n° 88-89

 

Sociologie de l'esprit. Conceptualisation et vie sociale

de Patrick PHARO

par Laurence KAUFMANN.

Les sciences sociales peuvent adopter différentes stratégies pour contrecarrer les soupçons d'inexactitude que les sciences exactes nourrissent à leur égard : la première consiste, comme l'a bien montré l'affaire Sokal, à emprunter les oripeaux de la scientificité en puisant tout azimut dans des disciplines, comme les mathématiques, dont la légitimité pourrait s'avérer contagieuse. La deuxième stratégie, plus agressive, consiste à « amollir » les sciences dites dures en montrant que leurs résultats sont des constructions sociales toutes relatives puisqu'elles reposent sur des réseaux d'alliés, d'inscriptions, de techniques et d'objets qui suscitent le consensus provisoire d'une communauté de chercheurs. La troisième stratégie, bien plus heuristique, ne nie pas la différence qui sépare les sciences sociales des sciences exactes dans le seul but de les soumettre à un seul et même régime de validation. Elle consiste, au contraire, à reconnaître la spécificité normative et réflexive des faits sociaux tout en montrant qu'ils peuvent faire l'objet d'une connaissance systématique et rigoureuse. C'est dans cette perspective que l'on peut lire le dernier ouvrage de Patrick Pharo dont on trouvera les fondations, fort bien explicitées, dans un de ses livres précédents Le sens de l'action et la compréhension d'autrui (1).

Le projet de l'auteur s'inscrit en porte-à-faux par rapport aux théories fonctionnalistes, que ce soient les « théories culturelles »qui se focalisent sur les principes sociaux de détermination des états psychologiques, comme les institutions sociales et les modèles normatifs, ou les « théories naturelles » qui privilégient les principes naturels permettant aux organismes humains d'assurer leur survie (2). Toutefois, pour Pharo, il ne s'agit aucunement de dénier l'existence de principes généraux de liaison entre l'esprit et le monde. Au contraire, il existe bel et bien des principes formels de régulation, « le principe de vérité » et « le principe de justice », mais ils ne sont ni naturels, ni culturels : ils sont propres au langage, à la vie sociale et aux « conditions civiles ordinaires ». Le « principe de vérité » renvoie à la présomption mutuelle du respect de la vérité, indispensable à la coordination des actions comme à l'orientation pratique du sujet dans le monde - par exemple, si je ne viens jamais aux rendez-vous que je donne, je serais suspecté, à juste titre, d'être une personne à laquelle personne ne peut se fier. Quant au principe de justice, il régule le principe de vérité et l'adoucit dans les situations ordinaires où un individu fait admettre une vérité « indigeste » à un de ses pairs, par exemple le fait que son voisin est trop bruyant, en invoquant un principe d'ordre supérieur, comme le respect réciproque. Pour l'auteur, l'existence de ces deux principes formels rend impossible la description purement physique ou matérielle des êtres humains car ils nourrissent « les aptitudes réflexives » et l' « ordre abstrait » des concepts qui permettent à tout un chacun d'évaluer le monde externe, de limiter ses effets et de caractériser ses actions en les rendant non seulement conformes à la vérité, mais également légitimes et bien fondées. Pour Pharo, une grande partie des concepts qui rendent intelligible la vie sociale - le courage, la haine, la vengeance, l'amour, l'injure, la subordination, les honneurs, etc. - répondent à des principes de discrimination « intraculturels » qui prennent racine dans des « situations phénoménologiques communes » à tous les êtres humains et se basent sur une série d' « opérateurs réflexifs », tels que la « conscience dénotative », le temps, les personnes, le bien et le mal, la liberté et la contrainte. Aussi, de la même manière que nos concepts naturels nous permettent d'appréhender des réalités physiques universelles (animé/inanimé, mou/dur, chaud/froid, etc.),nos concepts sociaux, déposés dans le langage et les règles logiques des sociétés humaines, nous permettraient de connaître en commun les « objets naturels », les « objets techniques » (les artefacts matériels), les « objets logiques » (les nombres), mais également « les objets sociaux abstraits ou semi-abstraits » (les actions, les sentiments et les relations).

Dans la mesure où les concepts qui nous permettent d'identifier nos propres expériences et de comprendre les actions d'autrui ont un statut synthétique a priori et non a posteriori, la sociologie ne peut être la science inductive dont se réclame la tradition empiriste : elle ne peut être que constitutive, le sens normatif qui permet de comprendre un comportement étant également celui qui permet à l'agent de se comprendre lui-même. Ainsi, dans les fameux travaux de Durkheim sur le suicide, les explications causales qui étaient censées reposer uniquement sur des données statistiques, par exemple le degré d'intégration, présupposent un ensemble de concepts qui sont nécessairement communs à l'observateur et aux « candidats » potentiels au suicide. Autrement dit, c'est parce que l'auto-compréhension de l'agent se fait sous les auspices des concepts d'intégration et d'anomie que l'intégration ou l'anomie peuvent avoir des effets causaux ; et c'est parce que le sociologue partage la communauté des raisons pour lesquelles le suicide a pu être accompli qu'il peut identifier une action comme un suicide et non comme un assassinat déguisé. Logiquement, le sociologue ne peut donc inférer, à partir des données empiriques, les « ressources conceptuelles communes » que ces données incorporent nécessairement. Si c'était le cas, le monde logique et/ou conceptuel se confondrait avec le monde empirique et la tâche de la sociologie serait de mettre en évidence les lois nomologiques qui régissent la nature du social. Or, il n'en est rien : le niveau des « régularités empiriques » qui sont contingentes puisqu'elles sont liées à des situations, des circonstances ou des conventions particulières est bel et bien disjoint du niveau des « propriétés sémantiques » a priori qui renvoient aux catégories d'action, de sentiments et de relations sans laquelle aucune expression ni aucune compréhension ne pourrait avoir lieu. Ce n'est donc pas par une reconstruction inductive, mais par une exclusion conceptuelle, régie par des contraintes conventionnelles, culturelles, contextuelles, pragmatiques, mais également logiques, que le sociologue sélectionne et rassemble ses informations empiriques.

Ainsi, pour Pharo, il existe des contraintes logiques ou conceptuelles qui associent certains prédicats à une catégorie (un médecin se définit par le fait de soigner plus que par le fait contingent de porter une blouse blanche), à un type d'action (il n'y a pas de flatterie si A ne dit pas du bien de B), à un type de sentiment ( il n'y a pas d'amour sans désir de faire du bien ), à un type de relation ( il n'y a pas de subordination s'il n'y a pas d'obéissance ) ou encore à un type de vertus ou de vices (il n'y a pas de courage s'il n'y a pas de danger). Dans la mesure où ces catégories et ces concepts répondent à des « conditions de vérité », ils peuvent s'inscrire à juste titre dans des enchaînements d'événements, de faits sociaux et de sentiments qui sont causaux puisqu'ils modifient l'état physique du monde. Si l'on suit Pharo, « les pensées » , comprises ici au sens des normes, des valeurs, des institutions et des référents abstraits qui permettent de discriminer et d'identifier les « objets de l'intuition sensible », peuvent causer des actions. Par exemple, la pensée que dénote ou manifeste un acte A, par ex . « je voudrais que tu donnes à manger au chat , cause la réaction de son destinataire B, i.e. remplir l'écuelle du chat. Toutefois, la causalité normative « des pensées doit être prise dans un sens limité, dénué d'une nécessité absolue, car elle n'est possible qu'avec la collaboration du sujet qui la reçoit, l'interprète et la confirme en acceptant de s'ajuster » aux suites virtuelles conceptuellement attachées à ces actions » . Autrement dit, la contribution causale des pensées dépend des « intermédiaires réflexifs » que constituent la compréhension, l'évaluation sémantique et l'acceptation de leurs destinataires qui, seuls, sont en droit de confirmer ou d'infirmer l'efficacité de la pensée qui leur est destinée. La « chaîne causale sociale » est donc tout à fait spécifique car, au lieu de relier un événement non intentionnel à son interprétation, comme le ferait un signal codé, elle relie deux événements intentionnels : une action antécédente, accomplie sous une pensée, à la réaction qu'elle engendre, via sa compréhension par une pensée qui lui est « sémantiquement ajustée ».

Si la causalité de la pensée A dépend de son identification et de son acceptation par son destinataire, elle ne peut être ni une loi, ni une régularité empirique : la réaction B est la suite virtuelle de l'action A « en vertu d'une connexion logique qui relie un acte àses successeurs virtuels, de sorte que le destinataire d'un acte [...] dûment identifié est conceptuellement requis de s'inscrire de façon cohérente dans la suite virtuelle de cet acte » (p. 111). Or, c'est justement parce que la détermination causale des pensées est d'ordre conceptuelle et non pas empirique qu'il est possible pour les êtres humains de faire des « erreurs pratiques » et par là même, d'engendrer des chaînes causales complètement distordues. Pour Pharo, le sociologue doit prendre en compte les causalités concurrentes à l'origine des nombreuses « erreurs pratiques » qui contredisent le principe de vérité, c'est-à-dire l'idée que c'est le monde qui sélectionne les pensées « en leur offrant une dénotation vraie ». Ces causalités déviantes ont deux sources principales, qui renvoient chacune à un mode de sélection des pensées. D'une part, les pensées peuvent être sélectionnées par le sujet lui-même, ce qui introduit « la causalité de la liberté » de l'agent, y compris l'inertie de ses dispositions et de ses préjugés ou le biais de ses intérêts et orientations personnels, dans la détermination de ses propres actions comme dans l'interprétation de celles d'autrui. L'erreur pratique « intentionnelle » renvoie ainsi au fait que l'agent se désengage des ressources cognitives et « des normes du mieux » qui sont à sa disposition, au profit, généralement, d'intérêts immédiats - par exemple, manger énormément de chocolat tout en sachant que c'est très mauvais pour sa santé. D'autre part, les pensées peuvent être sélectionnées par la culture qui peut, grâce à la pression normative, l'influence et les manipulations, susciter l'adhésion de l'agent à des pensées fausses - par exemple, le fait que l'immigration est la cause du chômage. Toutefois, pour Pharo, les erreurs pratiques ne sont jamais « essentielles » ou définitives car, en principe, il est toujours possible de se référer à un ordre logique de niveau supérieur pour rectifier les erreurs d'interprétation et rétablir la manière correcte de décrire une pensée ou une action. De ce fait, les distorsions et les erreurs empiriques ne menacent pas « la force causale symbolique » des pensées. Au contraire, « l'erreur d'interprétation fait ainsi ressortir a contrario la robustesse ontologique des chaînes causales sémantique-ment ajustées » (p. 119) et contraint, par là même, l'observateur à chercher au nom de quelle causalité concurrente le destinataire B a pu prêter une pensée fausse à l'agent A.

Pour Pharo, la sociologie, si elle emprunte la voie d'une « sociologie de l'esprit » ou d'une « sociosémantique », pourrait dépasser certaines apories dont elle est coutumière, notamment en conciliant la dimension causale des faits sociaux avec leur dimension sémantique. En effet, les significations sociales, au lieu d'être les causes directes et empiriques de l'action dont l'extériorité court-circuitait la compréhension et l'autonomie morale des agents, doivent être appréhendées comme des contraintes conceptuelles qui s'exercent de l' intérieur sur tous ceux qui participent à une même communauté réflexive. Pour l'auteur, inspiré ici par Max Weber, cette communauté conceptuelle qui garantit tout à la fois l'intelligibilité de l'action et sa compréhension à la troisième personne n'est pas une entrave. Au contraire, elle est la condition de possibilité de l'analyse sociologique qui ne peut être que « compréhensive » dans la mesure où l'inscription sous un concept n'est pas seulement un trait de l'interprétation savante : elle est une caractéristique de toute activité sensée qui, dans sa singularité, doit déjà disposer du concept sous laquelle elle pourra être identifiée. Le sociologue partageant, bon an, mal an, les concepts ordinaires de la vie sociale, il ne peut observer « les actes civils », c'est-à-dire les actes « adressés et connaissables par autrui », comme « des substances naturelles » car il est, comme tout un chacun, « le destinataire virtuel de leur effectuation ». Mais si l'on suit Pharo, cette empathie a priori n'hypothèque en rien l'investigation systématique de l'intelligibilité objective de l'action, car il est possible, pour le sociologue, de catégoriser les actes civils, en fonction de leur rapport à autrui (action pour autrui, action pour soi, action de rupture, etc.), de leurs modalités (subjective, intersubjective, sociale) et de leurs valeurs agentives (dénotative, évaluative, prescriptive et expressive).

Au terme de ce raisonnement qui est inédit par un grand nombre d'aspects, le lecteur se retrouve à la fois enthousiaste et perplexe. Enthousiaste, parce que le projet d'analyser de manière systématique la sémantique de ce que l'on pounait appeler les « mémoires externes » (institutions, langage, concepts) est tout à fait fondamental pour la sociologie. Perplexe, parce que l'auteur, en meublant le monde par des êtres hybrides, mi-psychiques, mi-abstraits, mi-physiques, tend à réinstaurer des significations idéelles et des entités platoniciennes qui ne font pas seulement grincer des dents les monistes matérialistes. Certes, le pluralisme ontologique, comme le suggère l'auteur, ne contredit ni l'expérience ordinaire, ni les résultats des sciences naturelles, car les pensées et les concepts sont des abstractions dont l'existence n'est assurée que par le sentiment de leur typicité chaque fois que tout un chacun, en tant que première personne, rencontre les objets auxquels il peut les appliquer. Pourtant, le projet d'une telle ontologie, pour convaincre les sceptiques, qu'ils soient empiristes ou naturalistes, devrait mieux préciser les relations entre les actions et les pensées, les concepts et les principes formels, les pensées et les institutions. Car, s'il apparaît tout à fait clairement, à la lecture de cet ouvrage, que les descriptions d'actions répondent stricto sensu à des contraintes sémantiques puisqu'elles se réfèrent à des événements, il est beaucoup moins évident de comprendre de quelle manière les concepts vides (une licorne), les pensées « sans dénotation » (la femme idéale), les institutions idéelles (le marché) ou les règles tacites (ne pas faire du mal àson prochain), peuvent répondre à des contraintes sémantiques qui, en l'absence d'un référent, disparaissent - tout au moins dans la tradition analytique dont l'auteur se réclame. Du coup, la légitimité de l'entreprise, de facture grammaticale, qui consiste à découvrir les types d'action possibles « comme on découvre l'ordre des particuliers de la matière ou des objets d'un système stellaire » (p. 224), se trouve compromise, le lecteur ne sachant que faire de ces pensées flottantes dont le mode d'existence n'est pas vraiment élucidé. Enfin, l'hypothèse selon laquelle la culture est une « médiation sociale susceptible de fausser la compréhension correcte du monde » et d'opacifier les rapports sociaux mériterait d'être développée. En effet, même si elle est illustrée par des exemples ad hoc, comme la propagande d'extrême-droite, elle risque de tomber dans le mythe d'une société dont l'état de nature permettrait au principe de justice de s'épanouir. Ces différentes précisions permettraient, il me semble, de payer les traites que la philosophie fait payer à tous ceux qui osent s'y aventurer, renforçant ainsi l'incontestable portée de la « sociologie de l'esprit » que nous propose Patrick Pharo.

(1) Patrick Pharo, Le sens de l'action et la compréhension d'antrui, Paris, L'Harmattan, 1993.

(2) Pharo renvoie notamment aux travaux de Dan Sperber dont le dernier ouvrage interpelle directement les sciences sociales. Cf D. Sperber, La contagion des idées, Paris, Ed. Odile Jacob, 1996 et le compte-rendu qu'en fait Fabrice Clément dans un numéro précédent de Réseaux, n°77, mai-juin 1996, pp. 187-191.

Les fils de Nadar

Le « siècle » de l'image analogique

de Pierre SORLIN

par Bernard MIEGE

L'édition d'ouvrages (en sciences humaines et dans d'autres secteurs) évolue de telle façon que l'on trouve de plus en plus de textes-clé dans des livres de petite dimension et poursuivant apparemment des buts didactiques ou de vulgarisation. Pierre Sorlin nous donne ainsi dans la collection Fac-Cinéma/Image, un ouvrage ambitieux sur le plan théorique, et dont la parution doit être saluée. Ce serait cependant une grave erreur que de voir dans ce texte uniquement de quoi alimenter la formation des seuls étudiants de 2e cycle en cinéma et audiovisuel.

Le projet de l'auteur n'est en effet rien moins que d'analyser le « régime perceptif » de l'image analogique qui a pris la suite, sans la remplacer totalement, de l'image synthétique et a dominé pendant plus d'un siècle (avec la photographie, le cinéma et l'audiovisuel), en construisant une certaine vérité et en imposant de voir le monde selon un axe particulier. Ce régime tend désormais à se voir supplanté (totalement ou partiellement, cela reste àvérifier) par l' image virtuelle (ou numérique). Un tel projet, dans un ouvrage de petite dimension, cela aurait de quoi inquiéter a priori, mais Pierre Sorlin n'ajoute pas un élément de plus à la longue liste des fresques discursives que nous proposent inlassablement les essayistes modernes ; sa culture et ses connaissances socio-historiques, sa réflexion argumentée sur les arts du visuel, et la multiplicité de ses sources (italiennes, anglo-saxonnes, etc.) sont une garantie de qualité pour le lecteur qui entreprend avec lui ce parcours.

Le début de l'ouvrage permet de saisir ce qu'est pour l'auteur cet autre regard, cet autre discours qu'introduit l'image analogique. Sans verser dans une analyse unilatérale, il n'oublie pas de signaler d'entrée que « tout régime perceptif est modelé, en partie du moins, par des affrontements de classe » (p. 26). D'où tout un ensemble de passages sur l'art du portrait, puis sur les rapports entre le cinéma et les foules urbaines (« l'image analogique n'a pas simplement fourni des vues inédites sur le monde, elle a conduit chacun à se regarder soi-même, à se considérer tel un objet extérieur à soi, elle a donné une forme à la notion vague de foule, elle a modifié le rapport de l'observateur aux faits observés et rendu l'événement partiellement indépendant du flux temporel » , p. 45). Si avec l'image analogique les hommes ont donc considéré le monde d'une autre manière, Pierre Sorlin prend cependant bien soin d'indiquer que « les techniques n'ont pas été l'essentiel, et que c'est un entrecroisement d'attentes et d'anticipations qui a mis en place, lentement, une autre façon de regarder » (p. 61).

Un long chapitre est ensuite consacré aux gens d'images, c'est-à-dire à tous ceux (professionnels sans identité, amateurs éclairés, témoins des pseudo-événements domestiques, producteurs artisanaux, techniciens, reporters, « auteurs » d'archives dormantes, encore trop peu pris en compte dans les histoires de la photographie ou du cinéma) qui ont été les acteurs de ces... prises de vues sur le monde, tant dans les loisirs que dans la vie économique. On peut discuter l'insistance avec laquelle Pierre Sorlin répète que ces professions de l'image ne répondaient à aucune vocation et que ceux qui les adoptaient le faisaient sans spécialisation ; plus exactement, cette caractérisation ne se vérifie plus guère depuis un tiers de siècle. Mais on s'accordera avec lui sur le fait (essentiel sociologiquement) qu'on ne peut tracer une frontière entre le professionnalisme et l'amateurisme et sur le fait que, même si elle a été fortement investie par l'initiative capitaliste, la fabrication d'images ne lui fut pas entièrement subordonnée, devenant une activité particulière où « . . . se mêlaient le désir de voir, l'envie de se voir et de faire voir » (p. 104).

L'image analogique, si elle est à l'origine d'un régime perceptif, procède de façon sélective, valorisant certains points de vue, mais écartant systématiquement d'autres façons de voir. La mise en images du monde désigne et occulte en effet tout à la fois. Pierre Sorlin le montre à partir d'analyses portant sur la monstration du pouvoir politique, des guerres, des corps, de la sexualité, de la publicité, de la médecine, de la religion, des villes et des campagnes, des activités industrielles et même des images ethnographiques. Au bout du compte, il conclue sur « l'étroite relation de la reproduction analogique avec le modernisme, c'est-à-dire avec l'essor capitaliste, le développement machinique et l'impérialisme... » (p. 153), tout en notant qu'« . . . elle fut un avatar facultatif de la modernité » (p. 164) ; mais, si rassurante soit-elle, cette vision du monde en correspondance avec le développement capitaliste est plus feutrée que triomphante et elle laisse place à « . . . d'innombrables mises en scène de formes humaines », par exemple dans les représentations urbaines. L'auteur laisse en débat avec le lecteur toute une série de questions, parmi lesquelles :

-quand dater le changement de régime perceptif ?

-les représentations analogiques ne seraient-elles pas seulement une transition entre la représentation classique et les formes plastiques modernes ? (plus proches de la composition classique, elles auraient surtout ajouté la puissance de la figuration).

-quel rôle ont-elles joué (jouent-elles) dans les difficiles relations entre l'Occident et le reste du monde ?

. n'ont-elles pas triomphé parce que, sans remettre en question le rôle de l'écrit, elles permettaient de renforcer à distance l'emprise des hommes sur le monde, leur confiance dans le « progrès » et la rationnalisation de la connaissance ?

Il s'agit de questions essentielles - y compris et surtout parce que nous serions en train d'entrer dans une société nouvelle avec un nouveau régime perceptif - auxquelles Pierre Sorlin entraîne le lecteur avec finesse, en lui montrant la complexité de ce qui est en jeu, d'un point de vue tant historique que communicationnel ou esthétique. À peine lui demandera-t-on s'il n'y aurait pas lieu d'introduire le « flot télévisuel » dans ce bilan, et de rechercher en quoi il modifie/perturbe, à partir du dernier tiers du XXe siècle, le régime perceptif de l'image analogique.

Pierre SORLIN. Les fils de Nadar. Le « siècle » de l' image analogique. Nathan Université, 1997, 206 pages.

Frankreich Quotenreich

de Marcel MACHILL

par Bernard MIEGE

Voilà un ouvrage qui ne devrait pas intéresser seulement les spécialistes des politiques publiques de communication, mais également tous les professionnels de la communication et les décideurs politiques qui s'interrogent sur la politique française en matière de médias et qui souhaiteraient peut-être mieux en percevoir les spécificités et même les singularités, alors que non seulement la construction européenne, mais surtout l'insertion croissante dans les marchés mondiaux en voie de libéralisation totale remettent de facto en cause nombre des fondements plus ou moins explicités de cette politique.

Marcel Machill qui coopère à l'Institut Européen de Dortmund nous livre, dans cette longue monographie, les résultats d'une minutieuse recherche, basée à la fois sur une analyse très complète des documents (textes juridiques, déclarations d ‘ acteurs, études et recherches) et sur une trentaine d'entretiens réalisés de 1993 à 1995. Cette recherche porte à la fois sur les principes politiques généraux, sur la politique linguistique, ainsi que les aspects spécifiques concernant la télévision, la radio, le cinéma et la presse.

« Frankreich Quotenreich », le titre, difficilement traduisible (littéralement : « France, le royaume des quotas »), met l'accent sur l'étrangeté du système français des médias pour un observateur étranger et insiste sur les mécanismes de protection (comme les quotas de chansons françaises imposés aux radios, le subventionnement de la production des films et téléfilms, les quotas de programmation des chaînes de télévision ou l'interdiction des anglicismes dans les publications administratives). L'auteur insiste également sur le rôle de tuteur des médias que joue l'État, pas seulement dans le domaine de la radiotélévision, mais encore, d'une certaine mesure, dans la presse.

Marcel Machill qui remarque justement qu'il n'existe pas, en langue française, de recherche offrant une théorie globale sur le système des médias français axée sur une approche telle que la sienne, connaît bien les ressorts de cette politique et sait combien ils sont, au-delà des changements politiques intervenant régulièrement, en relation étroite avec le ronctionnement de l'État français et la place importante tenue par l'élite politico-administrative. Il observe même que les mesures allant dans le sens de la commercialisation des médias et de la déréglementation ont jusqu'à maintenant été prises « dans un cadre délimité par de nombreuses mesures de protection » (p. 37). Il considère cependant que ce qu'on peut qualifier de double-jeu ne saurait durer, et écrit en conclusion : « Le dilemme de la politique française des médias est cependant que cet objectif - à savoir le développement d'une industrie française autant qu'internationale des médias - est incompatible avec un autre objectif, la préoccupation de l'État de protéger la culture nationale, les contenus et la langue »(p. 352). L'alternative est sans doute posée brutalement, mais on doit savoir gré à Marcel Machill d'avoir identifié une vraie question : les débats publics, en matière de communication, portent rarement sur des questions centrales, et celle-ci en est une, soigneusement esquivée jusqu'à présent. Ajoutons que l'auteur a joint à son ouvrage écrit en allemand un résumé ainsi que le plan détaillé du livre, rédigés à la fois en français et en anglais.

Marcel MACHILL . Frankreich Quotenreich. Nationale Medienpolitik and europäische Konzniunikationspolitik im Kontext nationaler Identitlit. Berlin, Vistas/Dortmund : Erich-Bost Institut für Journalismus in Europa, 1997, 420 pages.

La question médiatique

de Fabrice d'ALMEIDA (dir.)

par Olivier MOESCHLER

Ambitieux, cet ouvrage, dirigé par Fabrice d'Almeida, prétend réunir (selon la présentation rédigée par l'éditeur) les meilleurs spécialistes de l'histoire des médias en France. Plus modestement, la couverture du livre annonce que les textes rassemblés, écrits par des historiens et sociologues, « ne prétendent pas donner de leçons mais espèrent fournir des éléments de réflexion ».

La problématique générale de l'ouvrage est complexe, parfois bavarde. À partir d'une énumération, en vrac, des divers scandales et crises qui ont secoué le monde des médias ces dernières années, il s'agit de « restitu[er] à la querelle des médias sa dimension historique ». Un des points forts du livre est de ne pas succomber à la défense (ou à la condamnation) gratuite d'un milieu professionnel souvent mal compris, mais plus simplement de chercher à comprendre « comment et pourquoi l'on critique les médias » (p. 7). Prudent, le directeur met en garde non seulement contre « l'illusion médiatique », mais aussi contre ce qu'il appelle « l'illusion critique » (p. 16).

Ceci d'autant plus que, objets en même temps que sujets, les médias sont toujours, comme le note d'Almeida, « à la fois l'enjeu et le support » (ibid.) des querelles qui les concernent : « Les médias se critiquent eux-mêmes, et là n'est pas leur moindre pratique (p. 9). » Il est fait référence ici tant aux renvois réciproques incessants d'un média à l'autre qu'à l'inflation de ce qui pourrait constituer un genre télévisuel, dont Arrêt sur images n'est que l'exemple le plus connu (et pas le moins bon). Cette réflexivité est d'ailleurs souvent reprise par les différents auteurs. Toutefois si cette autocritique des médias se heurte à la logique même qu'elle tente d'éclairer, mais dont elle émane - elle « subit les mêmes règles que l'actualité », note d'Almeida (p. 10) - on aurait pu souhaiter des contributions plus spécifiquement centrées sur cet aspect.

Un indéniable point fort de l'ouvrage est l'hétérogénéité des contributions, dans l'unicité de la démarche, sinon de la problématique. Les deux premières parties éclairent les liens difficiles qu'entretiennent les médias, toujours « à la fois enjeux et lieux d'affrontement à des fins politiques » (p. 17), avec l'éthique et le politique. Christian Delporte retrace la difficile instauration de codes moraux dans la presse française de ses origines à nos jours. Selon l'auteur, on remarque actuellement un repli sur une morale individuelle, voire une utilisation des efforts déontologiques propres à une maison comme « une forme de culture d'entreprise » (p. 35). À travers la description de la lente instauration en France, depuis les années 1970, d'une Haute Autorité en matière d'audiovisuel, Agnès Chauveau démontre, avec force détails, que ce secteur est bien « un enjeu de pouvoir et de représentation » (p. 127). Ce projet est d'ailleurs né, entre autres, dans le contexte du mouvement dit des « radios libres », que s'applique à décrire Cécile Méadel. L'autre forme, plus brutale, de régulation - la censure - est évoquée par Jean-Yves Mollier dans son intrigante « histoire du silence » (p. 82), qui finit un peu trop rapidement sur l'hypothèse, intéressante mais pas nouvelle, selon laquelle de nos jours ce serait le goût moyen qui fait figure de « censure subtile » (p. 89).

Est-ce le public qui fait les médias ou l'inverse, voilà une autre dichotomie sousjacente de l'ouvrage. La mythique « contagion du crime par la presse » est restituée, pour le cas des faits divers dans la France du début du siècle, par Anne-Claude Ambroise-Rendu ; l'auteur semble hésiter entre l'essence » dialogique de ces comptes rendus, impliquant de multiples réceptions possibles (p. 50), et, à la même page, « l'interprétation franchement optimiste de ces textes comme condui[sant] le lecteur à plaindre les victimes et à blâmer les occupables malfaisants », . . Plus près de nous, Jean-Pierre Chrétien éclaire le rôle dramatique des médias au Rwanda, dont la participation active dans la diffusion de ce que l'auteur appelle un « nazisme tropical » (p. 53) est connue mais peu étudiée. Une dimension raciste d'ailleurs souvent reprise par les médias français dans la description du génocide, comme le relève l'auteur dans un retour sur soi salutaire, dans une des rares contributions de l'ouvrage qui sorte du cadre français.

Les liens encore plus directs entre politiciens et médias (ou l'inverse) sont traités par Pierre Musso, à travers une analyse gramscienne solide et stimulante du phénomène Berlusconi, et dans l'étude, nécessaire, par Simone Bonnafous des rapports, ambivalents et étonnamment peu pris en compte scientifiquement, qu'entretient Le Pen avec les médias, mais aussi vice versa. Enfin, à partir d'une lecture minutieuse d'une vingtaine d'années de Télérama (1973-93), Arnaud Mercier retrace « les changements que subit la légitimité journalistique » (p. 65, inspiré de Niklas Luhmann). Notamment, le discrédit croissant des journalistes est suggéré par les sondages périodiqties de ce magazine, du moins aux yeux du lectorat de ce dernier.

Pour pouvoir critiquer, il faut connaître ; la critique passe donc par l'histoire. Une partie importante des textes recueillis, contredisant à première vue le sous-titre de l'ouvrage, traite moins de la critique des médias qu'elle n'ébauche une » histoire pragmatique » (d'Almeida, p. I 8) de secteurs spécifiques de ce vaste terrain. Dans son introduction intelligente à cette partie, Catherine Bertho Lavenir esquisse la problématique du rôle constitutif de la technique en médias, dont le poids est souvent sur- ou sous-évalué. Entre « un certain déterminisme » et les « marges de manoeuvre », elle opte, avec P. Flichy, pour la « négociation » d'un »cadre d'usage » (p. 154) et esquisse ce qu'elle appelle (sans doute en écho à Braudel) les « chronologies différenciées » : « le temps court de la révolution technique (...) se greffe sur le temps long de l'histoire culturelle, et sur le temps très long des pratiques de communication » (p. 156). De manière louable, ce sont les « parents pauvres » de l'histoire des médias qu'on trouve dans cette partie. Exception faite peut-être du cinéma, dont les rapports avec l'histoire ou l'historien sont présentés par Pierre Sorlin dans un survol vaste (intégrant plusieurs aires linguistiques) et utile, quoique forcément peu approfondi. Marc Martin, apparemment seul spécialiste du domaine, retrace la politique des annonces et la vénalité dans la presse au tournant de ce siècle, tandis que Michael Palmer esquisse une histoire des grandes agences de presse en Russie autour de 1900. Patrick Eveno enfin vient éclairer, en franc-tireur et, on le regrette, sans lien avec les autres dimensions, l'essence économique de ce qu'il appelle les « entreprises de médias ».

Au-delà de la diversité des problématiques abordées, c'est bien la multiplicité des champs étudiés ainsi que l'intérêt et l'actualité de la démarche qui constituent la richesse de l'ouvrage. Et sa clairvoyance, puisqu'il va plus loin en posant que « la question médiatique (est) la nouvelle question sociale » (p. 19). Par là, d'Almeida n'entend pas seulement que, dans nos sociétés atomisées, ce sont les médias qui tissent désormais les liens sociaux, mais que la dénonciation des médias cache en fait un « désaveu du politique », voire « une crise profonde » (p. 14) de société. S'il ne peut la résoudre, cet ouvrage constitue certainement un pas vers une meilleure compréhension de cette dernière.

*La question médiatique. Les enjeux historiques et sociaux de la critique des médias. Textes présentés par Fabrice d'ALMEIDA, Éditions Seli Arslau, Paris, 1994.

Victor Barbeau, pionnier de la culture journalistique

de Michèle MARTIN

par Jean-Pierre BACOT

La critique culturelle n'est apparue que tardivement au Québec. Sous le pseudonyme du « turc », Victor Barbeau, publiciste pratiquement ignoré en France et moins connu qu'il devrait l'être dans son propre pays, est le premier à avoir instauré dans la Belle Province, après plus de trente années de pratique journalistique originale, une chronique régulière des événements culturels, ceci à la fin des années cinquante, c'est-à-dire à une époque de lourd contrôle social où n'avait pas encore soufflé le vent libéralisateur de la « révolution tranquille ». Du fondateur de l'Académie canadienne-française et de ses Cahiers, qui mourut centenaire en 1994, il n'existe encore à ce jour aucune biographie. Barbeau fut tout à la fois journaliste, écrivain, homme d'action, professeur, et même quasi sociologue avec des études pionnières sur les publics. C'est cette largeur de pensée et d'activité qui a donné le goût à Michèle Martin d'analyser finement une bonne partie de son long parcours.

Dans cet opus, l'auteur s'attache essentiellement, et presque exclusivement, au rôle de médiateur de Barbeau, à son oeuvre comme action et produit social, à son statut d'agent culturel semi-progressiste dans une économie politique hyperconservatrice, au point de nous priver de quelques éléments d'incarnation du personnage, de données existentielles, qu'on eût aimé pouvoir mettre en perspective avec le parcours social de l'homme, en particulier pour ce qui concerne la structure de ses goûts.

Oscillant tout au long de sa carrière entre le conservatisme de la société où il évoluait et dont il partageait les valeurs axées sur le couple francophonie/catholicisme, et un certain libéralisme culturel, Barbeau fut en effet un personnage contradictoire. Très éloigné de ses équivalents européens de l'époque avec lesquels il n'eut que peu de contacts directs, il véhicula, explique et illustre en détail l'auteur, une tension constante entre le savoir et le pouvoir. On lui doit également une extension et une modernisation de la sphère culturelle, sphère dont il illustra ainsi l'autonomie, à en donner raison aux lectures gramsciennes chères à celle qui le regarde aujourd'hui d'un oeil quasi filial, mêlé de respect et de critique.

Ce sera le grand mérite de cet ouvrage que d'avoir démontré comment, période après période de sa longue existence, cet homme de lettres, ce conservateur éclairé, inscrivit son oeuvre et son action dans un certain progressisme, taraudé qu'il était par la volonté de voir accéder un grand nombre de ses concitoyens à la culture, ne fût-ce que pour combler le fossé qui séparait alors à ses yeux les Canadiens français de leurs homologues anglophones. Si une telle attitude était incontestablement démocratisante, elle fut cependant tempérée par une constante moralisation du propos.

Michèle Martin insiste à plusieurs reprises sur le besoin que Barbeau, dont elle cite l'ensemble de la production journalistique, ressentait en effet de discipliner ses concitoyens dans leurs choix et leurs goûts.

Dans sa vaste entreprise de formation et d'élévation de l'opinion publique francophone, Barbeau tirait et freinait tout à la fois. Il n'aimait guère la culture populaire qu'il voyait émerger au théâtre ou en littérature, il souhaitait que le peuple accédât àla culture bourgeoise, mais à la différence de bien d'autres, il consacra toute son oeuvre à cette impossible tâche. Impossible ?

Michèle Martin nous affirme que le solde de cette longue et patiente action peut être aujourd'hui considéré comme positif, sans doute parce que son inlassable promoteur finit involontairement par miner l'hégémonie qu'il portait en lui et parce qu'il contribua à faire émerger un rapport élargi du peuple à la Culture qui ne fut pas inutile lorsque les vannes s'ouvrirent dans les années soixante, alors même que Barbeau prenait sa retraite.

Il fut bien loin des modèles français, ou anglo-saxon, loin des figures d'intellectuels largement balayées par l'histoire et la sociologie, cet univers socio-culturel québécois que ne traversait pas la seule question du nationalisme et dont Barbeau fut àlui seul, ce livre nous le rend évident, un acteur majeur. Il mérite donc notre intérêt par sa totale spécificité et le nombre de décalages qu'il laisse imaginer dans l'esprit de ce grand médiateur, rapports ambivalents avec la France mythique, les États-Unis redoutés, le Canada anglais conquérant . . .

Visiblement séduite par son sujet médiateur, l'auteur aura saisi au plus près les tensions qui s'établissent dans la diversification de l'offre culturelle entre divers publics, diversification engendrée par une société de marché qui rentre en conflit avec la volonté idéologique de répandre la connaissance de manière universelle. Cette contradiction, on peut la repérer, et ce fut le cas de Barbeau, au sein d'un seul et même agent. Michèle Martin s'interroge in fine sur le sens que pourrait prendre aujourd'hui la reprise de ce projet dans un contexte de liberté : la promotion par le haut d'une culture nationale unifiante, dans une société où non seulement les classes, les sexes, mais aussi les ethnies diffèrent.

*Michèle Martin . Victor Barbeau, pionnier de la critique culturelle journalistique, Les Presses de l' Université Lavai, Québec, 216 p., 1997.

Sociétés et représentations, n°4, La Nuit

de Véronique NAHOUM-GRAPPE et Myriam TSI KOUNAS (dir.)

par Costin POPESCU

Il existe une étape dans l'évolution des cultures où, une fois satisfaits les efforts spécifiques pour appréhender tel ou tel domaine, les humains concentrent leur intérêt surtout sur des « panoramas , sur des perspectives d'ensemble qui mettent de l'ordre dans ces connaissances disparates. C'est l'âge encyclopédique.

La culture occidentale, suivie par d'autres l'ayant prise pour modèle, vit à cet âge. « Cadets » des fameuses « encyclopédies universelles », maints ouvrages parlent de diverses représentations de l'amour, de la peur, du paradis, etc. et ce dans divers espaces culturels et à diverses étapes historiques. Cet intérêt s'est propagé jusqu'aux périodiques : le numéro 4 de la publication bi-annuelle « Sociétés et représentations » en témoigne. Il est consacré à la nuit.

Au début de leur présentation, Véronique Nahoum-Grappe et Myriam Tsikounas proposent comme acception-maîtresse de la nuit celle d'« espace social spécifique » ; à la fin du même texte, elles lais sent entendre que des perspectives anthropologique, psychologique, historique, etc., seront également ouvertes. On peut en effet les identifier tout au long des textes du recueil. Et on ne s'arrête pas ici : s'y ajoute, en effet et souvent, la perspective esthétique. La bibliographie volontairement limitée aux ouvrages, articles et thèses traitant des questions abordées dans le numéro et qui se trouve en fin de recueil est peut-être la preuve la plus évidente de cette « dilatation » de l'acception initiale.

Il en résulte un séduisant bric-à-brac. Bric-à-brac serait-il le mot juste ? D'après les dictionnaires, il désigne un amas de vieux objets hétéroclites. A propos de cette Nuit, je voudrais conférer au mot une connotation positive : primo, parce que, même si la revue - avec son encyclopédisme - suit la formule de Samuel Johnson Old things in a new way (on ne dit pas de choses nouvelles sur la nuit), toute organisation nouvelle projette forcément une lumière nouvelle sur des faits réputés connus ; secundo, les choses connues peuvent apporter avec elles du réconfort, de la paix, de la joie (crions haro sur la publicité, qui veut nous vendre l'obsession du nouveau !).

À cette impression de bric-à-brac - je le réaffirme : séduisant - contribue aussi la diversité des genres que les textes illustrent : essais de diverses envergures, interviews, souvenirs, etc.

Le numéro prouve que la nuit est une intarissable source d'oppositions et d'associations. Par opposition au jour, la nuit se fait intégrer en une série qui comprend masculinité et féminité, soleil et lune, raison et sentiment, vie et mort, etc. Dans une autre perspective, par ses « sèmes »(silence, amour, repos, transgression, etc.), elle s'ouvre vers d'autres ensembles de significations, où elle s'accompagne de bruit, haine, travail, soumission, etc. On ne saurait imaginer facilement toutes les directions et leurs implications ; aussi la nuit nous apprend-elle à découvrir ce que nous croyions connaître déjà.

Nombreuses sont les analyses et remarques de finesse ; il n'est question de passer en revue ici que trop peu d'entre elles, avec le sentiment embarrassant d'avoir laissé de côté telle ou telle autre qui aurait mérité une mention.

Le choix que je fais est le résultat de mes préférences on ne peut plus . . . personnelles. Dans « Night time is the right time » . l'espace nocturne du rock, Patrick Mignon livre un minutieux examen sociohistorique et sémantique de la musique ayant fasciné le monde entier à partir des années 50. D'initiation à la vie sentimentale adulte hors du contrôle des adultes (eh, oui !), le rock devient l'expérience de l'artificiel, de la délinquance, de la violence. C'est la nuit - les textes des chansons le prouvent - qui se fait porteur de ce changement de vision. Et derrière cette vision de la nuit se cache une nouvelle vision de la moralité.

Bien qu'intégré à une autre section de la revue, « Dualité de la nuit, duplicité de la ville » de Julia Csergo est en quelque sorte le pendant de l'essai sur le rock. Nous sommes dans le Paris préhaussmannien, dont les guides, après avoir recommandé les grands boulevards, prêchent les ruelles fangeuses, les impasses puantes, les catacombes suppurantes... Sous la protection de la nuit y pullulent « noctiloques », « noctiphages », « noctiurges », « noctambules », « noctivagues » (superbe typologie due à Julien Lemer, auteur en 1861 de Paris au gaz). Comment expliquer cette fascination pour le crime, la pestilence, la misère ? Devinait-on en dessous quelque état antérieur - informe, grouillant, accroché au seul momentané - de l'existence ? Toutes ces significations de la nuit, celles décelées dans l'essai antérieurement mentionné, c'est la ville qui les a déployées.

S'éfforçant de présenter toutes les directions importantes sur lesquelles se développe la signification de la nuit, les textes du numéro 4 de « Sociétés et représentations » témoignent du permanent « modelage » que l'homme fait du cadre de son existence, de son être, de ses valeurs.

*Sociétés et représentations n°4, La Nuit, mai 1997, CREDHESS, Université Paris 1, 414 p.

Telemedecine. A guide to Assessing Telecommunications in Health Care

de Marilyn J. FIELD (dir.)

par Benoît DARDELET

En avril 1924, la couverture du magazine Radio News anticipa la vision de ce que serait la télémédecine dans sa description d'un » docteur-radio », sorte de cyclope monstrueux couvert de boutons lumineux, qui crachait des liasses de feuilles, et dont le pavillon droit était anormalement déformé, appareil venu d'ailleurs, mais qui devait permettre à un médecin d'être lié à un patient non seulement par le son, mais aussi par une image animée (illustration p. 37). A cette époque, la radio venait juste de pénétrer les foyers américains et les premières transmissions télévisuelles n' apparurent pas avant 1927. L'histoire ne dit pas si Orson Welles eut l'occasion de lire ce magazine.

Depuis une trentaine d'années, le monde de la santé assiste à l'émergence de nouvelles techniques qui envahissent son domaine d'activités. Des chercheurs, des ingénieurs, des informaticiens se penchent sur le progrès que les nouvelles technologies de l'information peuvent apporter au secteur de la santé, et surtout sur la plus dynamique d'entre elles, la télémédecine. Bien que relativement récente, elle date des retombées des expériences des premiers vols spatiaux américains et tout comme l'auteur le souligne, dans bien des cas déjà l'évaluation de ses impacts se révèle périlleux, ceci étant dû à divers facteurs. Les avances rapides, pour ne pas dire exponentielles, des technologies informatiques et de leur application sur les télécommunications sont les premiers points de cette difficulté de suivi. De plus, dans le cadre du secteur médical, les infrastructures existantes sont très souvent complexes et restent obscures pour bon nombre de leurs utilisateurs. Les applications de la télémédecine sont d'ailleurs diverses et souvent laissent les utilisateurs perplexes. Enfin, ces nouvelles technologies demandent de reconsidérer et de por ter à un niveau inégalé le travail coopératif entre professions pour des soins à distance.

Face à ces constatations, l'Institut de Médecine Américaine a proposé une étude qui souhaite traiter comme un processus continu l'élaboration, l'implémentation, puis l'évaluation de ces processus, afin de comparer les bénéfices et les coûts engendrés par la télémédecine vis-à-vis des pratiques actuelles. Les applications cliniques de la télémédecine ont toutes une particularité, même si les auteurs ne se positionnent pas dans cet optique ; il s'agit de contraintes similaires à celles de l'informatisation des systèmes organisationnels d'une manière générale : la diversité des applications possibles.

Comment donc évaluer les soins, à l'heure où l'Internet permet à 250 millions de malades potentiels de comparer les divers hôpitaux connectés ? Bien que la question soit digne d'un docteur Knock, le débat que les auteurs proposent s'ouvre par cette constatation. Dans son contexte, la télémédecine demande des infrastructures, et les décideurs demandent en retour des évidences d'acquis. Fort de ce point, l'institut propose donc de puiser dans les expériences perçues par ces nombreux membres, depuis les hôpitaux privés les plus renommés jusqu'au petit hôpital de campagne, en passant par les expériences militaires, ceci afin de définir une approche et d'en préciser les termes.

Les analyses des diverses expériences en cours sont alors classées, en partant de celles qui concernent les évolutions des communications à distance, surtout liées à la télématique, pour aboutir à la télémédecine et à ses applications qui sont ici appelées « courantes », comme les soins à distance, la surveillance à domicile, ou les traitements des malades dans des situations extrêmes que sont les urgences. Cependant, l'infrastructure n'explique qu'une partie des problèmes actuels. Des facteurs humains perturbent l'acceptation de la télé-médecine, comme le simple fait de se trouver en face d'une machine qui pose problème à tout interlocuteur, ou celui d'être confronté à une suite d'intermédiaires qui vont se trouver être des ordinateurs. Ces choix sont donc aussi dans une certaine mesure politiques, car comme les autres services télématiques, ils utilisent les autoroutes de l'information, et dépendent donc de la bonne mise en place des installations. Les initiatives et les programmes gouvernementaux, et surtout fédéraux dans les cas observés par l'auteur, posent la question des licences professionnelles et de leur validité territoriale, autant que celle des malversations et abus de pouvoir que la distance peut couvrir. Et inversement, toute la problématique des réseaux est aussi approchée, quand la confidentialité de la transmission du dossier du patient dépend de la sécurité des infrastructures et du contenu de la vie privée qui devient mise à disposition. Ici, la proposition d'organisation est que le site qui procure les services de télémédecine, le référent (central site), et celui où le patient se trouve ou d'où les informations du patient émanent, soit le satellite (distant site). Les membres du site référent sont souvent des spécialistes, mais ils peuvent tout aussi bien être des médecins généralistes, des infirmières, des psychologues ou tout autre corps médical. Faut-il alors modifier les législations en place pour préserver le secret médical ? Si c'est le cas, que devient la valeur de l'acte ? La rémunération de l'expert, du médecin qui fait l'acte ou de celui qui donne un avis d'expert, est aussi problématique que sa reconnaissance. Au-delà des consultations basées sur le téléphone, l'application clinique la plus banale actuellement semble être la téléradiologie, la consultation des radiographies par un expert distant du patient. Ces utilisations de la télémédecine sont supposées augmenter les résultats des changements récents de politique, et surtout déplacer les soins du patient (impatient) au patient (oupatient) et d'encourager plus de coordination régionale entre les centres médicaux (p. 122). Ces problèmes suggèrent un paradoxe selon lequel les sites limitrophes les plus demandants peuvent aussi trouver particulièrement difficile de participer aux projets sans des aides financières et d'autres supports.

De ces conclusions, essentiellement basées sur des exemples, une première évaluation est faite, qui met en évidence les efforts, les approches, les stratégies et les résultats obtenus par ces expériences. La seconde étape sera alors d'établir les stratégies à suivre pour les projets en cours, et ceux qui verront le jour. Pour les auteurs, il est donc nécessaire de prévoir l'évaluation avant le projet lui-même, et ce, en établissant des éléments d'évaluation qui pourront être améliorés durant les processus de conception. Ces éléments-clé sont au nombre de cinq : la qualité des soins, la facilité d'accès, bien que le terme d'universalité d'accès me semble plus approprié, les coûts et le retour sur investissement de ces nouvelles technologies, la perception des acteurs concernés, aussi bien du milieu médical que des patients, et pour finir, l'évaluation de la grille et de ses attributs. Ce sont ces critères qui permettront à la télémédecine de se déployer, ou à l'inverse, ces évaluations pourront éviter que des projets boiteux ne se mettent en place. Ceux-ci ne sont pas pour autant présentés comme des échecs absolus dans la mesure où ces abandons pourront aussi stimuler d'autres innovations techniques, ou recentrer sur les besoins des utilisateurs. Ainsi, même une mauvaise approche peut se révéler être une opportunité. Le but de ce livre, et de la grille proposée, n'est pas en effet de vendre la télémédecine, mais d'encourager le développement et l'utilisation d'une bonne information pour des choix stratégiques. Le comité reconnaît d'ailleurs que certaines applications de télémédecîne, tout comme d'autres services de santé et de technologie, se diffuseront quoiqu'il en soit du manque d'évaluation de leurs coûts et de leurs bénéfices. Quelques-unes ne sont que des nouveaux usages de technologies informatiques et de télécommunications existantes, comme le téléphone, alors que d'autres sont expérimentées pour la première fois. Plus encore, la télémédecine n'est pas une technologie per se, ou un groupe de techniques discrètement mises ensemble. Les chercheurs notent bien qu'elle est davantage que simplement du matériel et des logiciels. Il s'agit plutôt d'une collection hétéroclite de pratiques, de technologies et de compromis organisationnels, car une partie importante de la conception de ces approches est la déclinaison d'une méthode pour établir les paramètres, en vue d'un système minimum d'acceptation. De plus, une adoption à grande échelle d'applications de télémédecine dépend d' infrastructures complexes et d'échanges humains tout aussi limpides, qui ne sont qu'en partie concrets, et surtout soumis aux environnements turbulents des nouvelles technologies.

La télémédecine perturbe la vue traditionnelle des pratiques professionnelles, basée sur un face-à-face entre le médecin et son patient. Cet échange rendait « l'endroit où la médecine se faisait, et qui la pratiquait, évident » (p. 89). Ces technologies cassent le lien physique et ainsi compliquent la vision du lieu de pratique du télémédecin et de son patient s'ils se trouvent dans des états différents, états fédéraux ou sur une vision plus large, nationaux.

Conventionnellement, trois niveaux hiérarchisent les problèmes liés à la qualité des soins vis-à-vis des nouvelles technologies : les usages excessifs (consultations en télémédecine non nécessaires), les sous-emplois (ne pas utiliser la technologie pour mieux soigner) et le milieu intermédiaire, la mauvaise performance (interprétation incorrecte ou inattendue durant la consultation). Il n'est pas finalement sans intérêt de s'interroger sur le point de savoir si la télémédecine en soi est un bon investissement, parce que ses forces, comme toute technologie, dépendent des circonstances dans lesquelles elle va être utilisée. Les perspectives de l'évaluation reviennent à savoir si l'investissement est valable pour un usage spécifique, comparaison faite avec les alternatives disponibles, si celles-ci existent.

L'ouvrage ne prétend pas, encore une fois, se faire le porte-parole de la télémédecine, mais affirme donner l'opportunité de clarifier les notions et d'évaluer l'avancée de projets à la lumière des expériences déjà connues. Une manière de livre de recettes pour créer, à partir d'un Golem, un carrosse qui durera plus longtemps qu'une permission d'un soir.

Marilyn J. Field, Telemedecine A guide to Assessing Telecominunictions in Health Care, Institute of Medecine,National Academic Press, Washington, D.C, 273 p.

Teams, markets and systems Business innovation and information technology

De Claudio U. CIBORRA

Par Céline ABECASSIS

Dans la lignée de la théorie des coûts de transaction, ce livre s'intéresse aux rapports des technologies de l'information avec les modes d'organisation. Une attention particulière y est accordée aux notions d'équipe et de marché posées comme alternatives aux hiérarchies.

Plusieurs manières d'appréhender les technologies de l'information y sont successivement étudiées. L'auteur nous rappelle tout d'abord que dans le design des systèmes d'information, la vision prédominante considère que tout peut être parfaitement informatisé, car la rationalité est illimitée et le savoir totalement accessible. Il ajoute qu'il s'agit pourtant là d'une vision restreinte, critiquée par la théorie des organisations et les économistes. Mais si l'on envisage que la rationalité soit limitée et le savoir tacite, alors les organisations vivent en répétant quelques routines. Dans une telle perspective, le marché devient un bon mode d'organisation, parce qu'il prend en compte la fragmentation du savoir. Dès lors que les organisations sont vues comme des jeux de coordination, l'utilisateur opportuniste du savoir doit être envisagé comme tel. Dans une transaction, l'information est alors utilisée et produite pour contracter : chercher un partenaire potentiel, signaler une volonté d'échanger, contrôler, vérifier et modifier le contrat. Enfin, si l'on considère une rationalité adaptative et une organisation apprenante, il faut prendre en compte l'organisation formelle mais aussi les éléments informels pour la mise en place d'un système d'information.

À la suite de ce panorama, l'auteur envisage successivement les équipes, le marché et leurs liens avec les technologies de l'information. Par rapport à la littérature académique sur la théorie des coûts de transaction qui n'envisage que le marché et la hiérarchie (l'entreprise) comme modes d'organisation, Ciborra introduit la notion « d'équipe ». C'est un type d'organisation qui émerge face à un fort niveau d'incertitude. Elle est soutenue par une technologie appelée « mediating technology ». Cette technologie fait le lien entre des personnes et est le support de l'action collective. Elle facilite les échanges, comme par exemple la monnaie. Dans une équipe, le système d'information n'est pas complètement formalisé. Le savoir tacite des agents, et notamment leurs communications, ne peuvent être informatisés totalement.

Une expérience compare ainsi deux groupes de retraités, dont l'un est relié en réseau (le groupe électronique), et l'autre non. On s'aperçoit que le groupe électronique peut non seulement s'organiser en hiérarchie (comme l'autre groupe), mais aussi en équipe. De plus, le groupe électronique peut s'élargir à des membres extérieurs et il est capable d'évoluer vers de nouvelles tâches. L'expérience permet de mettre en évidence la richesse de ce type de technologies de l'information comme soutien à de nouveaux modes d'organisation.

En principe, le marché est le mécanisme social qui intègre les objectifs individuels par l'échange de biens ou de services. L'information y est essentielle. Le prix d'un bien est le système d'information du marché de ce bien. Mais dans la réalité, au contraire de ce qui est supposé en théorie sur le marché, les communications ne sont pas transparentes, l'équilibre n'est pas instantané, et les transactions ont un coût. Ces imperfections créent une série d'opportunités par lesquelles les technologies de l'information peuvent améliorer le fonctionnement du marché : communiquer les prix plus vite, dans plus d'endroits et diminuer les coûts de transaction. Les technologies qui soutiennent le marché sont entre autres connues sous les sigles d'EDI (Échange de Données Informatisé) et l'EFT (Transfert Électronique de Fonds). Par exemple, chez Benetton, le réseau des usines, bureaux de création, sous-traitants, entrepôts et points de vente est maillé. Ce réseau informatique a pour but de diminuer les coûts de transaction entre les différentes unités et avec le marché. Des liens de données ont ainsi été établis entre le bureau central à Trévise et les caisses dans les magasins : ces liens permettent la mise en place des plans de production et de réapprovisionnement qui s'adaptent aux mouvements du marché, en réduisant les délais entre les besoins du consommateur, exprimés dans les transactions d'achat et la réponse de l'entreprise. De plus, les systèmes de création assistée par ordinateur diminuent les délais entre la création d'un modèle et sa production. Les bases de données soutiennent des relations de quasi marché entre l'entreprise et ses sous-traitants. Donc le système semble en adéquation avec l'organisation de Benetton, car il maintient et renforce sa flexibilité. Il rationalise les coûts de transaction plutôt que d'imposer une configuration rigide et pyramidale.

Ciborra ajoute que sur un marché électronique, un nouvel acteur intervient : le fournisseur de valeur ajoutée, lequel a plusieurs rôles. Il propose une infrastructure à une communauté déjà définie et prête à payer. Mais il peut en plus intervenir sur le contenu des applications pour promouvoir l'utilisation du service. C'est par exemple ce qu'a fait France Telecom avec le Minitel en France. L'entreprise a fourni le réseau Transpac et les terminaux gratuitement. Avec l'idée du kiosque, elle a permis à des tiers de proposer des services sur ce réseau, en tenant la comptabilité des transactions. Pour rendre le système utile dès le début, France Telecom a de plus mis l'annuaire sur le Minitel.

Si les promesses du titre de ce livre ont été tenues en ce qui concerne les rapports entre organisation et technologies de l'information, le marché et les équipes sont traités cependant de manière totalement indépendante et l'auteur nous délivre assez peu d'informations sur le passage d'un mode d'organisation à l'autre. On eût aimé enfin en savoir plus sur la caractérisation des relations de sous-traitance ou de partenariat qualifiées par lui de quasi marché.

Cyberculture

de Pierre LEVY

par Bernard MIÈGE

Le dernier ouvrage de Pierre LEVY se présente comme un « Rapport au Conseil de l'Europe ». Ce serait cependant une erreur de le lire comme s'il s'agissait seulement d'un rapport officiel ou de n'y voir qu'une tentative de prévision des formes de la cyberculture.

Cyberculture ne se comprend qu'en référence à l'ouvrage majeur de l'auteur, L'intelligence collective, paru quatre ans auparavant dont il poursuit, complète et parfois rectifie l'objectif affiché : élaborer une anthropologie du cyberspace (qualifié d'ailleurs de cyberespace dans l'ouvrage récent). Le plus souvent Cyberculture, qui s'adresse moins à des spécialistes qu'à des décideurs ou à des professionnels engagés dans l'action, est plus informatif voire didactique ; et ceux qui auraient eu du mal à suivre Pierre LEVY dans sa présentation des quatre espaces ou dans son projet de société fondée sur l'intellectualité, le savoir et l'immatériel, sont désormais placés devant des situations concrètes expérimentales, sans avoir à se déterminer ouvertement pour le projet social utopique qui est la perspective tracée par L' intelligence collective.

C'est pourquoi l'auteur se montre généralement moins affirmatif et plus nuancé, voire relativiste. Ainsi reprenant sans le dire une proposition célèbre de Melvin KRANZBERG, il considère maintenant que la technologie n'est pas déterminante mais seulement conditionnante. « Une technique n'est ni bonne ni mauvaise (cela dépend des contextes, des usages et des points de vue), ni neutre (puisqu'elle est conditionnante ou contraignante, puisqu'elle ouvre ici et ferme ailleurs l'éventail des possibles). Il ne s'agit pas d'évaluer ses « impacts » mais de repérer les irréversibilités ou tel de ses usages nous engagerait, les occasions qu'elle nous permettrait de saisir, de formuler les projets qui exploiteraient les virtualités dont elle est porteuse et de décider ce que nous en ferons » (p. 28). Il nous apparaît que cette proposition cadre mal avec, par exemple, la dénonciation sans appel des techniques dites molaires (parmi lesquelles tous les médias de masse) qui est essentielle à son rejet de l'« espace des marchandises » et au fondement de l'« espace du savoir ».

Ainsi surtout de la proposition centrale de Cyberculture d'un programme sans but ni contenu : « . . . le mouvement social et culturel qui porte le cyberespace, un mouvement puissant et de plus en plus massif, ne converge pas sur un contenu particulier, mais sur une forme de communication non médiatique, interactive, communautaire, transversale, rhizomatique. Ni l' interconnexion généralisée, ni l'appétit de communautés virtuelles, ni l'exaltation de l'intelligence collective ne constituent les éléments d'un programme politique ou culturel au sens classique du terme... En somme, le programe de cyberculture est l'universel sans totalité (c'est-à-dire sans risque de domination et de manipulation, les communautés virtuelles ayant ce pouvoir de dissoudre en permanence leurs micrototalités dynamiques émergentes », BM.) «. . . Le mouvement continu d'interconnexion en vue d'une communication interactive de tous avec tous est en lui-même un indice fort que la totalisation n'aura pas lieu, que les sources seront toujours plus hétérogènes, que les dispositifs mutagènes et les lignes de fuite vont se multiplier. » (pp. 157-159). En tout cas, on ne peut pas voir dans ce nouveau programme plus qu'une inflexion par rapport au projet de »quatrième espace anthropologique annoncé dans L' intelligence collective, et qui «. . . s'il se déploie un jour, accueillera des formes d'auto-organisation et de sociabilité tendues vers ta production de subjectivités. Des intellectuels collectifs y momadiseront en quête de qualités, de modalités d'être inédites.« Ce ne sera pas tout à fait le paradis sur Terre, puisque les autres espaces, avec leurs contraintes, existeront toujours . . . Aucun grand soir ne fera jaillir l'Espace du savoir, mais beaucoup de petits matins. » (I.C., p. 140). En bref, Pierre LEVY placerait désormais moins ses espoirs dans les collecticiels et dans l'auto-organisation autour des réseaux et des outils de communication ; le projet n'est pas abandonné, mais son humanisme anthropologique le conduit à porter ses regards vers cyberespace lui-même, et à lui trouver a priori beaucoup de qualités.

On ne saurait s'étonner dès lors que Pierre LEVY aborde ensuite autant de questions dans Cyberculture, en réfutant par avance, non seulement les critiques d'autres auteurs (« qualifiées de conservatrices et de parodiques de la grande Critique »), mais même les « interrogations sociales » : c'est le cas à propos du déclin des auteurs et des créations, de la dynamique de la musique populaire mondiale, de l'intérêt des arbres de connaissances pour la valorisation internationale des compétences, de la démocratie électronique, de la nécessité d'une assimilation critique des autoroutes de l'information, de l'influence décisive de l'intelligence collective dans le développement économique, de l'action des « plus puissants États » qui ne peut être que marginale dans l'épanouissement du cyberespace, de l'intérêt d'« une dialectique de l'industrie et du business, jeux de l'industrie et du business », de la fin des monopoles de l'expression publique et donc la nécessité d'achever ladéréglementation, du fait que la cyberculture ne produit pas plus d'exclus que les systèmes antérieurs, de l'importance qu'il y a à « considérer toutes les langues comme des langues minoritaires », etc. Sur toutes ces questions, Pierre LEVY dispose des réponses, et il ne dissimule pas un optimisme assuré, que semblent renforcer les mises en garde et les dénonciations de toute une série de penseurs (comme P. VIRJZIO ou J. BAUDRILLART). On peut tenir cette dichotomisation du débat public pour stérile.

*Pierre LEVY, cyberculture, Odile Jacob, 1997.