n° 80

 

Histoire des médias. De Diderot à Internet

de Frédéric BARBIER et Catherine BERTHO-LAVENIR
par Françoise TRISTANI

« Quelle pertinence y a-t-il à rassembler des éléments aussi dissemblables que l'Encyclopédie de Diderot et un jeu Nintendo, un roman de Stendhal et un téléphone ? »

C'est à la démonstration de cette pertinence, à la recherche d'une cohérence et d'une unité cachées, qu'ont voulu se livrer les auteurs de cet ouvrage, en procédant à une minutieuse investigation de tous les champs de l'histoire - et de la petite histoire - des médias.

Le cadre spatio-temporel est ambitieux : de 1751 à nos jours, pour l'ensemble des grandes démocraties occidentales. L'acception du terme « média » est également vaste puisqu'elle intègre le support matériel, la conservation et la transmission du savoir, la réactualisation des pratiques culturelles et politiques. Pour mener leur enquête les auteurs ont fait appel à des sources riches et diversifiées, puisant dans le champ de l'histoire, du politique, de la sociologie, de l'histoire des techniques, et navigant avec une virtuosité certaine sur différents registres, dont celui du roman, du récit, du témoignage, voire de l'anecdote, tant il est vrai que l'histoire des médias met en jeu « à la fois la micro-histoire de chacun et la macro-histoire des groupes les plus vastes dans les temps les plus longs » (p. 9).

Pour une raison essentiellement symbolique, le récit débute en 1751 année marquée par la parution de l'Encyclopédie, «bilan des savoirs acquis et promesse des progrès à venir».

A partir de ce point de départ, la narration est chronologique, un choix méthodologique qui a pour double effet :

- d'intégrer la naissance et le développement des médias dans l'évolution globale des sociétés étudiées, de montrer notamment les liens étroits qui existent entre les outils de médiation et la société qui les a générés : si le télégraphe remplace le pigeon voyageur, c'est parce que la technologie le permet, mais aussi parce que la demande sociale en matière d'information rapide se fait pressante et que ce média est associé au fonctionnement d'une démocratie moderne ;

- de mettre en lumière les filiations naturelles entre différents médias, qui s'opèrent moins par des révolutions que par un « progrès assez continu, avec de brusques accélérations » (p. 120). Pour le lecteur, c'est un parcours, toujours passionnant, parfois vertigineux, qui le conduit de la préhistoire des médias, ou tout au moins de leur stade artisanal, à la mondialisation actuelle des réseaux.

Au début, donc, était le livre... le modèle culturel des Lumières, qui triomphe au milieu du xviiie siècle, se situe dans la continuité de la révolution épistémologique cartésienne du siècle précédent. L'évolution des pratiques qui s'organisent autour de l'imprimé témoigne d'un processus d'ouverture qui ne va pas tarder à se préciser. La librairie d'Ancien Régime, dans le modèle français, se caractérise alors par trois éléments principaux :

- un marché fermé : l'atelier typographique est une affaire de famille, la diffusion se fait par des circuits combinés et sous forme de troc ;

- une logique corporatiste : abrités derrière leurs privilèges, les grands libraires français se contentent de produire pour un marché limité mais quasiment captif, des livres chers à faible tirage ;

- un public très limité, composé de micro-milieux éclairés, éclatés géographiquement mais disposant souvent de puissants moyens financiers, comme en témoigne la richesse de certaines bibliothèques privées.

C'est dans le dernier tiers du siècle que l'imprimé connaît des mutations décisives, en quantité d'une part - la production triple entre 1701 et 1770 - mais surtout en qualité : on sort du sempiternel petit livre de piété pour aller vers des ouvrages savants ou récréatifs. Cette transformation se déroule sous l'effet conjugué de plusieurs facteurs d'ordre :

- politique : assouplissement de la surveillance monarchique ;

- technique : les inventions se succèdent dans le domaine de l'imprimerie notamment la machine à papier continu de Didot Saint-Léger dont la logique du cylindre jouera un grand rôle dans les inventions à venir ;

- commercial : les réseaux de colportage s'organisent et s'intensifient, favorisant la pénétration du livre et de l'imprimé;

- culturel : le latin s'efface au profit du français, plus accessible à un public dont la demande augmente ; de nouveaux lieux de culture et sociabilité se créent, les sociétés et cabinets de lecture. Une configuration significative, dans la mesure où elle se retrouvera, avec un équilibre interne variable, dans toutes les périodes de grande mutation, notamment la suivante.

La Révolution donne, en effet, au processus engagé une brutale accélération en même temps qu'elle en subit les conséquences « Si les livres n'ont pas fait la Révolution, du moins l'ont-ils rendue possible. » La production imprimée connaît une croissance exponentielle et une réorientation radicale ; avec le flot de publications plus légères, feuilles volantes, caricatures, placards et journaux, l'imprimé devient outil de propagande. En quelques années, la production de livres s'effondre mais le phénomène est largement contrebalancé par les forts tirages de périodiques de toutes sortes. On entre dans le modèle de la « lecture extensive ». En investissant le nouvel espace public, l'imprimé tend à se banaliser. L'ancienne logique du livre rare, coûteux, lu et constamment relu, cède le pas devant la logique révolutionnaire de l'imprimé courant, destiné à une consommation immédiate.

Avec le xixe siècle et l'avènement de la société industrielle, les acteurs se précisent, s'organisent, instaurent des pratiques qui nous sont étrangement familières. La publicité apparaît, la notoriété de l'écrivain, voire le scandale ou le procès qu'il provoque, deviennent argument de vente, selon la logique même de la médiatisation de masse. En 1801, la parution de l'Atala de Chateaubriand est accompagnée de nombreux « produits dérivés » : gravures, figures de cire...

L'éditeur devient un personnage central, les grandes dynasties se dessinent avec les personnages de Louis Hachette, Victor Masson, les frères Garnier ou Gervais Charpentier qui inaugure avec Balzac et Brillat-Savarin le principe de la collection, objet industriel et banalisé vendu toujours au même prix. Entrepreneur, financier, diffuseur, publicitaire, visionnaire parfois, l'éditeur devient l'homme clé de la vie littéraire et s'emploie à mettre une stratégie au service de brillantes intuitions; c'est ainsi qu'il va apprendre très vite à s'adapter à la montée en puissance de sa partenaire et rivale : la grande presse.

L'« inventeur » de celle-ci, Émile de Girardin, lance en 1836 La Presse, vendue grâce à la publicité, à un prix inférieur à son prix de revient. Ses concurrents sont obligés de s'aligner, et le tirage des quotidiens parisiens passe de 80 à 180 000 exemplaires entre 1836 et 1847. Le recours à la publicité, mais aussi la liberté accordée par les régimes politiques de l'époque, ainsi que l'invention de la rotative qui permet un tirage en deux heures de temps, contribuent à cet essor, qui est d'ailleurs du même ordre aux USA et en Angleterre. La diffusion devient performante et les « Une » accrocheuses, grâce aux illustrations et aux techniques de titrage et de mise en page inspirées de l'exemple américain.

Il devient désormais difficile de résister, comme le déplorent les Goncourt en 1857 « à la tentation du feuilleton » qui assure à certains auteurs, dont Alexandre Dumas, gloire et fortune. Face au dynamisme de la presse puis à l'arrivée de la radio, le livre connaît une passe difficile. Arthème Fayard réagit en lançant en 1894 une collection à fort tirage et à très bas prix de grands romans populaires ; il est suivi par Camille Flammarion qui propose des ouvrages de Zola, Daudet ou Maupassant à des prix défiant toute concurrence, y compris celle de la presse périodique. La logique du livre de poche, qui verra le jour en 1935, est déjà annoncée. « Il est intéressant de souligner le caractère récurrent des phénomènes liés à la logique de la production industrielle de masse : d'une part l'importance croissante des facteurs financiers, de l'autre les crises et les réponses apportées qui, en général, visent l'innovation de produit » (p. 159).

Saut technologique avec le cinéma : l'image et le son remplacent l'imprimé, mais continuité dans le contenu : le 7e art puise son inspiration dans le roman et le théâtre de l'époque.

Si le traitement chronologique est particulièrement efficace dans la première partie de l'ouvrage, révélant, aussi bien la filiation des différents médias que l'enchaînement complexe de leurs causes et de leurs effets, la méthode semble fonctionner un peu moins bien avec l'irruption des médias audiovisuels dont la superposition échappe forcément à la narration chronologique ou, du moins, s'en décale. Ainsi nous regretterons que le chapitre sur le cinéma s'arrête un peu bizarrement dans les années 30, pour laisser place aux médias suivants, alors qu'il allait entamer avec eux une coexistence fertile.

Il est évident qu'à partir de la deuxième moitié du xxe siècle, la multiplication des réseaux de communication, l'accélération de la transmission de l'information, forcent l'historien à accélérer son parcours, à procéder à un défilement plus rapide.

Ce survol, qui n'exclut jamais la précision ni l'érudition, offre l'avantage d'une fantastique mise en perspective des différents médias, dans leur genèse, leur fonction, leur environnement et leurs effets. Et sans doute est-ce là la grande leçon de cet ouvrage, et la justification de son très vaste champ de vision : jeter le doute sur l'originalité de certains grands débats contemporains, nous conduire à nous demander s'ils ne reposent pas sur une ignorance du passé bien plus que sur une réelle nouveauté des problèmes et de leur approche. Les auteurs nous rappellent utilement que la confusion entre information et communication, espace public et espace privé, question actuelle s'il en est, était déjà traitée en 1830 par Balzac...

Cette plongée dans l'histoire révèle aussi que l'apparition d'un nouveau média s'accompagne presque systématiquement d'un certain nombre d'effets secondaires, voire pervers.

Les plus importants sont d'ordre politique :

- tentation de la prise de contrôle : bien avant la « mainmise » de l'État sur l'audiovisuel, le livre a longtemps fait l'objet d'une étroite surveillance, le télégraphe et le téléphone sont rapidement devenus des services publics confiés à l'État, et la création de l'agence Havas a permis au gouvernement de renforcer son pouvoir sur la presse. Quant au gouvernement américain, il renforce ses liens avec Associated Press pour offrir au monde « des informations objectives » sur les USA ;

- propagande et manipulation liées à la valeur stratégique de l'information : Zola dans L'Argent (1897) et Dumas dans Le Comte de Monte Cristo mettent en scène de grandes spéculations ou détournements de réseaux ;

- censure : longtemps centrale dans l'histoire du livre, symbolisée par les sinistres autodafés, la censure revient en force dans le cinéma : en 1907, à Chicago, la police a le droit de couper certaines scènes ou de retirer un film de l'affiche : les Anglais instituent peu après une liste de 43 règles pour juger les scènes à éliminer parce que « inconvenantes, indécentes ou contraires à la loi » (p. 186).

A côté de ces tendances lourdes, se dégagent des tendances plus anecdotiques, de l'ordre de la représentation ou du comportement social.

Ainsi l'utopie, qui se greffe sur des anticipations techniques. A chaque progrès, le thème du village global ressurgit ; le télégraphe, et plus récemment Internet, réactualisent, dans sa version virtuelle, le rêve saint-simonien du phalanstère.

Autre fait frappant : l'imprévisibilité de l'évolution des techniques. Le cinéma naît de la recherche scientifique, avec les travaux de Muybridge et de Marey sur la décomposition du mouvement animal et les frères Lumière pensent qu'il n'est qu'un jouet dont le public se lassera vite; « l'usage d'une invention n'est pas donné dès son apparition. Il existe une période de latence au cours de laquelle plusieurs directions s'avèrent possibles » (p. 170), le temps que s'instaurent de subtiles négociations entre les possibilités techniques et la faveur, ou les réticences du public. Le téléphone change les pratiques de sociabilité ; « dans des milieux où l'on n'adresse pas la parole à quelqu'un à qui l'on n'a pas été présenté... on fait répondre par les domestiques » (p. 139).

Enfin, émerge à travers l'histoire, le rôle décisif qu'ont joué les femmes dans le développement des médias ; précédant l'emblématique « ménagère de moins de cinquante ans » cible moderne de l'audimat, c'est l'auditrice américaine des années 40 qui, fascinée par les soap operas qui bercent son quotidien, contribue au succès de la radio. Dès le xviiie siècle, et dans un rôle plus actif, les femmes avaient favorisé le développement du livre, en représentant un lectorat important, et en se mettant elles-mêmes à l'écriture. Correspondance ou journal de jeunesse deviendront un genre très prisé au xixe siècle. Le succès de Jane Austen préfigure l'émergence de la femme de lettres, émancipée mais minoritaire, cependant que se développe un marché spécifiquement féminin, toujours économiquement vivace bien que culturellement dévalué (en 1994 Harlequin a publié 485 titres avec un chiffre d'affaires de 206 millions de francs).

Ainsi les médias ont non seulement changé le paysage et le fonctionnement des sociétés mais ils ont aussi modifié en profondeur les systèmes de représentation des individus qui composent ces sociétés. Ce long travail symbolique, marqué par la continuité, dans les contenus et dans les usages, a contribué au maintien du lien social et à la transmission du patrimoine culturel ; une continuité qui, loin d'être simplificatrice, aboutit paradoxalement - ou logiquement ? - au constat d'une infinie complexité, celle dont les médias sont par essence investis.

* Frédéric BARBIER et Catherine BERTHO-LAVENIR. Histoire des médias, de Diderot à Internet, Armand Colin, Paris, 1996.

 

Historia del cine español

de Román GUBERN, José Enrique MONTERDE, Julio Pérez PERUCHA, Esteve RIAMBAU, Casimiro TORREIRO
par Pierre SORLIN

Román Gubern, dont la place dans les études cinématographiques espagnoles est comparable à celle que tenait Georges Sadoul en France, ouvre ce volume collectif par une courte préface qu'il intitule : « Précarité et originalité du modèle cinématographique espagnol ». On devine toutes les questions qui se posent à ce sujet. Y a-t-il d'abord des caractères particuliers qui distinguent une production espagnole d'une production argentine par exemple ? Si tel est bien le cas, pourquoi les Espagnols s'intéressent-ils aussi peu à « leur » cinéma et pourquoi, en dehors des festivals, prête-t-on aussi peu d'attention aux réalisations ibériques ? Une chercheuse américaine, Masha Kinder, s'est attaqué à ces problèmes dans un livre récent, Blood Cinema : the Reconstruction of National Identity in Spain (Un. of California Press, 1993) qui est mentionné par la bibliographie du présent ouvrage mais n'est discuté nulle part. C'est que, curieusement, Román Gubern semble avoir écrit sa préface pour limiter autant que possible le champ d'investigation. Notant que très peu de films anciens ont été conservés, Gubern voit dans le cinéma espagnol une sorte de parent pauvre, longtemps négligé, qu'il serait temps de commencer à réhabiliter. Il considère son travail et celui de ses collaborateurs comme une première pierre, une sorte de bilan provisoire qui ouvrira des pistes de recherche. Autant Kinder est ambitieuse, autant Gubern se veut modeste ; considérant que les films « sont produits par des sujets plongés dans une évolution socio-culturelle, et que cette évolution est inscrite dans les textes eux-mêmes », il recommande une approche à la fois textuelle et contextuelle, mais il limite aussitôt la portée de son programme en annonçant un plan strictement chronologique calqué sur l'évolution politique du pays. Tandis que Kinder tente de dégager quelques tendances majeures qui distingueraient le cinéma espagnol d'autres cinémas le présent volume s'attache à la conjoncture, au sens le plus étroit du terme.

Le paradoxe est que la plupart des sept chapitres offrent toutes les données factuelles nécessaires pour développer une large problématique sur le sujet. Dans le chapitre consacré aux origines, Julio Pérez Perucha met en évidence, tardivement mais de façon précise, les conflits déclenchés par le cinéma : davantage que dans les autres pays le nouveau média rencontra des opposants forcenés et des partisans enthousiastes parmi les leaders d'opinion. Le conflit revient, avec plus ou moins d'insistance, dans les chapitres suivants. Il y avait là une première direction d'étude qui se serait révélée très fructueuse : pourquoi le cinéma a-t-il constitué un lieu conflictuel aussi marqué ? Même au sein du Franquisme, des tendances diverses se sont affrontées. Comme le rappelle José Enrique Monterde, le Franquisme ne s'est pas contenté de surveiller la production et de l'orienter au mieux de sa propagande, il a, contradictoirement, soutenu et freiné l'activité cinématographique.

Le rôle joué par la « dissidence » cinématographique dans l'opposition à Franco est bien connu, la référence à Hollywood d'une part, au néoréalisme italien d'autre part permit, dans les années cinquante, de rompre avec le style pompeux souhaité par le régime. Cette constatation entraîne toutefois une série de nouvelles interrogations. Elle masque d'abord la capacité de résistance des forces conservatrices, en particulier de l'Église dont la production était alors importante. Surtout, elle ne permet pas de comprendre pourquoi ces films ont obtenu, dans la péninsule, un succès limité. N'est-ce pas que ce cinéma se voulait résolument espagnol, dans ses thèmes, ses acteurs et son contexte, alors que triomphait sur les écrans un cinéma international, techniquement marqué par Hollywood mais évitant, à travers des scénarios mélodramatiques, toute référence précise à l'Espagne contemporaine.

La tentation est forte, pour les années franquistes, de faire un procès à la censure. Casimiro Torreiro n'a pas tort de rappeler les difficultés rencontrées par la plupart des réalisateurs qu'on rattache d'ordinaire au Nuevo Cine Español des années soixante. Toutefois ces tracasseries absurdes n'entrèrent pour rien dans le manque d'intérêt que manifesta le public. Marsha Kinder n'hésite pas à rapprocher les productions officielles des films « opposants » en montrant qu'une extrême violence leur est commune. Cette violence était évidemment le couronnement du sacrifice chez les franquistes, tandis que, du point de vue des générations nouvelles, elle dénonçait le manque d'ouvertures propre à une société bloquée dans ses traditions. Par-delà les différences idéologiques le cinéma aurait donc exprimé, au plan symbolique, les énormes tensions liées au prolongement de la dictature. Et cela d'autant plus que, selon une autre remarque de Kinder, il aurait fait une large place au thème de l'exil, aussi bien exil de l'émigration qu'exil intérieur, exil de l'âme. On en viendrait ainsi à se demander si la très faible popularité des films espagnols dans leur propre pays ne tenait pas au fait qu'ils accentuaient un malaise que les spectateurs cherchaient à oublier en allant au cinéma.

La nouvelle histoire du cinéma espagnol se garde bien de prendre en compte des interrogations de ce type. Son plan, trop morcelé (les chapitres 5 et 7 ne couvrent chacun que dix ans) ne le lui permettait pas. De surcroît le public est le grand absent du volume. Si la production est bien traitée, si le cadre institutionnel est dessiné avec vigueur, si les principaux courants et les thèmes majeurs sont soigneusement étudiés, la vie cinématographique en Espagne, la part du cinéma dans les loisirs, dans l'enseignement, dans l'information n'apparaissent nulle part. Symptomatiquement, le volume n'a pas de conclusion. Le lecteur se voit proposer des faits, des dates, des tableaux et c'est à lui de répondre à la question initiale : y a-t-il une originalité du modèle espagnol ?

* Román Gubern, José Enrique Monterde, Julio Pérez Perucha, Esteve Riambau, Casimiro Torreiro, Historia del cine español, Madrid, Ediciones Catédra, 1995, 541 p.

 

Naissance d'une théorie éthologique : la danse du cratérope écaillé

de Vinciane DESPRET
par Emmanuel PARIS

Zahavi, Jon et Roni, tous trois éthologistes de la même équipe de recherche, observent un bien curieux oiseau, le cratérope, en plein milieu du désert du Neguev : voici tous les ingrédients nécessaires à un Enième traité de science animalière réunis me direz-vous.

Ce serait sans doute le cas si nos trois amis nous délivraient, à l'unisson, ce qu'il faut voir, ce qu'il faut comprendre et ce qu'il faut penser de ce volatile exubérant. Mais tel n'est pas le cas : là, au milieu de la fournaise, se développe une micro controverse scientifique dont Vinciane Despret, membre invité de l'équipe, témoigne dans ce livre. Bien vite, ce n'est plus ni le procès, ni l'enquête sur ce drôle d'oiseau qui fait tenir en haleine le lecteur, mais la façon dont Despret renverse les rôles et fait questionner par l'animal ces étranges hurluberlus qui le suivent à la trace.

Il n'est point question pour elle de lui conférer, par une mise en scène anthropomorphisante, la faculté de se moquer d'eux. Mais plutôt, en détaillant les raisons pour lesquelles la danse du cratérope écaillé cause tant de tourments méthodologiques, ontologiques, et même épistémiques à nos trois chercheurs, de lui faire révéler les failles de la démarche éthologiste. Celle-ci, observe l'auteur, est radicale, puisqu'elle remet en cause le statut même de l'éthologiste. En tant qu'observateur participant de ce qui est observé, il entacherait la description de son sujet de sa propre subjectivité. Or de la résolution de cette question dépend la « crédibilisation » de l'éthologie, tout un programme on le voit. Vinciane Despret propose de ne pas dénoncer cette subjectivité, mais au contraire de l'apprivoiser en identifiant les préjugés de l'observateur, à tel point qu'elle lui permettrait d'affiner sa description et de faire éclore une vérité plus riche et plus dense que toute celles recensées jusque-là (1).

Dès lors, puisque plus aucun outil descriptif « rationnel » ne peut rendre compte objectivement de cette danse, Vinciane Despret propose de suivre le chercheur le plus hérétique selon les canons de la science, Zahavi, et de comprendre de l'intérieur son interprétation des faits et gestes des cratéropes.

Amotz Zahavi est une « tête brûlée » de l'intelligentsia éthologiste : ses articles sont célèbres dans le sérail pour raconter très littérairement, des récits d'épopées où des cratéropes prénommés remplacent les héros mythiques, ce qu'il nomme la « théorie du handicap ». Cette théorie fait hérisser les cheveux de bien des caciques de la sociobiologie, cette science tendant à expliquer le comportement social par les attributs corporels des individus (2). En effet, elle introduit la notion d'intérêt à la mise en scène de sa propre faiblesse face à plus fort que soi.

En l'occurrence, Zahavi pense que les cratéropes défient leurs prédateurs habituels sur le thème : « Regarde-moi, je suis particulièrement faible et pourtant je n'ai pas peur de toi, qui plus est, si tu m'attaques, mesure quels efforts tu devras livrer pour m'attraper. » Les volatiles se font en effet un malin plaisir à danser dans un lieu et à des heures des plus dangereux pour eux - l'exécution de cette danse se fait sur une surface sans relief, loin des abris offerts par les niches habituelles et le matin alors qu'ils sont affaiblis par la faim.

Autre incidence d'une telle fanfaronnade, toujours selon Zahavi, cette initiative logiquement absurde confère au plus opiniâtre des cratéropes le statut de chef de tribu, ses compères se disant que s'il est capable d'une si grande folie, c'est sans doute qu'il doit être le plus fort d'entre eux.

Autant d'analyses qui heurtent la compréhension des sociobiologistes « conservateurs » pour plusieurs raisons. La plupart sont ce que Despret appelle des « a prioristes », convoquant au tribunal des hypothèses des sujets mis en observation. C'est le cas de Jon, l'« oxfordien », qui avance des « fictions » avant d'entamer l'étude de terrain, posant par exemple le cratérope comme altruiste non parce qu'il est contraint par sa faiblesse à obéir à plus fort que lui, mais parce qu'il base son système d'échanges sur la réciprocité.

Entre Jon et Zahavi se situe Roni, le thésard de l'équipe. Maladroit, n'ayant pas encore assimilé les réflexes nécessaires à l'observation de sujets aussi volatiles, Roni doit faire au plus pressé, composer des hypothèses avant, pendant, et après le terrain.

Zahavi est lui, à l'extrême opposé de Jon, un « a posterioriste » indécrottable. Il se contente de noter systématiquement les déplacements et autres rencontres de ses petits protégés dans un tableau, et il formule le soir venu des hypothèses interprétatives. Évidemment, cette méthodologie revêt le sceau de l'infâme subjectivité aux yeux des sociobiologistes, et Zahavi ne fait rien d'ailleurs pour les contredire (il n'a consacré, chose rare dans le champ social de cette science, qu'un article pour répondre à un de ses nombreux contradicteurs).

Mais ce qui intéresse Despret, ce n'est pas d'attribuer la médaille à qui a raison, et le blâme à qui a tort. Rappelons-le, son postulat est de cerner véritablement en quoi la présence d'un observateur déforme la « vérité du terrain ».

Nombreux sont en éthologie les aficionados de l'expérience de Rosenthal (3) qui la considèrent comme constituant le paradigme de l'influence des croyances et des attentes de l'observateur sur l'animal observé. Pour cette raison, ils dénoncent la démarche de Zahavi, qui, et dans sa méthodologie, et dans ses récits, fait preuve d'une grande subjectivité. Mais Despret ne lui jette pas la pierre, au contraire. Selon elle, le seul moyen de rendre compte honnêtement des oiseaux, des sujets qui tels les rats ou les étudiants de Milgram sont soumis à l'autorité de l'observateur, c'est de leur offrir les moyens de contredire ses observations, ses hypothèses. Cela, seul un récit engagé, frisant l'anthropomorphisme, peut le faire.

Elle suit donc Zahavi sur son terrain, au sens propre comme au sens figuré, et nous offre une lecture jalonnée de termes proprement étrangers à l'univers animal : qu'est-ce que la morale ? Comment se concrétise l'altruisme ? Quand s'exprime la faiblesse ?

Dès lors, l'auteur s'offre un machiavélique processus de contamination qui fait sans doute la réussite du livre : le lecteur observe Despret qui observe Zahavi & co qui observent les cratéropes (qui observent le lecteur ?).

Autant de jeux de piste labyrinthiques par lesquels Vinciane Despret nous permet de mieux appréhender les petits travers et les grands écarts de la démarche scientifique.

* Vinciane DESPRET, Naissance d'une théorie éthologique : la danse du cratérope écaillé, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond »

 

LE TEMPS DU PANORAMA

Photographies de Thibaut CUISSET
Texte d'Olivier BONFAIT
par Françoise DENOYELLE

Le panorama apparaît à la veille de la révolution française de 1789 et dès ses origines la photographie se l'approprie (1). Martens crée le Mégascope (2), première chambre daguerrienne panoramique. L'optique, en pivotant, permet d'embrasser le paysage (140 à 150°). L'image ainsi obtenue s'inscrit dans une continuité où s'impose le déroulement narratif qu'exclut la prise frontale habituelle. Bien qu'étroitement lié, de par ses origines, à la gravure et à la peinture le panorama participe d'une volonté à la fois scientifique et idéologique d'embrasser le monde dans sa globalité. Il fonctionne alors comme un carnet de notes. Les photographes l'utilisent sur le terrain des opérations militaires (Langlois et Mehedin en Crimée (3) ou lors d'expéditions dans les nouvelles colonies.

Tout au long du XIXe et au début du XXe siècle le panorama et ses variantes : juxtaposition de plusieurs panoramas, panoramiques (140 à 150°), panoptiques (360°) connaissent un relatif engouement. Leurs capacités à laisser s'organiser l'imaginaire dans l'étendue du paysage et l'accumulation des indices de réalité s'inscrivent cependant comme une rupture avec la photographie conventionnelle où la profondeur de champ, le cadre, balisent le regard, cernent l'objet photographié. Avec le Pictorialisme la photographie évacue l'idée d'être le miroir du réel au profit d'une démarche se positionnant comme plus « artistique ». A ceci s'ajoutent des considérations d'ordre économique. Le panorama coûte cher, il est encombrant et sa vente devient difficile. La raréfaction et la standardisation des formats qu'implique le développement des appareils photographiques pour amateurs plongent le panorama dans l'oubli. Il refait surface à la fin des années soixante-dix lorsque des créateurs revisitent l'histoire de la photographie et s'intéressent aux procédés alternatifs. Le panorama trouve un nouvel essor lorsque les fabricants d'appareils jetables le proposent aux amateurs.

C'est avec un de ces appareils jetables que Thibaut Cuisset réalise, entre 1990 et 1994, une série de panoramas de petites dimensions (7 x 20 cm). La plupart des photographies ont été prises en Europe méditerranéenne et s'inscrivent dans un travail sur le paysage entrepris depuis plus de dix ans. Le titre de l'ouvrage, Le temps du panorama, annonce clairement les perspectives de l'auteur pour qui la lumière est son temps, la couleur son espace. Les vingt-cinq panoramas ne disent rien de ces pays : Sicile, Toscane, Andalousie, Corse... où l'homme a si fortement imprimé les sites de son histoire. Ici nulle trace de monuments ni même d'hommes. Les paysages appartiennent plutôt à ce « n'importe où hors du monde » si cher à Baudelaire, ils procèdent d'une évasion, d'une partance, d'une échappée où s'inscrit l'errance du photographe constitutive d'une esthétique pour laquelle le panorama trouve sa justification. Ce sont des cheminements de collines qui s'en vont vers l'improbable ailleurs, des pans de mer dans l'oubli des saisons et la suspension du temps, des alliances du minéral et de la lumière dans le pur ravissement du jour. Ce sont des lieux de dérives mentales ancrés dans la permanence des terres originelles où affleure l'empreinte du silence sans trêve ni mesure, des lames de fond d'outre temps soumises à l'ordinaire des campagnes avec leurs chemins silencieux et leurs vignes en attente du raisin. Ce sont des instants d'exil suspendus dans la saturation des couleurs et la douceur des tons.

* Le Temps du panorama. Photographies de Thibaut Cuisset. Texte d'Olivier Bonfait. Filigranes éditions. Collections Reflets. 48 pages, 160 F.

 

Peter BEARD
Introduction par Christian CAUJOLLE
par Françoise DENOYELLE

Mondain familier du Studio 54 à New York qu'il fréquente en compagnie de Truman Capote et d'Andy Wharol, ami et modèle du peintre Francis Bacon, excentrique faisant la couverture du magazine Interview, baroudeur passant de l'univers factice de la mode à la savane africaine Peter Beard est avant tout photographe.

Né à New York en 1938 Peter Beard s'installe, en 1961, au Kenya, non loin de la ferme de la romancière danoise Karen Blixen (1) qui inspirera fortement son œuvre et sa passion pour l'Afrique. Il commence par un important travail, documentaire lié à la surpopulation des éléphants, qu'il poursuit dans les années suivantes en étudiant les mouvements des hippopotames puis la disparition des crocodiles au Kenya. Depuis trente-cinq ans il ne cesse d'explorer les relations complexes qui lient l'homme au monde animal et de témoigner de la violence des conditions naturelles mais aussi des ravages causés par l'homme. Il en a tiré des images d'une grande force mais qui appartiennent à la photographie documentaire. L'œuvre de Peter Beard se situe nous semble-t-il ailleurs dans un objet unique, obsessionnel : son journal, une entreprise unique dans l'histoire de l'art contemporain. Ses « diaries » journal monumental commencé dans les années cinquante associent, sur des milliers et des milliers de pages, photographies collées, coupées, déchirées, rehaussées de dessins, documents de toute nature : coupures de presse, étiquettes, billets, emballages, traces de sang imprimées par ses pieds ou ses mains. Les portraits de Francis Bacon ou Richard Linder voisinent avec le génocide des crocodiles, les déchets de la civilisation de consommation se mêlent aux objets d'initiation Masaï dans un enchevêtrement de textes manuscrits aux calligraphies fantasques, aux mises en page fluctuantes. L'encre de chine noire mais aussi brune, rouge, verte ou bleue sert une écriture serrée qu'il est impossible de lire faute de temps, de disponibilité mais qui s'impose comme une logorrhée intarissable, une pulsion de vie talonnée par l'épouvante de la mort, écriture insuffisante pour cristalliser le temps et qui appelle l'image avec son empreinte du réel éclaté porteur de fantasmes, de souvenirs, d'anecdotes, de bribes du quotidien. La création du journal, comme artefact, par accumulation, pour cerner le temps, l'espace dans l'urgence situe Peter Beard dans les problématiques auxquelles est confrontée la photographie actuelle. Indice de temps, d'espace, de forme elle transgresse l'événementiel dans un effort pour s'interroger sur les limites et affirmer avec éclat son identité et ses potentialités. On peut regretter que l'éditeur ait consacré si peu de pages au journal dans sa volonté de présenter l'ensemble de l'œuvre de Peter Beard.

* Peter Beard. Introduction par Christian Caujolle. Centre National de la photographie. Photo Poche n° 67, 55 F.

(1) Bruno Latour a proposé une définition des sciences humaines selon cette dichotomie : serait bonne la science « réformative », où l'observateur reconnaît humblement que sa subjectivité est à l'œuvre et qu'il se doit de l'apprivoiser pour améliorer la qualité des données recueillies, et la science « répétitive » où l'observateur soit de mauvaise foi nie sa subjectivité, soit la rejette névrotiquement et la combat de toutes ses forces en se réfugiant par exemple derrière l'exactitude des sciences mathématiques. (Bruno Latour (1996), « Primate relativity : reflexions of a fellow-traveller », texte présenté lors de la Conférence Changing Images of primates Societies : The Role of Theory, method and Gender, Rio de Janeiro, juin 1996, ms.)

(2)La sociobiologie a essuyé et essuie encore maintes critiques - celle de préparer le terrain pour un nouvel eugénisme étant la plus forte. Mais suivant Vinciane Despret dans son travail de déconstruction méthodologique d'une théorie, nous renvoyons à l'édifiante confession de Stephen E. Glickman, l'un des papes de l'éthologie contemporaine. Il n'est nulle question de contester sur le terrain idéologique la sociobiologie, mais de donner un autre exemple de ce que peut être la limitation d'une science se voulant à la croisée des observations, entre science « dure » et science « molle ». Pour résumer, il affirme que les scientifiques de son domaine de prédilection (le comportement des hyènes), dont lui, se sont totalement fourvoyés quant au paradigme à l'œuvre depuis plus de cent ans : l'hermaphrodisme des hyènes. En fait, les chercheurs ont cru voir dans l'anus des mâles un lambeau de chair ressemblant étrangement à un clitoris hypertrophié et en ont déduit que ces animaux étaient capables de changer de sexe d'années en années, selon les besoins de renouvellement du cheptel. De là, ils ont posé le postulat que le comportement anormalement agressif des femelles de cette race était à mettre sur le compte d'une psyché masculine toujours bien présente malgré le changement de sexe. Mais les progrès de la génétique ont radicalement contredit une telle théorie, et aujourd'hui les éthologistes s'intéressant aux hyènes doivent repartir à zéro (Glickman S. E. (1995), « The spotted hyena from Aristotle to the Lion King : Reputation is everything », Social Research, 62, pp. 501-537).

(3) Rosenthal demanda à ses étudiants de mener des recherches sur l'hérédité de l'intelligence des rats. Il leur demanda très concrètement de voir si les rats intelligents (sélectionnés par Tryon dans les années 30) l'étaient toujours autant sinon plus après maintes descendances, et si ceux qui l'étaient moins avaient vu se dégrader un peu plus leur capacité. Les étudiants confirmèrent les hypothèses de Tryon sur l'hérédité de l'intelligence chez les rats. Le problème était que, bien entendu, les rats de Tryon avaient disparu depuis belle lurette des laboratoires. Milgram en conclut que les étudiants ne pouvaient que confirmer ces résultats car ils pressentaient ses attentes et ont fait tout ce qui était en leur pouvoir, et de manière non consciente, pour rendre le discours de Rosenthal vrai, parce qu'il était important pour eux qu'il le fût (Rosenthal R. (1966), Experimenter effects in behavioral research, New York, Appelton). Despret critique Rosenthal en l'accusant de malhonnêteté : « (...) Rosenthal refuse à son influence l'impact qu'il attribue à l'influence de l'étudiant sur le rat. En d'autres termes, dans l'optique de Rosenthal, le rat "dans la réalité vraie" n'est pas comme on l'étiquette - ici l'étiquette produit de l'"erreur" - mais l'étudiant, lui, dans la "réalité vraie", est bien comme Rosenthal l'a étiqueté - un étudiant berné - : ici seulement l'étiquette prédit - et produit - la vérité » (p. 27).

(1) Voir la note de lecture sur Le XIXe siècle des panoramas de Bernard Comment, Réseaux n° 63, janvier/février 1994, pp. 155-156.

(2) Martens commercialise (vers 1844-45) son Mégascope chez l'opticien Lerebours.

(3)Voir la note de lecture sur Correspondance inédite de Crimée de Jean-Charles Langlois, Réseaux n° 55,
septembre/octobre 1992, pp. 243-244.

(1)Auteur de Out of Africa.