n° 86

 

La parole manipulée

de Philippe BRETON
par Christian LE BART

Comme toutes les branches de la sociologie, les sciences de la communication subissent des effets de mode qui contrarient les visions naïves d'un progrès scientifique linéaire. Et c'est peut-être le premier mérite du récent ouvrage de Ph. Breton que de se libérer du jeu des problématiques imposées, pour oser, non sans une certaine audace, des questionnements aujourd'hui absents de l'agenda scientifique. Le titre annonce la couleur et indique d'emblée un parti-pris normatif :
il s'agit pour l'auteur de traquer et de dénoncer les formes contemporaines de « manipulation » ayant cours dans divers univers sociaux (politique, information, publicité, etc.). Partant du postulat selon lequel « l'homme est le seul animal menteur » (p. 31), Ph. Breton s'efforce de distinguer les entreprises qui visent à « convaincre » de celles qui cherchent à « manipuler ». L'orientation normative qui fonde cette distinction est assumée dès lors que le critère qui permet de séparer la bonne parole de la mauvaise est celui de la liberté laissée au destinataire : respect dans un cas, violence dans l'autre. L'auteur ne cache pas non plus qu'une de ses ambitions est de contribuer à déstabiliser les entreprises de manipulation aujourd'hui les plus audacieuses, et il consacre de longs développements à l'extrême droite.

L'ouvrage s'ouvre sur un historique particulièrement précieux, qui pose bien la question des relations (complexes) entre manipulation et démocratie. Un tel régime, dont l'auteur montre qu'il n'a pu s `épanouir qu'au prix de la suspension de la violence (le débat judiciaire contradictoire remplaçant par exemple le système de la « vendetta »), induit les idées d'égalité, de réciprocité et de symétrie qui sont au fondement de l'agora. Mais comment est-on passé de l'argumentation à la manipulation ? Ph. Breton diagnostique la banalisation de celle-ci, qu'il repère dans de multiples secteurs de la vie sociale. Le pessimisme de son analyse fait écho à toute une série de travaux trop souvent abandonnés au purgatoire de l'histoire des sciences sociales, travaux centrés sur l'idée de « propagande » (S. Tchakhotine, J. Ellul, V. Packard). A partir de là, la réflexion de Ph. Breton s'oriente dans deux directions.

La première est une analyse exhaustive des procédés manipulatoires : ceux-ci sont mis au service de causes multiples, parfois condamnables, parfois louables (mais la manipulation n est pas plus excusable dans le second cas). La voie est ainsi ouverte à une analyse de contenu qui, exemples à l'appui, met en lumières des procédés aussi divers que les « fausses causalités », les « mots-piégés », les « rails mentaux », etc. Sont « démontées » des expressions comme « problème d'immigration », « détention administrative », « délivrer un missile » ou des messages comme les publicités Malboro associant cigarette et virilité, voire cigarette et santé. L'analyse, complémentaire de celle à laquelle s'était livrée B. Grunig il y a quelques années sur la publicité (Les mots de la publicité, éd. CNRS, 1990), culmine avec le démontage d'une prestation télévisée de J.-M. Le Pen. Les réactions du leader du FN au meurtre d'un jeune homme par des colleurs d'affiches de ce parti sont ainsi analysées en ces termes par Ph. Breton : « les assassins comme l'assassiné sont des victimes de la violence de ce quartier qui est elle-même provoquée par l'immigration. Au bout du compte, les assassins sont victimes des étrangers et l'étranger assassiné est victime de lui-même » (p. 138).

L'auteur ne se contente pas de cette analyse de contenu : il s'efforce aussi, c est la seconde direction empruntée par ce livre, de jeter les bases d'une mise en perspective sociologique de l'objet « manipulation ». Contre le lieu commun que constitue le discours sur la fin des idéologies, il affirme que la manipulation est centrale dans nos sociétés, qu'elle constitue une forme contemporaine de domination particulièrement vivace. Si notre siècle est bien celui de la propagande de masse, il est erroné de cantonner celle-ci dans l'espace totalitaire ou autoritaire. La manipulation s'accommode fort bien, comme on l'a dit, de la liberté d'expression garantie par les démocraties. Ph. Breton pointe les fondements de cette instrumentalisation de la parole : quasi-disparition des enseignements de rhétorique (au nom d'un idéal cartésien qui est la démonstration scientifique), division du travail et émergence des « professionnels de la communication » incité à penser la parole comme un « outil neutre ». L'apport le plus original de l'ouvrage tient peut-être dans le lien qu'il suggère entre manipulation et individualisme : « la conscience de vivre dans un univers en partie menteur » se développe et engendre un repli-sur-soi teinté de méfiance : mais ces stratégies d'exit laissent le terrain libre aux entreprises manipulatrices, quand elles n'exacerbent pas le désir de fusion qui, lui-même, appellera cette parole. La référence à l'individu « extro-déterminé » de Riesman est alors tout à fait bienvenue.

Sans sous-estimer l'intérêt de ces analyses, on peut formuler, dans la perspective d'une réception critique, deux réserves. La première tient dans la fragiltié de la distinction entre manipulation et argumentation. Le critère de la liberté laissé au destinataire du message, s'il a une pertinence philosophique ou, au sens noble du terme, politique, n'est guère mobilisable dans le cadre de recherches empiriques. L'auteur lui-même le reconnaît in fine, préférant parler de continuum (p. 205). Il va plus loin pour admettre qu'un même énoncé sera inégalement manipulatoire selon le public auquel il s'adresse. Cette concession aux logiques de la réception n'invalide-t-elle pas une partie du travail sur les contenus ? Ph. Breton se refuse à admettre la thèse selon laquelle toute communication est manipulation ; mais la ligne de frontière qu'il trace relève plus du jugement de valeur que du concept opératoire. Ce souci normatif est évident lorsque l'auteur choisit d'illustrer ses réflexions à partir du discours de J.-M. Le Pen. Il eût été plus convaincant, pour bien distinguer le jugement sur les procédés manipulatoires du jugement sur les causes défendues, de choisir un discours a priori plus insignifiant. La thèse de la banalisation de la manipulation en serait sortie renforcée.

Seconde interrogation : le démontage de la manipulation via les contenus ne laisse-t-il pas dans l'ombre en amont les logiques de production de la parole et en aval celles de la réception ? S'agissant des premières, l'auteur ne pose pas la question de l'intentionnalité qui commande la manipulation. Le locuteur n'est-il pas lui-même souvent manipulé par les procédés qu'il utilise ? Quid de l'art de la manipulation : habitus, métier, tactique, stratégie, norme sociale ? Comment articuler art de la parole (qui est ressource individuelle) et entreprise (collective) de manipulation ? Au niveau de la réception, le terme de manipulation semble sous-entendre que celle-ci sera nécessairement passive et soumise. L'auteur signale certes que les logiques de la réception sont plurielles, mais sans s'aventurer davantage sur ce terrain. Il semble souvent souscrire à une vision très unilatérale du pouvoir d'influence (ex. p. 149 : « les gens, globalement, ne sont pas libres de fumer ou de ne pas fumer »). L'idée selon laquelle la banalisation du recours à la publicité démontre son efficacité (p. 144), par exemple, est pourtant loin de s'imposer avec évidence. On pourrait en outre opposer à l'auteur que la banalisation des entreprises de manipulation a précisément pour conséquence, ce qu'il reconnaît d'ailleurs, une méfiance, voire une ironie généralisée qui transforme souvent la parole manipulatrice en bruit de fond insipide.

On aura compris que Ph. Breton, par le parti-pris normatif qu'il adopte dans cet ouvrage, prend le risque de s'exposer. Autant le caractère opératoire des concepts qu'il utilise appelle, dans une perspective strictement sociologique, des critiques, autant les pistes d'action qu'il suggère sont de nature à alimenter judicieusement le débat démocratique. Son appel à une « éthique de l'orateur », son plaidoyer en faveur d'une « liberté de réception » qui ferait le pendant à la « liberté d'expression » contribuent utilement à la réflexion sur la fragilité de l'espace public contemporain. Le retour à l'enseignement de la rhétorique est une proposition plus discutable : la diffusion des savoirs critiques sur le discours peut favoriser la résistance à celui-ci, et aider chaque citoyen à ne pas en être dupe. Elle peut aussi constituer un tremplin pour les entreprises manipulatoires. Cette ambiguïté n'est-elle pas celle, par exemple, des filières « info-com » ?

*Philippe BRETON, La parole manipulée, La Découverte, Essais, 1997.



Media Culture and the environment

de Alison ANDERSON
par Erik NEVEU

Issu d'une thèse, l'ouvrage qu'Alison Anderson consacre aux médias et à l'environnement garde la dimension encyclopédique d'un tel travail. Le projet est en effet de problématiser de façon aussi exhaustive que possible l'ensemble des interdépendances et des médiations par lesquels les thèmes liés à l'environnement s inscrivent (ou non) dans le temps des médias audiovisuels, les pages de la presse. Ce sont donc successivement les processus de production de l'information, la configuration d'un « lobby de l'environnement », les cadrages (framing) de cette matière par la presse, les stratégies des sources, les réactions des publics et leur anticipation par les journalistes et professionnels des médias qui sont pris en considération.

Inséparablement étude de cas à la Gursfield sur la construction d'un « problème public » et réflexion plus spécifique sur le fonctionnement des médias et la sélection de l'information, cet ouvrage a le grand mérite de s'appuyer à la fois sur une mobilisation très riche de la littérature scientifique et sur un travail de terrain qu'on devine considérable (Entretiens avec des journalistes, des fonctionnaires, des militants d'organisation écologistes, analyse de corpus de presse).

La richesse de ce travail est malheureusement quelque peu gâchée par un parti-pris éditorial qui consiste à écrire en fait deux livres en un. Deux livres pour le prix d'un ? La bonne affaire est toute relative. Anderson a en effet choisi, avec un dessein didactique très explicite (les chapitres se terminent par des résumés, des conseils de lecture) de faire dans chaque chapitre thématique une forme de présentation synthétique de la littérature scientifique en interrogeant la pertinence et la fécondité des boîtes à outils disponibles à partir des matériaux de son enquête. Or la culture scientifique de l'auteur est assez foisonnante pour finir par étouffer sa propre contribution. Le résultat donne un ouvrage d'un réel intérêt pour un jeune chercheur, puisqu'il permet d'accéder à partir de présentations toujours claires et informées à un véritable panoptique des travaux sur la construction des problèmes publics, les rapports sources-médias, les mouvements de défense de l'environnement. La diffusion de la considérable et souvent excellente littérature anglo-américaine sur ces sujets n'est pas encore telle en France qu'il soit justifié de faire la fine bouche devant la dimension « survey » de cette recherche.

Mais érudition et pédagogie fonctionnent aussi comme un couple infernal, au point que la thèse personnelle d'Anderson puisse souvent apparaître plus comme un pointillé d'observations et de remarques qui, pour être stimulantes, donnent davantage une liste d'amendements ou d'illustrations qu'une contribution cohérente. Le choix est d'autant plus discutable que dans le chapitre où il « lâche la rampe » de ce jeu de références, Anderson offre à ses lecteurs une très fine étude de cas. La couverture médiatique d'une maladie mystérieuse qui va tuer pendant l'été 1988 des milliers de phoques de la mer du Nord permet en effet d'observer les jeux de réactions en chaîne et de mimétisme entre médias britanniques, les rapports de reprise et de démarcation entre tabloïds et « Broadsheets ». Les stratégies des sources sont aussi analysées de façon très pertinente. Les affirmations catégoriques de Greenpeace sur la pollution comme facteur causal, la maîtrise de la relation aux médias par cette association vont l'emporter sur la réserve symétrique des scientifiques devant la presse, alors même que ceux-ci suggèrent davantage une origine virale du phénomène. Cette étude de cas permet aussi de disséquer les stratégies de cadrage des « tabloïds » vers leur public, habillant un problème de protection animale et d'écologie de la chaleur du « human inter-est » à coup de comparaisons avec le SIDA et de clichés de bébés phoques malades. L'apport original de ce livre ne se limite cependant pas à un chapitre. La qualité des entretiens et témoignages récoltés auprès des protagonistes du processus de production de l'information fournit au fil des pages tout un matériau très précieux, cadré par des considérations théoriques judicieuses, pour tous ceux qui s'intéressent au travail journalistique.

À livre double, pacte de lecture double. « Media, Culture and the environment » vaut d'être recommandé avec force comme une intelligente illustration qui échappe à l'abstraction parce que s'alimentant d'un terrain précis et dominé d'un état de la recherche sur le journalisme et la construction des problèmes publics. Il apportera donc réellement à un public d'étudiants avancés, de jeunes chercheurs fraîchement embarqués dans l'aventure de la thèse. Pour les « seniors », donnons un conseil que l'épuisement intellectuel qui accompagne parfois l'accès aux positions hautes du monde académique rendra doux : Alison Anderson est l'auteur d'un excellent article où se trouvent déjà bien des points forts de sa recherche dans un numéro de « Media, Culture and society » de 1991 sur « Covering the environment » et (chut !), . . cet article est bien sûr plus compact.

* Alison ANDERSON, Media, Culture and Environment, CL Presse, Londres, 1997, 236 pages.



La lumière de Paris
I. Le marché de la photographie (1919-1939)
Il. Les usages de la photographie (1919-1939)

de François DENOYELLE
par Pierre SORLIN

Les deux volumes de Françoise Denoyelle paraissent sous un titre commun où se trouve évoquée toute une tradition, celle de « l'école de Paris », des albums de BrassaI, Germaine Krull, Kertesz, d'Art vivant et d'oeil et photo. Mais ce que l'auteur entend mettre en évidence est l'envers de ce brillant décor, la condition des photographes et, plus largement, les bouleversements qui affectèrent le marché parisien de la photographie entre les deux guerres. Avec cet ouvrage, et avec quelques autres recherches comme le volume d'Elizabeth Anne McCauleyn sur Nadar et le Paris du XIXe siècle, l'histoire de la photographie devient véritablement historique. Nous ne manquons pas d'excellentes études sur les filiations, les « écoles », les courants photographiques, comme d'ailleurs sur l'évolution des techniques de prise de vue mais les artistes qu'on y rencontre semblent ne pas avoir d'existence en dehors de leurs clichés et des galeries ou des expositions qui les ont fait découvrir. Laissant de côté ces manifestations mondaines assez bien connues, Françoise Denoyelle explore un terrain jusqu'ici à peu près vierge, celui des activités photographiques dans la vie sociale de la capitale.

Écrire l'histoire des pratiques photographiques est une entreprise difficile et il importe de souligner les problèmes que l'auteur a dû affronter. Les revues professionnelles, nombreuses mais épisodiques, visaient à satisfaire leurs clients auxquels elles disaient ce que ceux-ci voulaient entendre, les marques de satisfaction ou, plus souvent, les jérémiades qu'on y rencontre éclairent un état d'esprit, elles ne peuvent pas servir de preuves. Le registre du commerce, qui permet seul de comptabiliser les entreprises, est malaisé à consulter et lacunaire pour certaines périodes. Les séries statistiques, souvent incomplètes, peu rigoureuses, sont elles aussi faussées par les intérêts professionnels. Françoise Denoyelle note ainsi que les données relatives au tirage des journaux ne sont pas crédibles ; pour mesurer le rapport entre l'évolution de la presse et la place tenue par les illustrations, elle est contrainte d'opérer un long détour et de fonder ses analyses sur la consommation de papier journal. Le marché photographique français, dans l'entre-deux-guerres, juxtaposait quelques entreprises de taille moyenne fabricant du matériel et une poussière de détaillants, c'est-à-dire que, pour l'historien, il cumulait deux inconvénients, le goût du secret chez les industriels, l'absence de comptabilité suivie chez les revendeurs. Françoise Denoyelle parvient à nous donner une vue claire de ce qu'était le négoce parisien mais il a fallu un énorme travail pour parvenir à ce résultat.

Les industries photographiques ont souffert du cloisonnement des marchés et la limitation des achats imposés par la Première Guerre mondiale. Elles n'ont pas été les seules à subir de telles restrictions mais, à la différence des colorants, de la pharmacie, des huiles et savons, elles n'ont pas été capables de redresser la situation au lendemain de l'armistice. Pour î'optique et les appareils de prise de vue, le déclin était largement antérieur : les Français en étaient restés à des caméras excellentes mais trop sophistiquées, quand l'Allemagne simplifiait ses modèles et quand, surtout, Eastman diffusait depuis 1988 son « Kodak » avec lequel, comme il l'assurait, il suffisait « d'appuyer sur le bouton ». Le problème des surfaces sensibles n `était pas aussi simple : les usines Lumière faisaient largement face à la demande de plaques et Pathé, vers 1920, était capable de répondre aux besoins en pellicule. La crise, sur ce plan, fut liée à l'abdication de Pathé en 1927. Sans en fournir une explication directe, Françoise Denoyelle montre comment l'état du marché éclaire cette assez incompréhensible retraite : une part importante de la clientèle, soucieuse d'obtenir d'excellentes images, restait inébranlablement fidèle aux plaques, tandis que les amateurs pressés trouvaient trop peu sensible les pellicules françaises.

Françoise Denoyelle met ainsi en évidence un double paradoxe. En premier lieu « la lumière de Paris » ne fut révélée, en photographie, que grâce aux progrès techniques réalisés à l'étranger (d'ailleurs bien des participants de cette « école » étaient eux-mêmes des immigrés). En second lieu le déclin se confirma dans les années où les appareils simplifiés, le plus souvent importés, multipliaient le nombre des amateurs. Bien qu'il soit essentiel pour comprendre l'évolution culturelle de la France entre les deux guerres, cet aspect de la photographie est mal connu. Françoise Denoyelle en montre bien les implications ; elle fait en particulier un tableau très vivant des ateliers photographiques de quartier en expliquant comment la diffusion d'appareils simples à manier leur fut fatal. Du même coup, elle éclaire l'entrée de l'image photographique dans la vie sociale. À la veille de la première guerre la photographie était vieille de plus de soixante-quinze ans mais la gravure dominait encore les journaux et la publicité : le grand public « lisait » mieux les dessins que les photographies.

Le second volume de La lumière de Paris en vient ainsi à traiter un point essentiel : quelle était la clientèle des photographes ? Là encore, c'est l'arrière-plan de « l'école de Paris », ses conditions concrètes de survie qui sont mis en évidence. Françoise Denoyelle distingue trois grands secteurs d'activité : la presse, la publicité et la mode. Son chapitre sur la presse est une étude modèle. Elle décrit d'abord, en termes très suggestifs, le travail des reporters, en insistant à la fois sur les limites de leur intervention (ils se servaient essentiellement de plaques, prenaient très peu de clichés) et sur les difficultés de transmission. Puis elle propose le premier bilan sérieux du financement et des agences et de leur politique de diffusion. Enfin elle passe en revue tous les journaux et périodiques illustrés, en exposant, à partir d'un exemple, celui de la guerre civile espagnole, tout ce qu'une mise en regard des commentaires et des clichés nous apprend sur le rapport des contemporains à l'actualité.

La publicité n'offrait pas, a priori, un débouché important aux photographes, les gros annonceurs tels que les grands magasins préféraient le dessin dont leur clientèle avait l'habitude et qui conférait davantage d'unité à leurs catalogues. La photographie permettait d'échapper à la banalité descriptive, de créer des contrastes, d'opérer des montages reliant un objet à un contexte réel ou imaginaire, elle débordait donc les achats purement utilitaires et anticipait une autre forme de consommation liée au désir de paraître. Françoise Denoyelle met en évidence la rencontre entre des artistes « avant-guardistes », Man Rey, Moholy Nagy, Eli Lotar, et des firmes ; ou des associations pour lesquelles la publicité était une sorte de mécénat : Acier, La revue Ford, Fiat, La revue des voyages éditée par Cook, ne cherchant pas des ventes directes, se permettaient d'éditer des clichés soignés et originaux. La publicité de luxe a largement contribué à faire connaître « l'école de Paris ». Elle a eu, cependant, une expansion trop restreinte pour faire vivre les photographes. Les campagnes publicitaires importantes, comme celles dont était chargée l'agence Havas, n'ont rien changé aux recettes traditionnelles de la « réclame » et il a fallu attendre l'expansion économique des années cinquante pour que la photographie s'impose sur ce marché.

Les revues de mode s'étaient, en revanche, intéressées très tôt à la photographie grâce à laquelle des dessins relativement peu originaux prenaient une allure délicieusement aérienne. La haute couture traversa, dans les années vingt, une période faste, l'édition française publia alors cent cinquante revues de mode dont une dizaine étaient de très bonne qualité. Financièrement, la mode fut beaucoup plus intéressante pour les photographes que la publicité : à lui seul Henri Manuel tira ou fit tirer 200 000 clichés entre les deux guerres. Les demandes des couturiers étaient toutefois plus précises que celles des revues lancées par de grandes compagnies industrielles, elles exigeaient la mise en valeur d'un nombre restreint d'accessoires ; les photographes étaient attirés par ce secteur où on les payait mais ils se souciaient peu de lui consacrer trop de temps :
la photographie de mode était extraordinairement dispersée et, comme l'admet modestement l'auteur, il reste beaucoup à faire pour en décrire tous les aspects.

Cette ultime réserve ne diminue en rien les mérites d'un ouvrage extrêmement novateur. Françoise Denoyelle apporte une information essentielle sur les photographes des années trente, sur leurs origines, les relations qui se nouaient entre eux, les agences avec lesquelles ils travaillaient. Elle recense un nombre considérable de revues et offre la première évaluation sérieuse, chiffrée, de la place tenue par la photographie dans la presse française. Mais avant tout elle propose une interprétation globale qui, partant du marché et de la situation économique, permet de situer dans leur contexte aussi bien les petites boutiques de quartier que les membre de « l'école de Paris ». Quand elle aura prolongé ses recherches au-delà de 1940 nous saurons enfin quelle a été la place de l'image photographique dans l'évolution du XXe siècle.

* Françoise Denoyelle, La lumière de Paris, 2 vol., 211 et 365 p., il., biblio., Paris, L'Harmattan, 1997.



Médias et journalistes de la République

de Marc MARTIN
par Jean-Pierre BACOT

Auteur remarqué d'une histoire longue de la publicité (1), Marc Martin nous offre aujourd'hui un monument d'érudition consacré à celle du journalisme français. Le premier mérite de ce texte est de remettre également l'étude de la presse, toute la presse, concept élargi avec le temps en celui d'histoire des médias, en perspective historique. Ce qui intéresse l'auteur en choisissant de partir sur la situation de la îîie République, c'est en effet le média de masse et son développement, en tant qu'ils sont inscrits dans l'histoire économique, sociale et politique depuis plus d'un siècle, dans un contexte de progression de la liberté d'expression. En conséquence, et par contraste avec bon nombre d'historiens de la « République des lettres », de ses élites et de ses réseaux, au demeurant passionnants, c'est par la presse populaire, ses supports et ses acteurs que Martin commence son travail, rédigé après bien des recherches en archives et parfait complément de ce qu'il écrivit lui-même précédemment et de ce que produisirent il y a quelques années Charon, Rieffel ou Ferenczy (2). Ce qui fait sans doute le principal intérêt de sa démarche, c'est sa totale indifférence à la fascination des élites. Il traite la communication de masse au plus près de sa matière.

Les premiers chapitres, consacrés aux journaux et journalistes du second Empire, à la nouvelle place prise quelques années plus tard par la presse dans l'espace public républicain, puis à la presse de la Belle Époque constitueront désormais une référence, cette étude mettant enfin à leur place qui fut prépondérante des quotidiens comme le Petit Parisien ou le Petit Journal, leurs financiers et leurs rédacteurs, lesquels inondèrent un marché démultiplié qu'ils contribuèrent grandement à créer. Suit l'analyse sociologique de la population journalistique contemporaine de ces phénomènes. Marc Martin nous explique comment ce milieu se construisit en deux temps.

Le premier, rendu célèbre par le Bel Ami de Maupassant en 1884 relève d'une prise de conscience collective des objectifs sociaux du métier, c'est la naissance d'une autoreprésentation du groupe, dont la population est en hausse rapide (quelque 2 000 journalistes en 1885, 6000 en 1910, de plus en plus issus de classes moyennes) dans un ensemble vertical : ou patrons, écrivains, journalistes, ouvriers étaient encore peu ou prou solidaires. Le second temps verra l'émergence du syndicalisme, après 1918, sur un fond de dégradation des conditions matérielles de ces journalistes et, corrélativement, d'une certaine professionnalisation. Autre point opportunément mis en avant par l'auteur, l'accent porté sur une vénalité aussi remarquable qu'oubliée de cet univers de la presse aux temps de son âge d'or. La corruption du milieu nous renseigne sur la réalité de son économie qui ne fut jamais aussi liée qu'à cette époque à celle d'un capitalisme encore mal régulé, comme elle éclaire certains choix idéologiques et certains silences des journaux du début du siècle.

Avec la deuxième guerre, c'est un autre dispositif qui se met en place en deux temps et dans une tension extrême : collaboration ou résistance des titres et des rédacteurs, puis floraison des publications et lente érosion, mais au profit, cette fois-ci, d'un audiovisuel de masse dont Marc Martin croise de nombreux aspects quantitatifs et réglementaires avec ceux des journaux qui persistent, notamment en province. Ces aspects plus récents, davantage connus et traités que ceux du début du livre n'en restent pas moins mis en perspective avec ce qui précéda, dans une vision du phénomène médiatique sur la longue durée, celle de la République et des années qui l'ont précédée.

Nous l'avons vu, Marc Martin prend en compte le phénomène de la presse française dès lors que celle-ci a commencé à toucher le grand public, il s'attache à comprendre son rôle dans l'histoire sociale et politique. Malgré les carences d'archives, celles de certains journaux ayant disparu, la profession journalistique ayant longtemps été rétive à se montrer aux chercheurs, malgré l'opacité de « dispensateurs de lumière qui demeuraient dans l'ombre », l'auteur creuse pour nous plus profond qu'on ne le fit jamais et démontre l'étroite imbrication de l'histoire de la presse et de celle de trois Républiques, la parenthèse pétainiste et le prologue impérial compris. Il fait de l'histoire des médias de masse une composante de l'histoire contemporaine et non plus une spécialité. Que fut la réalité de ce qui fut massivement lu ? qui l'écrivit ? comment le banal intéressait-il les politiques et les annonceurs ? Quels étaient les vecteurs efficaces de l'opinion ? Autrement dit, comment, la république des (belles) lettres fonctionnait-elle de fait essentiellement avec de la littérature de gare ? Problématique qui se poursuit avec la radio et la télévision de masse dont le pouvoir chercha longtemps à maîtriser le contenu.

On regrettera d'autant plus qu'un travail d'une telle ampleur ne soit pas doté d'une bibliographie synthétique finale qui faciliterait grandement l'utilisation du livre par des chercheurs qui, quoi qu'il en soit de ce défaut éditorial bien français, apprécieront de trouver dans le volume des données et des analyses auparavant dispersées, quand elles n'étaient pas inexistantes, notamment pour ce qui touche à l'émergence au début du siècle de petits médias de grande masse, souvent jugé trop médicores pour qu'on les étudie autrement qu'avec des pincettes.

* Marc MARTIN : Médias et Journalistes de la République, Éditions Odile Jacob, Paris, 1997,494 pages, 180 francs.



La presse selon le XIXe siècle

de Roger BAUTIER (dir.)
par Jean-Pierre BACOT

C'est le fruit d'une journée d'études tenue en juin 1996 à Paris sous l'égide de deux universités parisiennes numérotées III et XIII que trois chercheurs présentent aujourd'hui sous la forme d'une série de communications à cheval sur l'histoire et la sociologie. Le XIXe siècle y est entendu comme la période allant de la chute de l'Empire en 1815 à l'orée du premier conflit mondial en 1914. Deux thèmes partagent les treize contributions. Le premier tient aux rapports entretenus à l'époque entre les acteurs politiques, les Français et la presse, le second à la double question :
la presse est-elle une industrie ? les journalistes forment-ils une profession ?

Ouvrant le volume, Roger Bautier s'attache à repérer notamment chez Guizot, pourtant réputé chantre du libéralisme, une attitude favorable à un rôle fort de l'état en matière de presse. Cette tension entre le libéralisme économique et le libéralisme politique, André-Jean Tudesq la reprend avec l'observation de l'attitude des « doctrinaires » sous la Restauration, Guizot toujours, et Royer-Collard. Élisabeth Cazenave s'en tient quant à elle à la fonction identitaire et émancipatrice de la presse des classes populaires tout au long du siècle, presse de gauche qui eut du mal à vivre, à ne pas confondre avec la « presse populaire » prospère et populiste dont le développement sera pour une part rendu possible par la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Marc Martin analyse ensuite la place que cette loi a tenu dans la stratégie républicaine nationale. Mariangela Roselli a de son côté travaillé sur le Département de la Drôme, articulant projet politique et ordre social à cet échelon local à travers la prise de parole du courant républicain. La contribution de Sandrine Guillerm porte enfin sur les influences qu'a pu avoir le modèle américain à partir du regard que portaient les Français sur lui, notamment avec l'irruption du reportage.

Dans la seconde partie de ce recueil, Michael Palmer étudie la constitution des syndicats et associations de journalistes qui figurent alors selon lui une esquisse d'identité professionnelle, Christian Delporte poursuivant par une synthèse des discours tenus par ces professionnels sur euxmêmes au tournant des XIXe et XXe siècles. Gilles Feyel compare la polémique (la torche) et la « publicité » (le flambeau) en reprenant un débat violent qui éclata en 1836 entre la Presse de Girardin et les journaux proches des « doctrinaires » au pouvoir. En s'appuyant sur Tarde et Weber, Yves Lavoinne restitue savamment la dualité abonnements/vente au numéro en ce qu'elle en entretient une autre, celle de la liberté et de l'économie. Sur le monopole naissant d'Hachette, construit àtravers les bibliothèques des gares et du métropolitain, Karine Taveaux apporte de précieux éléments de preuve, quantifiés. Deux contributions peut-être encore plus intéressantes que les précédentes achèvent l'ensemble. Jean-François Tétu étudie la mise en scène de l'image et de l'illustration dans la presse populaire du début du siècle, en marquant les conséquences du passage de la gravure à la photographie et Sandrine Anglade la constitution de la première association de la critique dramatique et musicale en 1899, qui se transformera en 1937.

Un beau recueil que cette publication à l'allure modeste, dont on peut espérer qu'il devienne disponible auprès des historiens, chercheurs et « communicatologues » non brouillés avec l'ancien écrit.

* La presse selon le XIXe siècle, Universités Paris III et Paris XIII, 1997, 154 pages ; sous la direction de Roger Bautier, Elisabeth Cazenave et Michael Palmer.



La patrie de l'ennemi

de Michael JEISMANN
par Jean-Pierre BACOT

Si ce livre de Michaêl Jeismann est d'évidence susceptible d'intéresser les historiens des relations internationales et ceux des mentalités, il ne manquera pas de concerner également les spécialistes de la communication, dans la mesure où il s'attaque à ce qui fut un enjeu constant de la gestion de l'image, celle de l'autre, l'ennemi, l'Allemand, le Français. Que cet ouvrage ait été conçu dans la langue de Goethe ajoute à l'intérêt de la proposition éditoriale.

Jeismann considère que l'histoire des relations franco-allemandes est exemplaire et il étudie plusieurs périodes sur un long siècle, depuis la Révolution française jusqu'à la fin du premier conflit mondial. La dialectique qu'entretiennent montée du sentiment national et représentation de l'ennemi, la fabrication d'un émotionnel haineux, tout cela est vu par lui à travers slogans et poèmes, avec quelques incursions dans l'image, l'affiche, le dessin. L'auteur tente de réhabiliter les continuités, la persistance des souvenirs entre les moments de cristallisation. Par exemple, la mémoire de 1815 est pour lui à prendre en compte chez les soldats de 1870. Jeismann traite successivement la période 1792-1815, sous le triptyque « la liberté, l'ennemi, la patrie », puis celle qui va de 1870 à 1871, ou la liberté disparaît, enfin 1914-1918 ou ne subsiste que l'ennemi.

La construction du livre est solide. Sans que la remarque soit à mettre au débit d'une image perdurante chez le lecteur de la lourdeur germanique, on regrettera cependant que l'ouvrage ne soit pas écrit d'une plume très légère. L'analyse est en effet rigoureuse mais parfois pesante et, au surplus, si la lecture de l'ouvrage est riche en rappels et en mises en perspective des multiples formules appliquées à l'ennemi, elle nous a cependant laissé sur un certain malaise : l'absence de point de vue éthique de l'auteur sur le matériau explosif qu'il manie, la non prise en compte des projets politiques sous-tendant les guerres. Tout cela peut donner l'impression d'avoir affaire soit à un historien trop national pour pouvoir penser le nationalisme, soit à un anthropologue extra-terrestre.

* Michaél JEISMANN, La patrie de l'ennemi ; la notion d'ennemi national et la représentation de la nation en Allemagne et en France. CNRS Éditions, Collection de l'Allemagne, Paris, 1997.



News values. Ideas for an Information Age

de Jack FULLER
par Michaél PALMER

News values témoigne d'une tentative de l'éditeur d'un grand journal « metro (politain) », de Chicago, en l'occurrence de penser le rôle et les valeurs d'un journal quotidien dans l'écologie multi-média des États-Unis. Questions d'éthique et de déontologie sont analysées longuement ; et ce, à partir du constat sutvant l'évolution technique ne peut avoir d'incidence sur le fondement moral de l'action de la presse écrite, que si elle déstabilise la situation économique des journaux.

Reflet de préoccupations professionnelles d'un éditeur d'un grand journal nord-américain en cette fin de siècle, l'ouvrage comporte trois parties. Première série de questions : que signifie la prétention des journaux à dire la vérité ; comment les journalistes doivent-ils se comporter afin de paraître crédibles ? Le non-respect de la déontologie, les pratiques mensongeres et spécieuses sont clouées au pilori parce qu'elles nuisent au « contrat de confiance » que présument les journalistes et les titres auquels ils collaborent contrat fondé sur les rapports tissés peu à peu avec la communauté, leurs lecteurs. Cette partie n'est pas la plus originale de l'ouvrage.

La deuxième partie retient l'attention davantage : l'analyse conjointe du marketing, des techniques d'écriture et des pratiques discursives aiderait les journalistes ; il en ressort que le respect de la vérité en admettant que celle-ci puisse donner lieu à une diversité de récits souffrirait des techniques littéraires qu'emploient certains confrères. Et à Fuller de revisiter les débats suscités dans les années 1960 par le « nouveau journalisme » (Tom Wolfe, Truman Capote, Norman Mailer), avant d'épingler le non-respect des critères traditionnellement retenus dans la construction d'un récit qui « prétend dire vrai ». Romancier lui-même, aussi bien que journaliste, éditeur et de formation juridique, Fuller explore, dans des pages qui figurent parmi les plus nuancées de l'ouvrage, les tensions entre récit fictionnel et récit journalistique.

Par ailleurs, tirés d'un meltingpot où Aristote se trouve en compagnie des experts ès marketing, s'esquisse une réflexion sur le style destiné à capter l'attention d'un public (plutôt indifférencié) afin de convaincre, voire de le faire changer d'avis. Les journalistes seraient tiraillés entre, d'une part, les techniques d'écriture apprises, sinon sur les bancs des écoles de journalisme du moins de la bouche de ceux qui auraient étudié les arts de la rhétorique, et, d'autre part, les techniques du marketing qui permettent de mieux connaître les publics. Fuller explore les tensions entre journalistes et « marketeers « ; mieux maîtriser l'art de convaincre permettrait aux journalistes de mieux saisir non pas quoi dire mais comment le dire. Convaincu de la primauté du journal écrit lien de proximité qui aide à créer l'identité de la communauté desservie ` Fuller détaille certains travaux, utilisés par les directeurs de rédaction outre-Atlantique qui explorent les rapports message, style, et public. Il confronte les travaux de certains socio-linguistes américains portant sur les stratégies discursives aux techniques d'écriture des « newspapermen « ; celles-ci ont clairement sa préférence. La question identitaire le travaille, la presse écrite ayant mené la réflexion très loin à cet égard. Un journal serait devenu une pluralité de voix, reflets de personnalités distinctes ; elles jouent, somme toute, une partition commune, d'où leur identité collective.

La troisième section part des « idées reçues », du constat d'évidences devenues sens commun, partagées par les patrons de presse outre-Atlantique. Le public s'intéresserait moins qu'auparavant « à la chose publique » ; les journaux auraient vocation plus que d'autres médias à lutter contre cette tendance ; mais les éditeurs les directeurs de la rédaction, plutôt auraient eux aussi quelque mal à oeuvrer ainsi, face aux finalités et logiques commerciales de journaux contrôlés par « corporate man ».

Avocat et rédacteur (lauréat d'un Prix Pulitzer), avant d'être éditeur, Fuller explore le non-dit, l'implicite, dans les présupposés des journalistes : c'est une des forces de l'ouvrage. Il y va, comme tant d'autres, de la réponse à donner à la question : « qu'est-ce que l'information ? » (« news ») ; mais l'important serait de savoir comment les journalistes oeuvrent afin d'y répondre dans une multiplicité de contextes. « Un état provisoire de la vérité, telle qu'on se la représente au sein d'une organisation qui établit une adéquation entre intérêt, pertinence et portée de l'événement pour la communauté desservie « :

voilà un premier acquis. L'avantage de cette définition serait de pouvoir revenir sur les « biais » qui sous-tendent toute réflexion sur l'information, sa sélection et sa mise en récit. « Biais », ici, est entendu dans le sens « classique » qui préoccupe les journalistes dans les régimes politiques où la liberté de la presse et le pluralisme des opinions ne sont pas que des mots vains ; il ne s'agit nullement du sens tout aussi riche que pointait Harold Innis :
« an interest in the bias of other civilisations may itself suggest a bias of our own,.. ; the bias of modern civilisation incidental to the newspaper and the radio will presume a perspective in consideration of civilisations dominated by other media » (The bias of communication, Toronto, 1951). Et à Fuller de souligner ce point : qu'il y ait adéquation entre le récit et la recherche de la vérité serait chose récente ; il a fallu que le vingtième siècle soit déjà bien entamé pour que la plupart des journaux états-uniens cessent d'être avant tout le support de la propagande (d'un parti, d'un propriétaire, d'un intérêt quelconque). Non moins important sera le rappel de la primauté accordée à l'exactitude des faits. L'insistance sur le factuel, sur la précision et les sources des faits rapportés, serait spécieuse ; elle servirait d'excuse, presque, à ceux qui négligent la question autrement plus importante des enjeux idéologiques et sociétaux (Encore que cette primauté du factuel s'accompagne d'un refus de reconnaître suffisamment les erreurs factuelles commises).

Fuller revisite, somme toute, les fondements du journalisme d'« information « ; il remet en question les présupposés et les pratiques professionnelles des journalistes qui sont aux prises avec les interrogations portant sur la vérité son mode d'exposition et d'élucidation et qu'examinent, avec d'autres logiques, les philosophes et les hommes de droit (avocats et juges). En toute modestie, le journaliste-reporter aurait à s'en inspirer, afin de suivre « la règle d'or « ; exposer, avec empathie, et un souci d'honnêteté intellectuelle, les divers points de vue ou versions d'un événement, sans que sa propre interprétation qui n'est pas synonyme de l'analyse, du « news analysis » , ne l'emporte. Et à Fuller de prétendre que les journalistes qui sont revenus de toute aspiration à l'objectivité et à un mode d'expression qui se voudrait neutre, seraient tombés dans les travers de la prise de position, de la polémique ou de l'apologétique. Il pointe les écueils de la justice distributive que pratiquerait le journaliste ; ce dernier ne déformerait pas les faits afin de renforcer le poids de l'argumentation des faibles ; mais, dans son exposition des thèses en présence, il les sur-représenterait ; d'où une perception courante outre-Atlantique comme quoi bien des journalistes sont autrement plus « à gauche » que leurs publics (lectorats, audiences).

Or, le même Fuller reconnaît avoir pratiqué comme tant d'autres journalistes y compris ceux du Front Page, pièce légendaire inspirée du journalisme à Chicago pendant l'entre deux-guerres les arts de la duplicité, afin de « déterrer l'affaire », « to get the story ». Compromissions et contraintes pour pouvoir publier, in fine, sont ici décortiquées : l'un des intérêts de l'ouvrage, du reste, provient de la prise en compte des dimensions morales, juridiques et économiques du débat, par des journalistes qui à en croire l'auteur ne vont pas toujours jusqu'au bout de la nécessaire résolution de considérations souvent contradictoires. Et à l'auteur d'affirmer, premier amendement à la constitution à l'appui, que la loi est autrement plus favorable à la presse aux Etats-Unis qu'ailleurs, même lorsque celle-ci dépasse des bornes que d'autres institutions sont censées respecter. Au nom de la responsabilité que doivent exercer aussi bien les médias que les autres pouvoirs, corps intermédiaires et agents sociaux, Fuller pointe les confusions auxquelles les médias se prêtent : la visibilité et la transparence qu'ils préconisent se retournent contre eux, lorsque les excès commis par ses pratiquants font eux-mêmes la une. Rien ici, certes, de très original : ces pages sont à lire comme autant d'aperçus de l'état d'esprit d'un « patron de presse » engagé en cette fin de siècle dans la vie de la Cité ; il reformule les questions de toujours que suscite la pratique du journalisme dans une société qui se dit ouverte ; par ailleurs, il expose les contradictions que suscite la liberté du marché, le marché des idées, et l'effet destabilisant des médias électroniques sur les médias plus traditionnels.

À cet égard, ressurgit la sempiternelle crainte « libérale » que l'état ne contrôle les nouveaux réseaux, qu'il détermine l'octroi des concessions accordées pour construire les « autoroutes de l'information ». Fuller a ses « blind spots », ses points aveugles : ses illogismes ou positions de principes font partie justement, de la « vision » de celui qui assume depuis un demi-siècle des responsabilités rédactionnelles dans un grand journal conservateur-libéral du Mid-West américain. Citoyen et journaliste, il plaide pour que la collectivité, la communauté, soit informée par des professionnels sachant établir la nécessaire hiérarchie des valeurs... rédactionnelles :
de tous les médias, seul le journal serait en mesure de proposer le cadre interprétatif requis. (D'où son hostilité à l'égard de ceux qui proposent des journaux en-ligne que l'on se fait sur mesure, le « Daily Me « ; le journal écrit, riposte-t-il, aura toujours été en quelque sorte un « Daily We "). Il préconise un journal électronique, à la fois ciblé et hiérarchisé : en fin de compte, les lecteurs-usagers demanderaient aux rédacteurs, qui sont censés savoir faire, en « professionnels », des choix intéressants et pertinents de procéder au tri rédactionnel. Ainsi relève-t-il, plutôt comme une boutade, à la fois sa crainte devant le développement d'Internet, forme de conversation électronique analogue à un talk radio ; et son espoir de voir de nouvelles communautés sans frontière se tisser par ce même réseau, ou « réseau des réseaux ». Qu'est-ce qu'un réseau sinon une communauté ?

* Jack FULLER, News values. Ideas for an Information Age, University of Chicago Press, Chicago/London, 1996.



The global media, The new missionnaries of global capitalism

de E.S. HERMAN, R.W. MccHESNEY
par Michaél PALMER

Fruit d'une collaboration entre deux chercheurs états-uniens (de générations différentes), membres distingués de la communauté des approches critiques de la communication outre-Atlantique, The global media est un ouvrage d'importance. Pour trois raisons, au moins. Tout d'abord, il présente une vision d'ensemble des logiques qui sous-tendent l'action des transnationales de la communication, dont beaucoup sont issues des États-Unis, pour s'implanter ailleurs ensuite. Puis, enrichi par le dépouillement d'une littérature journalistique et académique considérable (de langue anglaise, portant sur au moins huit pays et en incluant des textes de 1997), ce texte postule que les tendances visibles aux Etats-Unis s'internationaliseront davantage encore dans les années à venir. Enfin, il y a fort à parier que The global media sera appelé à devenir aux États-Unis la nouvelle vulgate des approches critiques de la communication internationale. Ailleurs aussi, sans doute car cette analyse de « la communication-monde » (A. Mattelart) rédigée aux États-Unis, intègre les dispositifs communicationnels de bien d'autres pays et en divers continents ; de surcroît, la sobriété et la clareté de l'exposition en facilitent la lecture.

Cette vision qu'esquissaient les travaux antérieurs des auteurs (dont Herman et N. Chomsky, Manufacturing Consent (1988) ; McChesney et W. Solomon, Ruthless criticism (1993) ; McChesney, Telecommunications, Mass Media & Democracy (1993 ; cf. Réseaux, n° 74) part d'une interrogation sur l'espace public ; les auteurs constatent que l'essor des médias à finalité marchande ainsi que l'ensemble des logiques publicitaires affaiblissent partout l'audiovisuel du service et du secteur publics, ainsi que la diversité des vecteurs (non-médias compris desservant l'espace public). Par ailleurs, ils pointent les résistances que suscitent les acteurs de la globalisation.

Les groupes média-centrés ou conglomérats industriels dont les médias ne constituent qu'un des actifs sont caractérisés ici de « transnationales de la communication » ; ils seraient devenus, depuis peu, l'acteur qui occupe la « pôle position » parmi la panoplie des institutions, entreprises et organismes qui interagissent et façonnent les contours des multiples paysages audiovisuels de par le monde. Penser la communication internationale suppose avancent les auteurs accorder une priorité à la télévision, le média-symbole et définitoire de l'époque :

la télévision serait le vecteur de choix pour créer un marché à la fois global et integré. Cette matrice publicitaire instrumentalise ensuite tout autre média, et toute autre technologie dont internet qui deviendrait un suppôt de la notion, elle-même instrumentale, de globalisation. Les dispositifs nationaux des médias, y compris les acteurs industriels, auraient cédé depuis le début des années 1980 devant les configurations entraînées par l'émergence du marché « communication-monde », imposé lui-même par moins d'une cinquantaine de groupes transnationaux (les « TNC = transnational corporations ») ; moins d'une dizaine d'entre eux impulsées depuis les États-Unis, pour la plupart , donnent le ton. Herman et McChesney déclarent d'emblée : « nous cherchons à mieux faire comprendre les dynamiques économiques et politiques de ce processus, ainsi que les effets de la « globalisation » des médias, tout en pointant d'autres modèles et politiques des médias, qui peuvent paraître plus démocratiques ». Ainsi, si leur regard comporte aussi bien une dimension retrospective télégraphie électrique, cinéma, radio ondes courtes que prospective internet et numérisation , la perspective ici identifiée est celle des « médias globaux » où le modèle de la télévision publicitaire, à péage ou non, intègre tout sur son passage. L'espace public ainsi que les menaces ou perversions qu'il subit servent de cadre interprétatif ou de grille de lecture aux mutations ici recensées.

Des nuances sont apportées, donc certaines pourraient étonner : ainsi, parmi les effets positifs de la « mondialisation et de la commercialisation » des médias figurent la remise en cause des corporatismes des dispositifs étatiques de 1'audiovisuel, et la diffusion d'une culture populaire qui représenterait les valeurs occidentales l'individualisme, la méfiance envers l'Autorité, voire les revendications en faveur des droits des femmes et des minorités. Mais l'argument principal est autre : « le modèle commercial répond à sa propre logique ; celle-ci nuit à l'espace public et promeut une culture ludique qui subvertit l'ordre démocratique ». Vecteurs de la communication-monde, les médias globaux promeuvent une culture commerciale qui sert de miroir à leurs intérêts, d'autant que les TNC sont engagés dans un processus de consolidation qui réconfortent leur stratégie de centralisation, les apparences contraires nonobstant. La politique néolibérale, promue aux États-Unis et ailleurs depuis « la décennie Reagan » (1980-1988), serait le fondement idéologique de cette globalisation que reflète l'accélération des flux des capitaux et dont les médias des TNC seraient à la fois des thuriféraires et les bénéficiaires.

L'économie politique et la géopolitique façonnent peu ou prou les systèmes médias. Les TNC, disposant d'actifs dans plusieurs pays et déployant investissements et ressources dans une stratégie qui est pensée en conséquence, prirent forme à la fin du dix-neuvième siècle au fur et à mesure que s'accroissaient les investissements directs des puissances européennes et des États-Unis à travers le monde. Ainsi, tout au long du vingtième siècle, les TNC seraient à penser en tenant compte de l'évolution de la situation géopolitique et des investissements extérieurs, et de celle des technologies et des marchés médias stricto sensu. Dans cette optique, Herman et McChesney affirment : dès 1945, l'hégémonie des États-Unis et la domination des TNC doivent être analysées de concert : la promotion du concept de la libre circulation de l'information de même. (p. 16). La télévision et la publicité étaient déjà, dans les années 1950, les stimulants principaux du développement des médias aux États-Unis et au Royaume-Uni ; leur essor conjoint, à travers la planète, au cours de la deuxième moitié de ce siècle, répondrait aux mutations du capitalisme :

différenciation des produits et concurrence entre TNC aux allures oligopolistiques façonnent les stratégies des acteurs de la communication, de l'information et du ludique à la recherche des parts de marché des citoyens pensés en terme de consommateurs. Ainsi indice parmi tant d'autres de ceux ici recueillis dès les années 1970, un fonctionnaire ONU déclare : « les agences et acteurs publicitaires US dominent presque totalement les industries de la publicité » (p. 22). À la fin du vingtième siècle on assisterait à une accélération et àun renforcement d'une tendance en cours depuis longtemps ; cette tendance repart de plus belle, en temps d'ascension à la fois de la puissance américaine, et des transnationales de communication qui, certes sont parfois la propriété de capitaux d'entreprises non-américaines ; depuis la rampe de lancement qu'est le continent nord-américain, les TNC s'exportent et se pensent en transnationales de la communication-monde. Exemple parmi tant d'autres : Universal, l'un des sept « majors » des studios d'Hollywood, devint tour à tour la propriété de l'entreprise japonaise Matsushita (1990), et de la multinationale canadienne de boissons, Seagram (1995).

On l'aura compris : ouvrage à thèse, The global media réunit un nombre considérable d'informations concernant les dispositifs communicationnels à travers la planète principalement dans les pays où les intérêts des transnationales anglo-saxonnes sont depuis longtemps bien implantés. L'ouvrage conclut avec une citation de Noam Chomsky : « agir comme si tout changement était impossible, c'est en effet rendre inéluctable ce qui pourrrait ne pas l'être ». Force est de rajouter que, depuis la publication de cet ouvrage (en septembre 1997), la colonne « Lex » d'un titre qu'utilisent beaucoup Herman et McChesney The Financial Times, ce « world business newspaper » observe :

« au terme d'une décennie de restructurations, l'industrie nord-américaine des médias est devenue un oligopole. Ensemble, Walt Disney, Time Warner, News Corporation, Seagram et Viacom contrôlent une bonne partie de la production et la distribution (des secteurs) de l'information et du divertissement. À l'issue d'une série de transactions récentes, toutes les cinq sont maintenant en ordre de bataille (« strategically complete ») ». Cette phrase fait écho à ce propos d'un président de Time, que citent Herman et McChesney : d'ici l'an 2000, six, sept ou huit méga-transnationales, intégrées verticalement, « domineraient » les médias à prétentions mondiales. Ne dénonçait-on pas déjà, en France, dans le contexte bien différent des années 1930, un dispositif médiatique aux mains d'une oligarchie ou féodalité financière ? Ouvrage à la fois engagé et fort bien documenté, The Global media est de nature à faire revivre d'anciennes hantises.

* E.S. Herman et R.W. McChesney. The global media. The new missionaries of global capitalism. Cassell, London and Washington, 1997.




(1) Trois siècles de publicité en France, Odile Jaeob, 1992.

(2) Voir, notamment : Marc MARTIN (dir.), Histoire et Médias. Journalisme et journalistes français (1950- 1990), Aibin Michel, 1991 ; Jean-Marie CHARON, La Presse en France de 1945 à nos jours, Le Seuil, 1991 ;
Rémy RIEFFEL, L'Elite des journalistes, PUF, 1984 et La tribu des clercs, Calmann Levy, 1993 ; Thomas FERENCZY, L'invention du journalisme en France, Pion, 1993.