitaliste en terre communiste, Tristan Mattelart ne pouvait manquer de poser la question de leur responsabilité dans l'effondrement du bloc de l'Est.
Les deux premières parties de cette étude retracent la place des médias occidentaux à l'Est du Mur, de 1945 au début des années 1980 et s'ordonnent autour des deux grandes fonctions conférées aux médias à l'Ouest, l'information et le divertissement. La dernière partie envisage l'évolution du statut et du rôle de ces mêmes médias depuis la perestroïka.
Dans la mesure où le travail de Tristan Mattelart met aux prises deux systèmes idéologiques opposés, l'auteur ne pouvait qu'évoquer longuement les doctrines relatives à l'information qui régnaient dans chaque bloc. L'ouvrage s'ouvre donc par la présentation du cadre idéologique dans lequel devaient opérer les médias occidentaux à l'Est : du côté occidental, une théorie, le free flow of information qui, sous couvert des droits de l'Homme mais non sans arrière-pensées politiques et économiques, prônait la libre circulation de l'information ; du côté oriental, une revendication en faveur de la fermeture des frontières aux ondes capitalistes au nom d'une coexistence pacifique qui présupposait, aux yeux de ses tenants, l'intégrité territoriale de chaque État dans tous les domaines, y compris dans celui de l'information. Suit alors une étude des premiers médias occidentaux à avoir pénétré dans la « citadelle » communiste : les radios en ondes courtes. En amont, Tristan Mattelart met en lumière - ce qui n'est pas en soi une nouveauté - l'instrumentalisation directe des radios nouvellement créées (Voice of America en 1942, Radio Liberty en 1950, Radio Free Europe en 1953) au service de la politique diplomatique des États-Unis, en insistant sur leur évolution en fonction des différentes stratégies adoptées face à la menace communiste (« containment » et « roll back » au début de la guerre froide, détente relative avec Nixon et le dégel khrouchtchévien, puis reprise d'une rhétorique de guerre froide avec Reagan et Brejnev). En aval, il tente de mesurer l'impact des émissions des radios occidentales sur les populations de l'Est. L'absence d'étude incontestée sur l'audience de ces médias dans les pays sous contrôle soviétique rend une telle entreprise difficile. On peut toutefois estimer, selon Tristan Mattelart, que dans ces pays où l'État-parti tentait de monopoliser la sphère publique à son profit, les informations diffusées par les médias occidentaux, les représentations du monde qu'ils offraient et qui se distinguaient de celles proposées par les pouvoirs en place, contribuaient à soutenir les efforts de la dissidence et, plus largement, ceux de l'ensemble de la population, pour déjouer le monopole de l'information. Par ce biais, les médias « capitalistes » participaient aux pratiques d'auto-information mises en uvre par ces sociétés afin de se réapproprier une sphère publique totalement investie par l'État-parti. Le rôle des médias occidentaux (et leur force) résidait dans leur capacité à briser le monopole idéologique des pouvoirs en place, par la mise en scène d'une autre réalité. Ils empêchaient ainsi les gouvernements des pays de l'Est de disposer du « monopole de la parole légitime », pour reprendre une expression de Raymond Aron que cite Tristan Mattelart.
Ce rôle que les médias occidentaux assumaient en diffusant dans des sociétés soumises à la censure une information libre allait être décuplé par leur fonction de divertissement. Les ondes occidentales (les radios puis les télévisions) furent en effet également un vecteur privilégié de la pénétration de l'entertainment capitaliste dans le bloc de l'Est. Or celui-ci disposait, selon l'auteur qui consacre une grande partie de son travail à le démontrer, d'un potentiel propagandiste considérable, lié à sa force d'évocation d'un monde idéalisé, monde de l'abondance reçu dans un univers de pénurie. Là encore, les médias occidentaux introduisaient dans la citadelle de l'Est une autre représentation du monde, une « véritable cosmologie » selon Tristan Mattelart, dont la comparaison avec celle qui dominait de ce côté du Mur fut sans doute fatale à cette dernière.
La réponse des gouvernements de l'Est face à ce qu'ils considéraient comme une violation de l'intégrité territoriale de leur État oscilla de la répression (dont le brouillage des ondes était l'expression la plus sommaire) aux tentatives d'instrumentalisation des émissions occidentales. Cette dernière stratégie est longuement soulignée par l'auteur. Elle consista, à partir de la fin des années 1960, à accepter (y compris par des importations officielles de programmes divertissants capitalistes) ces « ingérences » à condition que celles-ci fussent cantonnées à la sphère privée. Il s'agissait ainsi de confiner la population dans la sphère privée afin de la détourner de la sphère publique. Cette politique s'inscrivait dans le nouveau contrat social implicitement adopté à la fin des années 1960, en vertu duquel les sociétés est-européennes et soviétique devaient - moyennant la garantie d'un certain niveau de vie - renoncer à la libre expression. On ne peut que souscrire à l'opinion de Tristan Mattelart selon laquelle cette nouvelle stratégie fut une arme à double tranchant : si elle favorisa le repli sur la sphère privée, elle y introduisit en revanche des valeurs opposées à celles promues par l'idéologie officielle, ce qui contribua, sans aucun doute, à entamer leur légitimité. Son danger fut encore accru par la crise économique du début des années 1980 qui remettait en cause les termes même du contrat social ainsi que par la montée en puissance de l'entertainment du fait de la forte croissance des moyens d'approvisionnement en images capitalistes (multiplication des télévisions privées commerciales à l'ouest, diffusion du satellite et surtout développement du magnétoscope permettant à une véritable industrie parallèle de cassettes vidéo de prospérer). La politique adoptée par les différents gouvernements des pays de l'Est face au « cheval de Troie audiovisuel » n'était donc pas exempte de contradictions. Si celle mise en place par Gorbatchev au début des années 1980 paraissait plus logique, elle n'en précipita pas moins l'écroulement de la citadelle.
La dernière partie de l'étude de Tristan Mattelart - plus floue dans la mesure où elle traite d'évolutions en cours - apparaît inévitablement comme le point d'aboutissement du processus de déstabilisation des pouvoirs en place décrit dans les chapitres précédents. Rien ne serait cependant compréhensible sans la perestroïka. L'auteur insiste ainsi sur l'importance que revêtit l'information dans le processus de réforme mis en branle par Gorbatchev. La perestroïka naquit en effet en partie d'une révision de la conception traditionnelle qui prévalait à l'Est en matière d'information (constat du coût économique, technologique et social de la rétention de l'information à un moment où l'informatique, les NTIC - incompatibles avec la logique de secret des régimes de l'Est -, tendaient à devenir prépondérantes dans la définition de la puissance ; volonté de mobiliser la population dans la réforme du système soviétique, ce qui nécessitait de la laisser s'exprimer...). Les années 1980 virent donc l'abandon, dans le domaine de l'information, de la doctrine de la coexistence pacifique et une plus grande ouverture aux ondes occidentales. Selon un processus complexe qu'évoque brièvement l'auteur, les réformes entreprises en URSS et imitées en Pologne et en Hongrie finirent par aboutir à l'écroulement des régimes de l'Est, conséquence de l'irréformabilité de ces systèmes politiques. Tristan Mattelart insiste en revanche plus longuement sur la brutalité et la rapidité de la désagrégation du bloc communiste. Toutes deux illustrent en effet à ses yeux le dynamisme d'espaces sociaux autonomes qui avaient survécu à la confiscation de la sphère publique par l'idéologie officielle et dont le maintien peut expliquer en partie la forme prise par ces révolutions. On voit alors le rôle que Tristan Mattelart attribue aux médias occidentaux dans ces événements : en permettant de nourrir une opinion indépendante, ils contribuèrent au maintien d'une sphère de communication parallèle à celle, officielle, que dominait l'État-parti ; en offrant des représentations différentes du monde, ils contribuèrent à ébranler la mythologie communiste, au risque, bien réel selon l'auteur, de lui substituer aujourd'hui une mythologie de marché.
Dès lors, une question surgit. Si les médias occidentaux ont atteint leur objectif, quelle est désormais leur place à l'Est ? Les réponses varient suivant les médias et leurs objectifs initiaux mais, d'une manière générale, elle peut s'envisager aujourd'hui essentiellement en termes d'apport de capitaux, de savoir-faire, de programmes. Une chose est sûre : plus rien, actuellement, ne distingue fondamentalement les médias des deux anciens blocs dans la mesure où les médias soviétiques et est-européens se sont en grande partie calqués sur les normes du divertissement occidental. C'est cette prédominance de l'entertainment, dont il a fait l'axe central de son ouvrage, que met en cause Tristan Mattelart à la fin de son livre. Au-delà d'une éventuelle contestation de la place prise par l'entertainment dans la structuration des systèmes de communication actuels, cet ouvrage invite plus profondément à s'interroger sur l'influence idéologique diffuse et diffusée du divertissement capitaliste dont Tristan Mattelart entend ici prouver l'efficacité, par la démonstration de ses effets à l'Est du rideau de fer.
(1) E. NEVEU, in I. PAILLIART (dir.), L'Espace public et l'emprise de la communication, ELLUG, Grenoble, 1995, p. 37.
(2) E.S. HERMAN, N. CHOMSKY, Manufacturing consent. The political economy of the mass media, Pantheon, New York, 1988.
(3) M. SCHUDSON, Discovering
the News, New York, Basic Books, 1978 ; D. SCHILLER, Objectivity
and the News, Philadelphia, Univ. of Pennsylvania Press, 1981.
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