n° 79

 





L'entretien compréhensif

de Jean-Claude KAUFMANN
par Dominique CARDON

On apprécie toujours les leçons de méthode lorsqu'elles enseignent la liberté à l'égard de la méthode. C'est précisément cette invitation à désinhiber le chercheur intimidé par les rigoureuses ordonnances disciplinaires qui retient l'attention à la lecture du précis que Jean-Claude Kaufmann vient de consacrer à la pratique de l'« entretien compréhensif ». Bien que destiné à un public de novices dans l'enquête de terrain, son ouvrage refuse de figer sous forme d'instructions impératives la posture de l'enquêteur, mais présente simplement quelques points de repère pour que l'apprenti chercheur puisse, depuis une position souple et mobile, accommoder son regard aux différentes facettes réfléchies par son objet. L'entretien sociologique y est pensé comme une conversation, un échange peu contraint, ouvert aux aléas et à toutes les formes possibles de ruptures de ton ­ ce qui ne veut pas dire qu'il ne réclame pas de préparation et qu'il ne requiert pas une « technique » particulière. La défense de cette approche hétérodoxe de l'initiation à la recherche se paye cependant d'entrée d'une difficile contradiction. Comment faire partager, qui plus est sous la forme d'un enseignement didactique, ce qui semble relever de l'expérience idiosyncrasique du chercheur ? Peut-on enseigner un « tour de main », une façon de faire progressivement acquise avec la fréquentation répétée des sujets enquêtés et la familiarité lentement conquise sur les matériaux recueillis ?

Comme pour s'excuser de ne pouvoir répondre aux exigences de codification et de généralisation par lesquelles se définit ordinairement un manuel, Jean-Claude Kaufmann confesse que sa démarche n'a pas d'autres modèles de référence qu'elle-même : « il m'a semblé préférable de ne retenir que des travaux répondant strictement à l'esprit de la méthode. Or il se trouve que ce sont les miens » (p. 9). De fait, les exemples qui illustrent les propos de l'auteur sont tous extraits de deux de ses précédents livres, portant tous deux sur des sujets insolites, l'un sur les rapports du couple et de leur linge (La trame conjugale ; Nathan, 1992) et l'autre sur la pratique des seins nus sur la plage (Corps de femmes, regards d'hommes ; Nathan, 1995). Si bien que Jean-Claude Kaufmann ne nous dit pas si l'on peut être aussi « compréhensif » dans l'interrogation d'un chef d'entreprise, d'un homme politique ou d'un policier qu'avec les plagistes dont on a gagné la complicité. À l'exception de quelques développements généraux consacrés à la construction de l'objet et de recommandations relatives à la mise en fiche et au traitement du corpus, l'auteur fait aussi l'économie d'une réflexion sur la construction de l'échantillon, l'accessibilité inégale des sujets à l'enquêteur, les conditions matérielles de l'interview, sa durée, sa fréquence et son enregistrement, etc. En dépit du souci de faire exemple et de généraliser sa propre expérience, le type de recherche enseigné par Jean-Claude Kaufmann renvoie donc principalement à une démarche d'implication par imprégnation et à l'étude de sujets « ordinaires », bref à une forme originale et astucieuse d'ethnographie des pratiques quotidiennes. Une telle perspective présente aussi l'intérêt de défétichiser la pratique de l'entretien dans les sciences sociales.

En effet, l'approche proposée par l'auteur prend acte des difficultés que rencontre inévitablement l'apprenti chercheur s'il s'attarde trop longuement dans les manuels. Démarche qualitative s'il en est, l'entretien se trouve enfermé entre deux types d'instructions contradictoires. Sur le premier versant, développé par la psychologie sociale, de rigoureux censeurs, non contents de multiplier les conseils visant à domestiquer l'enquêteur (neutralité, technique du questionnaire, non directivité, formatage et répétition des questions, tactiques de recoupement, etc.), voudraient aussi que l'entretien puisse servir d'étalonnage à un travail de mesure. La dimension compréhensive de la relation avec l'interviewé est rapidement perdue et mise sous la tutelle d'impératifs quantitatifs (représentativité, mise en équivalence et croisement des réponses, analyse de contenu, etc.) Sur l'autre versant, développé cette fois par la sociologie critique, la réflexion se trouve polarisée par l'interrogation inquiète du type de rapport social qui se noue entre l'interviewé et l'interviewer, obligeant ce dernier à s'interroger sur les effets de son questionnement et de sa présence, voire à se soumettre à une rigoureuse et interminable auto-analyse au risque d'oublier l'objet même du travail entrepris. La relation d'enquête est ici considérée comme une situation artificielle, socialement improbable, qu'il faut déconstruire pour accéder à une vérité qui n'est présente dans l'entretien qu'à travers les silences, les non-dit et les ratés. Ces deux types de mises en garde, aussi importants soient-ils, n'arrêtent pas Jean-Claude Kaufmann. De tels écueils sont inhérents au statut même de l'entretien, laisse-t-il entendre : interactionnel, l'entretien est toujours incontrôlable, il oblige les partenaires à établir de concert un contrat discursif particulier et à endosser des rôles conversationnels relatifs à ce type d'échange ; intercompréhensif, il appelle de part et d'autre l'usage de ressources narratives et normatives ordinaires par lesquelles les participants ratifient mutuellement leur appartenance à une même communauté de discours ; asymétrique dans son principe, il ne peut effacer les effets de la situation d'enquête sur les propos recueillis. Plutôt que d'être neutralisés par une méthodologie rigoureuse, ces aléas doivent précisément être tenus pour des éléments essentiels de l'interprétation sociologique. Les quelques conseils qu'adresse Jean-Claude Kaufmann à son lecteur visent à tirer profit de ces particularités de la relation d'enquête : il convient d'alléger le travail de définition de l'objet ; de partir du terrain pour construire des hypothèses, selon les principes de « grounded theory » d'Anselm Strauss ; d'oublier rapidement la grille d'entretien (« la meilleure question n'est pas donnée par la grille : elle est à trouver à partir de ce qui vient d'être dit par l'informateur », p. 48) ; d'entrer par « empathie » dans le monde de l'informateur ; de ne pas refuser de se livrer, de « jouer de sa personne », de son charme, de son humour, de déclarer ses opinions si nécessaire ; etc. Plutôt que de maintenir une façade distante, l'enquêteur doit savoir s'impliquer afin de dynamiser l'entretien et utiliser toutes sortes de tactiques pour approfondir l'engagement des personnes dans la situation d'enquête.

Reste alors à définir quel usage interprétatif peut être fait de cette pratique compréhensive de la relation avec les sujets d'enquête. Sans doute est-ce là que l'approche défendue par Jean-Claude Kaufmann, pour originale qu'elle soit, peut aussi prêter à la critique. Si l'entretien doit être compréhensif, soutient l'auteur, c'est parce que son caractère familier, la dynamique de confiance (et de confidence) nouée avec l'enquêteur permet de « descendre » sous un niveau de surface, qui serait celui de l'entretien traditionnel, et d'accéder, par bribes, à une « vérité » plus profonde des personnes, à la personnalité cachée derrière le masque des rôles sociaux. Le travail d'interprétation, explique-t-il, consiste à détacher progressivement les hypothèses des matériaux recueillis, en tenant chaque fois compte des résistances, des tactiques et des demi-vérités qui émaillent les circonstances changeantes de la situation d'enquête. L'entretien approfondi permet alors de pénétrer le système de représentations des personnes, d'en dessiner les lignes de force et de pointer les contradictions avec les discours préalablement affichés. En supposant qu'une authenticité des personnes nous est cachée et reste à découvrir, le lecteur peut parfois être gêné de trouver dans l'exigence de « compréhension » défendue par l'auteur l'écho du discours psychologisant aujourd'hui si répandu, depuis les entretiens d'embauche jusqu'aux confessions radiophoniques ou télévisées. Les ouvrages de Jean-Claude Kaufmann témoignent pourtant du très riche profit qui peut être tiré d'un usage réfléchi et contrôlé de cette forme de familiarisation avec les enquêtés. Cependant, d'autres conséquences pourraient aussi être tirées de la défense de la pratique de l'entretien sociologique comme d'une conversation. Elles pourraient, par exemple, conduire à se montrer plus attentif aux activités discursives qu'aux représentations des interviewés et à s'interroger sur les raisons qui favorisent aujourd'hui la très grande plasticité de l'identité des personnes dans l'entretien, leur aptitude à basculer d'un régime plus « public » vers un régime plus « privé » (de manière sans doute inégalement distribuée selon les sujets). Sans doute est-ce précisément la généralisation de cette compétence à parler de soi dans des registres composites qui rend aujourd'hui possible le type d'approche de l'entretien que préconise Jean-Claude Kaufmann.

* Jean-Claude KAUFMANN, L'entretien compréhensif, Paris, Nathan (« Université »), 1996, 128 pages.

 

The spectacle of history : speech, text and memory at the Iran-contra hearings

de Michael LYNCH et David BOGEN
par Michael PALMER

Ouvrage déconcertant, The spectacle of history analyse les stratégies discursives d'acteurs d'un imbroglio politico-diplomatique qui fit la une des médias sous la présidence de Ronald Reagan. Et ce, comme exercice appliqué d'ethnométhodologie.

Dans les années 1960 Harold Garfinkel mit en avant le terme « ethnomethodology » lors d'une recherche portant sur les délibérations des jurés : il scrutait leur modus operandi pour parvenir à « la vérité ». Il étudiait la production sociale d'un régime de vérité. Jürgen Habermas, lui, critiqua par la suite l'ethnométhodologie qui ne se présenterait pas comme normative : l'un des auteurs de cet ouvrage, David Bogen, lui porta la contradiction à son tour. Ainsi, « l'étude de cas » dont il est question dans The spectacle of history sert d'illustration à une approche fondée sur l'ethnométhodologie, mais qui a recours également aux sciences du langage, à l'anthropologie et à la sociologie. Parfois ­ avouons-le ­ le lecteur sursaute : le personnage central de l'étude de cas, le lieutenant colonel Olivier North, se voit qualifié de « déconstructioniste appliqué » (pp. 14, 255) : Aristote, Michel Foucault, Claude Levi-Strauss et bien d'autres sont convoqués pour enrichir l'analyse du « mentir vrai » et la production sociale de l'histoire, lors des auditions parlementaires télévisées où North, ce « menteur sincère » ­ titre du premier chapitre ­ avança l'argument de « la négation plausible » (« plausible deniability »).

On laissera aux ethnométhodologues le soin d'apprécier la portée de ce travail. Ici, on relèvera l'intérêt qu'il présente pour ceux qui étudient la communication politique, les auditions, les procès et autres prestations ritualisées de la télévision qui donnent à voir des agents du pouvoir exécutif sur le banc des accusés. Pour Lynch et Bogen ­ comme pour d'autres ­ l'affaire Iran-contra se mua peu à peu en événement qui aurait pu faire tomber un président des États-Unis, mais ne le fit pas (p. 5). Partant d'une évocation de la culture médiatique de l'après-Watergate ­ et du précieux travail de Michael Schudson (Watergate in America Memory : New York, Basic Books, 1992) ­, Lynch et Bogen scrutent les formes symboliques que revêt l'élucidation de sens dans la démocratie américaine médiatisée. Interrogations méthodologiques sur l'intertextualité des images, des sons, et des écrits, s'accompagnent ici de questionnements sur les stratégies de dévoiement ou de détournement que pratiqueraient les accusés/acteurs qui exploitent la publicité des débats contradictoires du procès-publicité qu'aiguise du reste la télévision.

Rappel des faits : entre 1985 et 1987, il apparaît que la National Security Council de la Maison Blanche vendit clandestinement des armes à l'Iran et utilisa une partie des fonds ainsi encaissés pour aider les forces contra qui cherchaient à renverser le gouvernement Sandiniste au Nicaragua. Sérieusement embarrassé, le président R. Reagan procéda à des limogeages, le Congrès créa une commission d'enquête, et c'est alors que, du 7 au 14 juillet 1987, Oliver North témoigna.

L'analyse des comparutions télévisées de North est le socle de cet ouvrage. Le propos principal porte sur les modalités de la production sociale des témoignages ; par quel jeu de langage, de rapports textes (écrits et audiovisuels) et d'expression corporelle, d'échanges contradictoires enfin lors des auditions, ce North « menteur sincère » parvint-il à se transformer en « héros populaire » ? Comment la destruction de documents portant sur la conduite d'une opération clandestine fut-elle assumée, revendiquée même, par North et ses avocats, pour aider à disqualifier les témoignages compromettants qui subsistèrent ? Et comment les exigences du rapport écrit qui devait couronner les conclusions des auditions furent-elles utilisées par les avocats de North pour détourner la portée de certaines interrogations ? Blâmé, le héros populaire qu'était North sera néanmoins candidat (non-élu) pour un siège au Sénat en 1994.

L'ouvrage de Lynch et Bogen pose des questions alarmantes sur les rapports entre communication audiovisuelle et démocratie en Amérique : le président américain, ancien comédien réputé « grand communicateur » avait en North un agent qui rêvait sa vie comme une épopée hollywoodienne. Leur ouvrage déroute par sa juxtaposition de textes de philosophes qui appréhendent la vérité ­ telle l'assertion du prophète crétois qui affirme « tous les Crétois sont des menteurs » : donc... ­, avec les propos de la vérité hollywoodienne tenus par O. North ­ « je vous ai dit que je vais vous dire cette vérité ­ la bonne, la bête et la méchante » (p. 38). Parti de l'analyse du discours et marqué par l'Agir communicationnel, ce travail tient ses promesses : la production sociale de l'histoire va bien au-delà d'un dispositif essentiellement binaire et contradictoire destiné à élucider vérité (comme les auditions parlementaires). Lynch et Bogen proposent, somme toute, une leçon civique afin de comprendre les rapports entre l'appareil judiciaire et rationnel de l'État et les logiques de dévoiement et de corruption : la communication, elle, représente une série de dispositifs qui sert les deux.

* Michael LYNCH et David BOGEN, The spectacle of history : speech, text and memory at the Iran-contra hearings, Duke University Press, Durham (États-Unis) and London, 1996, 348 p.

 

The Russian press from Brezhnev to Yeltsin : behind the paper curtain

de John MURRAY
par Michael PALMER

Ouvrage tiré d'une thèse, l'étude de John Murray puise sa force dans sa situation de journaliste : collaborateur du Sunday Tribune, primé pour sa couverture de l'Union soviétique, Murray analyse ici le fonctionnement de la presse sous Brejnev, Gorbatchev et Eltsine. Bon nombre des journaux de Moscou dont il traite ont maintenant disparu ­ cette année, la Pravda (« la Vérité ») n'est plus. Murray, pourtant, parvient à démontrer, avec subtilité, l'utilité d'une vision rétrospective pour saisir l'importance des enjeux actuels d'une presse « en transition ». Ici, le journaliste occidental rapporte les propos recueillis auprès de ses confrères russes, et se livre, de surcroît, à des analyses de discours, portant sur l'évolution des genres rédactionnels et des « langages » de la presse, afin de démontrer les effets directs et indirects de la référence aux modèles occidentaux.

En effet, un tiers de l'ouvrage est consacré à des transcriptions d'entretiens réalisés avec des journalistes soviétiques et russes, entre 1987 et 1993 : l'un des entretiens se déroule même en août 1991, quelques jours après le coup d'état avorté contre Gorbatchev. Ses « propos sur le vif » sont précédés d'analyses où l'on remonte à 1917 ; le chapitre « westernization of press language » est d'autant plus pertinent qu'il établit la filiation entre la presse libérale russe d'avant-1917 ­ « fondée sur le reportage factuel et le sensationnalisme » (p. 145) ­ et les modèles occidentaux contemporains auxquels les journalistes russes ont recours comme « idéologie de substitution » de la conception pédagogique, chère à Lénine, et qui était discréditée dès avant les années 1980.

Les propos ainsi recueillis constituent quelques éléments de l'« autoportrait » d'une profession qui voudrait donner à se voir autrement que sur toile de fond idéologique. A lire certains de ces témoignages, une génération de jeunes techniciens, soucieux de la production, de la forme et de la mise en page de leurs titres respectifs, se substituent aux « professionnels » des années 1960 et 1970 ; aguerris par l'exercice délicat de leur métier au cours des années « Brejnev à Gorbatchev », ceux-ci pour perdurer s'étaient forgés une réputation de journalistes sachant effectuer des choix rédactionnels difficiles, à la limite des marges du permissible ­ marges qui s'accroissaient dès avant la « glasnost » promue par Gorbatchev en 1985. Murray allie de tels propos, cette auto-représentation des journalistes professionnels, à ses propres analyses de l'évolution de certains genres rédactionnels. Ainsi analyse-t-il, par exemple, l'évolution de « la brève à la une » (« zametka »), en vogue de Staline à Brejnev, et celle du « photo-reportage » (« fotoreportazh »), également à la une, qui peu à peu cesse d'être une photo légendée à la gloire d'ouvriers modèles, pour se muer en photo accompagnant l'un des principaux sujets traités à la une, selon des critères rédactionnels occidentaux.

Dressant un portrait, donc, d'un temps révolu, l'ouvrage de John Murray propose par ailleurs une démarche qui conviendrait à tout autre chercheur étudiant « la presse en transition »... d'un régime l'autre.

* John MURRAY, The Russian press from Brezhnev to Yeltsin : behind the paper curtain (Edward Elgar publishing Ltd., Aldershot, England, 1994), 280 p.

 

A nous la vie (1936-1958)

de Willy RONIS et Didier DAENINCKX
par Françoise DENOYELLE

Dans les années trente la photographie de reportage acquiert ses lettres de noblesse. L'intérêt du public pour l'image, les progrès de l'imprimerie, les nouvelles technologies de transmission de la photographie, l'apparition sur le marché d'appareils de petit format, concourent à la multiplication des magazines illustrés. Ils offrent aux photographes des opportunités qu'évoquent avec nostalgie leurs confrères d'aujourd'hui. Les commandes sont nombreuses, variées. Elles permettent de réaliser des séries d'images propres à rendre compte de la complexité du monde. Les photographes affirment leur point de vue, jouissent d'une certaine liberté d'expression.

En 1936 Willy Ronis a vingt-six ans. La mort de son père et la vente du magasin d'artisan photographe qui s'en suit le propulsent hors de l'univers compassé et petit bourgeois de ses origines vers « des milieux auxquels (il) se sentait fraternellement attaché » (1). En vérité les choses avaient commencé un peu avant. En 1934, entre deux prises de vues dans le studio paternel, il photographie les événements qui rythment la vie des mouvements ouvrier et antifasciste : manifestation pour la paix, commémoration de la mort de Jaurès à laquelle participe l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires (il fréquentera ensuite plusieurs de ses membres), la fête de L'Humanité dans la clairière des Quatre-Cèdres à Garches. Le studio paternel vendu, il entreprend une double carrière de photographe industriel (vite délaissée) et de reporter illustrateur. Il couvre les grandes grèves et présente ses reportages dans des publications d'extrême-gauche : Regards, Ce Soir. Ses nombreux reportages sociaux sont remarqués par la presse américaine. Time et Life lui passent des commandes. D'une éthique sans concessions, soucieux de préserver son indépendance et l'intégrité du droit moral du photographe il met fin, en 1950, à une collaboration prestigieuse mais non conforme à sa déontologie (2). Il poursuit une carrière de photographe-illustrateur durant laquelle il élabore une œuvre personnelle dont la cohérence, l'intelligence et la sensibilité en font l'un des photographes majeurs de sa génération.

A nous la vie s'articule autour de quatre thèmes emblématiques de la période du Front populaire : l'usine, les grèves, les manifestations, les congés payés et présente la part la moins connue de l'œuvre de Willy Ronis. Ce n'est pas une photographie qui accuse avec violence, qui dénonce avec véhémence la dureté des conditions de travail, l'insalubrité des ateliers. La forge, la chaîne de montage des 4 CV aux usines Renault, la pause et le casse-croûte à la centrale sidérurgique de Richemont, le chargement sur les docks de Rouen témoignent du retrait, de la distance, voire de l'effacement du photographe. Mais, comme dans les images de cafés à Belleville, on retrouve la même rigueur de composition, la même sensibilité à la lumière, une sorte de légèreté dans la façon de traiter le sujet qui lui donne ses lettres de noblesse. La même maîtrise d'une complicité empreinte de retenue imprègne les photographies des grèves. Le portrait du mineur atteint de silicose qui ouvre le chapitre avec en écho celui de Rose Zehner, la militante de la C.G.T. exhortant ses camarades des usines Citroën à poursuivre la grève, mettent en évidence la cohérence d'une approche, d'une démarche, d'un engagement profond en marge des prises de position tonitruantes et des photos-choc (3). Aujourd'hui, ces photographies, par leur force symbolique où la dignité se mêle au courage, se révèlent comme les icônes d'une génération de militants écartelés entre les espoirs d'un monde radieux et les bourrasques de l'Histoire.

Le dernier chapitre consacré aux congés payés témoigne de la même attention fraternelle aux hommes. L'engagement des militants n'a rien de la mise en application d'une idéologie désincarnée. Willy Ronis saisit ces hommes et ces femmes dans la simplicité de leur vie quotidienne. La photographie du 1er mai, rue de Belleville, avec son café arborant, dans la vitrine, l'affiche : « 1er mai. Faites pointer vos cartes syndicales. Permanence ici. », avec ses familles endimanchées, muguet à la boutonnière et enfants à la main, souligne le parallèle entre l'enracinement populaire d'une pratique militante et la démarche du photographe toujours attentif à saisir les battements de la vie. Loin du manichéisme de l'iconographie habituelle des congés pays, Willy Ronis choisit certes des images où passe l'extraordinaire bouffée d'air pur que constituent les congés pays, la découverte des joies de la campagne, du camping, des escapades loin des usines et des ateliers ­ et avec quel talent les a-t-il photographiés ­ mais il n'en reste pas là. La guinguette des bords de Marne dans la transparence de la lumière, à travers ce repas partagé entre copains, incarne ce qui préside, dans l'inconscient collectif, à la représentation des congés payés : suspension du temps, douceur de vivre, insouciance de la jeunesse. Mais dans le hors-champ de cet oasis de pur bonheur, Willy Ronis nous fait découvrir l'autre face de la réalité aujourd'hui fort méconnue voire oubliée : des conditions de vie déplorables et, après la guerre, une crise du logement qui touche un Français sur deux quand le loyer d'une chambre de bonne à Paris représente plus de la moitié du salaire d'un ouvrier spécialisé. Le reportage réalisé à la demande d'une association caritative américaine, dans le cadre du plan Marshall, ouvre les portes des taudis où sévissent la promiscuité et le manque de confort le plus élémentaire. Misère oui, mais sans misérabilisme. Il fait froid dans la mansarde aux murs lépreux et l'on porte cache-nez et pardessus faute de mieux, mais l'on s'évade en lisant le journal et il y a toujours une place sur la table de la cuisine afin que les enfants puissent faire leurs devoirs pendant que les femmes vaquent aux occupations domestiques. Il règne une dignité où les effets de la prise de vue s'effacent au profit d'une sthétique où l'homme constitue le cœur du sujet.

Le texte de Didier Daeninckx, en voix off, journal de bord d'un jeune apprenti découvrant l'usine, les chefs, les meneurs du syndicat et la cohorte des ouvriers, retrace le déclenchement de la grève et ce qui s'en suivit jusqu'à la première escapade au Touquet-Paris-Plage. A nous la vie loin des violons de la nostalgie affirme la diversité de l'œuvre de Willy Ronis, témoigne d'une éthique et d'une esthétique sans complaisance, invite le lecteur à se ressourcer à l'un des mythes les plus exaltants de la France du XXe siècle.

* A nous la vie. Willy Ronis et Didier Daeninckx. Éditions Hoëbecke, Paris, 1996, 198 F

 

(1) Willy Ronis, Photographies, Contrejour, Paris, 1980.

(2) Life refuse de prendre en compte les légendes des photographies rédigées par Willy Ronis.

(3) Voir au sujet de Rose Zehner l'article de Bertrand Poirot-Delpech : « Le baptême de Rose », Le Monde, 18 septembre 1996, p. 12.