n° 82/83

 

Les scénaristes et la télévision. Approche sociologique

de Dominique PASQUIER
par Éric MAIGRET

Après les animateurs de variétés (Drôles de stars. La télévision des animateurs, écrit avec Sabine Chalvon-Demersay) (1 ), Dominique Pasquier poursuit dans cet ouvrage son analyse des professionnels du petit écran en s'intéressant au groupe des scénaristes . On sait que la fiction demeure le programme privilégié des téléspectateurs et la principale voie d'accès au symbolique dans les sociétés contemporaines. Elle représente 35 % des heures de télévision consommées en France, dont 8 % consacrés aux films cinéma et 27 % à la fiction TV (2 ). Dans le palmarès des meilleures écoutes de l'année par chaîne, la fiction TV occupe une place prépondérante (deux des quatre meilleures audiences de l'année sur TF1, la meilleure sur France 2 en 1996), même si le cinéma est généralement préféré par les publics. C'est dire l'importance en général des concepteurs de séries, feuilletons, soap operas et autres téléfilms, et des scénaristes en particulier, importance à peine reconnue par la recherche sur les communicateurs qui s'est traditionnellement orientée vers l'étude des journalistes, comme la remarque D. Pasquier dans l'introduction de son ouvrage.

L'enquête (p. 32) est menée à partir de l'examen d'un matériau de 50 entretiens semi-directifs, d'une analyse des listings des droits d'auteurs versés par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques de 1989 à 1991, et d'une utilisation d'une base de données INA sur les programmes télévisuels depuis 50 ans. Elle fournit donc un instantané et une généalogie de la profession. Comme toutes les autres professions (D. Pasquier renvoie d'ailleurs régulièrement par des notes bibliographiques très utiles aux scénaristes améri cains de télévision, aux scénaristes de cinéma, aux réalisateurs, aux artistes plasticiens, aux journalistes...), celle-ci se caractérise par un jeu subtil de « barrière » et de « niveau » (pour reprendre le vocabulaire de Goblot), c'est-à-dire par la recherche d'une identité commune reposant sur des critères techniques et/ou artistiques ainsi que par la volonté d'instaurer un contrôle de l'accès à la profession, qui la distingue et la protège. L'ouvrage décrit finement une population incertaine de son identité, ayant échoué à se définir collectivement et à s'organiser en un groupe cohérent «la compétence et l'exercice du métier ne sont pas réglementés, les pratiques professionnelles sont très diversifiées, le cumul avec d'autres activités est fréquent » (p. 33) population traversée de rivalités professionnelles et de conflits générationnels aigus . Les scénaristes ne se sont pas regroupés en syndicat mais en guilde (contrairement aux journalistes ou aux réalisateurs), ils ne bénéficient pas de la reconnaissance du public (à la différence des animateurs) mais ils peuvent s'appuyer sur un statut, celui d'auteur, que leur reconnaît la loi relative au code de la propriété intellectuelle (à l'instar des artistes plasticiens, mais à la différence des scénaristes américains, régis par le copyright). Trois vagues successives d'auteurs se sont succédé : les anciens, qui ont connu l'ORTF et qui défendent une logique de l'oeuvre, la nouvelle génération, entrée à partir du début des années 1980 et souvent formée au roman policier, une troisième et massive dernière vague, enfin, entrée au début des années 1990 àl'occasion de l'instauration de quotas d'oeuvres d'expression française et composée de jeunes auteurs aux origines très diverses (techniciens de 1'audiovisuel, comédiens, réalisateurs,...). Plusieurs séries de conflits peuvent se déduire de l'hétérogénéité des recrutements, des idées et des pratiques, ainsi que des rapports différenciés aux réalisateurs et aux producteurs. L'opposition entre légitimation artistique et légitimation professionnelle est l'une des plus éclairantes. Les jeunes auteurs réclament une organisation rassurante de leur profession et une rationalisation des méthodes d'écriture proches de celles observées aux États-Unis (on est encore loin en France de la formule des ateliers d'écriture) alors que les anciens demeurent attachés au statut d'auteur, que leur envient souvent les Américains . Il y a là d'ailleurs un étonnant chassé-croisé : « au moment même où une grande partie des scénaristes français réclament une protection professionnelle à l'américaine, les scénaristes américains tentent d'obtenir un droit moral à la française » (p. 63). L'ethos de l'oeuvre est cependant tellement prégnant en France qu'il explique aussi le malaise des jeunes scénaristes qui investissent dans la fiction unitaire (le téléfilm) leurs aspirations artistiques, aspirations inexistantes dès qu'ils font de la série ou du sitcom, conçus alors comme des produits (« il ne faut pas charrier, ce n'est pas du Shakespeare », explique un auteur, p. 121)... La hiérarchisation des genres télévisuels est finalement très forte en France et préjudiciable à la série qui représente pourtant une forme d'expression à part entière, comme le remarque avec vigueur et justesse D. Pasquier hiérarchisation elle-même préjudiciable aux scénaristes et aux producteurs de fiction TV qui, en la produisant, confortent le discrédit social qui les frappent.

L'analyse porte également sur la relation des producteurs aux publics et révèle l'absence, ou presque, de prise en compte des réactions des téléspectateurs (courriers, données chiffrées sur l'audience, etc.), attitude typiquement française dont se démarque seulement depuis peu une maison de production généralement décriée (AB Productions) . Elle est complétée par un dossier d'annexes très documenté et à ce titre très utile pour les chercheurs, les étudiants, voire les apprentis scénaristes, comprenant une analyse des conditions de rémunération des auteurs (avec un exemple de contrat), des informations sur le fonctionnement de la Société des auteurs, la loi sur le droit d'auteur, etc.


*Dominique PAS QUIER, Les scénaristes et la télévision. Approche sociologique, Paris, Nathan/Institut National de 1'Audiovisuel, 1995, 22Op.

Médias

sous la direction de Claude-Jean BERTRAND
par Mihai COMAN

Le mythe, disait Plutarque, fait éclater en mille couleurs la lumière de la vérité, tout comme l'arc-en-ciel multiplie et embellit les rayons du soleil. De même, pourrait-on dire, les anthologies, les manuels, les synthèses découvrent, dispersent et transforment (sans la trahir) la lumière, parfois trop limpide, de la connaissance scientifique. Il me semble que cet ouvrage collectif, réalisé par un groupe de chercheurs et enseignants réputés, sous la coordination de Claude-Jean Bertrand, se caractérise précisément par cette force de réfraction, par une transformation et une mise en perspective réussies de ce qui constitue le noyau du savoir scientifique acquis dans la recherche de la communication médiatique.

« Ce livre est un manuel, écrit Claude-Jean Bertrand dans la préface ; mais cet ouvrage n'est pas réservé aux étudiants : il s'agit bien d'une introduction aux médias, pour tout lecteur. Le but a été de présenter un tableau d'ensemble, simple et clair, des médias. Tout le monde les utilise, mais peu de gens les connaissent bien. » Afin d'atteindre un tel objectif, les auteurs ont renoncé à une présentation descriptive et horizontale et se sont livrés à un exercice structurel ; chacun d'entre eux a exploré la relation entre les médias et un secteur essentiel du monde contemporain : économie, politique, vie sociale, droit, métiers. Les divers chapitres montrent les pressions qu'exercent les lois de fonctionnement de ces secteurs sur la vie et les structures des médias, ainsi que l'influence, parfois perturbatrice, qu'exercent les médias sur la politique économique et sociale, du fait que les médias apparaissent comme le point où s'entrecroisent les forces et les tendances, souvent contradictoires, de l'histoire contemporaine. Ainsi, ce recueil est-il arrivé à être plus qu'un manuel, au sens commun du mot : il se présente comme un regard transversal, qui nous offre, en même temps, une radio graphie des médias et de la société contemporaine .

Selon son coordonnateur, ce livre serait également original en ce qu'il serait le résultat d'un véritable travail d'équipe : Rémy Rieffel (« Notions et modèles «, « Les effets des médias », « Médias et vie politique «), Nadine Toussaint-Desmoulins (« L'économie des médias «, « La gestion des médias »), Jean-Pierre Marhuenda (« La publicité et les médias », « Audiences et pratiques »), Christine Leteinturier (« Les métiers des médias », « La formation aux métiers des médias »), Gilles Feyel (« Histoire des médias en France »), Henri Pigeat (« Les aspects internationaux de la communication de masse »), Thierry Vedel (« Nouvelles technologies de communication et nouveaux médias »), Emmanuel Derrieux («Droit de la communication »), Marie-Françoise Lafasse (« Les médias dans le monde : fiches signalétiques ») et last but not least, Claude-Jean Bertrand (« Les fonctions des médias », « Typologie des médias », « Critique des médias et déontologie », « Glossaire »), . . En fait, ce n'est pas seulement un travail d'équipe, c'est un travail d'orchestre, l'ouvrage ne se présentant pas comme une somme d'articles suivant des logiques propres, mais comme un ensemble intégré, où chaque partie répond, simultanément, à sa propre logique et à la logique du tout.

Il est évident que ce livre vise les médias et non pas la communication de masse : ceci représente une différence importante par rapport à ces manuels classiques réalisés aux États-Unis ; le découpage proposé se montre, à mon avis, bénéfique, puisqu'il assure une approche plus rigoureuse et un dessein structurel plus exact et révélateur. Le choix méthodolo gique est salutaire, également en ce qu'il facilite la compréhension des coordonnées majeures du fonctionnement des médias : au lieu d'un trajet tortueux, qui oblige à suivre le sillon des avancées et des détours de la recherche, le livre nous offre un panorama des seuls aspects qui soient considérés comme des acquis certains de la connaissance scientifique.

Dans cette constellation où les médias se trouvent au centre du système et les autres secteurs tournent autour de lui, il me semble cependant qu'une planète a été oubliée : les industries culturelles, dans leur position de fournisseurs de divertissement, de contenus médiatiques. Certains éléments sont certes évoqués lors de la présentation des fonctions des médias ou de la discussion autour de l'économie des médias. Mais dans la configuration des relations entre les médias et les autres secteurs de la vie sociale et culturelle moderne, ces industries auraient dû bénéficier, à mon avis, d'un chapitre indépendant.

Ce « Médias » nous arrive dans un paysage à la fois riche et pauvre. La bibliogra phie anglophone connaît des dizaines d'introductions aux médias ou à la commu nication de masse (dont on a traduit en français le livre, déjà classique, de Agee, Ault et Emery) ; la richesse du nombre ne peut pourtant pas cacher le manque d'une perspective complexe et systémique : la majorité de ces ouvrages contiennent des descriptions des institutions de presse et de communication de masse, dans leur évolu tion historique (évidemment aux États-Unis), ainsi qu'une large présentation des aspects juridiques et déontologiques impliqués par le fonctionnement des médias. Ils parlent peu des théories consacrées aux fonctions, effets, usages et implications politiques des médias, de la dimension économique, de l'imbrication médias-publicité ainsi que du rôle des médias dans la communication internationale. En France, les introductions aux médias sont bien peu nombreuses (on peut citer ici le livre de Roland Cayrol ou celui coordonné par Jean-Marie Charon) ; le paysage français est dominé par d'excellents travaux de synthèse d'un domaine, ceux que ClaudeJean Bertrand appelle « livres de référence » : ceux de Francis Balle pour la relation entre les médias et la société, ceux de Patrice Flichy, pour la relation entre les médias et les nouvelles technologies, ceux de Nadine Toussaint-Desmoulins pour la relation entre les médias et l'économie, etc. L'ouvrage réalisé sous la coordination de Claude-Jean Bertrand réalise une synthèse entre les livres de description et les livres de référence : c'est une performance qui est d'autant plus remarquable si l'on tient compte du flot extraordinaire des travaux récents consacrés, en France et ailleurs, aux évolutions rapides des médias.

Ce livre s'impose enfin par sa clarté. Le plus grand tour de force d'un scientifique est de pouvoir présenter son domaine abstrait, dans un langage et dans une structure ayant la limpidité du cristal. Limpidité parfois trompeuse, parce qu'elle révèle et cache en même temps ; mais limpidité attirante, qui explicite et séduit, qui ouvre des portes et aide à trouver des réponses, qui invite à la lecture et à l'approfondissement. C'est un livre classique, dans la meilleure tradition pédagogique française, expression fidèle d'un cartésianisme toujours à garder et à réinventer.


*Claude-Jean Bertrand (sous la coordination de), Médias, Paris, Ellipses, 1995, 311 pages.



La télévision par satellite Aspects juridiques internationaux

de Philippe ACHILLEAS
par Sylvie DELACOURT


Philippe Achilleas aborde avec l'ambition pragmatique d'un juriste un problème complexe. La télévision par satellite est de par sa nature et par ses effets économiques et politiques planétaires un sujet ardu, même pour l'homme de droit international.
La volonté de l'auteur d'aborder le thème dans tous ses aspects aboutit à un ouvrage complet, très travaillé, mais touffu. L'approche des aspects juridiques internationaux que nécessite cette nouvelle technologie est un peu abandonnée au profit des études techniques et purement institutionnelles .
La construction de l'ouvrage est certainement compliquée et provoquée par une volonté d'énumérer sans omission les organes institutionnels sans les diluer réellement dans des thèmes du débat.
L'aspect juridique est ainsi quelque peu relégué et il faut attendre le chapitre Il de la partie préliminaire (p. 62) pour voir aborder la notion de débat international et le problème de fond n'est posé avec précision qu'en conclusion de la partie :
«Toute la difficulté d'élaborer une réglementation internationale relative à la télévision par satellite réside dans la perpétuelle recherche d'un équilibre entre les deux concepts a priori antinomiques que sont la souveraineté et la liberté d'information » (p. 75).
On ne peut que regretter cet « effet retard », justifié par la création d'une partie préliminaire très technique qui ne pousse pas le lecteur à suivre l'analyse ni àentrer dans l'étude, au demeurant fort complète, de Philippe Achilleas.
Ainsi, l'organisation de cette approche juridique laisse-t-elle un peu perplexe. Pourtant le contenu de l'ouvrage est riche : de A comme Audiovisuel à Z comme Hertziens ! en passant par G comme Géostationnaire ou E comme Eureka, . . Tout l'environnement de la télévision par satellite est à la portée du lecteur.

En l'absence d'index, celui-ci doit néanmoins se munir des archaïques crayon et feuille de papier s'il souhaite ne pas perdre de temps à retrouver les définitions techniques ou encore à rechercher les fonctions et les pouvoirs des multiples organisations internationales dont les sigles parsèment presque chaque page du livre.
La publication d'une thèse ou de tout autre travail estudiantin, surtout aussi complet, mérite une refonte dynamique.
Ainsi, le regret du lecteur averti, juriste ou non, sera certainement que l'auteur n'ait pas profité de cette publication pour aller au-delà de l'étude universitaire et laisse libre cours à sa prospective .

Un second souffle aurait ainsi pu favoriser un autre fonctionnement dans l'analyse et la justification de certaines affirmations trop radicalement postulées : « La télévision par satellite favorise la compréhension entre les peuples . . . aussi la télévision par satellite est-elle présentée comme un instrument au service de la paix internationale »(p. 60).
Car l'auteur manifeste véritablement une passion pour la télévision par satellite et pour le droit de l'espace en général, passion dont on ne sait si elle porte tant sur son sujet lui-même que sur la démesure des perspectives qu'il induit.
Cet enthousiasme transparaît malheureusement trop peu dans l'écriture et parfois même de façon très juvénile. Ainsi, on reste sur un livre utile dans lequel la critique fait cruellement défaut. Mais l'auteur n'est pas aussi impartial qu'il veut en donner l'impression et, àcondition d'alimenter sa démonstration quant à la fonction pacificatrice de la télévision par satellite, ses bons sentiments pourraient devenir communicatifs . . . surtout en radiodiffusion directe.

*Philippe ARCHILLEAS, La Télévision par satellite. Aspects juridiques internationaux, CEDIN, Paris 1, 1995. Montchrétien, Perspectives internationales .




La parole confisquée Un genre télévisuel, le talk show

de Patrick CHARAUDEAU et Rodolphe GHIGLIONE
par Jean-Pierre BACOT

A force d'investir les territoires désertés par la société, la télévision a installé un leurre aussi séduisant qu'inefficace. Telle est la thèse défendue par Ghiglione et Charaudeau dans leur dernier ouvrage dont le but principal semble être de démontrer par démontage que les dispositifs télévisuels oeuvrent en fait à une confiscation de la parole par captation. Les auteurs commencent par reprendre en compte la situation historique du problème instaurée par la sociologie italienne en redéfinissant la paleo télévision comme un média où l'intellect domine l'affect et où le primat du penser/classer se retrouve dans l'existence de grilles de programme et la neo télévision comme un univers de superpositions et de fragmentations qui sont un défi à l'intellect et permettent l'envahissement de l'affect. La mise en scène de l'ordinaire à laquelle nous assistons aujourd'hui relèverait d'un renversement dans l'économie de la programmation, d'une conversion à une stratégie de la demande. Et de citer quelques noms célèbres ayant cru bon de proférer des appels à suivre le public, on ne peut mieux illustratifs, de cette attitude captatrice des malaises ambiants .

Cette télévision éclatée, distrayante et consolante serait en outre pour Charaudeau et Ghiglione l'une des principales conséquences de la généralisation de l'individualisme et de la nécessaire et corrélative professionnalisation du citoyen médiatisé.
L'adaptation à la demande ne s'accompagne pas cependant d'un total abandon de la volonté d'efficience des producteurs de talk show. Si en citant Pascale Breugnot : « la télévisionmiroir appartient au passé ; il ne s'agit plus aujourd'hui de comprendre et d'analyser les comportements, mais aussi de les modifier », les auteurs ne relèvent pas qu'il s'agit là d'une nouvelle déclinaison de ce que disait Marx des philosophes, ils soulignent à quel point les animateurs de ces émissions se sentent investis d'une mission sociale réparatrice, allant jusqu'à invoquer sans sourire la notion d'intérêt public.

Pour Charaudeau et Ghiglione, le glissement de la télévision fin de siècle vers un service semi-thérapeutique relève à la fois d'une dérive et d'une mystification. Le téléspectateur du talk show et les auteurs sont allés chercher vérification de leur lecture du phénomène en France, en Italie et au Portugal est en fait une victime expiatoire d'une cérémonie, que l'animateur invite à participer à un rituel de purificatoire. On aura compris que l'analyse oscille entre la sémiologie et l'anthropologie.

Quant à une vision socio-politique du genre, nos deux chercheurs affirment que quoi qu'en prétendent les producteurs, il n'y a pas en cette évolution surcroît de liberté de parole, pas de surplus de démocratie, pas de transparence accrue, mais naissance d'un monde télévisuel qui a tendance à se clore en absorbant l'extérieur, en estompant la frontière entre la réalité et la virtualité. Une telle confusion, expliquent nos auteurs dans une analyse précise des dispositifs, incline à penser que c'est en fait le pouvoir qui s'exhibe dans un trai tement à l'image du malaise social et que donner la parole sous cette forme de show obligé revient en fait à la confisquer par aspiration .

*Patrick CHARAUDEAU et Rodoîphe GHIGLIONE. Le genre télévisuel : le talk show, Dunod, collection Société, 1997.




Recherches en communication n° 5, « La médiatisation des passions sportives »

par Olivier MOESCHLER

Ce numéro de la revue se donne pour tâche, complexe et ambitieuse, d'analyser un objet multiple : le triangle médiatisation-passions-sport, et ses nombreuses implications. Projet original que celui d'examiner un parent pauvre de la sociologie, les passions : en effet, selon le sociologue Claude Javeau (repris par Gérard Derèze, directeur du numéro), alors que les théories actionnalistes foisonnent, il n'en existe « pas une qui se prétende «passioniste» » (p. 5). A un moment où l'analyse sociale tend parfois à se focaliser de manière nombriliste sur le corps, un tel parti pris ne peut qu'être salué. Mais pourquoi choisir le sport ? Derèze renvoie àNorbert Elias (1982) qui le décrit comme

« un des phénomènes les plus marquants de ce siècle en ce qu'il est révélateur des mouvements du monde » . Mais aussi aux ethnologues, qui ont montré l'intérêt qu'il y aurait à « choisir le terrain de football (...) comme terrain d'enquête » (Derèze) comme Christian Bromberger, selon lequel les grands événements sportifs (dont « les gens sérieux arguent [qu'ils] demeurent futiles, dérisoires, marginaux ») « révèlent brutalement et désignent, grossissent, voire anticipent les lignes de force qui traversent le champ social » (p. 6). On serait tenté d'y voir une surestimation de l'effet intégrateur du sport, au vu de l'atomisation et des divisions qui marquent la société moderne. Les auteurs se montrent toutefois prudents : aujourd'hui, ce n'est bien que par sa spectacularisation , donc par sa médiatisation, que le sport peut devenir « exemplairement social » (p. 6).

Dans un entretien avec Derèze, Marc Augé précise ces hypothèses. Le sport médiatisé serait « exemplaire de tout ce qui fait la contemporanéité » : excès de l'information, accélération du temps et rétrécissement de l'espace (p. 160). En même temps, il renvoie à un invariant : malgré l' « abstraction du regard » télévisuel, les spectacles sportifs médiatisés fondent, comme les stades, une émotion partagée, et sont par là « proches du haut lieu »anthropologique (p. 164). Pour l'auteur, c'est donc par les émotions qu'il suscite que le sport est hautement social, au sein même de notre société divisée : « transcendant les classes et les positions, un échange tout à fait vrai, tout à fait aimable, tout à fait informé [peut] se faire »(p. 170). Le sport peut-il pour autant être considéré comme un fait social total ? Augé concède que l'événement sportif, médiatisé ou non, est ambivalent : à la fois révélateur d'une crise du social et un « pal liatif » à cette crise (p. 171). Le rôle fédérateur des médias semble toutefois limité : si Augé conçoit la médiatisation comme base d'une cohésion à grande échelle, il pose en même temps que c'est surtout dans le cas précis d'une assistance à plusieurs devant l'écran qu'on peut parler d'un rituel au sens fort.

Un des objectifs des auteurs est donc de légitimer un fait social trop souvent regardé de haut. Il faut toutefois relever que l'analyse du sport contient, comme celle des émotions, des dangers par ailleurs clairement énoncés dans la revue par Charles Suaud. Celui-ci remet en question les caractéristiques qu'on attribue habituellement aux émotions (la spontanéité, l'authenticité), dont les analyses savantes « rejoignent étonnamment le discours populaire » (p. 30). Le sport est quant à lui doublement suspect à l'analyse scientifique : par le « jugement négatif qu'une philosophie intellectualiste porte sur la dimension incorporée des affects »et à cause de la « position faible » que le sport (ou du moins une partie des activités sportives) occupe parmi les différents modes d'expression corporels-émotionnels. Bref, on remarque que « les conditions sont remplies pour que les présupposés sociaux les plus violents s'expriment en toute légitimité, sous couvert d'objectivation scientifique » (p. 30). Malgré ces mises en garde, le présent numéro ne parvient pas toujours à éviter les pièges et àsatisfaire son propre programme.

Le « cadre général » d'une analyse du sport dans ces multiples dimensions est ébauché par Noêl Nel. Constatation banale mais nécessaire, la retransmission d'un événement sportif « s'inscrit assurément dans un contexte médiatique, économique, social et politique »(p. 9) et se situe par là au « carrefour » de logiques diverses aux rapports ambigus voire conflictuels. L'auteur rappelle que l'« idéologie » du sport (étonnamment anhistorique) inclut autant les idées humanistes de P. de Coubertin le dit esprit olympique que des éléments plus inquiétants telles « une anthropométrie et une méritocratie », l' « idéologie de la race supérieure », voire « une cosmogonie de type totalitaire » (p. 12). Dans une perspective cri tique un peu naïve, Nel reproche (pp. 13-14) aux retransmissions de cette « activité idéologiquement ambiguè » la « vénération » et la « communion », qui excluent toute distance critique et qui seraient dues à une obscure « homologie profonde des dispositifs sportifs et télévisuels »... Intéressante l'idée selon laquelle le sport, en tant que « guerre ritualisée », convient tant aux démocraties qu'aux régimes totalitaires. Mais surtout, Nel cerne ce qu'il appelle le « régime scopique » des retransmissions sportives (pp. 15 sq.), qui se caractérise autant par une représentation spécifique (ubiquité du regard, etc.) que par la production d'un « fort contrat de croyance » avec le spectateur. Constat central, ce régime médiatique peut altérer ce qu'il est censé re-présenter (changement d'horaires, altération des comportements des sportifs) . Ceci dépasse l'aspect technique : « en définissant son champ du visible, chaque époque construit (...) les secteurs de l'invisible et de l'occulté que son axiologie et sa doxa vont entretenir » (pp. 15-16). La « crédibilité en l'objet sportif » est alors le résultat de « l'ensemble de la monstration, de la présentation et des constructions référentielles » (p. 25) dont l'événement sportif fait l'objet. On le devine, ce régime moderne de retransmission sportive n'est pas forcément synonyme de progrès .

Charles Suaud se propose de décrire le cadre quasi « ethnologique » dans lequel émergent les émotions sportives, tant des spectateurs que des sportifs. Fait aussi trivial que central, la majorité des individus n'entretient, une fois la scolarité terminée, qu'une relation indirecte avec la compétition sportive. Les passions « sportives »ressenties par les téléspectateurs ont ainsi « leurs propres principes d'organisation » notamment médiatiques. Il s'agit donc de rapporter deux types de passions radicalement différents « aux différents espaces sociaux sur lesquels elles sont produites »(p. 31). En se basant sur ses études de terrain, Suaud éclaire les « conditions de réalisation » des émotions des sportifs français de haut niveau qui, menant une vie coupée du monde et pleine de sacrifices, doivent se transformer certes physiquement, mais aussi symboliquement : c'est dans le cadre de ce « système permanent de règles » éminemment social que le sportif peut développer les émotions individuelles que requiert sa pratique sportive.

Bref, en intégrant les approches d'Élias et de Bourdieu, l'auteur constate que ce n'est que par un « énorme travail d'institution »que les sportifs peuvent extérioriser de manière légitime et socialement valorisée leurs pulsions techniquement codées (p. 38). Ces pratiques sont décrites par tout un vocabulaire « d'institution », dont la diffusion au-delà du cercle des sportifs pose problème ; le mot passion en est un bon exemple. Relié pour les sportifs à une logique de la dénégation de soi, il est utilisé par les médias pour créer une « illusion de continuité » . Suaud suggère que l'utilisation de ce mot par le commentateur trouve son origine « moins dans l'action sportive relatée que dans la position dominée des journalistes sportifs, conver tissant leur absence de distance à ce qu'ils font en impression d'investissement total » (p. 43).

Passionnant aussi le texte de Jean-Pierre Esquenazi et Éric Pedon, qui approfondit la dimension des médias, pour esquisser une véritable « sémiotique du sport » . Par sa médiatisation, le corps du sportif, « spectacularisé », a émergé comme « nouvel acteur médiatique » et constitue un support passionnel privilégié (p. 81). Les médias le soumettent à une véritable « transformation sémiotique » et créent un « corps-sportif-télévisuel » un « signe »capable de prendre des significations selon une logique spécifique. Tout sportif a ainsi deux corps : son « corps socialisé », privé, et son « corps-sportif », public. Autre paradoxe du sport donc : à l'extrême irréalité du jeu, il allie une réalité extrême, celle du corps dans toute son apparente naturalité cette signification incombant au corps-sportif dans la « grammaire »propre au sport (pp. 84 sq.). Pour les auteurs, ce n'est donc pas tant le sport qui s'offre à la télévision, mais plutôt cette dernière qui vient chercher dans un événement sportif « ce qui lui manque la plupart du temps, une tangibilité, une évidence »(p. 86). La télévision, en affichant ses prouesses techniques, en réunissant ses propres « performances » à celles des sportifs, devient elle-même un signe, un « corps « à admirer. Enfin, selon les auteurs, entre le corps-sportif et ce qu'ils appellent le « corps-spectatoriel », « la passion s'installe à partir de l'interaction générée par les dispositifs télévisuels du regard » (p. 92) même si c'est parfois au détriment du sport lui-même. Sur la question de la réception, les auteurs s'avèrent toutefois trop brefs, parlant un peu vite de ces retransmissions comme d'un « puissant vecteur de normalisation des corps anonymes [et] d'homogénéisation des styles de vie » (p. 97).

L'article de Rod Watson, datant pourtant de vingt-cinq ans, remplit de près les objectifs de la revue. En passant au crible un événement bien délimité un accident mortel de formule 1 survenu en 1971 à une analyse ethnométhodologique et conversationnelle, l'auteur construit un véritable modèle qui éclaire à merveille le lien entre la médiatisation de la passion sportive et sa réception. A la suite de l'accident, invisible aux spectateurs, ceux-ci se construisent leurs hypothèses et émotions à partir de deux « comptes rendus »ou sources : la « médiation conversationnelle » (les rumeurs fomentées par la colonne de fumée observable à l'horizon) et la « médiation technique » les messages laconiques du commentateur émis par les haut-parleurs . Un consensus fragile mais rassurant se constitue parmi les spectateurs à partir de comptes rendus contradictoires et potentiellement inquiétants. Watson démontre comment la définition officielle de l'accident comme étant fatal n'émerge que graduellement tout au long de la continuation de la course et des diverses communications du speaker, dont la « stratégie » vise à laisser dans le flou la portée réelle de l'accident. La « normalisation » est finalement atteinte : « Elles speakers ont simplement rendu disponible un compte rendu que les gens pouvaient utiliser pour expliquer leur décision de rester en place, et même pour les convaincre eux-mêmes de rester » (p. 133). La médiatisation des passions sportives (les émotions face à l'accident) est minutieusement révélée comme interaction complexe entre un pôle émetteur (le speaker, sorte de médium minimal) et un pôle récepteur qui, toujours dépendant du médium, est passionné sans jamais être passif.

Les autres articles ne convainquent pas toujours le lecteur. Jean-François Bourg expose sans passions la dimension économique et non passionnelle de la médiatisation des passions sportives . Avec une pléthore d'informations factuelles (citées souvent sans références), mais sans contextualisation sociale aucune, l'auteur détaille les méandres de la presse sportive française. Fait intéressant : déjà dans ses origines dès 1850, cette presse fait bien plus que décrire une réalité : elle « invente (...) la matière première de son actualité » ; notamment, des courses cyclistes (Paris-Rouen, Le Tour de France) sont organisées par des revues spéciali sées, en lien étroit avec les annonceurs du secteur (pp. 49 sq.).
Pascal Lardellier tente une analyse stylistique de l'élaboration discursive de la figure du boxeur-héros dans la presse sportive. Selon l'auteur, le discours journalistique sur la boxe a ceci de spécifique qu'il concerne un sport qui fait par excellence l'objet d'idéalisations. La méthode stylistique qu'il applique à ses coupures de presse (sans indication des sources) ne semble pas toujours à la hauteur de ses ambitions : trouver les « paradigmes sémantiques faisant sens » permettant de « mettre à jour l'étymon spirituel du texte » qui est « produit par une époque (...) plus que par un auteur isolé »(p. 101). L'argumentation parfois flottante et souvent débitrice du sens commun (« le boxeur reste l'archétype de l'homme viril et puissant », p. 105) révèle les limites d'une approche exclusivement textuelle : en omettant le champ de production journalistique, l'auteur ne parvient pas à expliquer des phénomènes aussi énigmatiques que la « nostalgie du surhomme » ou encore « l'intuition du titan » (p. 106) qui se manifesteraient dans la presse sportive.
Recouvrant le pan littéraire, Benoît Grevisse part quant à lui de l'hypothèse vague selon laquelle la présence explicite ou masquée de l'écrivain dans le récit fournit des indices de « sa conception de la place du sport dans les relations sociales » et des « rapports de leurs narrateurs et de leurs personnages aux passions sportives »(p. 142). L'analyse, intratextuelle (notamment avec Genette), néglige la dimension socio-historique (ainsi, un texte de Montherlant, écrit en 1954, serait directement affilié au militantisme sportif en littérature, qui débute autour de 1870...). La comparaison impressionniste de textes déracinés et issus de registres littéraires très différents démontre l'arbitraire d'une analyse qui omet le contexte de production, diffusion et réception, alors que l'auteur évoque lui-même la « nécessité d'une prise en compte de la perspective historique »(p. 156).

En définitive, on reste en droit de se demander si le sport dans lequel se révèlent certes des structurations multiples de la société globale est pour autant ce « phénomène le plus significatif de la société contemporaine » évoqué par les auteurs (ici Augé). Par ailleurs, si l'introduction rappelle que la communication a toujours été l'apanage de disciplines fort diverses et qu'idéalement, « c'est de leur complémentarité qu'allait émerger l'originalité » d'une approche multiple, d'une « interdiscipline » (p. 1), le présent numéro ne parvient pas à lever les doutes sur l'ambiguïté inhérente à un tel projet scientifique : une discipline « avec » ou « entre » les autres ?

* Recherches en communication n° 5, 1996, 1, La médiatisation des Passions Sportives, Université Catholique de Louvain .

La légende des vols d'organes

de Véronique CAMPION-VINCENT
par Jean-Pierre BACOT

La croyance au vol organisé d'organes humains, si l'on peut la dater assez précisément de 1985, fonctionne encore de nos jours, au point qu'en entreprenant la lecture du livre de Véronique Campion-Vincent on se surprend à se demander si, quoi que nous en narre l'anthropologue, il n'y aurait pas un fond de vérité dans cette rumeur de dépeçage du corps des pauvres au profit diabolique de quelques malades occidentaux .

Ce que montre bien l'auteur qui n'en est pas dans ce domaine à son coup d'essai, c'est qu'un fond de vérité existe bien en cette affaire, mais qu'il est décalé. Il y a effectivement dans certains pays où cela représente un gain substantiel pour celui ou celle qui accepte de sacrifier une partie de son corps, des ventes d'organes, de reins en particulier, et cette réalité est difficilement supportable. Il existe des rapts de bébés et des procédures parallèles d'adop tion, enfants pauvres surnuméraires pour familles riches et stériles. Ainsi formulée, cette autre réalité n'est pas plus confortable à l'esprit.

Véronique Campion-Vincent explique comment ces deux thèmes du don volontaire d'organe et des disparitions d'enfants se sont croisés et comment est née en Amérique latine la rumeur selon laquelle des enfants étaient enlevés, passaient par une table de dissection et étaient retrouvés, grossièrement cicatrisés, avec des dollars en poche et un mot de remerciement pour l'organe vendu.
Nous ne détaillerons pas ici les éclairages que donne l'auteur quant à l'impossibilité scientifique de réaliser des greffes hors de conditions de rapidité et de personnel et qui démentent la faisabilité d'un tel trafic. Nous nous limiterons au processus journalistique, fort bien décrit et analysé dans le livre, qui a enflammé les médias sud-américains, puis atteint certains européens . Désinformation/spectacularisation, ce couplage a entraîné une série d'articles, de reportages, la réalisation de fictions télévisées et fait progressivement glisser la rumeur des vols d'organes vers une légende, à travers une mise en récit.
Dans un contexte de doute généralisé sur les institutions, les démentis avancés par les autorités médicales et politiques eurent un effet paradoxal de confirmation implicite. Plus encore, ceux qui furent apportés par les journaux sud-américains qui avaient lancé l'« information » n'empêchèrent nullement leurs homologues européens de reprendre la légende de ces pauvres enfants victimes de docteurs maudits.

C'est à la presse communiste et tiers-mondiste que l'on dut principalement ce relais, explique Véronique Campion-Vincent, mais l'Iran, le Vatican et les féministes ne négligèrent pas l'occasion, parce que le crime supposé était à ce point la manifestation de l'exploitation de l'homme par l'homme et du démuni par le nanti, que certains ne purent se priver de le reprendre à leur compte. Le Parlement Européen lui-même se saisit de la question en 1988 et l'affaire rebondit encore en 1992/93 avec un article du Monde Diplomatique et un rapport du Professeur Schwarzenberg .

Si les déterminations politiques menées sur un mode conspiratoire, supposé destructeur de la « loi du silence », ne sont pas à négliger, l'auteur ne considère pas loin de là qu'elles épuisent le sujet, et c'est tout l'intérêt de cette science humaine de Série Noire et non point policière que de ne pas rechercher à toute force Le coupable, mais le contexte.
Dans la lignée de Marie Bonaparte et de certains autres pionniers de la psychanalyse, Véronique Campion-Vincent reprend l'idée selon laquelle la constitution d'une telle rumeur et son acceptation comme légende après mise en récit proviennent en premier lieu de la douleur. Et cette douleur est ressentie dans un contexte où il est impossible de raconter les drames réels, les disparitions d'enfants ou d'adultes, les meurtres jamais élucidés, elle sourd sur un fond de terreur sociale et politique à la fois réelle et intériorisée. D'où cette nécessaire transposition dans une nébuleuse imaginaire aux multiples variantes mais à forte puissance de conviction, puisque bon nombre de locuteurs vont jusqu'à affirmer qu'ils connaissent un proche à qui cela est arrivé.
On ne peut manquer de faire la relation entre cette situation de discours construits par compensation de l'indicible et pris en compte par besoin de justice, avec des drames contemporains touchant à la fois le meurtre de l'enfance et le dépeçage du corps, mais dans le cas desquels le récit est possible, aussi horrible qu'il soit, de même que l'est la symbolisation, le travail de deuil.
Ce phénomène de légendes plus vraies qu'un vrai qu'on ne peut dire ne date certes pas des horreurs de ce siècle. Archétype proposé par l'auteur, l'histoire d'un Prince Manchot dans le Lyon d'avant la révolution, pour lequel « on » coupait chaque soir le bras à un enfant, afin d'en trouver un qui convînt au moignon princier.
Spécialiste de ces discours souterrains (1), Véronique Campion-Vincent nous offre avec ce nouvel ouvrage une illustration de ce que l'anthropologie peut apporter à l'étude des phénomènes communicationnels, nous éclairant au passage sur la logique de construction des programmes télévisuels : « Si des faits incontestables de vols d'organe étaient établis, ils constitueraient des informations majeures. Celles-ci seraient traitées comme telles et feraient la une des quotidiens et le sujet principal du journal de 20 heures. Mais jusqu'ici les vols d'organes n'ont trouvé un écho que dans les documentaires réalisés pour des chaînes câblées. » Une intéressante déclinaison de l'effet d'agenda...

* Véronique CAMPION-VINCENT : La Légende des vols d'organes, Les Belles Lettres, 1997, 303 pages, 125 F.




Télécommunications et philosophie des réseaux. La postérité paradoxale de Saint-Simon

de Pierre MUSSO
par ChantaI de GOURNAY

Issu d'une thèse de doctorat d'Etat, cet ouvrage n'en est pas moins rédigé dans un style d'une rare clarté et concision, malgré les méandres conceptuels et idéologiques par lesquels il a fallu passer pour retracer l'histoire des politiques de télécommunica tion depuis deux siècles . Deux itinéraires parallèles forment l'architecture de la thèse : d'une part, la généalogie du concept de réseau à travers Saint-Simon et ses épigones (Chevalier et Enfantin) jusque dans ses incarnations pratiques (canaux, chemins de fer); d'autre part, l'évolution du rôle de l'État dans la régulation des télécommunications . Deux trajets comparés, pour observer les rapports entre quatre séries d'acteurs : l'État, le Savoir (scientifiques et « génies » techniques), l'Industrie et le Public (société civile ou usagers).

La pensée de Saint-Simon est le produit d'une remarquable opportunité historique. Ayant vécu à l'intersection de deux mondes (transition entre Ancien et Nouveau Régime, mais aussi entre la vieille Europe et l'Amérique où il guerroya aux côtés de La Fayette), il était mieux placé que quiconque pour concevoir une théorie du changement social. Ainsi la théorie saint-simonienne vise essentiellement à supprimer la médiation de l'État (dont l'omnipotence est assimilée au « féodalisme »), à couper ses liens avec la communauté scientifique qui fonde la légitimité des dominants et des « despotes »éclairés, pour proposer une nouvelle articulation « organique » entre savoir et industrie et substituer « l'administration des choses » au « gouvernement des hommes ». Derrière « l'administration des choses » se profile l'idée d'une autorégulation, voire d'une autonomie du complexe technico-scientifico-industriel (d'où l'im portance de la notion de réseau en tant que premier système technique doté d'une capacité d'autorégulation), à son tour porteuse d'une autonomie de la société civile, telle qu'elle est actuellement revendiquée par Internet dans sa prétention à se passer de tout contrôle étatique sur la circulation des idées et des idéologies.

Cette ambition saint-simonienne qui vise « l'achèvement » de la Révolution se nomme le « nouvel industrialisme » que, moyennant un détour par Gramsci, Musso compare à « l'américanisme ». L'américanisme n'est autre que cette nouvelle culture de la communication dont l'efficacité symbolique tend à colmater le déficit de mémoire dans les sociétés outre-Atlantique, par opposition à l'ancien monde englué dans une mémoire épaisse. Comme l'américanisme, la nouvelle idéologie industrialiste dont la paternité revient à Saint-Simon vise à opérer le passage d'une société à centralité étatique vers une société à centralité économique, où l'entreprise récupère la production du savoir et du symbolique, avec pour horizon l'autogestion.

Loin d'être artificiels, les rapprochements et les correspondances que Musso tisse entre les concepts, les idéologies et les politiques de communication, à deux siècles d'intervalle, sont aussi pertinents que convaincants, d'autant que la naissance des télécommunications, avec l'in vention du télégraphe Chappe, doit son existence à l'assemblée législative de 1792, à la même source révolutionnaire que la pensée saint-simonienne. Toutefois, si la généalogie de notre système de communication a déjà été amorcée par d'autres auteurs, avec Yves Stourdzé et Catherine Bertho parmi d'autres, la véritable originalité de Musso réside dans sa contribution à la compréhension de la période contemporaine. Par cette contribution aussi unique qu'audacieuse, car Musso ose se lancer dans l'histoire immédiate que beaucoup d'intellectuels préfèrent éviter, soit par prudence (le risque d'être déstabilisé par un recul insuffisant), soit par impuissance (la difficulté d'accès aux sources d'information que l'institution Entreprise dissimule à la société civile sous l'alibi de la compétition commerciale), l'auteur constitue une vivante démonstration de cet « intellectuel organique » de l'entreprise que Saint-Simon appelait de ses voeux. « Organique » en ceci qu'il produit de la mémoire de l'intérieur d'une entreprise, dans un contexte d'amnésie généralisée qui accompagne le néo-libéralisme, et dont la force de conviction consiste précisément à se présenter avec les attributs du nouveau et du progrès, débarrassé de tout référent au passé et à la tradition.
La question de la mémoire et de la quête généalogique a une importance politique car l'idéal autogestionnaire a toujours buté sur la question de l'opacité des choix technologiques et stratégiques (le nucléaire fournit un exemple de cette illusoire « liberté » de la société civile vis-à-vis des options qui la concernent) . Comment les citoyens pourraient-ils juger des modèles de progrès proposés s'ils ne disposent pas, non seulement des connaissances, mais aussi de la « mémoire » des expériences collectives qui permet d'interroger l'action de leurs élus et les décisions stratégiques des entreprises, c'est-à-dire de demander des comptes à une politique « mauvaise »des systèmes de communication ? Substituer à l'Etat et sa logique hiérarchique l'entreprise et le plébiscite du marché ne suffit pas à lever l'hypothèque suivante : si ce n'est pas l'État, qui serait responsable de la production des informations scientifiques (statistiques, enquêtes, investigations historiques, etc.) sans lesquelles une société ne peut être intelligible à elle-même, et par conséquent agir sur les processus qui la concernent ? Peut-on imaginer une entreprise désireuse de faire la lumière sur sa propre histoire et ses déci sions pratiques, en dehors des instances académiques chargées jusqu'alors d'écrire l'histoire des institutions, une histoire du reste toujours éloignée du présent en raison du délai imposé à la publication des archives ? C'est sur ce point que la contribution de Musso constitue un paradoxe, tout comme la postérité de Saint-Simon.

Première remarque : ce ne sont plus les universitaires ni la recherche publique, derniers résidus de la centralité étatique quant à la production de savoir, qui contribuent à la compréhension des processus historiques impulsés par l'action entrepreneuriale en matière technologique et économique, ou même politique. Remarquons que les publications qui en rendent compte au plan historique émanent, pour la plupart, non pas des représentants du monde académique, mais des individualités impliquées dans le travail en entreprise ou bien dans l'enquête journalistique. Citons, pêlemêle, l'histoire des télécommunications par Catherine Bertho alors employée comme conservateur aux archives PTT, celle des écoutes téléphoniques sous le régime de Vichy par Antoine Lefébure, les dernières révélations sur le rôle de la Régie Immobilière de la Ville de Paris concernant les biens des Juifs (ouvrage d'une journaliste de Libération, Brigitte Vital-Durand), les contributions du service de recherche « maison » de la RATP concernant l'histoire des transports et le rôle politique du corps des Ponts et Chaussées, etc. Et enfin, Pierre Musso lui-même qui, pour élaborer son travail académique au long cours (pas moins de 15 ans pour mûrir la thèse), s'est appuyé sur ses compétences professionnelles et son action syndicale au sein de l'institution Télécom. C'est donc bien l'Entreprise, publique certes, mais distincte de la communauté scientifique, qui produit de la mémoire et du savoir critique sur ses propres actions . C'est bien en son sein que se sont épanouis ces intellectuels « organiques » qui ne sont pas réductibles à la superstructure scientifique (savants, philosophes, académiciens) que Saint-Simon souhaitait soustraire à la centralité étatique. Sur ce point au moins son utopie s'est réalisée, et tant mieux pour nous, le public lecteur !

Deuxième remarque : bien que l'Entreprise soit capable de générer ses propres ressources scientifiques, idéologiques et symboliques, en lieu et place de l'État au rôle faiblissant, elle n'a pas coupé les ponts avec le monde académique. Musso montre à quel point le « despotisme » technologique d'une industrie monopolistique a pu être « éclairé » par les idées originales d'un représentant du monde académique. Stourdzé fut ce virtuose venu de l'extérieur de l'institution, et qui a durablement laissé son empreinte sociologique sur les croyances des ingénieurs de la maison. La révolution télématique, le Plan Câble, voire l'utopie de la société d'information ne sauraient être analysés sans tenir compte du retentissement idéologique laissé par l'interprétation de Stourdzé concernant l'évolution des télécommunications, notamment la rupture qu'il définit entre un modèle étatique de la communication « filtrée » par des intermédiaires et de nature autoritaire parce que basé sur le monologue (incarné par le télégraphe) et un modèle subversif et interactif de la communication non filtrée (incarné par le téléphone et bientôt relayé par Internet) . C'est cette interprétation (par ailleurs redoublée, au plan théorique, par la thèse de Michel Foucault sur le Pouvoir et le Panoptique) qui permet aux ingénieurs d'associer une structure de réseau technique supposée détenir intrinsèquement des propriétés de régulation égalitaire àun type de société. C'est cette circulation fertile des idées entre le milieu intellectuel et l'imaginaire des ingénieurs que met en évidence Musso, en dévoilant l'implicite hérité de Stourdzé, qui a inspiré les artisans « libéraux » des systèmes de communication au-delà de sa disparition. Il pointe en outre la petite erreur historique contenue dans la thèse de Stourdzé, due à une amnésie concernant la période précoce de la diffusion du téléphone : si l'État français était si soucieux d'imposer son contrôle sur tout système de communication àpotentiel subversif, pourquoi avait-il concédé l'exploitation du téléphone à l'initiative privée entre 1879 et 1889 ?

Rappelons cependant pour la petite histoire qu'à l'époque de Stourdzé, la centra-lité de l'État-savant n'était plus aussi absolue puisqu'il partageait déjà avec l'entreprise les prérogatives d'animation, de financement et de valorisation de la recherche académique : les travaux de Stourdzé sur l'histoire du téléphone ne sont pas nés d'un programme de recherche impulsé par le CNRS ou l'université, ils ont bénéficié non seulement du soutien de la DGT et du CNET, mais aussi des tribunes nationales et internationales qui ne coïncidaient pas avec l'espace universitaire du savoir légitime, tant pour les publications que les colloques .
Enfin, l'on peut regretter que la généalogie élaborée par Musso ne fasse aucune place aux autres utopistes issus de la Révolution. Je pense notamment à Fourier et à ses projets phalanstériens qui constituent un contrepoint à la notion de réseau. En effet, à l'instar des saint-simoniens, Fourier était obsédé par l'idée de la « circulation » . Tandis que le libre-échangisme économique des saint-simoniens trouvait son incarnation dans la réalisation de canaux (le canal de Suez), le rêve libertaire de Fourier concernant la circulation des flux érotiques s'est traduit par la « canalisation » des corps dans l'espace urbain par l'intermédiaire du Passage (cf. les réflexions de Walter Benjamin sur les passages parisiens, autre héritage urbanistique cette fois de la Révolution). Circulation libidinale et circulation économique sont bien les attributs constitutifs de la permissivité du réseau, comme en témoigne le commerce érotique sur Minitel ou sur Internet. Mais l'idée de la circulation est-elle suffisante pour fonder le concept de réseau ? Il me semble qu'il manque une dimension pour penser les qualités modernes du réseau, que ni Fourier ni Saint-Simon n'ont abordée : c'est le rapport au local (corporalité et territorialité) qui est fondamentalement perturbé par l'existence du réseau, c'est-à-dire la dématérialisation et la délocalisation qui ne sont nullement en cause dans l'idée de circulation (au contraire, le cosmopolitisme des Lumières, le nomadisme tribal ou l'Odyssée grecque réaffirment la valeur du lieu ville, territoire ou cité républicaine). Mais ceci peut en soi donner matière à une autre thèse.


(1) Aubier, 1990.

(2) Source : Médiamétrie, données 1996.