n° 81

 

Bosnia by television

de J. GOW, R. PATERSON et A. PRESTON
par Michael PALMER

Cet ouvrage présente les apports de deux projets scientifiques réalisés en 1994 par le British Film Institute : l'un, une réflexion sur le rôle de la télévision comme média et comme acteur dans l'espace européen, dit « en transi-tion », depuis 1989, avec la Yougoslavie surtout, en ligne de mire ; l'autre, l'analyse de la couverture télévisuelle de l'actualité yougoslave, notamment à travers le traitement du conflit en Bosnie dans les « J.T. » des chaînes de treize pays (dont douze européens) au cours d'une semaine de mai 1994. L'ouvrage réunit les contributions de 23 chercheurs et journalistes ; neuf d'entre eux ont un port d'attache britannique ; plusieurs communications reflètent les interrogations de ceux qui couvrent le conflit sur le terrain et scrutent les médiations qui en sont faites. L'ouvrage se ventile en quatre parties : « witnesses to war » ; « political influence » ; « war studies, media studies » ; « comparing coverage : TV news coverage, 16-21 May 1994 ».

Postulat du départ des trois co-responsables : le croisement d'approches marquées tant par les études des médias que par les études géo-stratégiques éclaire l'influence réelle ou supposée des images diffusées par des vecteurs transnationaux, voire nationaux. Comment les acteurs (belligérants, diplomates...) tiennent-ils compte de la nature réelle ou supposée de ces images dans l'élaboration de leur politique ? Comment identifier les représentations des enjeux du conflit qui ont cours dans l'espace public ? Des réponses nuancées sont apportées à de telles questions. Les stratégies discursives des protagonistes de l'événement, ainsi que les pratiques professionnelles des journalistes, sont décortiquées à travers plusieurs études de cas, menées à partir de lieux d'observations multiples.

Nommer, désigner, c'est façonner le regard. La fédération yougoslave devenait peu à peu, à partir de 1991, dans les discours des médias transnationaux et occidentaux, « l'ancienne » (« the former ») Yougoslavie voire « l'ex- » Yougoslavie. Ici, les auteurs emploient une diversité de termes pour évoquer « le démantèlement », « la désintégration » de la fédération. Il y est question d'une guerre de « dissolution » (p. 1) et de « succession » (p. 20), ce dernier qualificatif suscitant à son tour toute une série de représentations - avec son cortège de tensions entre prétendants pour « occuper le trône » tel un conflit dynastique d'autrefois. Dans les Balkans et à travers l'Occident, les télévisions « donnaient à voir » et commentaient une actualité focalisée sur un espace géopolitique en fragmentation, et dont la couverture était elle-même l'objet de stratégies multiples : journalistes, diplomates, hommes politiques s'affrontaient, véhiculaient un agenda aux stratégies divergentes. La vérité étant multiple, les responsabilités nombreuses, les co-ordinateurs de l'ouvrage reproduisent ici les analyses qu'ils savent contradictoires, et qui reposent sur des « versions des faits » souvent contestées et contestables. Ils notent, à l'occasion, comment les récits journalistiques - par le simple respect des normes ou critères professionnels en vigueur là où opéraient les journalistes - devaient parfois ajouter à l'incompréhension. « La guerre en Bosnie » ne se limitait pas à la Bosnie-Herzégovine. Il est jusqu'à l'appellation « Bloody Bosnia » (émission de Channel Four), qui devait résumer/façonner la représentation du confit, et, ce faisant, contribuer non seulement à la prise de conscience, mais également à la banalisation des scènes d'horreur.

En 1990, CNN titra longtemps sur « Crisis in the Gulf » avant de passer à « War in the Gulf ». Dans leur préface, les co-ordonnateurs de cet ouvrage notent comment les responsables des médias européens ne désiraient pas être dupes de pratiques constatées au cours de la guerre du Golfe : les hommes politiques d'Europe occidentale ne voulaient pas d'un « monde selon CNN », d'une couverture télévisuelle homogène. Rien de tel ne se produisit à propos de la Yougoslavie : ce fut une guerre (une série de guerres et de conflits...) où plus on apprenait, plus on donnait à voir, moins on savait. Et aux auteurs d'insister sur l'ubiquité des personnes - journalistes professionnels mais aussi simples particuliers - filmant en permanence, appareil vidéo à la main. Certains journalistes occidentaux ouvraient sur « Sarajevo, 1914 » au moment où le siège y débuta au printemps 1992. Ils ne voulaient agir comme leurs prédécesseurs en 1938, lorsque le Premier ministre britannique, évoquant la Tchécoslovaquie, parlait d'un « pays lointain dont on sait peu de choses ». Et pourtant : courant sans cesse pour couvrir les crises qui se succédaient dans l'ex-Empire soviétique et dans les zones-tampons Est/Ouest, les équipes de télévision filmaient parfois avant d'avoir eu le temps de « comprendre ».

Cet ensemble de textes s'efforce surtout de montrer les prismes, les distorsions dus aux acteurs politiques et militaires, et parfois aux logiques médiatiques. La logistique des médias affectait les flux des images. En Bosnie, la couverture des combats hors de Sarajevo, diffusée par les vecteurs transnationaux (dont les agences d'images d'actualité) sur-représentait les séquences et reportages que réalisaient les journalistes accrédités auprès du contingent britannique des forces de l'ONU ; ce contingent avait à cœur de protéger et assister techniquement les journalistes accrédités. Autres prismes : en Slovénie, une fois l'indépendance obtenue, la télévision nationale consacrait peu de moyens à couvrir la guerre en « ex-Yougoslavie » ; en Italie, en revanche, la chaîne Italia I renforça un temps les émissions en direct depuis Sarajevo. Ces exemples de politiques de couverture contrastées illustrent ce jeu de distanciation et d'implication que pointent plusieurs des études ici réunies. Autant de variations sur le thème de la couverture ; mais également autant d'éclairages sur la gestion par les médias d'un conflit complexe, à l'issue incertaine. Cette gestion porte l'empreinte de stratégies multiples - celles, surtout, des acteurs politiques, militaires, diplomatiques, aux prises avec la médiation. En fin de compte, relèvent les auteurs, l'ouvrage analyse les modalités de la couverture de la guerre dans « l'ex-Yougoslavie », l'impact présumé et réel de cette couverture, et les stratégies contradictoires dont elle fut l'objet.

La couverture du conflit est disséquée sans complaisance. L'intrication des logiques est telle que le travail pour séparer certains des fils requiert des approches plus souvent latérales ou diagonales que frontales. Ainsi sont évoqués des facteurs aussi divers que... la difficile distanciation sur le terrain du journaliste dont l'affect est touché tant par les dangers qu'il encourt lui-même que par l'horreur de ce qu'il voit... ; l'ethnocentrisme, enfin, de celui qui commente l'image sur le plateau ou dans un « J.T. diffusé à un public "national" ». Ce dernier point ressort notamment des trois pages consacrées aux « J.T. » de France 2, France 3, Arte, TF1 et M6. Le prisme français apparaît clairement - d'autant que les sujets étrangers/internationaux sont en concurrence avec des « sujets » franco-français - d'où dramatisation, parfois, et séquences courtes (les « brèves »). A l'opposé (?), on relèvera l'analyse de la couverture télévisuelle russe (trois pages) : malgré le souci de paraître objectifs, les présentateurs du Vremiia reflétaient la position pro-serbe de leur pays.

Le lecteur ressort de cet ouvrage avec une foule d'informations sur les dispositifs télévisuels consacrés à la guerre en Bosnie et sur les débats qu'elle suscita dans les rédactions et ailleurs. Il se posera cependant de nouvelles questions sur le « J.T. », reflet et marqueur des identités culturelles, tout en étant traversé par la logique des industries culturelles.

* Bosnia by television, James GOW, Richard PATERSON, Alison PRESTON (Eds), London, British Film Institute, 1996.

 

Du sensationnel - Place de l'événementieldans le journalisme de masse

de Gloria AWAD
par Mirela LAZAR

A travers une analyse qualitative et quantitative du produit de presse, articulée autour de l'approche fonctionnaliste, de la cybernétique, de la sémiologie et de la linguistique, l'auteur se propose de rendre compte de façon extensive et intensive du système événementiel du journalisme de masse.

Le corpus étudié, restreint mais pertinent (85 numéros répartis entre trois quotidiens nationaux, trois quotidiens régionaux dont un ex-quotidien national, deux news magazines et un magazine illustré), permet de saisir le discours imprimé du journalisme de masse en périodes-événements et en temps ordinaires.

Dans cette intention, le travail de recherche s'ordonne autour de trois paliers : l'événementiel, le sensationnalisme et le vraisemblable. Ce sont, ainsi structurées par l'auteur, les trois assises du système événementiel du journalisme de masse. La première est un prélèvement sur la substance de l'information-flux, la deuxième, un prélèvement sur le contenu et la troisième, un effet de réel obtenu par la mise en rubrique, « l'information dans sa mouture finale » (p. 259).

La problématique de l'événement, l'« illusion référentielle », la rhétorique de l'information forment le sujet de beaucoup d'approches et d'interrogations. Gloria Awad procède à une mise en place démontrant d'abord l'existence de ce système événementiel du journalisme de masse et ensuite le conceptualisant.

Évitant de se cantonner dans des schémas réducteurs, plaçant les phénomènes dans une perspective intégratrice, systémique, mais aussi dans un contexte diachronique, qu'il s'agisse de l'évolution des modèles communicationnels, du journal de masse, des rapports médias-terrorisme ou de la rhétorique, l'auteur définit les relations dynamiques qu'entretiennent les trois éléments à la base du système en question : information, événement, sensationnel.

Une démarche analytique lui permet de dégager le fonctionnement des deux catégorisations opérées par le journal de masse dans l'information-flux (l'événementiel et le sensationnel) et la rhétorique du vraisemblable. Avec la première catégorisation, « le journal hiérarchise et structure son attente d'événement, conditionnée tant par son contexte et son histoire que par le contrat de lecture qu'il établit avec son destinataire » (p. 34). La deuxième catégorisation qui s'exerce sur ce que le journal de masse a déjà sélectionné en tant qu'événement « confère une connotation, un coefficient dramatisant à l'événementiel et le spectacularise » (p. 145). Le sensationnalisme assume un rôle de rituel régulateur dans les sociétés industrielles modernes. Cette double catégorisation structure la normalité du journalisme de masse, qu'est ce vraisemblable « prétendant à une plénitude référentielle du réel » (p. 145).

Gloria Awad démontre dans son travail d'analyse théorique et pratique (morphologique au niveau de la répartition de l'espace du journal de masse, sémiologique au niveau du titrage et de l'iconographique et sémiologique du « sous-sol significatif » au niveau de l'énonciation de l'événement) que dans tous les temps (forts ou faibles de l'information-flux), chaque journal de masse applique cette double catégorisation et « tisse sa normalité » (p. 238). Le livre ouvre l'espace du journalisme de masse à une lecture généreuse, claire et documentée.

* Gloria AWAD. Du sensationnel. Place de l'événementiel dans le journalisme de masse, Éditions L'Harmattan, collection Logiques sociales, 1995, 277 p.

 

Le meilleur et le pire de « Infos du Monde »

de Stéphane DE ROSNAY et Alexandre LAFOND
par Mirela LAZAR

Tentative de reproduction d'un succès commercial d'outre-Atlantique (Weekly World News), Infos du Monde est lancé en mars 1993. Sa courte existence (un an) s'est voulue tout aussi bouleversante du « concert trop bien orchestré d'informations abrutissantes, redondantes et inutiles » (p. 5) que du fait divers même, qui par son insolite bouscule le normal, le réglé.

Ce qui apparaît, en général, dans la presse comme « marginal », moins valorisé, y est devenu le genre journalistique.

Plus de 200 reporters et photographes disposant d'un budget colossal mis à leur disposition par le grand patron de presse Daniel Filipacchi ont eu la mission de couvrir une autre « réalité » - atypique, déviante - et ses protagonistes dont les autres médias se méfient de parler ; des témoignages recueillis « sur le terrain » qui se voulaient des plus convaincants leur attribuaient une existence réelle.

A la limite entre conviction et croyance, les Infos du Monde firent du coup plus d'un million de fidèles. Des histoires de bébés à deux têtes, d'enfants chauve-souris ou à la langue poilue, de femmes à trois cerveaux, à trois seins, ou à quatre jambes, d'hommes chewing-gum, tronc ou crocodile font douter du monde et de sa perfection ontologique. Mais le spectacle de l'anormalité est sécurisant pour le public angoissé par ce qui échappe à son appréhension. Le monstrueux, l'excessif, l'horrible rentrent par là dans l'ordre reconnu du monde.

Autant de champs ouverts à l'interprétation qui font fonctionner les imaginations et suscitent des émotions. Le texte et l'image y jouent leur rôle ensemble, l'un accrochant l'autre. « Lieu de la satisfaction symbolique des frustrations les plus élémentaires », comme le caractérise Georges Auclair, le fait divers exerce sur le lecteur une puissante fascination, en lui permettant de vivre, par procuration, une autre expérience, dans la zone de l'interdit, de la transgression de l'ordre social, de l'irrationnel, exorcisant ses peurs, ses turpitudes, ses passions coupables.

L'album « Le meilleur et le pire de INFOS du MONDE » offre au public l'intégrale des « unes » de 52 numéros et 52 pages « choisies presque au hasard », comme le note Stéphane de Rosnay dans son introduction. C'est une preuve, une « trace écrite que tout cela a réellement existé. »

* Stéphane de ROSNAY et Alexandre LAFOND, Le meilleur et le pire de INFOS du MONDE, Albin Michel, 1966,110 pages, 95 F.

 

La production de l'actualité. Une analyse stratégiquedes relations entre la presse parlementaire et les autorités politiques au Québec

de Jean CHARRON
par Érik NEVEU

Jean Charron appartient à une généra-tion de chercheurs québécois dont les travaux sont trop peu diffusés en France. Le public français avait pu récemment prendre connaissance de son analyse critique du modèle de l'« agenda-sitting » (1). A travers « La production de l'actualité », Charron vient apporter une très utile contribution à la sociologie du journalisme en langue française. A l'instar des travaux de Rémi Rieffel ou Denis Ruellan, l'auteur prend soin de se fixer sur une population journalistique précise (ici les journalistes parlementaires québécois) et conjure par là

le risque des généralités vagues. Mais le terrain choisi permet aussi, dans une unité de lieu proche de celle du théâtre classique, de saisir à travers les multiples conférences, confidences et points de presse qui se développent dans les couloirs et salles du parlement québécois des interactions, des interdépendances. Si, comme tout choix de terrain, celui-ci comporte des points aveugles (comme celui de ne pas rendre visible le rôle de groupes de pression et mouvements sociaux dans la définition de l'agenda parlementaire), il présente d'abord l'immense avantage de permettre l'observation et l'analyse de relations stables et cohérentes entre un groupe de journalistes et une catégorie d'acteurs politiques et leurs auxiliaires.

Jean Charron mobilise à cet effet la méthode d'analyse « systémique-stratégique » développée par Crozier et Friedberg dans « L'acteur et le système » (2). Le résultat de ce travail, basé sur une enquête de terrain approfondie, est à la fois convaincant et stimulant. Un détail pratique contribue au passage à donner à ce livre une portée théorique, spécialement pour un lecteur européen. L'auteur mobilise en effet ses entretiens sous une forme parfaitement anonyme, ne donnant en général aucun élément d'identification des journalistes et hommes politiques interrogés. Combiné à la faible familiarité d'un lecteur français pour la vie parlementaire québécoise, ce parti pris aboutit à une complète « dépersonnalisation » de l'analyse. Ce que la lecture y perd en saveur ou en allusions ironiques, elle le gagne en mise en évidence d'un pur système d'interactions, où la compréhension de mécanismes structurels n'est pas oblitérée par l'irruption de personnalités familières, de propos lisibles sur le mode du règlement de comptes entre acteurs.

Suivant une à une les diverses catégories d'acteurs, Charron analyse d'abord les stratégies des hommes politiques pour s'assurer une influence par la ressource du contrôle de l'information. Ceux-ci ont graduellement incorporés dans leur savoir-faire une forme de posture de reporters de leur propre activité, fournissant aux journalistes des informations prédigérées, formatées aux besoins des divers médias. Le jeu des élus consiste aussi à s'employer à tarir les autres sources d'information (et d'abord leurs administrations lorsqu'ils sont ministres), à créer ainsi une relation de dépendance obligée. En mobilisant judicieusement témoignages et entretiens, Charron montre et démontre aussi les usages du « off the record », les jeux de séduction par lesquels l'homme politique œuvre à créer une relation personnalisée (ou son illusion) avec tel journaliste. Il souligne aussi avec bonheur la façon dont la puissance des routines professionnelles donne aux hommes politiques la possibilité d'anticiper sur les comportements des journalistes pour mieux parvenir à faire passer l'information qu'ils souhaitent diffuser.

La reconstitution de la structure des interactions s'arrête ensuite sur le rôle des attachés presse. L'auteur mobilise ici la catégorie du « marginal-sécant » pour analyser à la fois les ressources et l'inconfort de la position de ces acteurs, assignés à une forme de traîtrise structurelle... perçus comme la tête de pont du journalisme au sein des ministères par les hauts fonctionnaires et politiques, comme la voix de leur maître par les journalistes, condamnés à d'inconfortables acrobaties pour préserver auprès de la presse une crédibilité qui passe par la divulgation, toujours périlleuse, de notes d'ambiance politique allant au-delà de la simple fonction « logistique » de distribution de dossiers de presse.

L'auteur se fixe enfin sur les stratégies des journalistes qui visent pour l'essentiel à desserrer la relation de pouvoir liée aux efforts des élus pour se mettre en position de détenteurs d'un monopole d'information. Renouant avec des analyses développées par Tunstall, le livre analyse avec finesse les relations de compétition-coopération entre journalistes destinées à se protéger des contrôles de leurs hiérarchies rédactionnelles et de l'influence des élus. Il explore les diverses stratégies par lesquelles les journalistes construisent des réseaux d'informateurs capables de les libérer du tête à tête obligé avec leurs sources parlementaires. L'analyse se clôt sur une réflexion synthétique relative aux modes de gestion du conflit entre acteurs.

La mise à plat de ce système d'action n'épuise pas l'apport du livre de Jean Charron. L'ouvrage est à la fois plus riche et plus touffu. Au fil des pages et des incidentes, il apporte des éclairages souvent très intéressants sur les représentations de leur rôle par les journalistes, les difficultés d'un vrai journalisme d'investigation, les paradoxes du scoop comme forme d'accomplissement professionnel qui aboutit aussi en bien des cas à se faire « mal voir » des pairs.

Ce sont paradoxalement ces enrichissements du cadre initial d'analyse qui peuvent susciter l'insatisfaction du lecteur. Charron donne parfois l'impression d'hésiter à sortir de son schéma emprunté à Crozier et Friedberg, au risque de ne pas exploiter toute la richesse des pistes et ouvertures de sa recherche. La réflexion sur le journalisme d'investigation, les remarques sur l'apport possible du modèle de la dissonance cognitive dans les tensions entre représentations du rôle et vécu professionnel de journaliste... tout cela suggérait des possibilités de développements plus systématiques, plus riches qui restent cantonnés aux limites de bonnes disgressions. Une remarque identique peut s'appliquer aux bonnes pages qui exposent la façon dont les journalistes parlementaires finissent par être prisonniers d'une forme d'habitus politicien (faut-il dire de
« crétinisme parlementaire » ?) qui les pousse à décoder les dossiers à la seule aune des rivalités propres aux appareils de parti, sans toujours chercher à analyser les enjeux de fond. La contribution de ces représentations à une solidarité de vue entre associés rivaux de la politique et du journalisme pouvait alimenter de plus amples réflexions.

Une autre limite du travail de Charron tient à ce qu'il vaut par sa force de systématisation davantage que par sa teneur radicalement innovante. Le lecteur familier de la littérature sur la sociologie du journalisme retrouvera - et l'auteur les cite avec érudition et probité - des problématiques et des analyses développées ailleurs par Tunstall, Tuchman, Molotch et Lester, en France par Rieffel ou Legavre. L'observation interdit de présenter « La production de l'actualité » comme le livre qui révolutionnerait la sociologie du journalisme. Elle ne doit pas pour autant en faire sous-estimer les mérites. Il s'agit là d'une des meilleures contributions en langue française dans la littérature scientifique sur le journalisme, tant par la cohérence et la finesse de ses analyses, que parce qu'elle offre à son lecteur - et notamment aux jeunes chercheurs - le moyen de se familiariser avec toute une boîte à outil théorique qui ne se limite nullement aux modelés du Centre de Sociologie des Organisations, mais englobe le meilleur de nombreux apports anglophones.

* Jean CHARRON : La production de l'actualité; une analyse stratégique des relations entre la presse parlementaire et les autorités politiques au Québec. Boréal, 1994, 447 pages.

 

Photographie et société dans l'Espagne de Franco

de Publio Lopez MONDÉJAR
par Françoise DENOYELLE

En 1986, un sondage réalisé à l'occasion du cinquantenaire de la guerre civile révèle que près de 25 % des Espagnols interrogés approuvent toujours le coup de force de Franco contre la république. Depuis, le franquisme a rejoint l'Histoire, les archives publiques et privées se sont ouvertes. Historiens, critiques, anciens opposants lèvent peu à peu la chape de plomb qui occulte un passé proche mais absent des programmes scolaires espagnols et qui reste inconnu ou très mal connu de la génération post-franquiste. Photographie et société dans l'Espagne de Franco répond à un triple objectif : rendre accessible au public une iconographie officielle ou censurée, analyser les rapports qu'entretient la photographie avec la réalité sociale, politique, culturelle et idéologique du pays, esquisser une histoire de la photographie de la fin de la guerre civile à l'avènement de la démocratie.

Plus de deux cents photographies, pour la plupart inédites, dressent, avec le recul, un réquisitoire subtil ou violent contre le régime en place. De la photographie, anonyme, de deux bambins faisant le salut fasciste devant une affiche « Franco-Caudillo de Dios y de la Patria. El primer vencedor en el mondo del bolchevisma en los campos de batalla » (1939) à celle de Francese Simo : « Retrait de symboles franquistes » (1976), tout semble dit et le franquisme n'être qu'une parenthèse, un accident de l'Histoire sauf que les deux bambins ont maintenant environ quanrante-cinq ans. De la première période du franquisme peu d'images émergent. L'Inauguration du monument aux « Caidos » à Lorca de Pedro Menchon (1940) montre assez bien l'état d'esprit de la population. Unis dans un salut fasciste militaires et sympathisants sont massés sur la petite place ou aux balcons d'une maison bourgeoise mais la rue débouchant sur la place est totalement vide et les fenêtres désertes. Un camp triomphe, l'autre se terre chez lui s'il n'est en prison. Au printemps 1939, plus de cent mille prisonniers politiques sont détenus dans les vingt-neuf prisons de Madrid et le ministère de la Justice reconnaît officiellement 165 000 « morts violentes » en 1951. De la répression on trouve peu d'images, censure oblige. Sur une photographie de propagande « Salon de coiffure de la prison de Portier », Madrid (1941), Martin Santos Yubero, l'un des reporters officieux du nouveau régime, met en scène des prisonniers au sourire avenant, à la coiffure avantageuse, entre les mains d'une escouade de coiffeurs à la blouse blanche impeccable. Le mur arbore une devise dont l'ironie : « Una gran España de libre » n'est pas sans rappeler celles qui surplombaient les camps nazis. En vis-à-vis de cette photographie un cliché anonyme, « Prisonniers politiques dans l'ancien pénitencier de Puerto de Santa Maria » (1948), montre des centaines de prisonniers alignés dans la cour de la prison, crâne rasé, le visage fermé. Mais cette photographie est l'une des rares du livre. En 1938, la loi Serrano Suner organise la censure. En photographie la tâche est confiée à la Section de photographie de la direction générale de la presse et de la propagande. L'orthodoxie nationale catholique allie obsession de la moralité et respect intransigeant des principes fondamentaux du régime.

Après la victoire militaire des reporters prestigieux comme Centelles, les frères Mayo prennent le chemin de l'exil. Pour des raisons évidentes la réalité sociale de l'Espagne est bannie de la photographie qui s'arc-boute sur des formes pictorialistes depuis longtemps rejetées en Europe et aux États-Unis mais qui correspondent parfaitement au nationalisme culturel régnant : exaltation de la race, de la tradition, recherche du pittoresque légnifiant et pseudo-documentaire où les mœurs s'enracinent dans des pratiques religieuses emphathiques, où les rituels sont prétexte à la célébration des traditions alliant le sabre et le goupillon. Une photographie, réverencieuse et fasciste, glorifie la nouvelle bourgeoisie au pouvoir. José Ortiz Echagüe le plus éminent des pictorialistes, fervent d'une photographie interprétative porteuse des « valeurs éternelles » si chères aux préposés des services de presse et de propagande, achève sa monumentale tétralogie (1956) commencée en 1933 (1). Probablement à son corps défendant il est annexé par le régime qui revendique sa vision mystique d'une Espagne toujours en guerre contre l'hérétique, le séparatiste et le franc-maçon. José Horna dans un violent réquisitoire, en 1995, souligne que (2) « Pour Ortiz Echagüe il n'est d'autre Espagne que celle des cloches et du deuil, des châteaux et des crucifix, des rances hidalgos et des dentelles amidonnées, ordre et consensus exprimés à travers un tableau de mœurs patriotique dans un emballage de technique mièvre, éculée et élitiste destinées aux autels les plus élevés de l'esthétique ». Dans son sillage de nombreux pictorialistes, dans des compositions urannées aussi mièvres que prétentieuses, confinent une large part de la photographie espagnole des années cinquante dans une impasse esthétique. Des photographies comme « Le Mystique » de Carlos Mahou (1944), « Pater Noster » de Manuel Cuadrada (1955), « Pastorales » de Carlos Gutiérrez (1947), « Berger » d'Edvardo Susanna (1948) sont à la fois le produit et le meilleur garant esthétique d'une Espagne autarcique comme elle se revendique dans la première période du franquisme. Au puritanisme ambiant s'ajoute l'exaltation de la virilité. Le nu, proscrit des Salons et des concours jusque dans les années soixante, reste un genre semi-clandestin et devient même un moyen de s'opposer à l'oppression culturelle omniprésente. La virilité, en revanche, sied bien à une idéologie incarnée dans une iconographie de patronage. « Ce qu'on envie à l'Espagne, écrit Eugenio Montes, en 1953, c'est sa virilité. Ce que l'homme technique, industrieux, physiocrate, libéral, capitaliste ou socialiste ne pardonne pas à l'Espagnol c'est d'être avant tout un mâle. » Non contents d'imposer une esthétique officielle Ortiz Echagüe, et dans une moindre mesure Pla Janini, exercent leur influence, relayés en cela par la Direction générale de la presse et de la propagande, sur les associations photographiques. Salons nationaux, sociétés photographiques, nouvelles revues spécialisées sont autant de structures propres à un contrôle idéologique qui dépasse largement les cercles élitistes des milieux intellectuels et artistiques.

La guerre civile a totalement désorganisé les sociétés d'amateurs, le régime franquiste contrôle avec rigueur les nouvelles créations. Les organisateurs doivent prouver la finalité strictement photographique de leurs associations, s'engager à ne produire aucune œuvre « réaliste ou immorale », choisir des dirigeants présentant toutes les garanties politiques, morales et religieuses requises. Pour obtenir sa Légalisation, l'Association des photographes de Gallela désigne pour président le président du tribunal et pour représentants un commissaire de police et un commandant de l'État-Major. En dépit des conditions politiques difficiles, de l'environnement culturel désastreux, les associations sont les seules structures à maintenir une pratique de la photographie amateur dans un pays fermé à toute activité venant de l'extérieur. Mais leur autarcie est telle que les tentatives de renouveau dans les années cinquante puis soixante s'avèrent insuffisantes pour endiguer une crise née d'un attachement immuable à la préciosité technique et à l'académisme. Les publications spécialisées, vecteur idéologique non négligeable, sont encouragées par les services de propagande. Sombras (1944-1950) s'érige en tribune de l'esthétique pictorialiste. Arte fotográfico pendant plus de trente ans sert de tribune à José Loygorry, Diego Galvez et autres épigones de l'incontournable Ortiz Echagüe confinant la photographie d'amateur dans d'aimables confrontations de salon. Imagen y Sonido sort en 1963. La revue instaure un documentarisme photographique muselé qui a cependant le mérite de secouer l'académisme des associations de photographes. Elle publie des œuvres venant de l'étranger et à partir de 1963 commence à accueillir les photographies de la génération montante. Cependant, en 1972, Cuadernos de Fotografía, une revue exceptionnelle par la qualité de ses impressions, s'entoure encore de membres notoires de la phalange.

L'autarcie, la censure omniprésente, les délations confinent la photographie professionnelle dans des activités de portrait. Quelques reporters de l'avant-franquisme qui ne sont ni à l'étranger ni en prison survivent comme portraitistes. Dans « Les années de faim » ils se transforment en photographes ambulants comme Alfonso Sanchez Portela. Une photographie de José Loygorry des années cinquante précise assez bien les conditions dans lesquelles ils opèrent. Dans la cour d'une auberge le décor est planté : une toile de fond peinte et sur le pavé un cheval de bois sur lequel est juché un gamin endimanché. La mère, entourée de toute sa remuante progéniture, contemple le photographe prêt à opérer derrière une modeste chambre d'atelier. Dans les studios plus classiques affluent les nouvelles élites du franquisme et les classes moyennes soucieuses d'affirmer leur pérennité. Les studios se multiplient. En 1949, Madrid en compte 79 et 231 en 1968. Le flou, les dégradés issus de l'esthétique pictorialiste prévalent jusque dans les années soixante-dix. Un mobilier bourgeois et prétentieux trône devant des toiles de fond désuettes. Le studio est le lieu où la famille franquiste affirme sa réussite sociale et son bonheur privé. Alfonso Sanchez dans son studio de la Gran Vía de Madrid fait construire, grandeur nature, la république du cloître du monastère de Las Huelgas pour accueillir les noces, les communions et les baptêmes. Alfonso préfère un gigantesque escalier de pseudo-marbre imité des comédies américaines. Jalon Angel travaille avec les franquistes durant la rébellion militaire. Dans l'esprit du mouvement national il réalise une série de portraits affectés et emphatiques réunis dans un album : Forgeurs d'Empire. Son travail participe de la constitution d'une iconographie officielle du nouveau régime et d'un culte de ses dignitaires. La fièvre des studios atteint toutes les grandes villes mais aussi les villes moyennes, et ce n'est qu'à la fin des années soixante que la crise se fait sentir. L'arrivée de l'audio-visuel, les exigences d'une publicité au service d'une économie dynamisée exigent un nouveau type de professionnels nourris des travaux des photographes étrangers comme Audon, Irving Penn ou Franck Horvat. Jean Dolcet renouvelle alors l'art du portrait mais c'est principalement Alberto Schommer qui dépoussière le genre de façon radicale. De 1969 à 1973 il publie dans la presse sa série : « Portraits psychologiques » dont le symbolisme baroque est loin d'être complaisant pour les élites de la culture et de la politique portraiturées.

La presse connaît une épuration sans faille. Sur les 2 000 publications qui paraissaient en 1936 il n'en reste plus que 87 dont la moitié appartient au groupe de presse du Movimiento. L'information, encadrée et organisée, est contrôlée à tous les niveaux. Une école de journalisme, créée en 1941, a pour fonction de former ou de recycler les journalistes afin d'en faire les « apôtres de la pensée et de la foi de la Nation rendue à son destin ». L'accès à la profession est sévèrement filtré et réglementé. Toute l'élite du reportage a dû s'expatrier en France ou en Amérique latine. Ceux qui sont restés affrontent les purges. Des photographes pourtant éloignés des milieux républicains comme Santos Ybero ne sont pas épargnés et dans les premières années la Direction générale presse dans son souci névrotique d'embrigadement n'hésite pas à imposer un uniforme aux reporters. Perez de Rozas, les Branguli à Barcelone, Santos Yuberos, Pastor à Madrid, Serrano à Séville, dans toutes les villes le régime recrute des photographes zélés pour fabriquer une iconographie conforme aux impératifs de la Direction générale de la presse. S'entrecroisent alors des images où paradent ecclésiastiques et généraux. Aux revues militaires font écho ces extraordinaires photographies d'Alejandro Merletti où des curés prêchent la Sainte Mission des jours durant devant des foules hypnotisées par leurs discours. Certains photographes jouent un rôle particulier. Compte s'intéresse particulièrement aux négatifs réalisés pendant la guerre civile et maintenant si utiles à l'action des tribunaux d'exception. Campua devient, pendant de longues années, le photographe attitré du palais du Prado. Le livre présente plusieurs spécimens de ces travaux dans des mises en page leur conférant une nouvelle signification. Page de gauche, par Santos Yubero : « Départ de la Division Azul à l'Estacion del Norte », Madrid, 1941. Page de droite, par le même photographe : « Aurora Berja décorée de la croix de fer décernée à son fils, membre de la Division Azul, mort sur le front russe. » La foule, les saluts fascistes, les généraux ployant sous les décorations laissent place à une vieille femme serrant contre elle un petit paquet enveloppé de papier journal (probablement ce qu'il reste des affaires personnelles de son fils). Digne, croix de fer épinglée sur un mauvais gilet, elle incarne la douleur des floués de l'Histoire. D'autres photographies : « Présentation officielle de la Sainte Mission » (1962) par Arina, « Le nonce du Vatican salué par le colonel Arciniega » (1956) par Arque symbolisent l'imagerie confectionnée avec obsé-quiosité. Il faudrait encore ajouter la cohorte des reportages dans les cantines d'enfants, les asiles de vieillards où tout le monde est pimpant, gai sous la protection de la statue de la Vierge et du portrait de Franco. Dans un contexte aussi servile et conformiste la photographie de corrida et parfois de sport apporte un souffle d'air dans un système où la censure est renforcée par le quasi-monopole de quelques agences comme Efe à laquelle participe Hermes Pato. En 1937, il entre au Service de presse et propagande du Movimiento nacional et fonde Efe (1939) où il travaille sans interruption jusqu'à sa retraite en 1965. Photographe attitré de la Casa Civil du général Franco il est l'un des plus actifs de l'agence. Une autre agence, Pyresa, créée par l'État (1945) et contrôlée par l'Opus Dei travaille de concert avec Efe et fournit à la presse une documentation dûment estampillée par la censure. Tous les grands magazines illustrés républicains comme Estampa, Images, Mundo Gráfico ont laissé place à des publications de peu d'intérêt. Fotos, « hebdomadaire illustré national syndicaliste » fondé en 1937 et imprimé en héliogravure, se présente comme la grande revue du régime. Sans la moindre ouverture son impact décline lentement et elle cesse de paraître en 1963. La télévision, comme dans les autres pays, provoque une baisse d'intérêt pour les magazines illustrés et entraîne la fermeture de plusieurs entreprises de presse. Les hebdomadaires les plus prisés cessent de paraître ou voient leur tirage considérablement baisser. Dans les années soixante-dix une nouvelle génération de reporters émerge. Free lance, leurs conditions d'existence et d'exercice s'avèrent difficiles. Ils se regroupent autour de quelques revendications liberté démocratique, modernisation des conditions de travail, respect de leurs images.

Dans ce tableau plutôt sombre, particulièrement en ce qui concerne la première période du franquisme, l'auteur souligne la place spécifique occupée par les photographes populaires dont l'absence de prétentions esthétiques, la relative liberté qu'offre la prise de vue non destinée à la publication, laissent place à une vision plus authentique de la vie quotidienne. Avec une grande économie de moyens, une technique parfois hésitante, des reporters occasionnels, le plus souvent professionnels du portrait dans de petites villes, réalisent des photographies où transparaît une Espagne blessée, soignant ses plaies, ravagée par le marché noir, la peur et la faim. Ici les indigents sont légion, l'économie d'un autre âge, comme en témoigne l'image de M. Wolgensinger. Des paysans, avec de mauvaises pelles et une noria d'ânes, construisent, de leurs seules mains, une route en Andalousie (1953). Luis Escobar est probablement l'un des plus représentatifs de ces photographes obscurs. Son travail, pendant la guerre civile, le mène quelques mois en prison et une grande partie de ses négatifs est saisie. Il mène ensuite une vie de photographe ambulant à travers les villages de la Manchuela. Il tire le portrait des paysans comme ses confrères mais saisit également des scènes villageoises empreintes d'un réalisme sans affectation. Manuel Ferrol a fait ses premières armes dans des associations photographiques. A l'écart des courants pictorialistes, sans aucune connaissance en matière de reportage, il réalise, en 1956, un saisissant travail sur l'émigration. Ses images, comme celles des photographes populaires, sortiront des cartons à partir de 1980/1985 et donneront lieu à des publications dans la presse, des expositions. Des fonds viendront enrichir les archives des villes mais la plupart des clichés anonymes est perdue, disséminée, endommagée. Ces clichés constituent cependant le plus riche témoignage sur la vie des Espagnols pendant la dictature de Franco.

A la fin des années cinquante s'amorce un dégel à la fois économique et social. Les technocrates de l'Opus Dei remplacent peu à peu les fondamentalistes du Movimiento. Entre 1961 et 1965 un million de paysans quittent les régions les plus déshéritées et constituent les légions de chômeurs qui hantent les grandes villes et Madrid. L'Espagne doit s'ouvrir. Entre 1959 et 1970 plus de trois millions d'Espagnols (l'Espagne en compte 13 millions) émigrent en Europe, là où l'industrie exige une main-d'œuvre toujours plus nombreuse. Forte de sa croissance l'Europe déverse, en 1970, 24 millions de touristes sur les plages espagnoles. Ils apportent leurs devises et une autre manière de vivre. La pénétration massive des capitaux américains s'accompagne d'une mise sous tutelle de l'économie espagnole et d'une présence nouvelle mais prégnante de la culture anglo-saxonne. Il s'ensuit une agonie de la vie traditionnelle des campagnes et des petites villes, une dilution des valeurs franquistes, des références morales et religieuses. Ces bouleversements sont sans incidence sur le régime politique toujours fondé sur la dictature et la répression policière.

Les arts plastiques, marqués par ces profonds changements, saisissent toutes les opportunités et ouvrent de modestes brèches. Des groupes comme El Paso et Equipo 57 prennent, en 1957, une certaine distance par rapport aux discours de l'art officiel. La photographie, méprisée ou ignorée, reste à l'écart même si l'essoufflement de la tradition régionaliste et nationaliste ne peut plus justifier ses orientations pictorialistes. La photographie espagnole accuse un considérable retard et ses interrogations, à la fin des années cinquante, sont celles qui prévalaient à Berlin, New York et Paris entre 1921 et 1927/28. L'exposition « The Family of Man » (3) (1955) vient conforter les remises en cause amorcées au sein même des associations de photographes. Le renouveau s'esquisse non sans difficultés. Revenant sur la période des années cinquante, soixante Artero rappelle que (4) « Alors qu'en Europe on parlait et on comprenait le langage particulier de la photographie, en Espagne on vivait encore en plein XIXe siècle, et la photographie de reportage, la saisie de l'instant et le reflet de la réalité
de chaque moment étaient considérés, par les uns comme dépourvus de valeur « picturale », par d'autres comme le recours facile de ceux qui n'avaient aucun talent pour « l'art de la chambre noire », pour d'autres enfin, les plus dangereux, comme une « menace latente contre le maintien de l'ordre social ». Même si les photographes sont loin de l'engagement des écrivains, cinéastes et peintres, les premiers balbutiements de liberté d'expression sont farouchement combattus par les garants de la pureté idéologique de la phalange pour qui toute référence à la réalité n'est que compromission avec un monde « putride et répugnant ». En 1959, Arcilaga dénonce avec force la moindre velléité de réalisme documentaire (5) : « La réalité dépouillée peut difficilement nous offrir une matière artistique. L'art consiste presque toujours en un travestissement de la réalité, car celle-ci n'est pas souvent agréable. Il est donc nécessaire de l'embellir, de l'idéaliser, de la polir sinon elle peut devenir repoussante. » En 1956, Ortiz Echagüe publie Castillo y Alcazares, son dernier salut au pictorialisme alors qu'une nouvelle génération tente de s'émanciper de son influence au sein même ou hors des associations de photographes. Masats, Miserachs, Terré exposent ensemble leurs œuvres au grand scandale de l'Association des photographes catalans. Leur initiative est reprise par quelques confrères et un balbutiement d'expression s'instaure en marge des salons officiels. En 1961, les éditions Lumen entreprennent la publication d'une collection semi-confidentielle consacrée aux nouveaux photographes. Le réalisme documentaire accède à une tribune pour promouvoir des images où se mêlent réalisme poétique français et néo-réalisme italien. L'École de Barcelone est née. Des personnalités fortes en rupture de ban avec les associations, sans pour autant mettre en cause la politique de Franco, commencent une œuvre dont ils pressentent qu'en dépit des difficultés présentes elle marquera l'histoire de la photographie espagnole. Ramon Masats publie Neutral Corner (1963), un reportage sur l'univers glauque de la boxe hanté par les laissés pour compte des bas quartiers en mal de gloire. Oriol Maspons à travers le reportage, le portrait, la publicité s'essaie à un travail de démystification. Ses nombreux textes théoriques, son effort de vulgarisation en faveur d'une autre photographie esquissent une ouverture.

Contrairement à ce qui s'effectue à Barcelone, Madrid canalise ses velléités de renouveau au sein même de la Real coiredad fotográfica. Les rénovateurs se contentent d'en finir avec un académisme désuet. Si les photographes catalans affirment leurs affinités avec les milieux artistiques les plus critiques vis-à-vis du régime, les Madrilènes, en revanche, par leur origine sociale demeurent d'ardents défenseurs de Franco. Ils restent attachés à une réalité idéalisée où le lyrisme laisse encore trop souvent poindre la mièvrerie. Tout autres sont les ambitions d'Afal constitué autour de l'association photographique d'Alméria. En 1956 son bulletin, animé par José María Artero et Carlos Perez, affiche sa volonté de privilégier la réalité sociale. Encore faut-il mesurer les limites d'une telle ambition dans un contexte politique et culturel sous haute surveillance. Il ne s'agit pas pour ces photographes de se « lancer dans une aventure subversive ou dans une franche dénonciation sociale... l'Administration ne l'aurait pas toléré. Dans ces circonstances historiques, en pleine dictature militaire la conscience civique étant presque inexistante chez nos photograhes, une telle photographie engagée ne pouvait éclore » (6). Cependant Afal incarne les aspirations authentiques d'une génération qui tente de secouer son carcan et de s'ouvrir au monde. Afal dépasse rapidement le cercle d'Alméria. Des liens se nouent avec Barcelone et Afal devient la bannière de la nouvelle photographie espagnole. Son activité internationale : contacts avec les cercles influents en Europe, participation à des biennales, organisation d'expositions à l'étranger, le rend suspect au pouvoir. Des divergences apparaissent au sein du groupe hétérogène. Les photographes les plus militants saisissent les opportunités qu'offre le nouveau développement du marché de la publicité et de la mode et privilégient une carrière aux revenus confortables, En 1963, le bulletin d'Afal cesse de paraître alors que l'élan novateur s'est figé en un formalisme documentaire où la forme prime sur le fond. La tentative de renouveau s'enlise dans l'orthodoxie. La dynamique est brisée faute d'une rupture franche avec une esthétique toujours sous la coupe des services de propagande.

Dans les dernières années de la dictature les libertés sont toujours aussi muselées, la répression sans failles face à une insoumission civique croissante. L'assassinat de l'amiral Carrerro Blanco (1973) précipite la crise du franquisme. La production artistique en est fortement marquée mais encore une fois la photographie figée dans son conformisme documentaire reste à l'écart. Le manque de perspectives professionnelles dans le domaine du reportage, l'absence de structures privées ou publiques propres à accueillir de façon régulière des expositions, l'atmosphère délétère des associations et des salons photographiques sont autant de facteurs propres à confiner la photographie espagnole dans une torpeur renforcée par l'épuisement de l'esprit d'Afal. C'est dans ce climat que paraît la revue Nueva Lente (1971), publication précaire dont l'éclectisme théorique cache mal le désarroi d'une génération sans repères fascinée par la contre-culture anglo-saxonne et l'esthétique underground. Les nouveaux venus s'engouffrent dans la provocation iconoclaste propre à pourfendre plus de trente années d'immobilisme. Las ! il s'ensuit une production confuse et superficielle où le plagiat et l'adaptation dissimulent à peine « la rhétorique d'une avant-garde politiquement neutralisée et domestiquée, formellement définie par le mimétisme le plus servile de modèles reconnus au préalable par la critique internationale » (7). L'apolitisme, la volonté d'écarter toute référence historique au profit de l'ironie et de la parodie évacuent la réalité sociale, privilégient l'univers onirique et privé du photographe. Dans cet esprit le travail de Luis Perez Minguez marque la première orientation de la revue et son échec commercial. Avec Jorge Rueda Nueva Lente propose à ses lecteurs une nouvelle ligne éditoriale où le photomontage subvertit le réalisme et débouche sur une critique sociale, politique et esthétique. Prisé par ses lecteurs, repris par de nombreux photographes, le photomontage ne tarde pas à être récupéré par les services de propagande qui le vident de son pouvoir décapant. Parmi la multitude des collaborateurs de la revue attirée par ses ruptures et ses provocations bien peu dépassèrent une juvénile agitation. Moins d'une dizaine émergent aujourd'hui. En 1983, la revue victime de ses contradictions et de son élitisme, cesse de paraître.

Photographie et société dans l'Espagne de Franco ne s'achève pas, comme le laisse supposer son titre, à la mort de Franco. Publio Lopez Mondéjar n'a pas voulu terminer son ouvrage sur un bilan aussi sombre. Il montre comment des photographes de presse, dans les premières années de l'après franquisme, honorent leur profession alors que la répression est loin d'avoir cessé. Il analyse les « contrevisions » du Concept Art des années quatre-vingt, il brosse un tableau encourageant de l'évolution de la photographie. Publié comme catalogue de l'exposition organisée à Barcelone Photographie et société dans l'Espagne de Franco est la première tentative pour présenter, analyser un patrimoine photographique dont le public et les institutions commencent à peine à découvrir l'existence. Le livre, troisième d'une trilogie qui embrasse l'histoire de la photographie des origines à nos jours, a été primé aux Rencontres internationales de la photographie (Arles 1996) il est le seul à être traduit en français. Si l'on peut regretter le choix d'une photographie de Marc Ribou en première de couverture, une mise en page des photographies souvent accusatrices et détournées de leur sens originel, si la volonté de cerner au plus près l'ensemble des protagonistes donne lieu à des énumérations dont l'intérêt est relatif cela ne peut occulter l'apport considérable de Lopez Mondéjar pour intégrer la photographie dans le champ historique et culturel espagnol et affirmer sa valeur patrimoniale.

* Photographie et société dans l'Espagne de Franco
Les sources de la mémoire III
Publio Lopez Mondéjar
Editions Lunwerg, Barcelone, 1996, 264 pages, 290 F.

 

(1) « Les médias et les sources : les limites du modèle de l'agenda-setting » in Hermès, n° 17-18, 1995.

(2) Le Seuil, 1977.

(1) Espagne, types et costumes (1933)
Espagne, villages et paysages (1938)
Espagne mystique (1943)
Châteaux et Alcazars (1956)

(2) José Horna, « José Ortiz Echagüe » Hika, no 62, novembre 1995.

(3) Exposition organisée par Steichen au Museum of Modern Art (New York), 1955, cette exposition monumentale marque l'apogée de la photographie humaniste. L'exposition circula dans 37 pays et 3 millions de catalogues furent vendus.

(4) José Maria Artero, catalogue de l'exposition « Grupo Afal 1956-1991 », Alméria, 1991

(5) Arcilaga, « La realidad desnuda no es trema de arte », Arte Fotográfico, no 96, janvier 1996.

(6) Carlos Pérez, conversation, avec Publio Lopez Mondéjar, p. 89.

(7) Eduardo Subirats : Después de la lluvia, Temas de Hoy, Madrid, 1991.