n° 85



Les institutions du sens

de Vincent DESCOMBES
par Laurence KAUFMANN

Voilà fort longtemps que les sciences sociales attendent « leur » philosophe pour reconstruire leur répertoire conceptuel, par trop encombré par les présupposés qui posent au début de l'analyse cela même qu'il s'agit de trouver à son terme le rôle de la société et des institutions, C'est à ce titre que nous pouvons saluer la parution du dernier livre de Vincent Descombes : inventif, rigoureux quoique parfois allusif, l'ouvrage se propose de revisiter « les institutions du sens  « sous les auspices d'un « holisme anthropologique  » qui serait seul apte à rendre compte de la complexité irréductible des systèmes sociaux.

Dans son livre précédent, La Denrée mentale
(1), qui constitue le premier volume de ses Disputes de l'esprit, Descombes montrait que les théories atomistes, en réduisant le social à la coordination des esprits individuels et les esprits individuels à l'association de représentations élémentaires, reposent sur une erreur fondamentale qui ne peut que reconduire les éternels problèmes de la philosophie de l'esprit. En effet, en définissant les pensées comme des entités mentales dont l'existence matérielle justifie une démarche de type physicaliste, ces approches « substantialistes  » ne font que contrefaire les causalités de la nature en recherchant d'hypothétiques lois psychologiques. Les tentatives « isolationnistes  » qui tentent de dégager les « objets mentaux  » sont promises à l'échec car les pensées ne sont pas des états mentaux indépendants que leur forme propositionnelle permettrait de mettre à plat les uns après les autres. Pour Descombes, une science de l'esprit digne de ce nom ne peut identifier les pensées car ces dernières n'ont pas les propriétés représentationnelles qui permettraient de les individuer.

En revanche, les pensées ont des propriétés relationnelles qui peuvent être décrites par une démarche d'obédience structuraliste qui
les compare et les différencie au sein de l'ensemble des concepts, des significations communes et des usages établis qui forment les « institutions du sens  » . Descombes reconceptualise donc la définition même de l'esprit en proposant une philosophie de l'esprit « alternative » qui rompt avec la philosophie du sujet ou de la conscience à laquelle elle a toujours été associée.

Ce projet, développé dans Les Institutions du sens, vise ainsi à « libérer » l'esprit des métaphysiques « essentialistes » qui l'ont trop longtemps enfermé dans une logique des individus, pour l'inscrire dans une logique des relations. Cette perspective, dans la mesure où elle délaisse l'ontologie des entités discrètes pour se centrer sur la dynamique des relations complexes, remet en question l'identité de l'esprit comme « être individué ». Loin d'être un « soi » manipulant en son for intérieur des « denrées mentales », l'esprit est pris dans le tissu du monde institutionnel de telle manière que la frontière traditionnelle entre le monde intérieur des faits mentaux et le monde extérieur des faits physiques se trouve invalidée. Car l'esprit subjectif des personnes particulières, positionné relativement au monde social et naturel qui l'entoure, participe à une totalité structurée qui le dépasse et qui est constitutive de sa formation : l'esprit objectif des institutions. Ainsi, au lieu de renvoyer à la « matière pensante » du sujet individuel, l'esprit chez Descombes est composé de l'ensemble des significations communes qui forme un principe d'ordre supérieur à partir duquel les actions et les pensées apparemment personnelles sont élaborées et différenciées. Les actes mentaux et physiques se rapportant, directement ou indirectement, au contexte institutionnel qui les signifie, le « siège » du mental n'est plus dans la tête mais « au-dehors », dans les habitudes d'action et « échanges entre les personnes ». La thèse principale de l'ouvrage est donc que l'esprit doit être recherché « à l'extérieur », les concepts, les règles et les usages établis constituant les prémisses et les conditions de possibilité de la formation des intentions individuelles.

Pour démontrer ce postulat externaliste sans présupposer des causalités venues de nulle part ou des entités ontologiquement douteuses, Descombes va utiliser un dispositif argumentatif qui a l'avantage majeur, par rapport aux pétitions de principe des holistes a priori, de partir « d'en bas », de la notion d'intentionnalité centrale en philosophie de l'esprit. A la suite de la conception inaugurale de Brentano, l'intentionnalité a été définie comme la capacité mentale qu'a l'esprit humain de se former des représentations « à propos » de quelque chose. L'intentionnalité de l'esprit a ainsi longtemps été un trait psychologique, décrivant de quelle manière l'individu, prenant conscience d'un phénomène qui lui est a priori extérieur, se forme des analogons représentationnels dans son for intérieur. Dans cette conception dite « mentaliste », ce qu'un sujet pense, croit ou désire est déterminé « à la première personne », de telle sorte que ses états mentaux ne peuvent qu'être opaques pour les individus qui le cotoient et, a fortiori, « intraitables » pour un scientifique.

Or, si l'on suit la thèse de l'indétermination des états intentionnels, ces derniers étant relatifs au « comme » des esprits subjectifs, la vie en société, la compréhension réciproque et par là même la coordination des individus devient un problème crucial. En effet, comment les individus pourraient-ils se comprendre alors même que leurs pensées, a priori relatives à la réalité mentale de chacun, sont inaccessibles et indéterminées pour autrui, et donc irréductibles à toute mise en commun ? Pour répondre à cette question tout en évitant de tomber dans l'acceptation dite solipsiste de l'incommensurabilité des esprits subjectifs, il faut montrer que les faits intentionnels, par-delà leurs différences individuelles, établissent une relation réelle qui leur donne « prise » sur le monde et les engage de facto vis-à-vis de leurs semblables. L'enjeu de la discussion est donc de montrer que même les relations intentionnelles, apparemment « irréalisées », ont des conditions de réalisation sociale-ment élaborées, définies par « à quoi » elles renvoient, en commun avec les autres : c'est ce que Descombes désigne sous le terme de « intentionnel ».

Dans la mesure où la réalité du passif intentionnel ne relève ni des expressions personnelles, ni des conventions entre deux sujets, elle ne conduit pas au « démiurgique » selon lequel l'histoire des choses n'est que l'histoire des choses-dont-on-parle, le prolongement de nos pensées et le construit de nos discours. Au contraire, les significations à la fois intentionnelles et impersonnelles qui définissent le passif intentionnel forment un espace commun de référence bel et bien réel, celui de « l'usage impersonnel qui fait loi et que personne n'est censé ignorer ». C'est l'extériorité et l'antériorité de ces usages par rapport aux individus qui garantit ainsi la possibilité logique de renverser la forme active et donc « personnalisante » des verbes intentionnels du type « pense, il croit, etc. » en une forme passive, « anonymisante », du type « est pensé que, il est cru que ».

Par là, le problème de l'opacité des faits intentionnels est résolu, tout au moins partiellement, puisque l'usage impersonnel et public des significations préserve la dimension intentionnelle qui permet à un sujet de renvoyer à une chose du monde tout en garantissant l'emploi d'une description suffisamment définie, et par là reconnaissable pour autrui, de « à propos de quoi » il est susceptible de parler, penser ou croire. Les actes mentaux ou physiques se retrouvent ainsi pourvus d'un certain nombre d'attributs qui relèvent des significations impersonnelles fournies par le « moral » dans lequel baignent les individus. Par exemple, un observateur qui voit un jardinier sortir avec son arrosoir ou quelqu'un se mettre en colère interprétera ces activités en mobilisant la « de vie », c'est-à-dire le « psychologique de besoins, de désirs, de réactions naturelles » et le « historique d'institutions et de coutumes » qui lui permettent de reconnaître le « bienfondé » de ces comportements (p. 93). On comprend dès lors la nécessité impérative d'adopter une conception holiste de l'intentionnalité puisque tout acte significatif manifeste et actualise la présence du « système de lois et d'usages » qui renvoie chez Descombes, à la suite de Hegel puis de Dilthey, à « l'esprit objectif » des institutions dont l'autorité et la validité s'impose d'emblée aux esprits subjectifs des personnes.

L'esprit objectif pour Descombes, comme d'ailleurs pour Dilthey, se définit comme l'ensemble des représentations collectives, qu'elles soient religieuses, juridiques ou philosophiques. L'esprit objectif est l'ensemble a priori des « communes » qui, comme l'a montré Charles Taylor, forment la condition de possibilité des intentions individuelles, des opinions communes comme de tout accord intersubjectif
(2). Mais cette antériorité a priori n'est pas celle de « l'esprit objectivé » qui renverrait, comme chez Merleau-Ponty, aux traces héritées du passé dont chacun devrait se faire l'herméneute pour en réactiver le sens abandonné par les sujets disparus. L'esprit objectif n est ni la sédimentation poussiéreuse de pratiques antérieures qui ferait l'objet d'un fastidieux travail interprétatif, ni le terme d'un accord des individus consentants. Il repose sur l'accord de principe qui permet aux membres d'une même comunauté de se reconnaître comme des semblables, « déjà-là » que sa présence au plus intime des manières de penser et d'agir impose sous le mode du familier.

Dans la mesure où l'esprit objectif se définit comme le système des relations, des significations et des usages qui est la condition de possibilité de la formation des pensées et des actions individuelles, il est irréductible aux éléments qui le composent et donc passible d'une approche holiste. Mais l'approche holiste qui est préconisée ici est « structurale » et ne doit en aucun cas être confondue avec le courant « collectiviste » qui tend à attribuer aux totalités signifiantes le statut d'un « supersujet » qui exercerait en tant que tel un pouvoir causal sur les comportements des « micro-sujets » qui le composent. En effet, cette approche, cédant au « des individus collectifs », oublie qu'un individu est par définition une totalité indivise qui ne saurait être composée de plusieurs entités elles-mêmes individuées, en l'occurence des personnes (3). Quant àl'approche inverse, l'individualisme méthodologique, dont Popper est un des chefs de file, elle fait des « objets » complexes tels qu'un régiment, la France et, plus généralement, les institutions, des abstractions utiles qui permettent d'organiser nos pensées mais qui peuvent à tout moment être remplacées par la liste des individus qu'elles coordonnent.

Or, pour Descombes, le statut de totalité abstraite ne peut être conféré aux totalités sociales car ces dernières ne peuvent être réduites àdes « êtres » de raison dont l'existence serait pure convention. Les totalités sociales, contrairement à ce prétend Popper, ne sont pas des ensembles créés par l'universalisation d'une propriété par exemple la blancheur et ne sont donc pas réductibles aux éléments simples les choses blanches qui les composent, car elles constituent dans leur intégralité et leur complexité des réalités concrètes. Ainsi, le terme « équipe » n'est pas une étiquette convenue qui permet de désigner une collection ou un catalogue de joueurs par un terme abrégé qui renverrait à une propriété commune, celle d'être membre de l'équipe. En effet, le terme « équipe » n'est pas équivalent à l'ensemble de ses membres, additionnés un à un, car le fait que chaque joueur de l'équipe soit présent lors du match n'est pas une condition nécessaire à la victoire ou à la défaite de toute l'équipe. En d'autres termes, et n'en
déplaise aux « éliminativistes » de tous genres qui renient toute fonction descriptive et donc toute singularité à un terme collectif, l'expression définie du type « l'équipe X a gagné le match contre Y » est irréductible car les prédicats qui peuvent lui être attribués ne peuvent être distribués aux parties composantes. Par conséquent, attribuer des prédicats d'action comme « gagner » à des êtres complexes, que ce soit un régiment, une équipe ou une entreprise, constitue une procédure« correcte ». Mais le statut de ces derniers n'est pas pour autant résolu car les totalités de ce type ne renvoient pas à des états de choses ou à des substances-dans-le-monde que l'on pourrait, conformément aux critères nominalistes de l'existence, toucher ou voir.

La solution de Descombes est la suivante : les totalités sociales ne peuvent être confondues avec des collections ou des ensembles d'individus, car ce sont des systèmes réels dont les propriétés relationnelles n'appartiennent ni à l'ordre de l'individu, ni à l'ordre du tout, tout en étant constitutives de l'un et de l'autre. Pour illustrer l'approche que préconise Descombes, prenons, à sa suite, le mot BABAR comme exemple paradigmatique : BABAR se définit par le mode d'agencement des types de lettres qui la composent et qui sont elles-mêmes définies en fonction de « position sur la ligne d'écriture ». La structure BABAR est donc la règle qui permet de sélectionner de manière significative, en fonction d'un ordre de sens a priori, les éléments nécessaires à sa réalisation, imposant aux parties A, B ou R un traitement purement fonctionnel qui délaisse les traits qui les caractérisent en tant qu'éléments matériels et individués par ex., leur matériau de construction (métal, bois, fer, etc). BABAR forme une totalité proprement constituante puisqu'elle est simultanément l'antécédent logique, l'instruction et la référence obligée des parties composantes qui doivent et peuvent tout à la fois la reconstituer dans son entier. Pour Descombes, les totalités signifiantes que sont les institutions sociales répondent à des propriétés analogues à celles dont bénéficie BABAR : elles se définissent en effet par des propriétés relationnelles verticales leur structure fournit un principe d'organisation qui permet de sélectionner « d'en haut » les fonctions et donc les parties composantes nécessaires à leur actualisation  d'autre part, elles se caractérisent par des propriétés relationnelles horizontales les parties en question sont coordonnées de manière à répondre à la règle de complémentarité qui les caractérise.

Prenons par exemple l'institution du mariage à laquelle a sacrifié Monsieur Martin, qui se trouve être ainsi, entre autres caractéristiques, époux de son état. Si, en tant qu'unité d'être biologique, Monsieur Martin ne dépend pas de l'existence de sa femme, en revanche, appréhendé en tant qu'homme marié, il s'avère « suspendu » à la position qui lui est corrélative l'existence d'une épouse sous peine d'être « éjecté » de la catégorie des gens mariés. Ainsi, saisis sous la description structurale qui les appréhende en tant qu `unis par les liens du mariage, Monsieur et Madame Martin ne sont pas les termes absolus et individués que l'usage linguistique du prédicat apparemment monadique « être marié » prête à penser. Au contraire, spécifié en tant qu'époux, ils sont les« dérelativisés » d'un couple de statuts interdépendants et complémentaires, les attributaires d'une valeur de position qui les consacre comme des partenaires, des particuliers, au sens juridique du terme, dont les droits et devoirs sont préfixés par une règle institutionnelle. Le mariage n'est pas une relation externe et contingente, une relation dyadique qui mettrait en contact deux êtres autonomes et séparés, comme la relation physique entre deux boules de billard dont l'une est la cause du déplacement de l'autre. La relation de mariage constitue un système triadique qui, comme l'a montré Peirce, fait intervenir trois termes : un principe de niveau supérieur, c'est-à-dire une règle qui distribue des statuts complémentaires époux et épouse aux deux termes de niveau inférieur qu'elle régit.

Le système triadique se caractérise ainsi par la présupposition d'une règle qui détermine
un seul et unique fait de relation susceptible d'être spécifié de deux points de vue, celui du mari et celui de la femme, qui sont ainsi l'envers et l'endroit d'une connexion positive dont le statut est transitif : la forme active « épouse Madame » peut sans doute être transformée en la forme passive « est épousée par Monsieur ». Dans cette perspective, la relation intentionnelle et impersonnelle qui définit la règle du mariage a des propriétés publiques indépendantes de toute attribution ou qualification effectuée par un individu ou un groupe d'individus. La règle relève d'un ordre de sens prédéfini qui s impose comme une totalité a priori sur des personnes dont le statut est réduit à celui de supports ou de « logiques », puisque leurs caractéristiques empiriques n'interfèrent en aucune manière dans le système triadique qu'elles reconduisent, tout comme les lettres A, B, R dans le système BABAR. Ainsi, une triade ou un composé de triades qui donne une polyade peut être définie comme « système engendré par une relation qui assigne un ordre entre les sujets logiques de la proposition, indiquant par là quel est le statut de chacun des membres du système par rapport aux autres » (p. 236). Dans cette perspective, si le tout, conformément en cela au postulat durkheimien, est plus que la somme de ses parties, ce n'est pas parce qu'il représente une macro-entité qui exercerait des causalités sans possibilité de rémission sur des individus qui, de leur côté, la subiraient sans coup férir. Le tout est irréductible à ses parties parce qu'il est organisé selon un ordre hiérarchique qui permet d'imposer des conditions préalables « au type des occupants légitimes des différentes places prévues » (p. 171).

Dès lors, si, dans le modèle de Des-combes, la règle gouverne la pluralité qualitative et différentielle des contributions nécessaires à sa (re) totalisation, et par là-même, précède ses actualisations, elle ne tombe pas dans le piège d'une ontologie substantialiste qui ferait des règles des entités individuées. Car la règle n'est pas considérée comme un mécanisme empirique qui déterminerait causalement ses applications : comme l'a montré Peirce dont Descombes s'inspire, les règles ne répondent pas à l'ordre de la causalité qui régit le monde positif des faits. Les règles répondent à l'ordre logique de la nécessité conditionnelle qui caractérise le monde inactuel des possibles car elles régissent des propriétés et des relations, des statuts et des catégories, et non des individus, que ce soient des agents empiriques ou des objets. Elles existent donc sous la forme conditionnelle du type si,.. alors de telle sorte qu'elles ne sont pas exécutées mais actualisées en fonction du contexte : conformément au postulat wittgensteinien, elles ont donc un caractère normatif car elles ne peuvent être suivies que « les gens estiment qu'elles doivent ou du moins qu'elles devraient en général être appliquées » (p. 266) et « qu'ils veulent s'en servir pour se diriger dans la vie » (p. 257).

Pourtant, en dépit de ce parti pris normatif, les règles triadiques dont parle Descombes s'inscrivent dans un paradigme « juridique » qui ne laisse guère de marge de manoeuvre à ses attributaires. En effet, les propriétés intrinsèques des personnes font place aux propriétés formelles de l'institution dont elles sont les supports : la relation sociale ne réunit donc pas un individu à son semblable, mais un particulier à un autre particulier, rapport éminemment statutaire qui tend à retrécir le sujet aux imputations des systèmes triadiques dont il est « l'objet ». Mis à demeure par une approche holiste qui l'appréhende comme le terme d'une relation triadique, l'"de la vie humaine » qu'est devenu le sujet apparaît ainsi quelque peu exsangue car, s'il peut « sa marque de fabrique » à l'esprit objectif, ce n'est qu'en reprenant à son propre compte les attributions, exhortations, incitations et injonctions que le monde social lui impose.

Autrement dit, « l'extériorisation du mental », qui permet de remplacer à bon escient le classique « procès d'intériorisation » du social dont le présupposé inévitable est l'existence d'une intériorité « déjà-là », a en quelque sorte le défaut de ses avantages. Si elle permet de sortir d'une conception subjectiviste de l'esprit sans pour autant renoncer à l'intentionnalité qui le caractérise, le prix à payer pour ce coup de force théorique est loin d'être négligeable. En effet, « descente au particulier » qu'implique la démarche holiste préconisée par Descombes tend à perdre le mouvement inverse, celui de « montée en généralité » qui permet aux individus d'engendrer, à partir d'une situation, d'une interaction ou d'un processus réflexif, de nouvelles significations. Dans la mesure où « tout » est à l'extérieur, la psychologie comme les approches qui se centrent sur les interactions ou sur les activités in situ doivent faire place à une « des institutions » qui permet seule d'analyser les « de l'esprit ». Aussi, le philosophe du « esprit », en rejoignant le sociologue dans la tâche de décrire l'ensemble des règles qui régissent l'usage « confirmé » et conforme des significations, restreint simultanément son champ d'investigation aux institutions qui assurent « présence du social dans l'esprit de chacun ». Cette démarche, si elle ne permet pas de saisir la généalogie de ces institutions qui s'imposent sous le mode intemporel de la « Loi », a l'avantage de systématiser d'une manière aussi explicite que convaincante le postulat tacite des sociologues. Le « intentionnel » qui perdure, par-delà le continuel renouvellement de ses composants et les vicissitudes de son histoire, est cela même qui rend les agents actifs. C'est cette discussion, centrale pour les sciences sociales, que Les Institutions du sens nous invite à approfondir, au terme d'un raisonnement qui est, toutes descriptions considérées, remarquable.

* Vincent DESCOMBES, Les Institutions du sens, Paris, Minuit, 1996.




Internationalizing Media Theory

de John DOWNING
par Michael PALMER

Partant d'une réflexion sur les rôles et le fonctionnement des médias en Russie, en Pologne et en Hongrie, 1980-95, John Downing remet en question les modèles et les théories utilisés en Occident pour penser la communication internationale. Ouvrage de combat scientifique, mais également texte subtil à entrées multiples, Internationalizing Media Theory analyse la place des dispositifs de communication médiatisée ne se limitant pas uniquement aux seuls « médias classiques » dans trois espaces de l'ancien « soviétique » devenus états souverains, quoique toujours marqués par l'époque de l'URSS. Chemin faisant, Downing se montre critique envers les modèles et référents habituellement cités par ceux qui étudient la communication internationale  il pointe trois « déformants » : la surreprésentation des études centrées sur les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Europe occidentale  « l'oubli » des sciences politiques qui, lorsqu'elles étudient les sociétés en transition, ne scrutent pas suffisamment les processus, les stratégies, et les acteurs de la communication  les insuffisances, tout aussi grandes, enfin, de la pensée des chercheurs ès communication qui n'accordent pas ou guère d'importance à l'étude des rapports de force politiques et économiques dans leur modélisation des interactidns médias et société.

Attardons-nous un instant sur ce dernier point : les chapitres sept et huit s'interrogent sur la pertinence des approches « mainstream » on n'ose écrire « establishment » et « critiques » pour penser l'ensemble des paramètres sociaux, économiques, politiques, communicationnels et autres encore nécessaires pour comprendre les régimes et les sociétés « transition ». Downing démontre les insuffisances, voire la non-pertinence, de la pensée « mainstream » nord-américaine essentiellement de la communication média  elle serait, ainsi donc, trop média-centrée. Il passe en revue les théories de « l'agenda-setting », de l'influence des médias sur les comportements (dans le sillage des travaux de George Gerbner), des diffusionnistes, du « gatekeeper », des « et gratifications », du « déterminisme technologique doux » (Ithiel da Sola Pool), des « théories de la presse » (Siebert, Paterson, Schramm), et de diverses autres approches, fonctionnalistes pour la plupart, dont le « system dependancy » qui malgré son intitulé s'est efforcé de ne pas être média-centré en pensant les rapports médias-société.

On l'aura compris : la richesse de l'inventaire-analyse de Downing provient tout autant de sa présentation des courants de pensée nord-américaine (souvent fort anciens, mais encore bien représentés outre-Atlantique) que de son analyse de leur non-pertinence pour comprendre les mutations des régimes en transition. Qui plus est, tout en préconisant l'intégration de l'apport des courants critiques de Gramsci à Chomsky, de Horkheimer àSchiller il plaide pour que les analyses qui s'en inspirent s'attachent plus directement à décortiquer les rouages des médias (« the specifics of media », p. 196)  ces approches posent les rapports entre la communication-média et les autres vecteurs d'idéologie  leurs critiques démontent le discours lénifiant, voire louangeur, de bien des recherches « mainstream » mais ne mettraient pas assez à l'en croire les mains dans le cambouis. Plus largement, Downing s'efforce de tracer une nouvelle topographie des théories de la communication média, en relativisant l'apport des modèles marqués par leur humus anglo-saxon, et la réaction qu'ils ont inspirée.

La construction de l'ouvrage, ainsi que les connaissances déployées, pourraient déconcerter : anecdotes personnelles on apprend que la femme de Downing est oiginaire de la communauté noire (n. 26, pp. 63-64) et autres échanges glanés « le terrain » sont utilisés à bon escient afin d'étayer la thèse de celui qui observe, relate et analyse la communication dans trois sociétés dont il reconnaît les différences, tout en relevant dans le miroir les comportements d'autres « occidentaux » qui en font autant. Force et faiblesse à la fois, Downing ne masque pas les avantages et inconvénients de sa position d'observateur extérieur des réalités étudiées  sa bibliographie comporte essentiellement des ouvrages en langue anglaise et française  il reconnaît les bornes ou oeillères de la vision pourtant riche que donnent des périodiques tels Post Soviet Media Law and Policy Newsletter ou RFE/RL Research Reports, et fait de son mieux pour lutter contre le média-centrisme qui en résulte, en pointant par exemple, comme l'avait fait Tristan Mattelart l'impact des différents vecteurs et phénomènes communicationnels comme ces vidéocassettes et autres supports de musique et de culture des générations alors jeunes vivant en rupture de ban « temps des derniers Soviets ».

On l'aura également compris : partant d'une réflexion sur les dispositifs communicationnels en mouvance, en Europe centrale et orientale Vladivostock et la Tchétchénie nonobstant, la Russie asiatique est peu présente John Downing utilise sa (grande) bibliothèque portant sur la communication internationale, et sur l'épistémologie de la communication, qu'il allie à son observation sur le terrain en Europe, tout comme depuis Austin, Texas, où il enseigne : il s'interroge sur la pertinence des grilles d'analyses utilisées pour expliquer (il préfère le terme « illuminer ») les rapports médias-sociétés dans des pays « transition ». Ouvrage ambitieux, riche, fort bien écrit, et jetant plusieurs pavés dans la mare, Internationalizing Media Theory tient aussi du « in progress ». Lorsque, dans les chapitres consacrés aux « in post sovietized societies » (1989-91 à 1995), Downing se livre à une étude qui relève de l'inventaire autant que de l'analyse d'une situation en mouvance, il montre les logiques à l'oeuvre mais aussi le tourbillonnement des forces en présence.

Ne serait-ce pas cela, justement, le résultat inévitable d'une prise en compte des interactions médias et sociétés qui parvient cependant à ne pas se contenter du simple énoncé descriptif ?

* John DOWNING, International Media Theory, Sage, Londres, 1996.


Analyser la communication.
Comment analyser les images, les médias, la publicité

d'Andrea SEMPRINI
par Laurence KAUFMANN

Le but principal de l'ouvrage d'Andrea Semprini est de faire une analyse détaillée des « communicationnelles », de leurs stratégies énonciatives, de leurs espaces de circulation comme de leurs différents supports. Afin d'éviter de reconduire l'idéologie de la communication, par trop souvent traitée comme un processus général et universel, l'auteur se propose d'adopter une démarche empirique qui rende aux logos, aux titres de presse, aux publicités ou encore aux chaînes de télévision ce qui fait leur spécificité in situ. Grâce à cette perspective inductive, c'est le terme même de communication « masse » qui est remis en question, l'identité des cibles que présuppose le niveau énonciatif des discours et des images analysés étant bien plus segmentée que ne le prétendent les pourfendeurs de la « massification ».
Pour ce faire, Semprini utilise les outils analytiques de la « sociosémiotique », entendue comme une « étudiant l'inscription du sens au sein des pratiques sociales » (p. 15). Dans la mesure où la sociosémiotique s'inspire de la sémiotique, notamment celle de Greimas, elle peut faire l'économie de la question, par ailleurs insoluble, de la visée intentionnelle et stratégique des producteurs des discours analysés. Laissant de côté le sempiternel problème du « vouloir-dire » et de l'intention de signification qui seraient « derrière » l'opération de communication, elle se donne donc pour objet les parcours interprétatifs qu'est susceptible d'activer le « communiqué » lui-même.

Toutefois, la sociosémiotique que propose Semprini, à l'inverse d'une approche sémiotique orthodoxe qui se refuse à traiter de l'existence des référents, est loin d'exclure de son analyse « monde « réel ». Le monde textuel, loin d'être un système sémiotique auto-référent, doit sans cesse être rapporté à l'ensemble des significations stabilisées qui lui préexiste et qui le détermine. Et cela d'autant plus que le monde textuel et le monde « réel » ne sont pas séparés par une différence de nature  au contraire, le monde « réel » doit lui-même être conçu « l'addition de tous les mondes textuels, manifestés par la multiplicité des discours sociaux, qui auraient atteint un stade d'objectivité et de réalisme suffisants pour franchir le seuil sémiotique de la représentation et basculer, pour un temps plus ou moins long, dans le territoire de la réalité sociale » (p. 92). Le monde « réel » étant défini comme l'ensemble des représentations qui parviennent à s'imposer comme des « naturels de la vie » (Garfinkel), les différences qui opposent une analyse de type sémiotique et une approche de type sociologique n'ont plus lieu d'être. En effet, les dispositifs énonciatifs qui rendent intelligible l'espace socio-culturel produisent, eux aussi, un « de réel » qui leur permet d'imposer leur univers de sens comme objectif et indiscutable. La nature de ces discours sociaux étant intrinsèquement sémiotique, les outils analytiques des « textuels » peuvent être légitimement utilisés à leur endroit. Mais la nature de ces discours est aussi et surtout sociale, ce qui justifie une approche sociologique des « socioculturels » dont ces discours sont les témoins et les symptômes.

Aussi, à la différence d'une sémiotique radicale qui se centre sur les significations présentes dans le texte lui-même, à l'encontre d'une approche positiviste qui prétend traiter du monde « réel » en soi, l'objet privilégié de la sociosémiotique est le « possible ». Semprini utilise cette notion, qu'il impute à Nelson Goodman, pour désigner le système de valeurs, d'acteurs et de situations qui naît de la rencontre entre une image, un magazine ou une chaîne de télévision et les significations communes du public qui les interprète. Il s'intéresse donc au monde « réel » « une description », à la « du monde réel » qui émerge de l'interaction entre le monde textuel et le monde « réel » et qui parvient, en bénéficiant de 1 `évidence du partagé, à s'imposer comme la seule version possible.

En effet, pour Semprini, si la compréhension des discours et des images est immédiate, c'est que les mondes possibles qu'ils proposent semblent parfaitement coïncider avec « l'encyclopédie doxastique contextuelle » des récepteurs. L'appréhension des discours est donc de l'ordre de la reconnaissance et non de la connaissance, car même les informations participent du système de stéréotypes, tout à la fois contemporains et profondément archétypaux, auquel tout un chacun est d'ores et déjà familier. Dans ce cadre d'analyse, la notion de vérité et d'une réalité en soi semble devoir faire place à la notion de vraisemblance qui émerge à l'intersection d'un discours social et des attentes normatives d'une communauté donnée. Ainsi, «[...] l'information montrée dans la bande annonce est "vraie". Simplement, sa " vérité " articule un niveau, celui de l'imaginaire, qui relève d'une logique différente de celle des conditions de vérité, à l'aune desquelles, uniquement, on s'obstine à mesurer la vérité de l'information » (p. 159). Ce n'est donc pas le « réel référentiel », mais le " réel" symbolique ; que le sociosémioticien se propose d'analyser afin de saisir les mécanismes par lesquels le sens, en entrant en résonance avec le monde doxastique du récepteur, paraît aller de soi.

Toutefois, « le monde possible », sa cohérence interne, son niveau de pertinence ou encore son exemplarité par rapport au contexte social auquel il renvoie nécessairement n'est pas donné explicitement :
l'analyste doit l'inférer, à partir des significations et des personnages que le dispositif discursif met en scène. C'est dans ce but que Semprini analyse des images comme le logo de la RATP et d'Itineris, les magazines comme Marie Claire, la presse féminine dite « pratique », la chaîne d'information continue CNN, le traitement du concept de « nature » à la télévision ou encore la publicité de Benetton le traitement de ces deux derniers topics seront laissés de côté car ils sont trop riches pour être résumés ici.

Les logos se prêtent particulièrement à une analyse sociosémiotique dans la mesure où leur rôle est de représenter, sous un mode métonymique, l'identité sociale et la valeur culturelle d'une entreprise. « porte visuelle qui nous ouvre grand son univers de sens », le logo peut ainsi être appréhendé comme « flash sémiotique » qui construit « simulacre de sujet énonciateur, l'identité d'entreprise » (p. 65). Le logo cristallise un réseau sémantique qui doit coïncider avec les lieux communs de la communauté de langage et de pratiques à laquelle il est destiné pour être instantanément compris, tout en commémorant l'entreprise dont il est l'abrégé. Le nouveau logo de la RATP révèle ainsi la transformation historique des transports publics parisiens dont l'image passe d'un univers mécanique et souterrain, exclusivement régi par des impératifs techniques, à un univers de confort, à une culture de service qui fait de l'usager le centre de son organisation. Les diagonales ascendantes qui traversent le dispositif graphique du logo RATP dégagent une impression de légèreté et de mobilité, impression feutrée que confirme encore le profil stylisé de l'usager dont l'état de bien-être psychologique est celui d'un « zen ». Pour Semprini, le profil de l'usager, dont le regard rêveur serait plutôt celui d'une figure féminine, manifeste un état mental statique qui repose sur l'intériorisation. Ainsi, au lieu d'appuyer sur le transport urbain comme prise en charge concrète de la mobilité, le logo RATP fait du métro « objet modal et abstrait » qui met en scène les « intérieurs » d'un sujet dans un espace-bulle. Le logo permet ainsi de remplacer le dispositif topologique « réel » que constitue le territoire physique du réseau des transports par un dispositif topologique représentationnel qui repose sur « virtualisation du réseau ». En mettant en exergue l'être et non pas le faire, le logo de la RATP appuie sur une axiologie opposée à celle que met en scène le logo du téléphone portable Itineris de France Télécom.

En effet, l'économie visuelle d'Itineris s'organise autour d'un point rouge qui représente la tête pensante chargée de régir la circulation de l'information d'une manière équilibrée et structurée. Étant donnée l'obligation et le besoin d'accessibilité qui caractérisent les usagers du mobile, c'est un profil de décideur et de stratège à la compétence toute masculine qui est suggéré par la symétrie générale de l'espace du logo, organisé autour d'un axe droit comme un I.communication par le téléphone sans fil étant « déspatialisée », elle ne confere pas seulement le don d'ubiquité à ses usagers : elle brouille également les repères identitaires traditionnels, comme le montre l'organisation en cercle du logo qui fait du point rouge à la fois le destinateur et le destinataire. Aussi, les valeurs associées à l'individu Itineris l'action, l'intelligence, le pouvoir et à l'individu Ratp la passivité, la sensibilité, l'abandon se rejoignent, par-delà leurs différences, dans l'idée que la pratique et l'idéologie de la communication constituent un but en soi, indispensable pour des individus atomisés et a priori éparpillés dans des mondes disjoints. Tous deux mettent en scène un individu replié sur lui-même, isolé des composantes contextuelles qui seraient susceptibles de le déterminer.

Sous une modalité différente, la rubrique « Moi lectrice » du magazine féminin Marie Claire met également en scène le monde du « moi » : en effet, l'énonciateur que représente le journal s'efface, du moins en apparence, pour mieux laisser la parole au témoin qui semble assumer à lui tout seul le contrôle du dispositif énonciatif. La forme de ce récit authentique « à la première personne » est donc celle du témoignage, non pas celui neutre et désengagé qui garantît au journalisme d'investigation sa crédibilité, mais celui, subjectif et intime, d'un moi qui expose ses expériences « quelles ». Pour Semprini, le témoignage de Marie Claire présuppose un principe féminin unique auquel répondrait, par-delà les différences contingentes des conditions, un même horizon existentiel. Aussi, à la différence du sujet « moderne » qui renvoie la multiplicité des paraitres àune seule et même essence, et du sujet « post-moderne » qui réduit l'être au jeu des paraîtres et des simulacres, fondant ainsi l'identité non pas dans la différence mais dans la multiplicité, la logique du témoignage subjectif propose une troisième conception du sujet.

En effet, le sujet s'y définit par une subjectivité ontologique commune qui reste la condition d'émergence de tout contenu expérientiel particulier. C'est d'ailleurs cette même identité anthropologique de « l'être-femme » qui permet à la lectrice-témoin de s'affranchir des normes sociales en exhibant ses transgressions comme autant d'expériences dont la valeur exemplaire permet à chacune de s'y retrouver. Dès lors, la séparation entre le monde textuel, le monde possible et le monde « réel », comme la séparation entre les types de « sujets » qui leur sont corrélatifs narra-taire, énonciataire et destinataire n'ont plus aucune pertinence. La subjectivité du sujet narrant reste le seul point d'accès à une réalité qui lui est coextensive, le monde et le sujet ne faisant désormais plus qu'un, dans un jeu de miroirs sans fin où la source, le destinataire et le contenu de la communication se trouvent coïncider dans un système parfaitement circulaire.

En revanche, d'autres magazines féminins, notamment ceux concernant « vie pratique », n'ont pas les prétentions de fonder une « communauté discursive » qui, comme Marie Claire, offrirait aux femmes la possibilité de confronter leur vécu dans un espace de discussion éclairé. Dans la presse féminine « pratique », comme Prima, Avantages ou Modes & Travaux, l'instance énonciatrice, en l'occurrence le journal lui-même, apparaît explicitement : il est l'instructeur chargé de montrer ce qu'il faut faire pour « juste ». Les articles semblent écrits par des véritables experts de la connaissance ordinaire qui donnent la marche à suivre, que ce soit pour faire la cuisine, coudre des vêtements ou encore se maquiller. Le savoir procédural à laquelle les femmes dignes de ce nom doivent se conformer participe d'un registre discursif et méthodique qui rompt, comme le montre Semprini, avec l'inventivité et le bricolage des « contre-savoirs » dont parlait de Certeau. Les magazines féminins fournissent les savoirs venus « d'en haut » qui sont censés restreindre les multiples incertitudes et les incompétences des femmes d'aujourd'hui tout en les rappelant à la tradition d'une manière suffisamment pédagogique pour que la dimension politiquement conservatrice de leur projet éditorial passe inaperçue.

« L'essence sémiotique » et la « densité iconique » des contenus de programmation d'une chaîne de télévision peuvent être traitées par une démarche analogue à celle qui permet de mettre en évidence les « dessous » de la presse féminine. Le niveau méta-discursif des « séquences auto-référentielles » qui vantent les vertus de l'information CNN révèle les valeurs charnières de la chaîne tout en évitant de se perdre dans la prolifération des contenus eux-mêmes. Ainsi, la mondialisation apparaît comme le niveau de pertinence clé qui permet de lire les événements comme des simples coordonnées spatiotemporelles dans un espace total dit « planétaire ». Dans ce cadre cognitif et perceptuel, les niveaux intermédiaires de contextualisation des événements, que ce soient les formes d'agrégation de type historique (ethnies, groupes religieux), de type social (minorités, élites), ou économique (classes sociales, syndicats, professions, etc.) sont court-circuités. La dialectique transversale peut alors se réduire à deux termes, l'individu et l'humanité, que les valeurs politiquement correctes, comme l'authenticité, le progrès ou les vertus morales, peuvent concilier dans un seul et même universel.
L'individualisme est donc porté à son paroxysme dans CNN puisqu'il met en scène des individus identiques et homogènes, déracinés de toute forme d'identification historique, géographique, sociale ou relationnelle qui pourraient faire obstacle à leur homogénéisation. Seuls les hommes d'action qui parviennent à conquérir leur destin en réussissant ce qu'ils entreprennent peuvent contrer le cours de l'Histoire et accéder à la scène médiatique de CNN, vision libérale du « made man » à laquelle même les journalistes doivent souscrire. En mettant en scène des aventuriers partis à la conquête du monde et de ses nouvelles frontières planétaires, CNN ravive ainsi le vieux mythe des ancêtres américains partis à la conquête de l'Ouest, jetant les bases d'une nouvelle « identitaire » au sein de laquelle la planète est coextensive aux États-Unis.

Comme le montre les analyses fines et détaillées que nous propose Semprini, les « possibles » que déploient les discours sociaux sont nourris par des stéréotypes traditionnels, que ce soient ceux des sexes (presse féminine), des techniques (Ratp), de l'action et de l'aventure (Itineris, CNN), de la nature et de la culture (le traitement discursif de la « nature ») ou encore de l'identité et de la différence (Benetton). Ces stéréotypes archaïques sont réactualisés dans une rhétorique individualiste, typiquement moderne quant à elle, qui les réaménage en fonction de la « sociale » de l'espace dans laquelle elle se déploie. Des lignes de fracture et des principes de regroupements sociaux et culturels demeurent ainsi à l'intérieur même de la dynamique atomisante qui fait de l'individu une « intériorité » déliée de toute détermination socio-économique et de toute affiliation géo-historique. C'est dire si le travail des « fabricants » d'images est complexe, si ce n'est acrobatique : ils doivent miser sur un individu « absolutisé », conformément en cela à l'idéologie psychologiste dominante, tout en l'insérant dans la communauté d'appartenance qu'est censée engendrer la « marque » qu'ils défendent.

Le travail de Semprini, en dépit des précautions qui lui font souligner les « interprétatifs préférentiels » des récepteurs, tend à rester « purement » sémiotique, puisqu'il consiste à décrypter en général les connotations et les valeurs que déploie un discours. Aussi, même s'il insiste, d'une manière quelque peu programmatique, sur la dimension d'"ouverte » des discours sociaux qui exigent, comme l'a montré Umberto Eco, la « coopération interprétative » du destinataire, les modalités concrètes de leur réception sont laissées de côté. Et pourtant, même si « l'horizon existentiel du récepteur », ses conditions sociales et culturelles, ses attentes normatives d'arrière-plan, bref, ce qui organise l'acte interpréta-tif, sont négligées, le résultat des analyses n'en est pas moins probant. En effet, il permet de montrer que les significations « objectives » d'un texte, d'une oeuvre ou d'une image, les modalités de la construction de l'«illusion référentielle » qui les légitime, constituent un niveau d'analyse possible, voire nécessaire.

Mais ce niveau de description une fois avalisé, le statut de ces significations « objec-tives » soulève une autre question, fondamentale pour le sociologue. Les intentions du producteur et la compréhension du récepteur étant évacuées, sans doute à juste titre, de l'analyse, l'explicitation du sens caché des discours sociaux ne dépend plus que des seules capacités interprétatives du sociosémioticien. Celles de Semprini, il est vrai, sont tout à fait impressionnantes, aussi bien dans la finesse des détails que dans l'utilisation des nombreux outils analytiques qui lui permettent de les déceler bien que la notion de « possible », pourtant prometteuse, semble trop floue pour être vraiment opérationnelle. Mais, indépendamment des indéniables qualités de l'auteur, l'importance que prennent ses propres compétences dans la découverte du sens risquent de mettre en péril la dimension « objective » des significations qu'il s'agit précisément de défendre.

La pertinence de cette critique peut toutefois être récusée si l'on prend en compte le parti pris ethnométhodologique suggéré à maintes reprises dans l'ouvrage. En effet, dans une optique ethnométhodologique, l'auteur bénéficie, du moins en principe, des mêmes compétences de membre que ses semblables, ce qui lui permet d'expliciter « sens pour nous » que les gens ordinaires, comme tout sociologue qui s'ignore, se contentent d'activer tacitement. Dans cette perspective, « l'objectivité » des significations n'est plus menacée  en revanche, l'inscription sociale des récepteurs passe bel et bien à la trappe, au profit des topoï narratifs stéréotypiques qui régissent les dispositifs discursifs. Le risque de l'entreprise sémiotique s'avère ainsi proportionnel à son intérêt : d'un côté, elle tend à décontextualiser son « objet » en en faisant une figure abstraite par rapport aux interprétations effectives du public, mais de l'autre, elle lui donne le statut hyper-réel d'un monde cohérent qui s'impose comme naturel aux yeux du plus grand nombre. C'est dans cette oscillation entre la décontextualisation des significations et leur inscription « réalisante » dans la vie de tous les jours que le projet socio-sémiotique trouve toute sa profondeur.

* Andrea SEMPRINI : Analyser la communication, Comment analyser les images, les médias, la publicité, L'Harmattan, 1996.





War stories. The culture of foreign correspondents

de Mark PEDELTY
par Michael PALMER

Depuis cinquante ans, aux États-Unis, des anthropologues observent le comportement et les pratiques des professionnels des médias. En 1950, Hortense Powdermaker expliqua les motivations qui amenèrent « anthropologue à étudier Holly-wood » (Hollywood : the dreamfactory, Boston, Little Brown)  entre 1990 et 1991, Mark Pedelty étudia au Salvador les pratiques, normes et valeurs professionnelles (« beliefs ») de correspondants étrangers couvrant la guerre, en accompagnant partout les journalistes, objets de son étude, au point d'y risquer sa vie, tout comme eux. Dans War stories, il fait part du sentiment d'étrangeté de celui qui observe ceux qui observent  comme d'autres ethnographes, il s'efforce d'expliquer par un récit-analyse d'un observateur-participant comment un « étranger », face au milieu observé, peut le comprendre, et apprend comment s'y comporter. Pratiques, sources, production : les logiques à l'oeuvre dans la construction du récit journalistique sont ici décortiquées sans ambages, avec l'apport de techniques provenant de plusieurs disciplines, mais aussi avec la force des « vues » et entendues sur le terrain terrain des hostilités entre forces adverses, et terrain professionnel que travaillent bien d'autres tensions.

Les failles d'une idéologie professionnelle des journalistes états-uniens, tout au moins qui promeut « l'objectivité » et « récit factuel », sont mises à nu : dès l'introduction, la copie du journaliste, qui raconte, interprète et encadre un seul et même événement, d'une part pour un journal US, d'autre part pour un vecteur européen d'information, annonce un leitmotif de l'ouvrage : les versions différentes, voire contradictoires, de l'événement fournies par la même journaliste reflètent la nécessité de produire selon les critères de ses clients ses « média-employeurs ». Les reporters disposent, somme toute, d'une marge de manoeuvre bien faible dans le processus de production de l'information : souvent, ils sont cantonnés dans le rôle de « conduits », de conducteurs d'un système complexe d'institutions, de sources qui font autorité, de pratiques et d'idéologies qui encadrent l'événement et les thématiques (du « agenda ») bien avant qu'ils en aient vent.

L'analyse de Pedelty intègre l'apport de plusieurs chercheurs qui parmi les approches critiques de la communication aux États-Unis démontrent comment l'information réifiée reflète les rapports de pouvoir. Pedelty fabrique un néologisme « appareils disciplinaires » à partir d'Althusser et de Foucault, avant de revisiter la déconstruction d'un mythe celui de « l'idéologie du journaliste » auquel oeuvrent de nombreux critiques outre-Atlantique. Désirant que sa recherche serve aux intérêts de la Cité, il milite pour que le journaliste sache non seulement parvenir à faire comprendre les enjeux d'un événement, d'une thématique de l'actualité, mais à démontrer leur pertinence ce que ne ferait pas l'appareil existant des vecteurs internationaux de l'information.

Ainsi l'auteur scrute-t-il les normes et les pratiques des envoyés spéciaux et autres correspondants de guerre. Se centrant sur les journalistes états-uniens parmi les quelques quatre-vingt membres de l'association salvadorienne de la presse étrangère (la SPECA), qui forment l'univers observé, Pedelty livre une analyse d'autant plus convaincante qu'elle est marquée par les tensions et contradictions entre propos, idéaux et pratiques. Deux exemples en suggèrent la richesse : les journalistes européens évitaient El Salvador lors des derniers mois de la guerre  par rapport aux effectifs globaux, ils comptaient un nombre élevé de journalistes tués ou blessés  Pedelty suggère qu'ils étaient perçus au Salvador comme des collaborateurs d'une presse plus à gauche « foreign press » (p. 53) que la presse « centriste » (« mainstream ») étatsunienne, et que pour des raisons de realpolitik ils « pesaient » moins lourds que les journalistes états-uniens, informateurs d'une opinion publique de l'un des acteurs du conflit acteur dont les intérêts géopolitiques, du reste, façonnent le plus souvent les thématiques de l'agenda international des médias. Par ailleurs, Pedelty dresse des portraits très vivants des journalistes observés, dont il pointe l'honnêteté et les faiblesses, et qui vivraient mal les servitudes imposées par leurs employeurs. Le terme « écologie des médias » très en vogue il y a quelques années aux États-Unis comprendrait non seulement l'environnement qui entoure les messages produits et diffusés, mais aussi les conditions qui façonnent « place » la production du texte premier « récit » d'un événement, qui sera éventuellement modifié par d'autres, avant diffusion.

* Mark PEDELTY : War stories, The culture offoreign correspondents, Routledge, New York, 1995.



L'éclatement de l'ORTF
de Sophie BACHMANN

Les radios en France, histoire, état et enjeux
de Jean-Jacques CHEVAL
par Jean-Pierre BACOT

Existe-t-il un champ dont l'aspect ait autant changé depuis un quart de siècle que celui de l'audiovisuel français ? Deux ouvrages, l'un consacré aux derniers moments de l'ORTF, l'autre à la survie des radios contre vents et marées, nous permettent de conserver mémoire et compréhension de cette spectaculaire évolution.

Si le monde de la télévision reste ô combien sensible et propice aux commentaires du chercheur comme de l'homme de la rue, le paysage nous parait aujourd'hui lointain de ces cinq années de crise (1969-1974) où l'Office National de la Radiodiffusion Française vécut douloureusement sa décomposition. Le monstre que décriaient les uns et que d'autres adoraient devait par la suite être divisé en plusieurs entités, dont certaines ont depuis été privatisées. Cette époque, souligne Sophie Bachmann, « comme une blessure, un traumatisme, pour un corps professionnel écartelé, mais aussi comme une épreuve pour tous ceux promoteurs et détracteurs de la réforme qui y ont été impliqués. »

Les crises, les grèves, les scandales, en particulier celui de la publicité clandestine en 1973, les réformes et leurs brouillons, l'auteur en tient dans ce livre une chronique savante, les inscrivaient dans un après 68 dont elle nous montre bien les influences contradictoires qui le traversaient : vents de libération et de remise en ordre, de décentralisation et de maintien du monopole.

La gestion du mastodonte n'ayant pas été parfaite, la difficulté qu'il y avait à le gouverner fut au surplus accentuée par les échéances électorales. Les présidentielles de 1974 furent, et l'auteur le souligne, les premières à voir leur campagne se dérouler pour bonne part sur le petit écran. Sophie Bachmann parle ici d'accélération de l'histoire, dans un dispositif dont son préfacier,
Jean-Noël Jeanneney, rappelle qu'il était encore marqué par un refus majoritaire de la fin du monopole. C'était avant que ne souffle à droite le grand vent libéral d'outre mer. Cependant, la dérégulation était déjà de saison. L'époque était bel et bien de crise, de transition.

Ces cinq années d'intenses débats, l'auteur s'attache à les mettre en perspective dans la partie la plus austère, mais aussi la plus intéressante de son ouvrage, fournissant un matériau précieux d'économie politique des médias qui intéressera également de toute évidence les historiens.

L'histoire de la radio après cette époque de crise relève d'une double autonomie :
d'abord séparation d'avec la télévision, puis ouverture des ondes à la concurrence et à la liberté d'expression. Chacun se souvient des grandes lignes de ce processus. Cependant, et Jean-Jacques Cheval le remarque d'entrée, la radio n'est pas un média très prisé de la recherche. L'auteur propose donc de nous rafraîchir le souvenir en nous offrant une belle synthèse historique et en s'arrêtant longuement sur les étapes de l'évolution.

Cheval met en évidence que chaque avancée juridique dans la libération des ondes a consisté en fait à une justification a posteriori d'une transgression de la loi. Il constate que l'univers de la radio continue à échapper pour partie à cette loi, puisque les achats et ventes de fréquences sur la bande FM n'ont été ni sanctionnées, ni même poursuivies.

A ce chapitre, l'auteur n'est pas tendre pour le CSA dont il craint qu'il n'apparaisse « le prospecteur-placier des grands groupes radiophoniques ». Cheval s'inquiète également du peu qui subsiste des radios locales et associatives et du fait qu'elles ne puissent accéder, faute de moyens, au saut technologique qui s'annonce avec le numérique. Il redoute que l'ouverture n'ait duré qu'une vingtaine d'années, et qu'elle n'ait été gravement remise en cause par une logique économique non tempérée par une politique publique.

L'offre française en matière de radios est aujourd'hui l'une des plus riches d'Europe, tant par la vigueur du service public que par le large spectre des fréquences libérées dans le courant des années 70, les « périphériques » historiques continuant à tenir leur place. Si l'illusion du localisme a fait long feu, l'excès inverse d'une vision mondialiste des ondes parait à l'auteur tout aussi préjudiciable. Mais il demeure optimiste, constatant l'existence dans le pays « d'un équilibre délicat entre rigueur journalistique et efficacité communicante ».

S'il fut un temps, celui du moyen âge, de l'ORTF, ou certains craignaient la disparition de la radio au profit de la télévision, l'inquiétude est aujourd'hui pour ce média en vitesse de croisière d'un autre type : l'indifférence, le déficit de recherches, le défaut de vigilance institutionnelle.

* Sophie BACHMANN, L'Éclatement de l'ORTF, la Réforme de la délivrance, Préface de Jean-Noël JEANNENEY, L'Harmattant/Communication, Paris, 1997.

* Jean-Jacques CHEVAL. Les Radios en France. Histoire, état et enjeux, Éditions Apogée/Médias et Nouvelles Technologies, Rennes, 1997.



La France du Tour

de Paul BOURY
par Jean-Pierre BACOT

Thème fédérateur s'il en fut que le Tour de France qui permettra, fait rare, que par un seul ouvrage, certes copieux, consacré à cette épreuve, urbanistes, historiens, géographes, sociologues, économistes, communicatologues puissent sans doute être satisfaits à la lecture de ce qui semble s'adresse en priorité aux « simples » amateurs de sport. Simplicité réelle ?

Voire

En effet, cet « sportif à géométrie variable » qu'est le Tour de France fait l'objet chez Boury d'une lecture multidimensionnelle qui convoque une foule de connaissances.

L'évolution de la Grande Boucle est célèbre. Elle a été spectaculaire. En 1901 quelques curieux attendaient pendant des heures l'arrivée de concurrents dont on se demandait s'ils étaient perdus dans la montagne. Dans les éditions les plus récentes, les relais-satellite permettent de suivre un feuilleton estival qui mobilise télécoms et audiovisuel pour un public direct ou indirect toujours plus nombreux, qui se chiffre en millions et n'ignore rien des mimiques de souffrance d'une star en difficulté.

Mais si l'on a beaucoup glosé sur l'inégalable épopée, on a moins réfléchi sur le véritable outil de structuration du territoire que constitue la course. Le mythe du Tour qui véhicule l'une des principales imageries nationales a des effets de réalité dans l'aménagement et l'animation des villes traversées de plus en plus considérables. On ne compte plus les routes refaites pour l'occasion et le débarquement de la caravane mobilise tout le tissu économique et politique d'une ville et, au-delà, le savoir-faire et le faire savoir des multiples univers professionnels impliqués. Les télécommunications jouent, on le sait, un rôle considérable depuis la réussite du direct jusqu'à l'exigence des salles de presse  la télévision règne, la publicité afflue, la technique expose son évolution, le déroulement même de la course intégrant désormais tous ces paramètres. La visibilité permanente, l'ubiquité deviennent des composantes essentielles de l'action.

La dimension croissante du Tour, aujourd'hui aux limites de l'hypertrophie, la complexité de son organisation ont connu un tournant que l'auteur situe en 1952 avec l'adoption d'une nouvelle configuration qui, abandonnant le strict parcours hexagonal, optait pour des diagonales, débordait les frontières, instaurait de nouvelles villes-étape, diversifiait les parcours en montagne et faisait découvrir des paysages aussi proches qu'inconnus.

Dans ce qu'il appelle l'« rêvé », Boury analyse tour à tour toutes les catégories d'acteurs à l'oeuvre dans cette immense machine, qui doivent conjuguer leur brève et intense existence sur le Tour avec leur représentativité dans les médias :
concepteurs, organisateurs, mécènes, journalistes, techniciens, historiens, artistes suivant le parcours et se produisant dans les villes-étape.., et coureurs de plus en plus nombreux dans ce peloton que Boury a suivi, observant le Tour avant, pendant et après son passage. Le bilan qu'il nous livre de ses traces, préfacé par Jean-Marie Leblanc, prend une place de choix dans l'abondante bibliographie dont bénéficient déjà à juste titre les forçats de la route.

* Paul Boury. La France du Tour. Le Tour de France, un espace sportif à géométrie variable. L'Harmattan, Collection Espaces et Temps du Sport, 1997.





La Paternité

de Christine CASTELAIN-MEUNIER
par Jean-Pierre BACOT

Sur la non-perte des pères Auteur récent dans nos colonnes (4) d'un article sur les relations téléphoniques des pères séparés et non gardiens avec leurs enfants, Christine Castelain Meunier élargit dans son dernier livre sa préoccupation au concept même de paternité, notion peu fréquentée, malgré la somme offerte il y a quelques années par Mulliez, Delumeau et Roche. Si le sujet masculin est peu visité dans une logique verticale de filiation, et si l'on peut aller jusqu'à poser un « impensé paternel », c'est que la modernité, la révolution, le féminisme l'ont, à ce titre de père, marginalisé. De cela, l'auteur ne fait pas reproche aux mouvements libérateurs, mais elle s'interroge d'entrée sur la réalité de trois affirmations qui traînent dans la vulgate psychologique. Quid de la diminution supposée du rôle des pères, de la référence lancinante à leur « féminisation », de l'état de la différence entre les rôles ?

En reprenant l'historique des transformations de la fonction paternelle, depuis le culte des ancêtres chez les Romains jusqu'à l'actuelle concurrence de l'État, Christine Castelain-Meunier croise ensuite les paramètres de la phase actuelle de décomposition/recomposition du rôle, période qui est peut-être en passe de se stabiliser autour d'une notion d'égalité vécue dans le respect de la différence sexuelle.

S'appuyant sur les diverses traditions psychanalytiques, l'auteur installe enfin sa réflexion dans un post-féminisme qui la caractérise et ne lui vaudra peut-être pas que des amis, mais qui demanderait quoi qu'il en soit à être validé dans les diverses couches de la population. Ne serait-ce que pour vérifier que ne cohabitent pas synchroniquement des conceptions diversement datées, ceci à toutes fins d'études empiriques sur les conséquences communicationnelles de ce nouvel état du père, ancré dans sa fonction symbolique, mais flottant dans la mer des discours de magazines.

* Christine Castelain-Meunier, La Paternité, Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, 1997.



Hearlfield contre Hitler

de John WILLEIT
par Française DENOYELLE

Né à Berlin en 1891, John Heartfield est mêlé aux mouvements d'avant-garde :

expressionnisme, cubisme, futurisme, dadaisme, constructivisme dont l'empreinte marque profondément ses photo-montages et son travail de graphiste. Violemment critique à l'égard de la République de Weimar, ses publications sont interdites en Allermagne de 1933 à1945 et ce n'est qu'à partir des années soixante-dix que sa reconnaissance s'impose en Europe. Ni photographe ni peintre, hors des circuits commerciaux et muséaux, son oeuvre reste assez mal connue. Quelques photomontages célèbres et maintes fois reproduits (Goering : le bourreau du Troisième Reich portant un tablier de boucher ensanglanté et arborant une hache à la main, Adolf le surhomme : il avale de l'or et recrache du fer blanc, sorte de radiographie d'Hitler où l'oesophage est transformé en colonne de marks) occultent trop souvent l'abondance d'une oeuvre manichéenne mais percutente. Le livre de John Willett opte pour la chronologie et mêle, comme cela s'impose pour un artiste en prise directe avec l'actualité, l'histoire de l'Allemagne et de l'Europe et l'évolution de l'oeuvre d'Heartfield. Chaque période est précédée de quelques pages d'introduction suivie des reproductions des photomontages et couvertures réalisés pour diverses publications mais le format du livre, sorte de minipoche, ne permet pas les développements nécessaires à leur mise en perspective politique, idéologique et artistique.

Jeune dessinateur, celui qui en signe de protestation contre le slogan « punisse l'Angleterre » anglissisera son nom (Helmut Herzfeld deviendra John Heartfield) commence par se faire réformer en 1915 et rencontre un autre réfractaire à la guerre :

Goerge Grosz. Il crée les éditions Malik, publie les lithographies de Grosz et réalise avec lui des dessins publicitaires et des collages. Dans sa présentation John Willett passe beaucoup trop raidement sur deux événements capitaux pour Heartfield : la formation du mouvement Dada et l'échec de la révolution spartakiste. Avec le photo-montage et la dynamique du mouvement Dada la photographie est propulsée dans les avant-gardes artistiques du vingtième siècle. Quelques phrases sont insuffisantes pour cerner l'activité Dada à Berlin en 1918, et mettre en évidence sa volonté destructrice, sa force de combat, son emphase corrosive à travers les tracts, les couvertures de livres, les affiches. C'est en compagnie de Raoul Hausmann Monteur « Dadasoph » qu'Heartfield affute ses premières armes. Autre point déterminant, l'assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Le 31 décembre 1918 Heartfield entre au parti communiste fondé la veille, dès lors et jusqu'en 1933, il travaille pour le K. P. D.Gosz et Piscator. La sociale-démocratie devient leur cible privilégiée. Les publications de Malik sont des satires antimilitaristes, des railleries de la classe dirigeante, des attaques sans nuances contre le S. P. D. et les artistes expressionnistes qui soutiennent la nouvelle république.

Heartfield dessine des costumes pour le « Théâtre prolétarien » de Piscator et conçoit des couvertures pour la « bibliothèque révolutionnaire » des éditions Malik. Après le traité de Rapallo (1922) qui scelle l'entente germano-russe l'axe Moscou-Berlin est la principale voie d'échanges par laquelle l'Occident peut entrer en contact avec l'art soviétique. Le photomontage comme moyen d'expression au service d'une cause, d'une conception de l'art, circule alors entre des centres de création comme Moscou avec Rodtcheno, Weimar et le Bauhaus de Moholy-Nagy. Grosz effectue une mission en Union Soviétique pour le compte de l'Aide internationale aux travailleurs. Dès son retour en proie au doute il quitte le K. P. D.cesse sa collaboration avec Heartfield. Cependant malgré le scepticisme de Grosz les deux hommes sont les leaders d'un nouveau groupe d'artistes : Le Groupe rouge. En 1923 le K. P. D.la revue satirique Der Knflppel (La Matraque) Heartfield en est le rédacteur en chef. Sa maison d'édition Malik s'affirme comme le principal éditeur de gauche. Heartfield réalise les jaquettes des livres en choisissant des photographies. Parfois il opte pour le photomontage plus offensif.

Au début de 1930, la rédaction de A. I. Z.ses lecteurs : « Désormais le journal publiera une page de Heartfield par mois. » De 1930 à 1938 il signe 235 feuilles. L'Arbeiter-illustrierte-Zeitung (A. I. Z., Journal illustré des ouvriers), à la différence du quotidien du parti communiste Rote Fahne (Le Drapeau rouge), procède de façon claire et concrète pour pagner aux idées du communisme les couches les plus larges. Le fondateur du magazine, Willi Mtinzenberg, lance un mouvement photographique d'ouvriers. L'Association des ouvriers photographes devient l'agence photographique d'A. I. Z. fournit à Heartfield une abondante iconographie. Une page de A. I. Z. intitulée « de la photographie une arme » le présente, sous forme de montage, découpant la tête du vieux préfet S. P. D.Berlin. Ce nouveau slogan devient le principe directeur de son travail.

Jusqu'au succès électoral nazi de septembre 1930, les montages d'Heartfield pour A. I. Z.dirigés contre le S. P. D.1931 il se rend en Union Soviétique et quand il rentre la bataille est pour ainsi dire perdue sans qu'A. I. Z.soit persuadé. Comme en témoigne le montage pour les voeux de nouvel an, dans le numéro de janvier 1933 : « A. I. Z.souhaite un bon voyage dans la nouvelle année ! » Moins d'un mois avant que le chef du parti nazi ne devienne chancelier, Hitler tombe dans un précipice avec un obscur social-démocrate et la croix gammée se disloque. Peu après l'incendie du Reichstag, les locaux d'A. I. Z.pris d'assaut et incendiés, la rédaction s'enfuit en Tchécoslovaquie. Heartfield s'installe avec sa maison d'édition Malik à Prague et fait paraître Neue Deutsche Blätter, principal magazine littéraire de la gauche émigrée. A. I. Z.une ligne anti-nazie beaucoup plus radicale. Les purges staliniennes ne sont pas sans répercussions sur les collaborateurs d'A. I. Z.une campagne contre le formalisme de l'art en accentue les effets. Muenzenberg, l'éditeur d'A. I. Z., est traduit devant le Comité international de contrôle qui l'accuse de laxisme. L'A. I. Z.de nom pour devenir le Volksillstrier (Magazine illustré du peuple). Après l'Accord de Munich le journal cesse de paraître, en octobre 1938. Heartfield gagne Londres.

Pendant dix ans Heartfield vit d'expédients, crée quelques maquettes de livres mais son appartenance au K. P. D.ferme la plupart des portes, y compris celle de la presse émigrée, et Moscou le tient àl'écart. En 1950, il rentre à Berlin avec l'aide de Brecht pour lequel il conçoit la version est-allemande de ses oeuvres. Il meurten 1968.

La réalisation du photomontage est artisanale et longue. Il faut d'abord trouver les photographies adéquates, les imprimer à la bonne échelle et détourner les personnages. Une fois les morceaux découpés et disposés il faut les maintenir, lisser les raccords, harmoniser les tons et rephotographier l'ensemble. Les légendes doivent s'intégrer et le lettrage s'adapter à l'image. La réussite d'une oeuvre dépend en partie des photographies disponibles. Sous la République de Weimar les agences photographies sont nombreuses et alimentées par d'excellents photographes. Le mouvement des ouvriers photographes et les agences soviétiques complètent l'ensemble. Les tirages de Heartfield sont diffusés à un demi-million d'exemplaires dans les pays de langue allemande par A. I. Z.

Unissant étroitement l'art et la politique A. 1. Z.un soin particulier à la diffusion d'une photographie de grande qualité. Aussi rallie-t-il à lui un nombre important de photographes de premier ordre. A côté des montages de Heartfield, des gravures de Kate Kollowitz, des dessins de George Grosz, on trouve des reportages sur la situation économique du prolétariat allemand, chinois, mexicain. Ce style de reportage ne survivra pas au nazisme, pas plus que l'avant-garde photographique allemande.

* John Willett, Heartfield contre Hitler, Hazan, Paris, 1997, 199 pages, 75 francs.



Les journalistes scientifiques

de Françoise TRISTANI-POlTEAUX

Ils sont en France moins de trois cents pour les deux tiers ce sont des hommes. Les journalistes scientifiques viennent de faire l'objet d'une enquête dont nous rend compte l'auteur dans un petit livre riche d'entretiens et de portraits de ceux qui ont rarement la vedette dans les médias, mais effectuent cependant une irremplaçable tache de médiation.

Françoise Tristani-Potteaux insiste au passage sur la spécificité des sciences humaines dont elle estime qu'elles manquent du maillon qui rendrait possible une synthétisation de leur travail. Ces « SHS » illustreraient, par défaut, la place des journalistes scientifiques installés pour la plupart aux portes des sciences « dures ».

* Françoise Tristani-Potteaux, Les journalistes scientifiques, Médias-Poche, Economica, 1997, 49 francs.




(1) Vincent Descombes, La Denrée mentale, Paris, Minuit, 1995.

(2) Cf. à ce propos Charles Taylor, « and the Sciences of Man », in Readings in the Philosophy of Social Science, Ed. by M.and L. C. Mclntyre, Cambridge, MIT Press, 1994, pp. 181-211.

(3) Dans cet ouvrage, Descombes semble se détacher d'un article précédent dans lequel il défendait l'usage logique du terme d'individu collectif. Par-delà ce détail terminologique qui n'en est peut-être pas un cet article brillant est essentiel pour éclairer le statut des « êtres complexes » auxquels doivent s'atteler les sociologues. Cf. Vincent Descombes,«Individus collectifs », in C. Deschamps, Philosophie et Anthropologie, Paris, Ed. du Centre Pompidou, 1992, pp. 57-91.

(4) Réseaux n° 82/83, mars-juin 1997.