n° 90

 

 

Theorizing communication. A History.

de Dan SCHILLER.

par Michael PALMER.

Propos liminaire de l'auteur : jeune chercheur, « je pensais que le fait de me former dans la discipline de la communication me permettrait de réaliser une synthèse théorique résultant de mon intérêt à la fois pour la critique culturelle et pour l'économie politique. J'ai eu tort. Il m'a fallu près de deux décennies pour comprendre que, somme toute, la quête portait sur un souci de retracer l'histoire de la pensée communicationnelle (pour reprendre le terme de Bernard Miège), et ce, à partir de la réflexivité qui marque l'homme s'interrogeant sur le travail, le « labor », ce fruit de l'association coordonnée du cerveau et de la main, et d'autre part, sur la communication ».

Voilà esquissés l'approche et le propos de Dan Schiller dans cet ouvrage d'importance, dont le texte porte les traces de l'effort intellectuel requis par l'ambition de l'entreprise. Theorizing communication s'inscrit dans la lignée de ces travaux nord-américains de ces dernières années - on pense notamment à Ilanno Hardt, Critical Communications Studies, (Routledge, 1992) - qui revisitent et remettent en question l'épistèmé de « la discipline de la communication ». Discipline, et non pas « les sciences » : la nomenclature américaine diffère du vocable français, ou plutôt les multiples sens que recouvrent les « communication sciences » sur les deux rives de l'Atlantique ne sont pas les mêmes. Au-delà de l'odyssée intellectuelle personnelle à laquelle nous invite Schiller, Theorizing communication permet au chercheur en France de se saisir de certains des enjeux intellectuels de la pensée communicationnelle outre-Atlantique, et de comprendre l'écart entre les approches - elles mêmes plurielles - des deux côtés de l'Océan.

Schiller revisite John Dewey, C. Wright Mills, Raymond Williams, Stuart Hall, Daniel Bell, et bien d'autres « penseurs communicationnels », dont la quasi-totalité - sauf pour ceux de ces dernières vingt années (et encore) se situent dans les courants critiques, développés dans les universités anglo-saxonnes (1). Fin XIXe-fin XXe : voilà pour le temps d'inscription de cette génèse. Mais il est vrai que, par ailleurs, une tension qui va culminant oppose tout au long de ce parcours l'apport des approches marquées par la pensée marxienne d'une part, et celui de la vision de la « recherche » administrative, instrumentale, qui aura des émules en nombre croissant et des détracteurs vigoureux, dès les années 1930. Schiller, lui, veut penser les rapports entre média, idéologie et information pour mieux comprendre la communication comme force sociale. Il lui faut, au départ, signaler la dette de la pensée communicationnelle en herbe - qui devient discipline universitaire au milieu du XXe siècle - aux disciplines « maîtresses » du XIXe que sont la philosophie, l'histoire et l'économie politique. Mais sa quête, son ambition, est de pouvoir placer la communication au coeur de toute réflexion sur la société, sur l'incidence de l'économie, et sur ce dualisme qu'il combat, qui opposerait la pensée à l'action, le cerveau aux bras, le travail intellectuel au travail manuel.

La culture, le travail productif (« labor »), la communication : Schiller veut les associer, là où tant d'autres les auraient envisagés parfois couplés, pour les séparer ensuite : à l'en croire, la plus coriace des oppositions binaires serait le travail intellectuel versus le travail manuel. Et Schiller de pointer comment, dès les années 1830-80, la critique formulée par les porte-parole des travailleurs, à l'encontre d'une presse aux ordres du capital - presse qui se dit « populaire » - irrigue la réflexion, entamée ensuite par ceux qui, à l'Université, pointeront le centralité de la communication, acteur social. Le capital réifie les média, instrumentalise les messages et les réseaux, et ce dès l'action conjointe du chemin de fer, de la banque et du télégraphe électrique, perçus ici comme trois agents du « corporate capitalism » en devenir : que de protestations (rappelle Schiller) à l'encontre de ce télégraphe - symbole d'ubiquité, devenu le reflet d'intérêts d'une classe possédante, oligopolistique et, comme l'on dira en France dans les années 1930, « féodale », qui confisque les promesses et espoirs d'un support « universel ». Déjà était lancé le débat sur « le déséquilibre » qui marque les flux de l'information.

Ici, dans ce premier chapitre - « communication and labor in late nineteenth century America » - se retrouve la dynamique présente dans la thèse, devenue livre (Objectivity and the news. The public and the rise of commercial journalism, Philadelphia, 1981) de Schiller ; mais est également présente sa manière de mettre en contraste les discours de ceux qui pensent la communication à des fins instrumentales ou, à l'inverse, de manière critique, et les analyses de ceux qui s'échinent à dépasser la conjoncture, les circonstances, pour penser globalement les rapports communication et société. Retracer les travaux et les débats d'autres chercheurs, pour interroger cette dichotomie persistante - travail manuel, travail intellectuel - afin de remonter à son origine de cette dichotomie et de pointer l'impensé de la pensée communicationnelle qui en a résulté : voilà l'apport magistral de ce premier chapitre. Schiller revisite ceux qui scrutent les rapports entre les classes - productives ou non - en cette fin XIXe, la fois à l'aune de cette dichotomie, et à l'orée de l'émergence, dès avant 1914, de la pensée communicationnelle, « made in USA ». Une tension apparut rapidement : l'essentiel de la pensée universitaire portant sur la communication s'institutionnalisait, afin de permettre à la communication d'acquérir une légitimité au sein de l'Université ; mais il y eut, tout de même, des penseurs comme John Dewey, et ceux qui s'en inspiraient peu ou prou (dont beaucoup devaient être associés à l'Université de Chicago), aux allures plus « radicales » ; le tout était de voir que, nonobstant leur souci de réforme sociale, leur appartenance au courant progressiste et leur pragmatisme philosophique, pour Dewey, Mead et même Robert E. Park, la question des rapports entre la communication et travail cessait d'occuper la place centrale qu'elle aurait dû avoir. Les enjeux sociaux de l'accès au savoir, et de « l'intelligence organisée » primaient sur la question de la répartition égalitaire de la richesse. Une vision managériale et gestionnaire de l'opinion publique devait s'emparer de ceux qui - comme Dewey et Mead, militaient pour l'intervention américaine lors de la guerre de 14-18 - ou qui, tel le journaliste Walter Lippmann, scrutaient comment les médias participaient à la socialisation des citoyens, au nom de la démocratie, mais dans le respect d'un ordre « corporate capitaliste » existant. Bis repetita : la communication devenait une entité abstraite, décontextualisée, au moment même où on l'érigeait en panacée des rapports sociaux conflictuels (p. 38).

Dans le deuxième chapitre, Schiller pointe la pertinence, pour son propos, des analyses produites pendant l'entre-deux-guerres et jusqu'à la guerre froide, de la propagande, de la culture de masse, mais aussi de la communication interpersonnelle (influences personnelles, directes et indirectes), ainsi que des approches critiques qui s'inspiraient, peu ou prou, des analyses de « l'industrie » et, ensuite, des « industries culturelle(s) ». La centralité de la propagande, et de la persuasion, préoccupait des acteurs de tous ordres - à gauche et à droite, qu'il s'agisse des États-Unis ou des régimes totalitaires en Europe, du « big business » ou du gouvernement « FDR » et du New Deal : aux États-Unis, la recherche administrative, le rôle des fondations privées - telles Rockefeller - et des thuriféraires des relations publiques (Edward L.Bemays en premier) donnaient le ton.

En France, ces dernières années de nombreux travaux - dont des ouvrages d'Armand et de Michèle Mattelart, et de Bernard Miège - ont traité de ces logiques ; synthétisant l'apport d'innombrables recherches américaines de ces dernières années, Schiller fournit maintes illustrations des logiques à l'oeuvre. Les finalités de la recherche commanditée par « corporate America » façonnaient les méthodes et les objectifs du gouvernement fédéral : le « comment faire » primait sur le « quoi faire » (p. 53) : un programme de recherche Rockefeller sur les audiences, destiné à répondre au désarroi du monde des affaires qui ne contrôlait plus l'opinion publique, devait servir ensuite de fondement à la recherche universitaire en communication. Le ton schillérien se fait ici plus acerbe : l'institutionnalisation de la communication, à l'Université comme ailleurs, se produisit au moment même - vers la fin des années 1940 - où la guerre froide se polarisait davantage et où l'état sécuritaire USA évacuait toute autocritique ; les euphémismes pragmaticolibéraux et d'un pseudo-jargon sociologisant occultaient les références aux classes sociales et au contrôle social. Lazarsfeld, Katz, Schramm et même - mais nettement moins toutefois - Merton sont épinglés, ainsi que la récupération et transposition excessive du concept d'information dit mathématique de Claude Shannon, et des tenants des approches « uses and gratifications ». Sont déboulonnés de leur piédestal le sacrosaint « groupe primaire «, le sempiternel « qui dit quoi par quel canal à qui et avec quel effet », et autres « seringue épidermique » ( hypodermic needle and magic bullet « theory » ) ; schémas et processus aboutissaient à dessécher la complexité des interactions sociales, à occulter les références aux classes, aux genres, aux ethnies. Schiller démontre leur action longtemps déterminante sur la pensée communicationnelle nord-américaine. L' apport d'autres références, revigorées par la génération associée au New Deal rooseveltien, aurait été confisqué par l'osmose industrie-état lors de la guerre froide, et par l'embrigadement des chercheurs en communication dans l'étude et l'action de « la guerre psychologique » : bien rares auraient été les chercheurs à pouvoir, ou vouloir, maintenir la distanciation nécessaire. La recherche administrative triomphait.

Vient ensuite, dans des pages denses et fortes, un exposé des usages et acceptions contradictoires des termes « société de masse », « culture de masse », et « industrie culturelle », et ce - dans un jeu d'aller-retour Europe-États-Unis, entre-deux-guerres, guerre froide, discours médiatiques, écrits universitaires. L'analyse - par la juxtaposition des approches - virevolte, parfois : mais Schiller s'efforce de réinterpréter des débats, souvent rebattus, à l'aune de son analyse « cols blancs, cols bleus ; classe moyenne, classe ouvrière ». Ici, comme ailleurs, les analyses ou fulgurances de C. Wright Mills et de Théodor Adorno - auteurs, certes, très différents, l'un de l'autre - sont valorisées : les régimes autoritaires, totalitaires, atomisaient, terrorisaient, et instrumentalisaient les médias qui, au nom de « la masse », inculquaient une vision, qu'intégraient surtout les cols blancs, et qui réifiait les citoyens ; ceux-ci, présentés comme consommateurs, étaient autant d'objets d'appareils aux ordres d'autrui. Les analyses du fascisme européen et des industries culturelles aux États-Unis reprenaient, pour Mills, le propos de Dewey et de « l'intelligence organisée », avant que soit constaté l'échec de cette dernière. L'appareil culturel permettant aux élites de façonner et de réorienter ce qui passe pour être la vérité et les strates des cols blancs devenant inféodées, l'élite des travailleurs pouvait-elle servir d'espace de résistance ? Schiller pointe l'impasse qui devait résulter de ces débats comme des approches Millsiennes » : la critique radicale de l'industrie culturelle et de la culture de masse ne parvenait pas à placer au centre de l'analyse de la communication la question primordiale des rapports sociaux du travail (p. 82). Ainsi, le discours sur une culture de consommateurs manipulés occultait la persistance des formes traditionnelles de la culture prolétarienne, ouvrière. Marcuse, mais aussi Lazarsfeld et Merton dans un texte de 1948 que Shiller sort des limbes, posaient des questions dérangeantes auxquelles s'adressaient peu de chercheurs ès communication. Ainsi, Marcuse :

« La propagande politique et les annonces publicitaires agissent de concert. L'économie politique du capitalisme avancé est également une « économie psychologique » ; elle produit et assouvit les besoins crées par le système, jusqu'à y compris les besoins instinctifs. C'est cette introjection de la domination, associée à la satisfaction croissante des besoins, qui met en doute des concepts tels que l'aliénation, la réification, et l'exploitation... Mais (en fin de compte) la fausse subjectivité évacue-t-elle l'état de choses objectif ? »(1967;cité p. 84).

Et Schiller d'insister : que de fois « les communicologues » - terme de Bernard Miège - suivent-ils non pas la tournure linguistique mais la tournure de la critique de la culture de masse, pour identifier les logiques de la marchandisation de la culture - « commodification » - et pour s'arrêter là ; or, pour le capital, ce processus - la transformation de tout en produit marchand - n'arrête jamais.

Les approches qui pointaient l'importance que revêt l'économie politique de la communication allaient prendre un nouveau départ, lorsque, dans les années 1960, les critiques de « l'impérialisme culturel » trouvèrent dans l'analyse des transnationales de la « culture corporate », matière à valoriser la place qui revenait à la classe ouvrière au sein même du capitalisme avancé. C'est ce qu'analyse Schiller dans son troisième chapitre. Il faut ici expliquer pourquoi elle ne convainc que partiellement.

« The opening toward culture » postule que la « théorisation » de « l'impérialisme culturel », et celle des « cultural studies » sont à envisager de pair : les deux s'efforçaient en effet de placer au centre de l'analyse communicationnelle l'action collective ou en société des êtres humains - action aussi bien mentale que physique. Soit. Mais à plusieurs reprises, la finesse même de l'analyse de Schiller suggère que les deux « courants », même s'ils étaient communs à toute une génération de chercheurs et de praticiens, et même s'ils trouvaient des émules parmi ceux qui n'en pouvaient plus du béhaviorisme social des études communicationnelles « mainstream USA », ne répondaient pas à la même dynamique. En effet, la critique et la stigmatisation de « l'impérialisme culturel », s'inspiraient bel et bien d'une réaction devant l'émergence du capitalisme global, celui des transnationales états-uniennes en tête, et d'une réflexion sur le néo-colonialisme (pp. 89-105). Mais si les approches baptisées « cultural studies » - mot-valise s'il en est (ce que montrèrent A. Mattelart et E. Neveu, dans Réseaux, n° 80) - ont une pertinence certaine pour le propos de Schiller, elles ne sont pas du même registre que la critique de l'impérialisme culturel. Richard Hoggart, Stuart Hall, Raymond Williams et E. P. Thomson débattaient entre eux, alimentant tout un courant qui, depuis le Royaume-Uni, allait trouver des disciples ailleurs ; nonobstant le désir de situer l'évolution de l'analyse de la culture et de ces rapports avec les classes sociales au Royaume-Uni, Schiller ne parvient pas, à notre sens, à convaincre que ces débats britannico-britanniques puissent avoir la portée universelle qu'il veut bien leur donner. Débute ici, dans ce chapitre 3, ce que développe ou renforce la suite de Theorizing communication . une série de parcours, d'odyssées, de débats intellectuels, dont certains sont pertinents pour le propos d'ensemble, mais dont - à notre sens - l'aspect « «X » ou «Y » revisité « prime parfois sur la thèse annoncée initialement. Ainsi, Raymond Williams reprit - note Schiller - la centralité de « l'expérience », qui rappelle Dewey ; Williams nota qu'il s'étonnait d'avoir entamé le projet - magnifique - qui l'amenait à écrire The Long revolution et Culture and Societé - sans avoir lu Georg Lukacs. En effet, sur « la totalité sociale », on peut observer, avec Schiller, un parcours de Hegel à Marx à Luckacs, . . et jusqu'à Schiller lui-même ; mais Williams, lui, restait centré sur les notions du sens partagé, de ce que signifie un patrimoine culturel. Phase brutale, caricaturale, peut-être : mais il eût fallu que ce fût l'historien E. P. Thompson (mort prématurément jeune) - The Making of the English Working Glass (1968) - et non pas Williams, qui eût été la figure de proue, avec S. Hall, des « cultural studies » britanniques. A lire Schiller, Williams avait par trop tendance à surévaluer la question de langage et de formes ou de critères culturels, aux dépends de la question de la production et des rapports de classe.

Est posée, somme toute, la question de la pertinence du ferment intellectuel outre-Manche, sur fond de rapports de force des partis politiques britanniques et sur celui des réverbérations de la contestation « soixante-huitarde », de par le monde, d'une part, et de la pensée communicationnelle « anglo-saxonne » (américano-britannique), d'autre part... Dans une certaine confusion - qu'admet volontiers Schiller - des thèmes de genre (« gender studies ») et de « race », plus encore que celui des rapports de classe, investissaient la pensée communicationnelle outre-Manche, et trouvaient écho, ou suscitaient des correspondances, avec certains courants étatsuniens. L'ennui pour la thèse de Schiller, à notre sens, est qu'associer la vigueur des débats qu'inspirait le critique de « l'impérialisme culturel », sur fond de considérations géopolitiques et sur la remise en question du néocolonialisme et du capitalisme mondial, aux débats tout autres qui marquaient les « cultural studies », ne tient pas vraiment la route.

Ceci étant, le chapitre 4, « The contraction of theory », est bâti sur l'examen de ces « cultural studies », première manière. Pour revenir à la question principale : à la fin des années 1960, et tout au long des années 1970, trois écoles, courants ou approches abordaient la culture et la communication en s'adressant à des facettes de l'analyse marxienne de la production, et des rapports de classe. Ici, Schiller pointe comment le structuralisme que développait Althusser, la théorie de la société postindustrielle et le post-structuralisme abordaient chacun à sa manière la pensée marxienne pour la réfuter ensuite. Schiller démontre les ambiguïtés de la pensée marxiste orthodoxe devant les travailleurs intellectuels et les travailleurs manuels - « the mind-body split » : de même pointe-t-il comment certains ne voulurent reconnaître le surplus productif des cols blancs : les travailleurs industriels salariés restaient la catégorie de prédilection.

La pensée de Stuart Hall, qui animait le centre de « contemporary cultural studies » à Birmingham est longuement étudiée : il voulait placer le travail productif au coeur des « cultural studies ». Mais, à en croire Schiller, les analyses des rapports média-culture-idéologie-expérience-totalité aboutissaient, une fois de plus, à ne pas mettre les rapports de classe et de production culturelle au centre du débat : Hall, lui, s adonnait aux « formes et aux langages ». Sa lecture d'Althusser, et des marxistes structuralistes, l'amenait à revenir au déterminisme économique et à la centralité de l'idéologie - « fondement de tout notre travail à venir consacré aux médias »(Hall). Schiller, avec talent, analyse comment Hall lisait Althusser pour mieux comprendre Marx : notamment un texte de 1857, où Marx isole quatre moments - la production, la distribution, l'échange, la consommation - qui font partie, toutefois d'un ensemble complexe (p. 145). Mais Hall retint surtout comment Althusser permettait de ne plus opposer « le travail » et « le langage » (p. 145). Schiller dissèque les avancées et les impasses de la pensée de Hall, pour conclure que tout comme Althusser, il ne parvint pas à dépasser la distinction bourgeoise entre travail intellectuel et travail manuel (p. 151), ou même à rejoindre Gramsci sur le travailleur intellectuel. Et à Schiller de frustiger, comme d'autres, le discours sur la spécificité du culturel, sur la primauté et l'autonomie des significations et signifiants in abstracto. Revisitant l'apport des recherches du centre de Birmingham, il pointe la tension créatrice entre les approches se réclamant et de l'économie politique et des « signifiants ». Mais il n'accepte pas que la culture prime sur l'analyse des rapports sociaux qui sous-tendent le travail productif. Et Schiller d'insister sur le fait que les « Cultural studies », cherchant dans les années 1980 une légitimité universitaire, s'appauvrissaient, s'exportaient, s' institutionnalisaient, et, outre-Manche, revenaient au patrimoine culturel « noble » - la critique littéraire anglaise, développée par F. R. Leavis et quelques autres pendant l'entre-deux-guerres. Schiller fourbit à nouveau ses armes : James Carey, John Fiske, Stuart Hall lui-même, évacuent les rapports de classe, de genre, de race, au fur et à mesure que les « cultural studies » passent au milieu réactionnaire (p. 161). Comment admettre - en effet - la phrase suivante (de Fiske) : « la lutte textuelle pour signifier ( « meaning ») est l'équivalent exact de la lutte sociale pour le pouvoir » (p. 160) ?

Saint-Simon-Veblen-Daniel Bell : Schiller y voit trois références majeures dans la mise en place de la théorie de la société post-industrielle et du rôle qu'y jouent les cols blancs, les travailleurs intellectuels, ces opérateurs, gestionnaires et passeurs des industries de la connaissance. Le lecteur s'inquiète un temps de l'assimilation systématique des cols blancs et des intellectuels - ces mals-aimés, tantôt serviteurs du nazisme, tantôt boucs-émissaires du McCarthyisme - mais les pages consacrées à l'idéologie implicite qui ressort de l'identification de la société post-industrielle et de la société informationnelle figurent parmi les meilleurs du livre : l'idéologie dont Bell annonce la fin (The end of ideology, 1960), serait sous forme de discours sur la société et l'économie de l'information (termes interchangeables, note Schiller) plus présente que jamais : une idéologie à ce point impérialiste qu'elle renvoie toute autre idéologie aux oubliettes, de même que toute analyse en termes de rapport de classe.

D'où, en quelque sorte, la pertinence de la relecture par Schiller d'Althusser et de Foucault, et surtout, de la glose qu'ils suscitaient aux États-Unis : que ce soit en les relisant, ou même en lisant cet « héritier du marxisme humaniste » que serait Habermas, Schiller note comment la centralité du travail et de la production - et non plus de l'échange ou de la circulation - était valorisée un temps, pour être rejetée ensuite, notamment par ceux qui prenaient une tournure linguistique, ou qui se centraient sur les interactions symboliques. L'analyse du discours ne veut pas admettre la centralité des questions de la production et du travail (p. 179).

Restait à Schiller, dans une brève conclusion, à revisiter une dernière fois - en reprenant Raymond Williams - « la culture », « la société », « l'information », afin d'oeuvrer à réunir travail manuel et travail intellectuel et à mettre cette notion du travail réflexif au centre de la pensée communicationnelle. Travail non pas réifié, non pas associé aux gloses qu'a souvent suscitées la « production », mais travail - « totalité sociale » qui englobe tout - ou, du moins, qui sert de notion pertinente pour penser celle-ci. L'odyssée intellectuelle que retrace Schiller - en attirant l'attention sur les multiples Charybde et Scylla, les épaves et les malheureux capitaines - de même que le débat qu'il veut poursuivre encore, témoignent de la vigueur de la pensée critique - on n'ose écrire « culture » - communicationnelle outre-Atlantique. Il a raison d'inventorier les détournements de sens, et les fourvoiements, dont furent victimes, et parfois eux-mêmes coupables, les penseurs de la communication.

*Dan SCHILLER, Theorizing communication. A History. New York, Oxford University Press, 1996.

Cultural studies in question.

de Marjorie FERGUSON et Peter GOLDING (dir.).

par Érik NEVEU.

Réseaux a déjà eu l'occasion de souligner tant l'importance des apports et chantiers scientifiques liés aux « Cultural studies » que l'état éminemment problématique de ce secteur de recherche aujourd'hui. L'exercice de réflexion sur le thème « où vont les Cultural studies » est en passe de devenir un genre académique à part entière depuis quelques années. Les coordinateurs de ces « Cultural studies in question » relèvent d'ailleurs, à partir des catalogues des cinq principaux éditeurs en ce domaine, que sur 234 titres de « Cultural studies » disponibles en librairie... près de 25 %, soit une petite soixantaine de livres, déclinent les questions... « Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ? » Sage et Routledge publient ce type de travaux avec l'allègre débit d'une botteleuse lancée à pleine allure sur un champ moissonné. De mauvais esprits prétendent même que ces rafales de livres seraient en fait produites sans intervention humaine à partir d'un programme informatique caché dans le coffre d'un pool d'éditeurs londoniens ! L'ouvrage collectif évoqué ici permet en tout cas de dissiper ces abominables rumeurs. Ces auteurs sont honorablement connus et si, comme le veut la loi du genre, la douzaine de papiers rassemblés ici manifeste des disparités de niveau, le livre contient plusieurs contributions très stimulantes. On passera rapidement sur quelques figures obligées - mais cependant intéressantes pour qui découvre ces débats - telle la contribution de Carey sur le développement des Cultural studies aux États-Unis, ou celle de Garnham sur le débat entre tenants de l'économie politique et praticiens des neo-Cultural studies.

Les textes les plus forts de ce recueil sont probablement ceux qui développent un regard critique sur les tendances actuelles. On y placera le texte de cadrage du volume qui synthétise de façon claire et pertinente l'état des débats et des enjeux qui opposent actuellement les chercheurs du champ, en y introduisant des éléments précieux de sociologie du milieu académique. A lui seul, le texte dense et polémique de Todd Gitlin vaut de prêter attention à ce livre. Gitlin s'en prend à ce qu'il caractérise comme « l'anti-politique populiste » des Cultural studies. Dans cette forte contribution il analyse le glissement d'une part significative des chercheurs - aux Etats-Unis spécialement - d'une position d'analyste à une position d'avocat ou de supporter de certaines pratiques culturelles. S'il répond à des déterminations qu'on peut penser différentes pour la génération qui a connu et pris part au « Movement » des années soixante et pour celle des plus jeunes, ce glissement tend dans les deux cas à présenter des pratiques culturelles - et leur analyse académique - comme une forme de continuation de la politique radicale par d'autres moyens. Comme le note ironiquement Gitlin, tout se passe comme si la situation dominée des communautés immigrées et « ethniques » pouvait être compensée par la pratique du rap, et comme si la croissance des départements de cultural studies était un efficace contrepoids aux politiques des années Thatcher. Au-delà du monde anglosaxon et de ses débats internes sur le sujet, cette contribution vaut d'être lue par tous les chercheurs et universitaires quant à leur rapport aux enjeux collectifs et au politique : « Si nous souhaitons faire de la politique, organisons des groupes, des coalitions, des manifestations et tout ce qui convient. Faisons de la politique. Et ne pensons pas que notre travail académique en soit déjà en lui-même ». David Morley propose pour sa part une contribution qui, sans être totalement innovante pour qui suit ses travaux, pose fort bien une série de questions sur la montée d'une nouvelle orthodoxie théorique dans le champ, orthoxie qui se paye de l'oubli des bases matérielles et économiques du culturel, et débouche sur une célébration en plus d'un cas simplette et naïvement romantique des résistances populaires et de l'autonomie du consommateur. Dans la même veine, McGuigan réitère sa pertinente critique du « cultural populism ». On soulignera enfin parmi les textes les plus pertinents de ce recueil, l'article de John Downing. Michael Palmer avait déjà signalé dans les colonnes de cette revue la qualité des contributions de ce chercheur britannique établi au Texas. Downing montre ici, de façon très concrète, les limites d'une boîte à outils théorique élaborée à partir de la réalité des pays anglo-saxons, lorsqu'elle doit être mise en oeuvre sur des situations historiques et culturelles radicalement autres, en l'occurrence celles des pays excommunistes en phase de transition.

Si, au final, cette mise à la question des « Cultural studies » n'échappe pas totalement à l'écueil de la répétition, voire du ressasse-ment, qui accompagne forcément les polémiques scientifiques lorsqu'elles suscitent un intense activisme éditorial, elle mérite cependant de retenir l' attention à trois titres au moins. Le premier tient à la densité de certaines contributions, et celle de Gitlin est tout à fait exceptionnelle. La seconde tient au fait que le recueil balaye bien l'ensemble des débats et permet à ce titre au public francophone peu familier de ces échanges de se faire une idée adéquate des enjeux intellectuels et des arguments échangés. Enfin, ce sont jusqu'aux défauts du livre - et tout particulièrement le caractère de produit dérivé, ou de résumé de recherches plus consistantes de certaines contributions - qui comportent leur avantage, en rendant accessible sous la forme d'article des recherches plus ambitieuses, donnant par là l'envie de prendre connaissance de leur version complète, celles de Morley, Downing, McGuigan et particulier.

*Sous la direction de Marjorie FERGUSON et Peter GOLDING, Cultural studies in question, Sage, Londres, 1997.

TV News, Urban Conflict and the Inner City.

de Simon COULE.

par Érik NEVEU.

L'ouvrage que Simon Cottle consacre à la couverture des problèmes de l' « Inner City » (ceux que le langage journalistique français labeliserait comme les « problèmes des banlieues ») par la télévision régionale des Midlands, offre le meilleur de l'apport de la dynamique sociologie britannique des médias, de celle du moins qui résiste aux dérivées actuelles des « Culural studies » en préservant une attention soutenue aux conditions matérielles de production (contraintes économiques, sociologie du travail journalistique) des messages des médias.

Deux parti-pris caractérisent cette recherche. Il s'agit d'abord d'une dimension ethnographique, liée à une enquête prolongée au sein de la rédaction de la chaîne de télévision locale, avec tout ce que cette proximité et ce partage des routines journalistiques peut apporter de compréhension de l'information en train de se faire (la comparaison s'impose ici avec le très beau travail d'Alain Accardo sur « Journalistes au quotidien », Le Mascaret, 1995). L'autre force du livre est de s'employer à saisir toute la chaîne de production de l'information, analysée tant du côté des journalistes que de celui des comportements des sources, mais aussi à travers une étude fine des produits finis, du « cadrage » des événements, de leur traitement dans un système de patrons narratifs et de rubriques. Ce volet de la recherche réussit parfaitement à analyser la façon dont les formes du discours informationnel conditionnent des contenus, des schèmes de pensée et de perception, sans jamais sacrifier pour autant à une sémiologisation artificielle de l'approche. Comme le souligne Cottle, un bulletin d'information n'est pas un message, mais le produit d'interactions, de rapports sociaux. On soulignera aussi l'importance du choix d'une chaîne de télévision locale, qui rompt avec la survalorisation des titres et réseaux les plus « légitimes » et nationaux, cette plaie des études sur les médias, et pas seulement au Royaume-Uni.

Sans prétendre résumer un livre qui vaut aussi par une succession de choses vues et de tranches de vie éminemment parlantes (telle cette retranscription intégrale d'entretiens sur les réactions à une mobilisation contre les « Versets sataniques », où le simple usage des caractères gras pour montrer ce qui reste dans la version diffusée constitue une fantastique démonstration in vivo des mécanismes de détournement des témoignages que produit la logique du sensationnel et du scoop), l'ouvrage de Cottle se structure en deux grands volets.

Le premier analyse l'ordinaire du travail journalistique, les routines : le tempo du travail quotidien. Ces chapitres montrent en particulier la façon dont le jeu combiné de la « flexibilité » sur les postes et de l'intériorisation des impératifs d'audience ont produit un journalisme réticent à toute analyse distanciée, quêtant l'émotionnel, le « human interest » , le fait divers. La caractérisation de ce style télévisuel comme « populiste » peut laisser insatisfait, la démonstration a cependant largement de quoi alimenter la réflexion. L'analyse du poids des sources institutionnelles montre aussi de façon accablante comment cette logique de l'audience, du scoop, du travail en temps réel fait la part plus que belle aux sources officielles, rend pratiquement impossible le mythique journalisme d'investigation, ou une simple approche à la fois compréhensive et analytique des malaises sociaux propres à l'Inner City, puisque les occasions de les évoquer apparaissent immanquablement comme « very dull » et impropres à faire spectacle. Simultanément, l'analyse de Cottle n'est nullement manichéenne ou réductrice. Les journalistes qu'il côtoie ne sont ni des pantins, ni des individus dépourvus de sens critique.., la force de l'ouvrage est aussi de montrer à chaud des professionnels non dépourvus de capacité réflexive produisant un mode de couverture de l'information très partiellement adapté à leurs propres idéaux.

Si ce terme n'évoquait pas des analyses souvent tristement positivistes, la seconde partie de l'ouvrage pounait être caractérisée comme une « analyse de contenu », une « frame analysis » à partir du traitement de divers événements, dont des émeutes dans un quartier de Birmingham. Si ces développements s'appuient sur une analyse quantitative très fouillée du traitement de divers thèmes, des sources, des cadrages, ils ne s'enlisent que rarement dans la succession des tableaux à double entrée. L'approche de Cottle tente en fait de mobiliser deux éclairages. Une approche quantitative qui permet d'identifier des schèmes de mise en information de la ville (la violence et la délinquance, la crise sociale, les tensions ethniques), de hiérarchiser les plus assidus au petit écran. Mais cette approche se double d'une lecture plus qualitative. Celle-ci s'arrête sur les effets du traitement des problèmes publics par le truchement de personnages, d'une individualisation incessante des enjeux collectifs qui finit par dissoudre le politique et par rendre innaccessible l'explication des causalités sociales complexes qui commandent les malaises vécus au quotidien. Cottle relie de façon convaincante ces cadrages au « populisme » d'un journalisme en quête d'audience pour qui le summum de l'efficacité est de proposer des nouvelles conformes à « ce que les gens discutent dans les pubs », . . ou plus exactement de la vision peu valorisante qu'ont les journalistes des limites d'une conversation du pub. Car le journalisme anglo-saxon a aussi l'équivalent de la mythique « Mercière de Saint Flour »invoquée jadis par P. Desgraupes. (Ce téléspectateur de référence désigne parfois aux États-Unis sous le sobriquet méprisant de « Joe Sixpack »)

Une monographie donc, mais une monographie majuscule, pas une étude en mineur. Une analyse qui partant d'un terrain bien choisi et traité sous un éclairage à la fois objectivant et compréhensif permet de (dé)montrer et de formaliser des conclusions qui valent bien au-delà d'une station de télévision à Birmingham.

*Simon COTTLE, TV News, Urban Conflict and the Inner City, Leicester University Press, 252 pages, 1993.

World Cinema 1 : Poland.

de Frank BREN.

World Cinema 5 : Hungary.

de Bryan BURNS.

par Pierre SORLIN.

Flicks Books, un éditeur de Trowbridge, a entrepris la publication d'une série de monographies qui doivent faire le tour des cinémas mondiaux. Chaque auteur a été laissé libre non seulement de choisir les films qui l'intéressent et de les juger à sa guise, mais encore de distribuer son texte comme il l'entend. C'est dire que la collection joue systématiquement la variété et ne vise pas à constituer une encyclopédie. Les deux volumes ici envisagés témoignent parfaitement de l'éclectisme qui préside à l'ensemble du travail.

Frank Bren s'est arrêté à une stricte chronologie, coupée cependant par des chapitres thématiques et il a fait suivre sa propre étude de deux interviews venant d'Andrzej Wajda et de Krzysztof Zanussi. Chaque chapitre dessine rapidement le contexte historique, cite les réalisateurs et les films essentiels et s'efforce de mettre en évidence les innovations de la période. Le ton est extraordinairement factuel et volontairement neutre. Prenons le cas de Polanski auquel est réservé un long passage. Après avoir rappelé que les liens de Polanski avec son pays d'origine restent forts, même s'il n'y a tourné qu'un film, Bren cite longuement des déclarations du réalisateur qui servent à le situer biographiquement ; il rappelle ensuite les conditions dans lesquelles fut produit Le couteau dans l' eau, relie les thèmes de ce film aux oeuvres qu'aime Polanski et insiste ensuite sur le fond autobiographique du scénario. La perspective est donc résolument nationale et autoriale, il n'est pas question du Polanski émigré (pourtant, on aimerait savoir si d'autres marques de son expérience polonaise se trouvent dans ses autres films) ni de l'accueil réservé à sa première réalisation. Il ne faut donc pas attendre de cet ouvrage des jugements originaux ni même des remarques sur le traitement filmique. D'un film essentiel comme La dernière étape (curieusement cité après Kanal qui le suivit de neuf ans) où d'anciennes déportées, jouant leur propre rôle, proposent une évocation bouleversante de la déportation, on apprend qu'il « suggère davantage qu'il ne dépeint la cruauté des Nazis ». Acteur et scénariste d'origine australienne, Bren est un analyste froid, ce qui rend précieux les informations qu'il donne sur la périphérie du cinéma, sur le matériel publicitaire, sur les acteurs, sur la censure et aussi, quoique trop brièvement, sur les conditions de production.

La solution adoptée par Bryan Burns est à la fois moins informative, plus personnelle et plus cinéphilique. Ses trois chapitres traitent des débuts du cinéma hongrois, de la génération des années cinquante et des tendances actuelles : c'est dire qu'il procède à grands traits, en insistant sur des oeuvres pour lui essentielles. Aucun cinéaste important n'est expédié en une demi-page, comme c'est parfois le cas avec Bren, Jancsò a droit à un dixième du volume, Szabò à une douzaine de pages. S'il sacrifie à la biographie, Burns n'en tire aucune conclusion et se concentre très vite sur les films eux-mêmes. Sa manière de les aborder est sans doute classique mais aussi efficace : il résume le scénario, s'arrête sur le point de vue narratif, critique la progression dramatique et termine avec des remarques sur le traitement cinématographique ; qu'on partage ou non son jugement on ne peut que reconnaître la précision avec laquelle il l'exprime. Le défaut (bien minime) de cette méthode est évidemment que le « profilmique » est perdu de vue ; Buns n'a pas grand-chose à dire sur la censure ni sur le contrôle politique dont le cinéma fut longtemps victime, son étude des conditions de production à partir de 1956 semble bien optimiste. Mais, dans un volume aux dimensions réduites, il fallait consentir des sacrifices et ceux auxquels Burns s'est résigné sont raisonnables. Sous une forme condensée on trouve là une bonne introduction au cinéma hongrois. Il reste que peut-être les éditeurs de Flicks Books feraient bien d'être moins laxistes dans leurs contrats avec les auteurs.

*Frank BERN, World Cinema 1, Poland (VI-209 p. il., Trowbridge, Flicks Books, 1990).

*Bryan BURNS, World Cinema S, Hungary (VI-234 p. il., Trowbridge, Flicks Books & Cranbury, Associated University Press, 1996).

 

Mon Ray, La Photographie à l'envers (collectif).

par Française DENOYELLE.

Man Ray, « l'homme à tête de lanterne magique » n'aurait aimé ni l'exposition (1) ni le livre qui l'accompagne : Man Ray. La Photographie à l' envers. Les deux commissaires : E. de l'Ecotais et A. Sayag redistribuent les cartes comme tenta de le faire Aragon dans J'abats mon jeu, tirent un à un les fils qu'avait patiemment tissés l'auteur de « L'âge de la lumière » et de La Photographie n'est pas l'art. Ils déconstruisent non pas un mythe mais les rapports complexes qu'entretenait Man Ray avec la photographie et plus encore avec le statut de photographe.

Le fils d'émigré juif de Brooklin rejoint Paris en juillet 1921 (il a 31 ans). C'est comme peintre qu'il est introduit par M. Duchamp dans le cercle des dadaistes (2). En décembre, ils lui organisent un exposition (3). Pas une de ses oeuvres n'est vendue. Dès lors il faut trouver un moyen de vivre. Man Ray anticipe la cohorte d'émigrés qui trouvera dans la photographie un pis aller ou un tremplin mais sa situation est bien différente. Kertèsz, Krull arrivent à Paris comme photographes, Brassai, Horst s'ils sont amenés, par leur travail, à fréquenter les milieux artistiques n'y sont pas intégrés. Man Ray en joignant sa signature à celle des avant-gardes des arts et lettres dans L'oeil cocodylate de Picabia affirme son statut de créateur. Il lui faut pourtant « photographier pour » (4), pour reproduire les oeuvres de ses amis, pour tirer leur portrait, pour Paul Poiret, pour Vu, pour les Américains de passage à Paris.

En 1921, le paysage photographique français est encore embué d'un pictorialisme en voie de dégénérescence et les studios Manuel et Manuel frères n'offrent à la bourgeoisie que leur style compassé. Man Ray a le champ libre. Seul technicien de la chambre noire et du laboratoire dans le cercle très littéraire du cénacle dada sur le point d'imploser, Man Ray déploie une inventivité où le jeu le libère du caractère mercantile de la commande, où le hasard, les accidents revendiqués, sublimés, érigés en moteur de l'inspiration opèrent une ligne de démarcation entre création et professionnalisme et non pas entre oeuvres de commande et travaux plus personnels.

Peintre avant tout mais exposant le plus souvent des photographies avec ses toiles et ses objets, Man Ray n'a jamais accédé à la célébrité comme peintre. « Tout le monde vous dira que je ne suis pas un peintre. C'est juste » (5). Le constat ne l'enjoint pas à revendiquer ce que la notoriété lui confère. « Dès le début de ma carrière, je me suis, tout de suite, classé parmi les photométreurs. Mes travaux sont de la pure photométrie » (6). L'ironie à la Satie dont il utilisa un texte pour signer Ce que je suis n'a d'autre fonction que d'évacuer l'archétype du photographe grand professionnel tributaire d'un savoir-faire dont il s'arroge pour monnayer sa production. Les préfaces et textes de Breton, Eluard, Ribemont-Dessaignes, Tzara... accompagnant ses expositions, les entretiens comme celui accordé à Daniel Masclet (7), Man Ray-Autoportrait constituent un véritable dispositif propre à induire l'image d'un créateur dilettante et facétieux, d'un « bricoleur » toujours en avance d'une solution, d'un artiste à l'ironie décapante. Le marché de l'art applau dit des deux mains, les prix s'envolèrent. Le photographe à la mode des années folles est aujourd'hui le plus cher du marché : 2,2 millions de francs pour Noire et Blanche en 1994.

La dation, en 1994, du fonds : 13 500 négatifs, 5 000 contacts, objets, peintures et dessins, au Musée national d'art moderne, le travail qui s'en suivit, autorisent une nouvelle mise en perspective de l'oeuvre. Oui Man Ray est un véritable créateur, novateur de génie, jamais encombré par la technique mais le dilettante travailla beaucoup et usa de toutes les ficelles du métier avec autant d'aplomb qu'il les détourna. Derrière la puissance jubilatoire « Man Ray, n. masc., synon. de joie, jouer, jouir » l'homme a plus d'une rouerie dans sa lanterne c'est ce que soulignent avec efficacité E. de l'Ecotais et A. Saillag.

Man Ray travailla beaucoup 13 500 négatifs sans compter les égarés, perdus, cassés, sa production se situe dans les proportions de celles de ses confrères de l'époque (8). Les clients, les commandes, les « amis » toujours sensibles à la contemplation narcissique, les coups de dés pour vérifier si le hasard abolit les règles de l'hyposulfite cela exige du temps, de l'organisation, de la constance et du métier. L'ensemble des négatifs, contacts, archives met en évidence le décloisonnement entre commandes et travaux dits de création, oeuvres signées retenues par l'auteur en tant que telles et photographies purement documentaires. L'exemple des images demandées par Dali pour illustrer un article sur l'architecture de Gaudi et signées par Man Ray dans un article du Minotaure inscrit l'oeuvre dans une tension entre les exigences du commanditaire et le désir « d'atteindre la liberté et le plaisir ».

Portraits de commande, portraits d'amis célèbres, E. de l'Ecotais (9) souligne que sur les 5 004 contacts conservés, i 651 sont des portraits non identifiés mais que l'intérêt de ceux-ci n'est pas toujours lié à la notoriété du sujet, qu'au panthéon des artistes et célébrités il faut ajouter des gens ordinaires dont Man Ray a aimé le visage. « Bien souvent mes plus beaux portraits ont été faits avec des gens ordinaires : après tout, Renoir et Rembrandt lui-même, ont fait poser leurs bonnes » (10). Ce qui laisse supposer un nombre non négligeable de photographies en circulation. De l'excellent et du moins bon. Le marché n'est pas forcément preneur de ce genre d'information (11). L'est-il davantage par le passage au crible du travail de Man Ray, sorte de radiographie de la genèse de l'oeuvre qu'opèrent les auteurs ?

En 1921, le dadaisme se résoud à devenir un professionnel. Il apprend le métier, note sur chaque image l'ouverture de l'obturateur afin de comparer les épreuves. E. de l'Ecotais met en évidence comment il s'approprie quelques vieilleries : la toile de fond, la colonne antique, éléments récurrents du portrait en studio au XIXe siècle, et les fait ressurgir en simple toile de jute, en damier (George Antheil, 1924), en vis de pressoir (Sinclair Lewis, 1926 ; Lucien Vogel, 1928 ; la danseuse espagnole Rolanda, 1928). L'appuie-tête de l'ère des pionniers refait surface en manche de violoncelle sur lequel il s'appuie pour un autoportrait (1934). L'emploi d'accessoires, dans la mouvance surréaliste, la diversité des éclairages attestent d'une démarche où le hasard, l'improvisation ne sont que de façade. L'artiste conçoit, imagine son portrait, le professionnel le prépare et le réalise. Le « n'ayez pas l'air de travailler » (12) relève de la posture propre à donner le change au client digne d'intérêt, à enjoler l'ami. Le cadrage, organisé en fonction d'un agrandissement ultérieur est revu sur les contacts. Les épreuves de travail, largement reproduites dans le livre, loin de dévoiler le côté besogneux de l'oeuvre, de subvertir le statut d'artiste, éclairent la démarche de Man Ray, révèlent la capacité d'invention du créateur. Quatre coups de crayon cernent, au-delà du modèle, ce que Man Ray désire voir, rêve. Il isole des bribes de fantasmes (Les larmes, 1932), désembourbe le réel (Terrain vague, 1932). La fantaisie (Marcel Duchamp, Obligation pour la roulette de Monte-Carlo, 1924), le goût pour la provocation dadaiste (Tristan Tzara, 1921) accréditent une désinvolture souvent calculée que déjoue E. de l'Ecotais. Le fameux portrait « bougé » de la marquise Casati n'est pas le résultat d'un accident utilisé par Man Ray, selon sa version, pour révéler le « don de la double vision » mais un moyen qu'il imagina pour rendre flatteur un visage où l'excès de fard ne masquait pas les marques de la vie.

Dadaïste de la première heure, surréaliste indifférent aux oukases de Breton mais grand prêtre de la solarisation, de la surimpression et de toutes les manipulations porteuses de mystère (13), Man Ray dont l'oeuvre s'est développée à travers des publications d'avant-garde comme Minotaure mais aussi de plus commerciales comme Vanity Fair, Vogue, Harper's Bazaar, de plus informatives comme Vu, de plus légères comme Paris Magazine, s'inscrit certes comme l'un des plus doués, des plus inventifs de sa génération mais comme Krull, Kertész et quelques autres, il use de la commande (portraits, publicité, reportages, mode) pour développer sa propre trajectoire. Le recyclage des oeuvres, les va-et-vient entre expérimentation et utilisation mercantile Electricité sont autant de tremplins pour transgresser les règles. « La photographie a été inventée deux fois. D'abord par Niepce et Daguerre, . . ensuite par nous » (14) proclamait Carlo Rim en 1930. Tout autant que la photographie, c'est le métier de photographe qui est réinventé mais le statut n'évolue guère (15). L'entrée des photographies au musée, l'émergence d'un marché seront eux déterminants.

*J. L. AILLAGON, W. SPiES, M. FRIZOT, S. BRAMLY, E. DE L'ECOTAIS, F. M. NEUSSÜS, R. MEYNE, M. SANOUILLET, L. TREILLARD, Man Ray, La photographie à l'envers, Centre Georges Pompidou, Seuil, Paris, 1998, 260 p, 450 F.

 

City of Bits Space, Place and the Infobahn.

de William J. MITCHELL.

par Benoît DARDELET.

Winston Churchill, lors d'un discours au Parlement Anglais, donna naissance à cet aphorisme depuis trop souvent cité :

« Nous faisons nos constructions et nos constructions nous font ». (we make our buildings and our buildings make us). Le recteur du laboratoire MédiaLab, affilié au Massachusetts Institute of Technology de Boston, modernise la citation en un :

« nous faisons nos réseaux et nos réseaux nous font », proposant ainsi de partager ses visions de l'évolution de nouvelles technologies de communication. Son ouvrage ne prétend cependant pas anticiper, et l'auteur insiste sur ce point, mais plutôt proposer des éléments de réflexion vis-à-vis de l'évolution de sa spécialité, l'architecture.

L'auteur analyse d'abord ce que signifie l'interconnexion des divers espaces dans lesquels l'activité humaine se déroule, cette nouvelle forme d'agencement et d'architecture que les réseaux électroniques créent, et la façon dont ils transforment d'une manière fondamentale ce à quoi nous allons avoir accès et ce qui est la base de nos activités. C'est ce que signifie l'émergence de réseaux, de tous ces câbles et paraboles qui désormais peuplent notre environnement.

Mais ces dispositifs ne sont présentés par Mitchell que comme les externalités visibles de ces nouveaux forums électroniques qui se mettent en place. Mitchell élabore l'image du « clavier matinal », celui de son ordinateur ayant remplacé le café matinal, devenant à la fois le premier contact physique localement identifiable et le premier processus de mise en marche de l'activité, qui se déroule dans un ensemble de processus virtuel. Dans cette logique, l'identification par adresse électronique est présentée comme une forme théâtrale moderne qui permet à un acteur de posséder une identité sur cette scène, identité qui autorise également un accès aux services. La notion d'identification par la variable spatiale perd dès lors de son sens, l'accès s'ffectuant à des sites distants où l'interaction peut avoir lieu, sans quitter pour autant l'endroit de l'activité. De plus, l'auteur de l'interaction peut être différent de la représentation qu'il propose sur le réseau, ces dispositifs autorisant une relative ubiquité de l'émetteur, en envoyant un message identique à un seul individu, ou bien à une population complète. Les critères communs de valeur d'appartenance se trouvent atténués, biaisés, ou superficiels dans leur utilisation. De même, la distinction entre le privé et le public devient floue, et les interprétations du soi et des autres sont ouvertes à diverses reconstructions .

La notion temporelle subit les mêmes alternatives. Les échanges évoluent désormais en effet dans une dimension temporelle qui ne dépend plus des contraintes physiques, ou construites par les activités humaines. De plus, ces échanges peuvent être émis de manière asynchrone, et ils le sont dans la plupart des cas, bien que parfaitement synchronisés pour les destinataires. En poussant le raisonnement, des échanges asynchrones se synchronisent car ils correspondent aux temporalités nécessaires d'un traitement de l'information.

Ceux qui possèdent des adresses électroniques trop connues peuvent aisément identifier ce syndrome. La fracture de l'inégalité actuelle vis-à-vis des nouvelles technologies de communication ne se marquerait donc plus spécialement entre ceux qui y ont accès et ceux qui ne peuvent pas y avoir accès, mais elle discriminerait les individus qui peuvent en profiter, avec des matériels puissants et des infrastructures performantes, et ceux qui se trouvent limités par des technologies plus vétustes. La non-vétusté devient donc le critère sélectif d'appartenance au cyber-espace. En francisant son exemple, les autoroutes ne furent pas crées pour la deux chevaux Citroën.

Ces nouveaux citoyens des mondes virtuels, sont d'une part, dépendants d'innombrables prothèses qui se greffent sur leur activité et sur eux-mêmes, et d'autre part des extensions qui viennent prendre en charge les dérangements des tracas quotidiens. Ensuite, ces citoyens deviennent « extra-spatiaux ». Leurs sens sont démultipliés par les possibilités de leurs prothèses, comme la messagerie éléctronique l'a déjà démontré. Le goût pour l'instant, ainsi que l'odorat sont les deux derniers sens qui ne semblent pas avoir subi ce paradoxe des dimensions, et c'est peut-être une raison pour laquelle l'auteur n'en parle pas. Enfin l'intelligence même, devient immatérielle et se repositionne dans du matériel. Ces dispositifs se trouvent représentants d'une certaine activité qui est déléguée afin d'assister les choix qui doivent être effectués, ou prennent des décisions par eux-mêmes, que cela soit pour la gestion du quotidien, ou une partie d'échec. Le problème esprit-corps peut être reformulé par l'esprit et le réseau. Le partagé devient le privé, les différences s'estompent.

Avec cette symbiose de l'humain et de ses prothèses matérielles, le travail de l'architecte devient alors une recomposition des objectifs, dont la partie visible est le changement de terme, de façade au profit d'interface. L'habitat ne correspond plus seulement à l'activité, les institutions ne sont plus seulement les meubles et immeubles qui les composent. Les librairies et autres bibliothèques, en tant que gardiennes de savoir, se trouvent réparties sur des réseaux électroniques. On sillonne ces galeries, mais elles ne sont que pistes magnétiques. Il en va de même pour les écoles, les zoos, les supermarchés, les galeries d'art et aujourd'hui jusqu'aux hôpitaux. Les raisons pratiques et hygiéniques qui constituaient la raison d'être de ces lieux de santé sont déja partiellement remplacées par la notion de télémédecine. Le practicien peut consulter à distance ses patients, et ceux-ci dans bien des cas peuvent rester dans l'environnement qui leur est cher, le domicile, tout en ayant accès à distance à des dispositifs de soins dont la qualité, les performances et la disponibilité ne sont pas altérés par la non proximité des hôpitaux.

Dans un monde où les échanges se font par télématique, où les corps se trouvent électriquement augmentés, l'architecture devient un défi pour la construction d'une ville où les réseaux électroniques deviennent aussi importants que les rues. N'utilise-t-on pas d'ailleurs la métaphore « d'autoroutes de l'information » ? Ces communautés virtuelles sont comme le plan directeur du baron Haussmann pour Paris, ou l'urbanisation de Chicago par Daniel Burnham, des organisations spatiales à grande échelle destinées à satisfaire les besoins de leurs habitants, ou encore les choix faits par des systèmes panoptiques créés pour organiser l'urbanisation et qui sont à base de toute activité économique. Or les échanges devenant immatériels, c'est l'information qui circule qui devient primordiale, non plus les biens tangibles. Si les frontières deviennent électroniques, la notion d'État se transforme en un cyber-espace où les lois humaines sont des codes conditionnels, où le confidentiel ne peut le rester que par codification, et où enfin les contacts se font par des interfaces pour lesquelles être vu sur le réseau est plus important que de l'être sur tout autre média. S'il possède une typologie définie de noeuds informatiques et de boulevards radiants pour les octets, et tandis que les locations des noeuds et des liens peuvent être répertoriés sur des plans pour produire des diagrammes surprenants à la manière du baron Haussmann, le réseau des réseaux qu'est l'Intenet est fondamentalement et profondément anti-spatial. Il est ambiant. Décrire sa topologie, ou sa forme et ses proportions de mémoire, ou enfin indiquer à un étranger comment s'y rendre est à l'inverse de la Piazza Navona ou Copley Square, simplement inconcevable. Mais des informations sont identifiables à l'intérieur sans que l'on sache où elles se trouvent. En poussant cette analyse, il serait aisé ainsi de conclure que l'activité économique du cyber-espace est autonome dans sa dimension, déconnectée du matériel, des opérations physiques. Mais les octets ont précisément une valeur parce qu'ils disent quelque chose sur le monde matériel et peuvent guider utilement nos actions dans ce monde. Le résultat émergeant semble être une interaction complexe entre les économies régionales et urbaines géographiquement localisées et établies, et les effets extrêmement puissants des échanges d'informations presque instantannées sur une longue distance entre des communautés virtuelles mondiales.

À l'aube de franchir le cap du troisième millénaire, cela devient un truisme de dire que les critères de sélection en architecture se trouvent traumatisés. L'établissement d'un emplacement pour l'activité ne dépend plus des conditions physiques du lieu, d'un point de vue d'accessibilité, mais ne relève pas non plus d'un besoin intrinsèque d'être au coeur de toute activité, la distance n'étant plus une contrainte. Les grands centres commerciaux se trouvent, d'ailleurs, de plus en plus en périphérie des grandes villes, et l'on peut se demander de toute façon, pourquoi il faudrait encore se déplacer alors que tout, au sens large du terme, se trouve à domicile ? Mitchell parle alors de « bitsphére », comme Negroponte parlait d'Homme Digital, ou De Rosnay d'Homme Symbiotique, participent d'un courant de pensée pour lequel l'unification de l'homme et de ses prothèses numériques se seraient accomplies, où la symbiose serait parfaite entre les réseaux de différents niveaux interconnectés, les pro- thèses l'étant aux immeubles, les constructions aux réseaux communautaires, et ces réseaux locaux au réseau des réseaux. Le message est clair : d'un simple geste, l'on pourra procurer des informations au reste de ce monde où le réseau névralgique sera lié au réseau numérique. Une simple suite de zéros et de uns dans un monde digital : la « bitsphére ». Cependant, les conséquences de l'implémentation que cette dimension entraînerait, telles que la modification de la notion de vie privée, une nouvelle forme d'ignorance, ou l'innaccessibilité à ces technologies, tout comme les effets secondaires ou les conséquences néfastes de la technologie sont absentes, ou trop souvent évitées dans cet ouvrage quelque peu croyant. Un chapitre supplémentaire évaluant ces points aurait pourtant pu faire l'analogie avec un grand classique lui aussi trop cité, 1984 de Georges Orwell, où le summum de l'horreur se trouvait dans l'immeuble principal, derrière la porte de la chambre 101. Le symbole même de la codification binaire, base de cette révolution numérique que Mitchell nous décrit comme un déjà présent inéluctable et indolore.

*MITCHELL W.J. (1996), City of Bits. Space, Place and the Infobahn, MIT Press : Cambridge, 225 pages.