n° 84

 

Les écrans de la violence Enjeux économiques et responsabilités sociales

de Divina FRAU-MEIGS et Sophie JEHEL
par Jean-Pierre BACOT

Parmi les thèmes qui alimentent régulièrement, et sans doute aujourd'hui plus encore qu'hier, la réflexion sur la télévision, la question de la violence peut être qualifiée de centrale. Si le contenu des films et téléfilms est contesté sur ce point ici ou là depuis longtemps, le débat s'élargit aujourd'hui. Les instances de régulation comme le CSA en France par leurs recommandations, les directions de chaînes par leur signalétique, les fabricants de récepteurs avec leurs puces anti-violence en sont désormais acteurs. Ce débat, Divina Frau-Meigs et Sophie Jehel estiment avant toute analyse qu'il est bien difficile à poser froidement. Il est en effet nécessaire à leurs yeux critiques de ne pas se laisser impressionner par ceux qui, d'un côté, crient à la censure à la première mesure de protection de la partie la plus jeune du public et ceux qui, de l'autre, posent un lien direct et mécanique entre la violence à la télévision et la criminalité dans la société.

Première opération de nos auteurs pour y voir plus clair : la remise à plat de la notion même de violence, de son amplification supposée par l'écran, et de l'idée aristotélicienne de catharsis.

La quantification du phénomène qui suit dans le livre met en relief le fait que si les Américains exportent de la violence télévisuelle (un taux moyen par heure de programme double de celui des équivalents français), ils en protègent leur propre public davantage que nous ne le faisons pour le nôtre. Or l'augmentation de notre offre audiovisuelle a produit une politique d'achats massifs dont la réception pose aujourd'hui problème. Les auteurs croisent là «les enjeux économiques et les respon sabilités sociales » dont elles ont fait leur sous-titre.

De ce double point de vue, la violence représentée banalise certes une lecture manichéenne du monde, où le plus fort gagne dans un combat sans merci entre le Bien et le Mal. Mais ce n'est point tant parce que les producteurs seraient porteurs de cette idéologie et la voudraient répandre sur le monde qu'ils l'emportent, mais plutôt parce que le langage infra verbal de ces images violentes est universellement compréhensible et donc exportable. Du cinéma de masse au jeu vidéo, le problème serait le même : le simplisme est rentable.

On peut cependant se demander, s'il y a là facteur explicatif du succès de la violence, pourquoi d'autres registres de base comme le sexuel ne bénéficient pas de la même indulgence. C'est peut-être qu'il n'y a pas là qu'un facteur anthropologique, mais aussi du culturel, qu'il n'y a pas en tout cas de tabou sur la violence.

Les publications se multiplient dans le monde occidental, y compris au pays de l'émetteur, sur cette difficile réception du flux nord-américain. Divinia Frau-Meigs et Sophie Jehel considèrent néanmoins que les Français sont en ce domaine en retrait par rapport aux Anglo-Saxons. Les professionnels qui sont assez sensibles à la violence télévisuelle produite dans leur propre pays seraient nettement moins regardants pour ce qu'ils ont acheté ailleurs ; quant aux chercheurs, ils minimiseraient l'impact de ces images et leurs effets négatifs. Pour nos auteurs, il ne convient pas de prendre à la légère les processus d'imitation, de désinhibition, d'anxiété, de désensibilisation, d'incubation culturelle qui peuvent frapper de très jeunes téléspectateurs dont la consommation quotidienne moyenne de petit écran est de deux heures (soix dix-huit séquences violentes, toujours en moyenne), sous prétexte que dès son plus jeune âge le téléspectateur saurait décoder ce qu'on lui diffuse.

En posant la question éthique autant que pédagogique de la transmission, les socioéconomistes auxquels nous avons affaire regrettent que le marketing semble avoir définitivement pris le pas sur la création et craignent que l'inflation de l'offre satellitaire ou câblée ne crée des boulevards pour une violence de remplissage, basée sur le triptyque : un bon et un méchant / des armes sophistiquées / pas trop de personnages féminins.

On peut regretter que la panoplie juridique et technologique qu'elles lui opposent, basée sur la prise en compte du travail des chercheurs et une vaste concertation, survole ce marché de masse plutôt qu'elle ne le contrarie. L'uniformisation, la « disneylandisation » du monde qui se cacherait derrière la question de la violence télévisuelle seraient elles avérées, qu'il serait alors permis d'espérer de ne pas oublier un principe aussi vieux que la violence elle-même et selon lequel la meilleure défense réside dans l' attaque.

Mais on ne reprochera pas à FrauMegs et Jehel de ne pas nous livrer la recette propre à rompre le siège. Leur travail est précieux parce qu'il est une dissection du désastre en un domaine où la pensée est encore faible, parce qu'il interroge sur la prégnance d'une offre qui serait ancrée sur une demande latente et primitive, problématique aisément transposable à quelques films récents dont on suivra avec intérêt la deuxième carrière sur les « écrans de la violence »

* Divina FRAU-MEIGS et Sophie JEHEL. Les écrans de la violence. Enjeux économiques et responsabilités sociales, 264 pages, 98 F, Editions Economica, Paris, 1997.




Penser la communication

de Dominique WOLTON
par Emmanuel PARIS

« Autant le dire tout de suite : la communication n'est pas la perversion de la démocratie, elle en est plutôt la condition de fonctionnement. » Cette citation extraite du chapitre consacré par Wolton aux rap ports entretenus par la communication et la démocratie est emblématique du ton de ce livre. Le directeur de recherche au CNRS, tout au long de l'ouvrage, affiche en effet un optimisme résolu devant ce que l'on nomme « la communication de masse »

Faisant fi des analyses de plus en plus désabusées, initiées par l'École de Franc-fort et régulièrement remises au goût du jour, d'Yves de la Haye à Bourdieu, Wolton se fait le laudateur de cette idéologie de l'après-guerre qu'est la communication. Voici sa thèse : « Pas de démocratie de masse sans communication, et par communication il faut entendre certes les médias et les sondages, mais aussi le modèle culturel favorable à l'échange entre les élites, les dirigeants et les citoyens. » L' auteur fait donc reposer son analyse sur deux registres, a priori antagonistes, mais qui dans son esprit s'avèrent complémentaires.

Dans un premier temps, il nous offre un rappel suggestif de l'ensemble des critiques adressées aussi bien par les universitaires que par les acteurs de la communication eux-mêmes à ce que Popper désigne comme « la société ouverte ». Une idée forte se dégage des références choisies par Wolton : la technique ne tient que rarement ses promesses.
Quant à ces promesses, tous égaux devant le pouvoir grâce aux médias de masse, nous aurions en droit la possibilité de réclamer à tout moment notre devoir d'information, notre devoir de dire, notre devoir de participation à la construction de l'information. Dès lors, les exigences que nous attribuerions au progrès technique porteraient sur trois points : la précision de l'information, son intelligibilité et enfin sa souplesse, c'est-à-dire la possibilité d'ouvrir des espaces de contradiction.
Sur ces questions l'auteur n'est certes pas dupe, s'attachant avec une belle constance à mettre en garde contre le mythe d'une Tekhnê bienveillante faite par les hommes au service des hommes. On peut cependant considérer qu'il s'enferre quelque peu, lorsqu'après avoir passé en revue les critiques il introduit son propre point de vue et se lance dans des considérations dignes des plus illustres physiocrates. Si ce n'est pas « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », cela tourne néanmoins trop souvent autour de l'opposition manichéenne entre deux axiomes : information + participation = démocratie et information + communication = manipulation. Pour dépasser cette opposition, on pourrait attendre du sociologue une nouvelle définition de l'information, en tant qu'arcane politique paradoxale.

Si gouverner, c'est trouver les moyens de l'action collective, nos élites dirigeantes se doivent de remédier à cette question : mais où sont donc bien passés ces moyens ? Wolton examine tour à tour espace public, corporation journalistique, opinion publique pour avancer cette hypothèse selon laquelle nous vivons dans une société individualiste de masse dont seuls les médias comme la télévision peuvent assurer l'homogénéité. Cependant, l'hypothèse n'est convaincante que dans la mesure où un échange absolument libre d'informations « pures et parfaites » existerait. Or, par la nature même de l'information cette circulation se trouve entravée. Paradoxale, l'information l'est parce qu'elle est à la fois source de secret pour le profane et de savoir-faire pour le clerc. Rappelons que ce paradoxe a été décliné de trois manières différentes du Moyen Âge à nos jours. Le royaume était gouverné selon le type prescriptif : le secret était légitimé par la confiance que le peuple plaçait dans le Léviathan, intérêt particulier et intérêt collectif se confondaient. A la fin du XVIIIe siècle et jusqu'au début du XXe siècle, ce régime de contrôle de la vie sociale, ressemblant fort au panoptique, s'étiole peu à peu sous l'effet de l'interpénétration grandissante des vies publique et privée. Le processus s'accélère après-guerre, de la naissance aux États-Unis du « libéralisme politique» dans les années cinquante jusqu'à la présidence giscardienne en France (citons en exemple la promulgation de la loi « Informatique et Liberté » où chaque citoyen a le pouvoir de consulter l'usage fait par l'administration de sa vie privée) : le pouvoir se délègue, se répand - pour emprunter au lexique épidémiologique - institue des micro pouvoirs jusqu'aux simples citoyens. Cette distribution des rôles souffre aujourd'hui d'une double crise. La captation de l'information par les experts est la première c'est l'attribut le plus fort du savoir-faire dont nous avons parlé. De cet « arraisonnement » de l'information dirait Foucault naît la mise au secret dont souffre le profane devrions-nous écrire le citoyen. Dans cet univers cadenassé, deux figures devraient en principe faire oeuvre de garde-fou, nous dit Wolton. L'une, non humaine, serait alimentée par la tech nique : tout se sait car tout se voit, car tout est retransmis. L' « effet CNN » participe de cette figure, où une couverture globale immédiate du monde est érigée en système politique. L'autre est incarnée par les journalistes, ces médiateurs de l'information-pouvoir. Or que voit-on émerger de ce triptyque gouvernants/médiateurs humains et nons humains/citoyens ? La nécessité pour les élites dirigeantes de se révéler, d'être compris, d'être « au milieu » de la Nation, d'être transparents en quelque sorte, aboutit passée au grille des médiateurs à la production de nouveaux dispositifs, de nouvelles procédures, de nouvelles rhétoriques. C'est là la seconde crise à laquelle ont fort à faire nos dirigeants : la com plexité de ces nouveaux dispositifs, où s'enchevêtrent une multitude d'acteurs aux intérêts divergents, brident l'action politique. Aussi, l'astuce du gouvernant proposée par le « libéralisme politique » rompre avec la parole d'autorité, se présenter comme incertain pour mieux ensuite récupérer sa légitimité, son pouvoir n'en est plus une, puisque la notion d'incertitude, d'impuissance est devenue une composante réelle de l'action collective. C'est pourquoi en conclusion de « Penser la communication », l'auteur, reprochant à nos élites de ne pas avoir vu s'opérer ce virage, leur recommande instamment, pour reprendre la terminologie foucauldienne, de ne pas confondre orthologie (respect des formes, de la procédure) et orthodoxie (respect du contenu) .

Nous voudrions pour abonder dans son sens souligner cinq points. Le premier, reconnu par le directeur d'Hermès, est que nous assistons à une difficulté générale de mise en place des instances communicantes qu'elles soient ou non de masse , difficulté de désigner le leadership, difficulté de distribuer les rôles, difficulté de les légitimer. Le deuxième est que les modalités d'action (politique ou communicante) sont souvent indéterminées par les acteurs de la communication politique. Nous en voulons pour preuve les travaux nombreux qui s'attachent à révéler l' ampleur des négociations multiples au sein des instances, avant même la production de l'information. Le troisième, c'est que malgré les progrès techniques (et les nouvelles technologies de l'information ne semblent pas échapper au constat), persiste une très forte dissymétrie entre les ressources des acteurs de la communication politique (rappelons ici le sort fait à l'information par les experts). Le quatrième point, abordé rapidement dans « Penser la communication », tient en ce que, lorsqu'existe l'espace de débordement offert par les médias à ceux qui veulent faire entendre leur voix, il lui est obligatoirement adjoint un dispositif de cantonnement des controverses, de sorte que les élites ne peuvent durablement perdre leur légitimité et leur pouvoir. Enfin, dernier point, plus optimiste, le processus délibératif que sont censés soutenir les médias modifie le fonctionnement des acteurs producteurs d'information lui-même.

* Dominique WOLTON : Penser la communication, Paris, Flammarion, 1997, 388 pages.




La poste à relais

de Didier GAZAGNADOU
par Patrice CARRÉ

Traiter de la diffusion d'une technique de pouvoir dans trois aires culturelles : l'Orient extrême, l'Orient arabo-musulman et l'Europe occidentale pouvait apparaître comme un projet difficilement concevable et à l'aboutissement incertain. Pourtant, c'est ce qu'a fait, et a réussi, Didier Gazagnadou, avec son livre au titre ambitieux « La poste à relais, la diffusion d'une technique de pouvoir à travers l'Eurasie : Chine, Islam, Europe ». C'est donc une vaste étendue géographique et culturelle, sur une très longue durée historique, qui a été abordée dans ce travail original. Le programme était ample et ses dimensions extrêmes. Il nécessitait une approche plurielle et une méthodologie pluridisciplinaire faisant appel aussi bien à l'anthropologie qu'à l'histoire ou la philologie. Dans cette recherche trois axes d'enquête ont été privilégiés : les rouages du/des pouvoir(s) d'État, la question des relations entre l'Occident et l'Orient sous l'angle de transferts de technologies et enfin, une réflexion globale sur les modes de transmission de l'information.


Au coeur de la problématique : l'État. D'emblée, l'auteur indique qu'il n'était pas question pour lui, dans cet ouvrage, de traiter des multiples systèmes non étatiques de transmission des informations. Les problèmes de l'État et de ses communications sont clairement au centre de l'analyse. Quel État, en effet, constitué en tant que tel, pourrait se passer d'un système de transmission et d'une administration postale ? Or, à partir de cette interrogation sur l'attitude des États face à l'information, à sa diffusion et sa circulation, le livre pose en termes nouveaux la question de la relation entre l'Orient et l'Occident et celle des transferts de technologies entre ces deux mondes. Les recherches sur la diffusion du savoir du monde chinois vers l' Occident restent, de facto, peu nombreuses. Elles sont pour l'essentiel confinées à l'étude des sciences pures (les travaux de Joseph Needham sont, à cet égard, des modèles) et s'appuient sur les sources chinoises, peu sur celles émanant du monde persan et arabe. Or, l'auteur s'est non seulement penché sur le milieu de l'espace eurasiatique mais a également essayé de débusquer et d'identifier une technique de pouvoir en en suivant la propagation, le déplacement et les glissements vers l'Orient musulman puis l'Occident. En se posant la question de savoir si conjointement à la diffusion des sciences de la Chine vers l'Occident des techniques administratives ont pu également glisser de l'Est vers l'Ouest, D. Gazagnadou amorce une problématique neuve. La poste à relais (ou Poste d'Etat) avec ses caractéristiques propres, moyens matériels et humains, financiers et militaires, apparaissait comme un champ d'enquête tout à fait adapté. Les postes à relais avaient existé la plupart des sources le confirment dès l'Antiquité et ce, aussi bien en Occident qu'en Orient. Elles disparurent en Occident à l'horizon du 5e siècle.

La seule exception que l'on puisse repérer, dans la très longue durée, est celle de la Chine où la poste à relais apparut au 5e siècle avant notre ère et perdura sous cette forme jusqu'au 19e siècle. Didier Gazagnadou relie cet ancrage puissant à la constitution ancienne d'une bureaucratie d'État dans l'Empire du Milieu. En Chine, on connaît cette tradition d'une « bureaucratie céleste » comme aimait à l'appeler Étienne Balazs qui estimait que, dès l'époque des Han, 10 % de la population appartenait à la fonction publique (i.e environ 6 millions de fonctionnaires). On le sait, le moment clé de ce développement fut la période Qin, marquant ainsi (dès le 4e siècle avant notre ère) un sens aigu de l'organisation et du contrôle d'un territoire immense. L'existence quasiment ininterrompue d'une administration postale et d'un service de relais de poste avec des fonctions semblables à celles définies à l'époque Tang (618-907), période de grand développemment économique, est attestée en Chine jusqu'au début du vingtième siècle avec les Qing ou Mandchous (1644-1911). On voit donc se mettre en place, très rapidement et pour longtemps, une véritable administration postale. Elle en a tous les signes distinctifs : une hiérarchie clairement établie, des fonctions, des grades et des missions, ainsi qu'une organisation susceptible de répondre à la mobilisation de moyens humains, financiers et matériels considérables (routes, relais animaux, bateaux, etc.). Elle est au service exclusif de l'Empire, auxiliaire essentiel de tous les services de l'appareil d'Etat qui ont recours à ses services pour l'organisation de recensements, la collecte des impôts ou les enquêtes publiques particulièrement fréquentes dans l'Empire du Milieu. Dans ce système, les informations étatiques sont donc, en permanence, l'objet d'une réelle attention. Elles répondent à plusieurs objectifs dont la lutte contre les catastrophes naturelles et une centralisation accrue furent des facteurs essentiels de renforcement des structures.

Or, à l'orée du treizième siècle, le modèle chinois s'est déporté vers l'Ouest sous l'influence de Mongols sinisés. Dès 1206, Gengis-Khan et son clan s `étaient lancés dans une politique de conquête. Après avoir unifié par la force les autres tribus mongoles et après la conquête des peuples Uigurs, les Mongols avaient à leur tour subi une influence chinoise. Les Uigurs avaient en effet vécu au contact des Chinois et connaissaient leurs traditions d'organisation et de supervision bureaucratiques. Les Mongols rappelle Didier Gazagnadou ont joué un rôle de « passeurs » tout à fait essentiel. Quand ils s'emparent de la Chine du Nord au début du 13e siècle, ils empruntent cette technique de diffusion de l'information et en assurent la reproduction dans les régions qu'ils vont conquérir jusqu'en Iran, Irak, Syrie et même en Russie, jusqu'aux rives de la Mer Noire. C'est à cette époque qu'ils mettent en place leur immense empire et, avec lui, un gigantesque réseau de relais de poste. Les proportions prises par la conquête ont, en effet, d'emblée posé la question de la transmission des informations à caractère militaire, mais aussi sans doute le fonctionnement d'un service d'espionnage (Marco Polo en a décrit l'efficacité à plusieurs reprises). La formation de l'immense empire Mongol au 13e siècle ouvre, de fait, une période où l'on assiste à un développement considérable des échanges entre les mondes chinois, turco-mongol, persan, arabe, russe et européen. Le pouvoir mongol favorisa, par ailleurs, les communications et organisa d'importants transferts d'hommes et de fonctionnaires afin de briser les velléités nationalistes des élites de régions conquises. Sur ce modèle, est apparu dans les sultanats mamelouks ce même type de réseau. Le sultanat mamelouk (1250-1517) en Égypte et en Syrie prit forme avec le sultan Baybars en 1260 au moment de la fin de l'expansion mongole dans l'Orient musulman. Pour Didier Gazagnadou, la Poste du sultanat est également un emprunt au système chinois. Il lui semble en effet que le réseau qui apparaît vers 1260-1261 est une imitation du système en fonction en Syrie et en Irak-Iran.

En Occident, c'est avec l'Empire Romain que se met en place une poste d'État : le cursus publicus, mais à partir du 4e/5e siècle la poste romaine fut désorganisée et disparut. Le premier système postal d'État à relais comparable, dans sa structure, à ceux d'Orient et d'Extrême Orient apparut dans le duché de Milan à la fin du 14e siècle avec une organisation poussée et remarquable de précision. Plu sieurs indices, y compris des marques symboliques, incitent l'auteur à penser que ce système serait, en fait, une copie des systèmes orientaux. Sa création dans le Duché de Milan en 1384-1386 peut, en effet, permettre de poser l'hypothèse d'une diffusion venue d'Orient, soit par emprunt au système Mongol, soit au système Mamelouk. On peut aisément l'expliquer par l'expansion du capitalisme italien, notamment vers l'Orient et l'extrême Orient. Effectivement, aux 13e et 14e siècles, les marchands italiens de Venise, Gênes, Florence ou Milan sont présents en Orient. Ils occupent, dans les grandes villes et centres économiques du Moyen Orient, des lieux d'hébergement, de transactions commerciales et finan cières qui leur sont réservés. Ainsi, les villes italiennes ouvrent-elles des « consulats » au Caire, à Damas, ainsi que dans l'Empire Mongol, autour de la Mer Noire, en Perse et en Chine. Un véritable réseau de communication et d'échanges se tisse, dans lequel s'engagent marchands et banquiers, fonctionnaires, diplomates, religieux et pèlerins, dont le rôle comme transmetteurs de l'information et médiateurs est tout à fait fondamental. D'autre part, le duché de Milan fonctionne comme un micro-État, ce qui s'explique, entre autre, par sa position de plaque tournante.

En parallèle, se développent les systèmes privés mis en place par les marchands sur lesquels, jadis, Fernand Braudel avait attiré l'attention. Ce phénomène doit être relié au développement, mis en lumière par I. Wallerstein, d'un capitalisme qui installe, plus ou moins nettement, une division du travail entre centres et périphérie. Puis, peu à peu l'Administration postale devient un signe de la modernité de l'État. En France, c'est avec Louis XI que fut mis en place un service postal. La poste royale y fonctionna dès 1477. La nouvelle institution postale s'est d'emblée présentée comme une véritable machine de diffusion de l'État dans l'ensemble du royaume, suivant en cela le modèle italien. Dans la logique de la construction d'un État efficace et présent dans l'ensemble du royaume, l'emprunt à Milan se comprend aisément. Mais à la différence de l'institution milanaise, il ne fut jamais permis à la poste royale de transporter des messages de particuliers. Au terme de cette étude, Didier Gazagnadou montre bien comment une technique, qui s'est diffusée de la Chine vers l'Occident, a non seulement connu d'importantes mutations, mais surtout, comment le processus de diffusion d'une innovation peut transformer et le devenir du système postal en Occident en témoigne nettement l'innovation elle-même. Les effets politiques et culturels de la diffusion des techniques postales en Orient et en Occident furent radicalement différents. Pour Didier Gazagnadou, la mutation radicale se produit à l'orée du 17e siècle, quand la Poste, après avoir contribué à la constitution d'un État territorial centralisé, fut mise à la disposition des individus et accepta le transport de correspondances privées. Elle participa, nous dit l'auteur, reprenant ici une thèse de Michel Foucault, de l'élaboration d'un mode de subjectivation, c'est-à-dire à la mise en place d'un individu-sujet et à l'émergence d'un nouveau rapport à soi-même et aux autres. Nul doute en effet que la diffusion de l'écrit et l'accélération de la circulation épistolaire aient concouru, en Occident, à la formation du « moi ».

On le voit, le livre de Didier Gazagnadou, malgré sa taille réduite, ouvre un champ vaste de réflexion et, à travers l'étude comparée d'une technique administrative qui est aussi une technique de pouvoir, il nous incite à ouvrir des fronts pionniers qui concernent à la fois historiens, anthropologues et spécialistes des sciences de l'information et de la communication.

* Didier GAZA GNADOU: La poste àrelais. La diffusion d'une technique de pouvoir à travers l `Eurasie : Chine, Islam, Europe. Éditions Kimé, collection « le sens de l'histoire ». Paris 1994. 184 pages 140F



Quel savoir pour l'éthique ? Action, sagesse et cognition, Paris, La Découverte, 1996.

de Francisco VARELA
par Fabrice CLÉMENT

Les chefs de file des neurosciences contemporaines, forts du prestige que leur accorde leur objet d'étude, le cerveau humain, ont facilement tendance à s'aventurer hors de leur domaine de prédilection pour parler de mathématique, d'art, de philosophie ou d'éthique. Francisco Varela n'échappe pas à la règle et sa popularité grandissante l' amène à être invité à donner des conférences qui ne portent pas forcément sur son domaine de prédilection. A Bologne, on lui proposa de parler d'éthique et Quel savoir pour l'éthique ? Action, sagesse et cognition est un petit livre qui reprend les réflexions qu'il avait élaborées pour répondre à ce défi. Passionné par le bouddhisme, Varela y a vu l'occasion de démontrer en quoi ses idées sur l'organisation cérébrale sont compatibles avec des conceptions éthiques orientales très éloignées de nos rivages philosophiques.

Une des caractéristiques majeures de la pensée occidentale, abondamment dénoncée par Varela, réside dans une tendance immodérée à l'abstraction. Dans le domaine éthique, il a conduit à développer essentiellement une morale critique, détachée de la pratique, où l'on s'efforce de dégager une série de principes permettant de conduire à un jugement moral correct. Une telle conception accorde au « je » une place centrale : face à une situation où il faut poser un jugement moral, le sujet raisonne en vue d'accorder son action aux principes qui sont les siens. Cette approche qui, dans le domaine des sciences cognitives, a donné tant d'importance aux processus séquentiels propres aux raisonnements abstraits, est remise en question par toute une série de travaux contemporains qui insistent au contraire sur le caractère essentiellement non réfléchi de la plupart de nos comportements. Dans cette perspective, la question éthique déserte le terrain du jugement moral pour investir celui de l' « action bonne » .

La critique du paradigme cognitiviste classique, qui permet finalement à Varela de remettre en question l' éthique occidentale, s'appuie tout d'abord sur une observation de nos comportements quotidiens. Nous possédons en effet une aptitude à faire face immédiatement aux événements, à accomplir nos gestes « parce que les circonstances les ont déclenchés en nous » (p. 19). A cette constatation s'ajoute les travaux des scientifiques qui pensent que les connaissances sont essentiellement concrètes, incarnées, vécues. Le monde dans lequel nous vivons est si « présent » que nous n'avons pas a réfléchir à la manière dont nous avons à l'habiter. Ceci est possible car notre organisme a développé toute une série de dispositions qui sont autant de « micro-identités » associées à des « micro-mondes » : plongés dans une situation particulière à laquelle correspond un ajustement donné de notre système sensori-moteur, nous sommes capables d'agir comme il convient (1). Lorsqu'un micromonde est inconnu, il nous faut certes élaborer une nouvelle micro-identité, processus au cours duquel nous éprouvons un « je » engagé dans l'action. Mais de tels processus réflexifs sont plutôt minoritaires par rapport aux situa tions où nous savons spontanément comment faire.

L'idée qu'il existe un « je » substantiel qui se pose face à une réalité pré-donnée est d'ailleurs radicalement remise en question par Varela, qui donne dans son livre un résumé utile de sa théorie dite de l' « enaction ». La réalité est en effet inséparable de nos capacités sensori-motrices qui servent à guider notre action : elle n'est donc pas un donné puisque « ce qui compte à titre de monde pertinent est inséparable de ce qui forme la structure du sujet percevant » (p. 31). Le caractère illusoire de l'idée qu'il existe des objets « là-bas », dans le monde, que notre système perceptuel ne ferait que refléter est bien illustrée par l'expérience de Bach y Rita qui utilisait un système grâce auquel des images prises par une caméra étaient transformées en légères impulsions électriques pouvant être détectées par une surface tactile. Les aveugles sur le dos desquels l'image était ainsi projetée avaient, après quelques temps, l'impression subjective que les objets auxquels ils avaient désormais accès à distance avaient véritablement une existence indépendante d'eux-mêmes, le système technologique s'étant peu à peu fait « oublier ». En fait, le système sensorimoteur avait pu intégrer cette prothèse de manière à enrichir le monde sensoriel des aveugles, leur offrant de nouvelles possibilités d'action. Pour Varela, cet exemple montre bien en quoi il est injustifié de parler de représentations au sens de « reflets de la réalité » pour décrire les mécanismes de la cognition ; celle-ci est bien plutôt affaire d' « actions incarnées ».

A l'idée de représentation est associée celle d'un « je » situé face à une réalité indépendante. Mais l'idée d'un moi unitaire central est-elle aussi fortement remise en cause par les développements contemporains des sciences cognitives ? Déjà l' approche cognitiviste classique avait mis en évidence la fragmentation du sujet connaissant dont les différents « modules » cognitifs ne sont pas accessibles à l'introspection. Varela, en se situant au niveau des activations neuronales, dissout définitivement le sujet. Les cohérences sensorimotrices qui prennent forment lors de nos interactions avec l'environnement correspondent à des émergences de sous-ensembles importants de neurones provi soirement reliés entre eux dans le cerveau (p. 74). Au cours d'une sensation, il y a apparition de configurations d'activités émergentes sur un fond d'activités désordonnées ou chaotiques ; finalement, le cortex adopte un schéma électrique global qui dure jusqu'à la fin du comportement sensoriel. Ces processus sont le résultat d'une compétition entre des réseaux neuronaux qui tentent chacun d'imposer un cadre cognitif cohérent et une disposition à agir.

C'est à partir de cette dynamique rapide qu'un ensemble neuronal (un sous-réseau cognitif) finit par s'imposer et devenir le mode comportemental du moment cognitif suivant, un micromonde (p. 84).

Ainsi, l'impression propre à l'observateur extérieur qu'il existe un tout unifié dirigé par un centre de commandement unique est purement illusoire. Le moi se réduit à une configuration globale et cohérente qui émerge grâce à de simples constituants locaux. L'impression, tenace, qu'il existe bel est bien un « je » est le corrélat dont la nécessité serait sociale selon Varela de nos capacités linguistiques auto-descriptives et narratives : autrement dit, ça me raconte donc « je » suis (2).

Cette dissolution du moi sur laquelle débouche l'exploration des travaux neuroscientifiques qui servent de base à la démonstration de Varela correspondent « comme par hasard » à l'esprit de bon nombre de traditions philosophiques orientales. Les paradoxes qui émaillent les aphorismes du taoïsme insistent par exemple sur le « rien-faire » qui doit être au coeur de l'action. Varela y voit un appel à développer des dispositions où la distinction entre sujet et objet disparaît pour être remplacée par l'acquisition d'un savoir-faire où la spontanéité l'emporte sur la délibération : la conscience de soi qui nous fait observer l'action de l'extérieur est un obstacle à l'action correcte. Il vaut mieux se concentrer sur les dispositions que nous mettons spontanément à l'oeuvre dans des situations familières pour étendre ensuite le champ de leur application. Cette tâche, fait remarquer le bouddhisme, doit être accompagnée d'une discipline visant à annihiler la prégnance de l'ego, illusion tenace et castratrice. En ce détachant de ce moi, on retrouverait une impulsion naturelle à la compassion, une ouverture primordiale et bienfaisante à autrui. Et l'effacement du « je » omniprésent, en éliminant la séparation entre sujet et objet, favoriserait l'émergence de notre aptitude originaire à faire le bien qui s'exprimerait désormais spontanément, grâce à une « action sans intention » capable de répondre aux besoins d'autrui.

Le livre de Varela, riche d'informations et agréable à lire, a le mérite de rapprocher des mondes qui ont peu l'habitude de se côtoyer. Mais mettre côte à côte, en se reposant sur une parenté d'emblée considérée comme évidente, des travaux scientifiques « pointus » avec des réflexions phi losophico-mystiques laisse le lecteur parfois songeur, voire perplexe. Ainsi, l'auteur nous affirme en guise d'introduction que son objectif est de comprendre ce que signifie « être bon » (p. 15). A vrai dire, on comprend au fil du texte qu'une telle question ne se pose pas véritablement puisque chacun d'entre nous saurait « spontanément », intuitivement et de manière non conceptuelle ce que signifie être bon. Le lecteur un tant soit peu instruit des débats en philosophie morale, ou simplement moins optimiste que le confucialiste Mencius sur lequel s'appuie Varela, risque de rester sceptique. Les soubresauts violents qui ont marqué l'histoire du XXe siècle ont donné naissance à des situations nouvelles et si imprévues qu'il n'est pas surprenant que l'éthique contemporaine fasse peu confiance à la « spontanéité » humaine et s'engage sur une perspective résolument réflexive.

Enfin, le genre particulier dans lequel s inscrit cet essai conduit l' auteur à traiter des concepts avec des niveaux d'intensité variables. Les parties consacrées à l'exposition de la thèse de l'énaction sont rigoureuses du point de vue scientifique et constituent une vulgarisation remarquable des travaux qui ont assuré à l'auteur une réputation internationale. Le livre peut donc être utile aux spécialistes des sciences humaines dont certains, notamment les sociologues, devraient s'intéresser de près à la notion de cognition incarnée. Les philosophes y trouveront quant à eux une intéressante introduction aux critiques que Varela adresse à la notion de « représentation ». Tous ceux qui défendent une option représentationnaliste pourront notamment s'attarder sur l' insistance avec laquelle il défend la notion, pour le moins paradoxale d'un point de vue philosophique, d'une action sans intention (3). Bref, ce petit livre a bien des chances de retenir notre attention pour un temps bien supérieur à celui exigé par sa lecture. C'est suffisamment rare pour être remarqué et encouragé.

* Francesco VARELA : Quel savoir pour l'éthique ? Action, sagesse et cognitia, Paris, La Découverte, 1996.


Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes

sous la direction de Daniel FABRE
par Dominique CARDON

En 1993, la Direction du Patrimoine lançait sous la responsabilité de Claudie Voisenat et Martin de la Soudière un appel d'offre invitant ethnologues, sociologues et linguistes à étudier jusque dans ses dimensions les plus infimes et les moins attendues les pratiques d'écriture dans nos sociétés. Succédant à une initiative du Centre d'anthropologie de Toulouse qui avait déjà donné un premier ouvrage remarquable sur la question (4), Par écrit rassemble seize des « terrains d'écritures » issus de ce pro gramme de recherche. Le choix de cette expression, que met en exergue le titre du long texte introductif de Daniel Fabre, éclaire parfaitement la spécificité du projet intellectuel défendu dans cet ouvrage. Le territoire couvert par nos traces écrites déborde en effet très largement le répertoire scriptural habituellement étudié par les sciences sociales et les études littéraires (les récits autobiographiques, les journaux intimes et les correspondances lettrées). Aussi les différents auteurs ont-ils entrepris de constituer une collection d'écrits ordinaires bien plus hétéroclite. Il y est question de listes de courses, de post-it, d'annotations portées sur les agendas, de courriers administratifs, d'inscriptions sur les éti quettes de cassettes vidéo, de cartes de visites ou de carnets de notation des parties d'échecs. L' élargissement du répertoire des écritures dignes d'attention dessine un espace de recherche original et permet d'interroger de manière inédite l' omniprésence et l'universalité des faits d'écriture dans nos sociétés. L'intérêt porté à l'acte quotidien d'écriture prend ici le pas sur l'étude des pratiques lettrées de quelques écrivants.

Par « terrain d'écriture », il faut aussi entendre ce qui fait le propre de la démarche ethnographique. Chaque article se présente sous la forme d'une étude de cas portant sur des pratiques localisées. Certains ne sont d'ailleurs consacrés qu'à un seul écrivant, comme Mathilde dont les écritures dévotes ont intéressé S. Estrade et C. Rival, ou comme ce paysan gersoîs dont les écrits présentent la particularité de concilier distanciation savante et incarnation communautaire de la mémoire paysanne (V. Mark). D'autres terrains renvoient à des situations sociales particulières, un atelier d'écriture (M. de Fornel), les locaux d'une association d'écrivains publics (A.-V. Nogard), ou à des dispositifs institutionnels comme le département des courriers aux locataires d'une entreprise de logement social (S. Pène) ou le service du courrier de la Présidence de la République (B. Fraenkel). Enfin, un dernier ensemble de travaux s' attache à des corpus construits par une situation de communication particulière : les récits de voyage recueillis par la revue du Touring club de France (C. Bertho Lavenir), une centaine de lettres de Béarnais immigrés aux Amériques au XIXe siècle (A. Brune ton-Governatori et B . Moreux) ou la circulation des avis de décès en Basse-Normandie (H. Clastre, S. Pinton).

Mais par « terrain d'écriture », il faut encore entendre et ceci bien que les auteurs ne le revendiquent jamais de manière frontale , une entreprise de démarcation à l'égard des approches de l'illétrisme déve loppée par la sociologie des inégalités socioculturelles. D. Fabre souligne en effet dans son introduction que le regard ethnologique sur la pratique de l'écrit renoue avec certains courants de l'anthropologie du XIXe siècle (Tylor, Morgan) qui avait insisté sur l'universalité humaine de l'écriture. « Nous sommes dans l'écriture et l'écriture est en nous », écrit-il. « L'écriture alphabétique [...] n'est pas une compétence exté rieure, un savoir-faire facultatif, une injonction discontinue. Sa présence est forcément centrale et active, aucun espace ne lui est étranger » (p. 5). La faculté d'écrire est ainsi donnée comme proprement humaine, tout comme chez Leroi-Gourhan la compétence à transformer le geste en trace était la marque du processus d'hominisation. Le regard anthropologique sur l'écriture vient ici utilement rappeler qu'il est nécessaire de distinguer le geste d'écriture, compétence commune à tous les sujets humains, et les conventions de l'écriture orthographique que les sciences sociales ont parfois confondues avec l'écriture elle-même. Or, c'est précisément en faisant jouer le décalage entre ces deux conceptions de l'écriture, l'écriture comme geste et l'écriture comme savoir, qu'apparaissent les principaux enseignements de cet ouvrage et que s'affirme sa différence d'approche avec la sociologie des pouvoirs de l'écrit. La plupart des textes de ce volume déploie une approche des pratiques d'écriture en termes de compétence et de situation communication. Écrire à un absent (ou à soi-même comme à un autre, dans le dédoublement de l'écriture personnelle), c'est toujours s'efforcer de le rendre présent dans le geste qu'on lui destine, anticiper les effets que l'on cherche à produire sur son destinataire, évaluer les conditions de félicité de son geste.

L'intérêt de cette approche pragmatique de l'écriture tient au fait qu'elle ne se borne pas ici aux seuls aspects habituellement appréhendés par les linguistes (les formules rhétoriques, les topois, les modalités de la présence de l'énonciateur dans le texte, etc.), mais qu'elle affronte aussi directement des questions plus générales touchant à la place et aux effets de l'écriture sur l'ordonnancement des situations sociales. M. de Fornel indique ainsi que les personnes socialement défavorisées auxquelles on demande dans les ateliers d'écriture de rédiger une lettre de demande d'emploi respectant certaines conventions linguistiques (formule de politesse, marque de motivation et de déférence) ressentent très vivement l'écart « entre la visée pragmatique qu'ils souhaitent inscrire dans la lettre et le résultat pressenti » (p. 111). La « peine à écrire » témoigne moins d'une méconnaissance des codes linguistiques requis par la rédaction d'une lettre d'embauche, que de la certitude anticipée d'un échec illocutoire. Ici, comme dans la plupart des dispositifs de communication à écriture, les conditions pragmatiques de la réussite de l'acte d'écriture et les conditions sociales qui fondent la relation entre demandeurs et offreurs d'emplois sont indissociables.

Trois enseignements, au moins, peuvent être tirés de ce genre de perspective. En tout premier lieu, la frontière entre l'écrit et le parler apparaît beaucoup moins claire et tranchée qu'il n'y parait. Il est des « parlers écrits » comme des « écrits parlés » à l'image de ces lettres encombrées de phrases commençant par un « je te dirais que... » que P. Williams observe chez les tziganes et A. Bruneton-Governatori et B . Moreux chez les émigrés béarnais. L'observation en contexte des usages de l'écrit, la dictée vocalisée ou l'inscription des paroles de la chanson sur l'écran du karaoké, montre assez que le contexte visée par l'écriture est souvent sa vocalisation et que le texte écrit se trouve fréquemment envahi par des formes parlées. Écriture et oralité sont incessamment hybridés. Si bien qu'il est difficile de séparer de manière trop franche les opérations cognitives qui seraient propres à chacune puisque notre parler est aujourd'hui habité de nos manières d'écrire. Les joueurs d'échecs qu'étudie T. Wendling se représentent différemment le jeu et son univers tactique selon qu'ils utilisent la notation algébrique ou descriptive des parties. Il est aussi possible, comme le montre D. Blanc, d'être un virtuose du calcul mental anal phabète. Les calculateurs prodiges, étudiés par Binet et Charcot au début du siècle, procédaient à des calculs extrêmement complexes en mobilisant des techniques de représentations auditives ou visuelles qui n'étaient pas liées à un système représentationnel fixé dans l'écriture. Aussi, comme y insiste de nombreux auteurs, le partage entre naturel et artificiel, spontané et formel, immédiat et réflexif, qui a souvent été mis en exergue dans l'opposition de l'écriture et de l'oralité doit plutôt être interrogé comme l'effet des modes particuliers d'interaction entre ces deux médiums. L'écriture peut aussi bien créer de la distance que de la présence. Même dans un dispositif aussi institutionnel que le courrier des Français au Président François Mitterrand auquel une trentaine de fonctionnaires de l'Élysée répond en « personnalisant » l'un des modèles extrait d'un fichier de 110 lettres-type, B. Fraenckel montre que la métaphore du contact physique est omniprésente : » Toute une problématique du toucher est ici à l'oeuvre : la lettre « touchera » les rédacteurs, la réponse « touchera » le requérant, l'apaisera peut-être et la lettre transmise aux administrations « touchera » la machine bureaucratique au bon endroit. Enfin, rare mais essentiel, le toucher du Président viendra de temps à autre, grâce à sa signature, apporter à l'édifice la caution de sa présence » (p. 268).

En second lieu, la compétence scripturale ne constitue pas une dotation intrinsèque, une capacité mobilisable en toute situation. En certaines occasions, devant certains types d'écriture, les personnes peuvent rencontrer de la gêne alors que l'écriture leur est familière et facile en d'autres circonstances. Le témoignage le plus caractéristique de cette plasticité de la compétence scripturale est la déspécialisa tion des hommes dans la gestion des écritures domestiques qu'évoque B. Lahire. Alors qu'historiquement, les hommes avaient été préférentiellement socialisés à l'écriture et qu'ils ont longtemps eu le monopole des correspondances, l'auteur montre que les femmes ont aujourd'hui acquis une prédominance écrasante dans la majorité des actes quotidien d'écriture même si subsiste une division interne à l'espace domestique qui laisse aux hommes les correspondances les plus officielles. « De nombreuses pratiques d'écritures telles que la tenue d'un journal ou d'un agenda personnel, d'un carnet d'adresses et de numéros de téléphone personnel, l'écriture de lettres à des amis du même sexe ou de sexe opposé, l'écriture de choses secrètes sur les cahiers de textes, etc., constituent autant de manières aujourd'hui pour les filles de se constituer un univers propre, secret, et, par conséquent, de se construire une sphère féminine de l'intimité. Comment les garçons pourraient-ils alors ne pas exprimer ordinairement leur désintérêt ou leur insensibilité (toujours relatifs et variables selon les milieux sociaux) pour des pratiques de l'écrit aussi sexuellement connotées ? » (p. 159-160). B. Lahire montre que pour les classes populaires masculines, les occasions d'écrire peuvent être aujourd'hui devenues extrêmement rares, voire quasi nulles. On ne manquera pas de noter que sous une forme certes très différente certaines fractions des classes supérieures dont les propos sont consignés par des intercesseurs ou dictés à une secrétaire le payent aussi, parfois, d'un désapprentissage de l'orthographe.


Enfin, l'exercice de la compétence scripturale sollicite un ensemble de représentations qui donnent une forme particulière à l'acte d'écriture. M. de Fornel indique à ce sujet que, dans nos sociétés, l'expérience de l'écriture est prise dans une métaphore « mentaliste ». Nous la pensons comme une succession de traductions successives : l'idée, toujours première, devient pensée, la pensée langage articulé et le langage écriture. Une connexion s'est ainsi établie entre la qualité de sujet et la capacité à écrire et cette connexion opère à travers la représentation de l'écriture comme une transformation des pensées en mots. C'est pourquoi, ceux des sujets qui éprouvent de la peine à écrire ressentent comme un vide, une absence. L'impuissance de l'illettré affecte directement sa dignité de personne et est alors vécue dans la dissimulation et la culpabilité. (A contrario, les tziganes, montre P. Williams, n'éprouvent pas ce genre d'impuissance coupable, puisqu'ils traitent les échanges écrits en français avec les non-tziganes comme une question publique et collective, de sorte que les incapacités ne sont pas perçues comme une indignité personnelle.) Le travail des formateurs dans les ateliers d'écriture, explique M. de Fornel, vise certes l'apprentissage des codes scripturaux, mais, il permet surtout de faire partager aux participants une autre représentation de l'acte d'écriture. Les interactions entre sujets et formateurs autour des brouillons raturées, les demandes d'explicitation sur le choix de telles ou telles formulations, le travail d'anticipation de la compréhension du message par le destinataire, permettent d'inverser le sens donné à l'expérience du geste d'écriture. Ce n'est plus la pensée qui va vers le mot écrit, mais l'écriture qui dans ce travail local d'explicitation révèle et manifeste les idées. Ce dernier exemple témoigne bien, si besoin en était, de la pertinence de l'approche ethnologique de l'écriture. Parce qu'elle s'intéresse d'abord aux gestes de l'écrivant, elle permet de montrer que l'écriture est une activité publique collectivement construite. De sorte que la croyance aujourd'hui partagée au sein de nos sociétés dans le fait que l'écriture révèle une puissance cachée des personnes (un caractère dans la graphologie, un don dans l'univers lettré, une capacité dans la lettre d'embauche, une sensibilité dans les écrits intimes) n'est jamais que la conséquence de ce travail collectif de construction de nos représentations de l' écriture.

* Daniel FABRE, dir, «Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes», Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1997, 393 p., 190 francs.


(1) Varela se situe sur une ligne d'argumentation proche des conceptions sociologiques de Boltanski et Thévenot. Cf. Dodier, « Agir dans plusieurs mondes », in Critiques, n° 529-530, Juin-Juillet 1991, pp. 427-458

(2) Cette formule de notre cru est proche de l'esprit des thèses de Daniel Dennett, auquel Varela se rapporte explicitement. Cf. La Conscience expliquée (trad. de l'américain par P. Engel), Paris, Odile Jacob, 1993.

(3) La distinction entre «intention préalable » et « intention en action» proposée par Searle pouffait par contre rendre compte aussi bien des actions précédées de réflexions (ce qui arrive dans les cas de «ruptures» selon Varela) que des actions qui s'enchaînent spontanément en fonction de la situation, sans avoir à être représentées explicitement. Cf. John Searle, L'intentionalité. Essai de philosophie des états mentaux (trad. de l'américain par J. Proust), Paris, Ed. de Minuit, 1985.

(4) Fabre (Daniel), dir., Écritures ordinaires, Paris, Éditions POL/Centre Georges-Pompidou, 1993.