n° 78

 

La formation de la pratique scientifique

de Christian LICOPPE
par Dominique CARDON

Comment s'est inventé le type de pratique expérimentale qui a cours dans nos modernes laboratoires ? Par quels détours des phénomènes artificiellement reproduits dans une enceinte locale avec le concours d'un appareillage ad hoc ont-ils pu se voir doter de suffisamment d'autonomie et d'indépendance à l'égard de leur contexte de production pour que ne soit contestées ni leur authenticité ni l'universalité des lois qui les gouvernent ? Comment la pratique expérimentale est-elle devenue un geste réservé à la production des connaissances, le laboratoire l'instrument incontournable de la socialisation des faits naturels et les savants la seule communauté a qui soit reconnue l'autorité d'interpréter leur ordre ? Le passionnant travail de Christian Licoppe reprend un ensemble de questions auxquelles S. Shapin et S. Schaffer avaient déjà consacré un ouvrage exceptionnel retraçant la controverse entre Boyle et Hobbes sur la possibilité de créer artificiellement le vide à l'aide d'une pompe à air (1). Ne négligeant aucune dimension de la polémique, ni le délicat problème des fuites de la pompe, ni a condamnation des « essences immatérielles » dans le Léviathan, les auteurs avaient su adroitement mettre en scène le partage inaugural entre la représentation politique et celle de la nature dans l'Angleterre de la Restauration. Le livre de C. Licoppe permet d'élargir considérablement le domaine d'enquête ouvert par ce travail pionnier et en déplace quelque peu le cadre d'intelligibilité. Il tire profit d'un parti pris comparatiste mettant systématiquement en regard les situations britanniques et françaises et d'une inscription temporelle qui mène de l'institutionnalisation des académies royales des sciences au milieu du XVIIe siècle jusqu'au début du XIXe siècle. Mais surtout, cet ouvrage apporte deux inclinations théoriques originales au modèle de description habituellement affiché par l'histoire sociale des sciences. Il s'efforce tout d'abord de mieux articuler la problématique de l'anthropologie des sciences, telle qu'illustrée en France par les travaux de Bruno Latour, et celle de l'histoire des pratiques sociales et culturelles, à laquelle Roger Chartier a donné un programme précis et rigoureux (2) . Il s'agit donc à la fois de faire une histoire de la vérité scientifique par ses pratiques matérielles plutôt que par ses concepts, comme y invite le clin d'œil ironique du titre de l'ouvrage à la tradition épistémologique bachelardienne, mais aussi de faire entrer les sociabilités aristocratique, savante et artisanale dans le giron de l'anthropologie de l'activité scientifique (3). Le deuxième et principal enjeu de l'ouvrage lui donne sa perspective et son plan : il y est privilégié une approche rhétorique du travail de persuasion des savants. C'est à travers l'analyse des technologies littéraires qui équipent les récits d'expérience et l'étude de leurs différents supports (correspondances, conférences, mémoires, traités, etc.) que C. Licoppe propose de décrire tout à la fois le type de contrat de lecture instauré, la forme probatoire visée et le public reconnu comme instance de validation des faits exhibés. Il convient donc de lire son travail au regard de l'effort engagé pour articuler une pragmatique de la preuve expérimentale (dont la grammaire persuasive est extraite de modèles langagiers) et une histoire sociale de la production des connaissances en physique. Pour ce faire, l'auteur distingue trois régimes probatoires différents qui se déplient successivement selon une périodisation chronologique, mais qui se recoupent aussi, se recouvrent et se modifient tout au long du parcours effectué. Deux lectures parallèles de l'ouvrage peuvent alors être faites, l'une retraçant l'évolution historique du travail de certification, l'autre dessinant trois grammaires de la forme probatoire, c'est-à-dire trois ensembles de règles d'énonciation destinées à emporter l'assentiment d'un lecteur virtuel. Si la richesse de l'ouvrage tient à l'entrelacement continu de ces deux horizons d'interprétation, il est utile de les décomposer afin de faire mieux percevoir la diversité des enjeux auxquels ce livre entend apporter une contribution.

Une première lecture de l'ouvrage se présente sous la forme d'une restitution chronologique des formes endossées par le récit d'expérience. Le premier régime probatoire dégagé par C. Licoppe émerge entre 1730 et 1760 avec la constitution progressive d'une communauté expérimentale au sein du cercle composite des philosophes naturels. S'érigeant contre les savoir-faire secrets des alchimistes, luttant à armes inégales contre les mathématiciens et les géomètres qui bénéficient de la prédilection du souverain, refusant la rhétorique syllobistique des anciens livres de la nature, une fraction de savants mobilisent de coûteux instruments pour réaliser devant témoins des expérimentations « curieuses » et « intrigantes ». En utilisant des dispositifs instrumentaux originaux, en faisant apparaître de manière spectaculaire des phénomènes échappant aux perceptions ordinaires, les nouveaux expérimentateurs s'efforcent d'imposer le régime de l'experimentum (la mise à l'épreuve artificielle) contre celui de l'experientia (la recension des lieux communs) qui, conformément à la tradition aristotélicienne, dominait jusqu'alors dans la science de la Renaissance. Ils doivent parvenir à convaincre leurs lecteurs qu'une expérience locale effectuée dans des circonstances improbables à l'aide d'instruments plus ou moins fiables a une valeur de généralité supérieure à ce qui peut être vu et su de tous. Aussi, à l'exemple des écrits de Boyle qui a codifié le récit de ce type de pratique, la narration de leurs activités se caractérise par un luxe de détails relatant les circonstances de l'opération expérimentale, la présence en première personne de l'expérimentateur dans le récit, le souci vigilant de séparer les faits de leurs interprétations (qui, elles, peuvent se déployer en conjectures multiples et entrer dans un espace polémique autant qu'est préservé l'accord de tous sur la réalité des phénomènes observés). Le recours à la certification d'une communauté de témoins et l'implication du lecteur virtuellement enrôlé pour assister à la scène expérimentale se signalent encore par l'instruction narrative qui est commune à l'ensemble de ces écrits : « J'ai fait X... J'ai vu Y ». La validité des faits d'expérience ne peut dès lors être isolée de la forme particulière de sociabilité qui réunit les témoins : tous sont aristocrates et leur rang est garant de la moralité du témoignage, mais une fraction seulement d'entre eux peut revendiquer le statut de savant-expérimentateur. La fiabilité de la chose vue s'appuie non seulement sur la qualité sociale des juges, dont le regard est commandé par la sociabilité de cour et l'autorité dérivée de celle du monarque (qui assiste parfois à la scène expérimentale, sans pourtant que sa présence « solaire » ne lui confère que autorité spécifique), mais aussi sur le caractère spectaculaire, « merveilleux », des effets produits à destination de ce public curieux des étranges ébranlements de la nature.

A peine cette première forme expérimentale instaurée, une seconde va se constituer dès le début du XVIIIe siècle contre la curiosité aristocratique en arguant du caractère « utile » des résultats expérimentaux. Plusieurs tensons sont au principe de la fonction du régime probatoire de l'utilité, mais un même impératif en guide la conception : réussir à stabiliser les phénomènes afin de les faire circuler dans des ensembles sociaux plus larges que la seule enceinte expérimentale. « J'ai fait X et tel phénomène se produit », lit-on désormais dans les compte rendus savants. Les sujets de la narration expérimentale se distribuent différemment et l'espace phénoménal conquiert son indépendance à l'égard du regard des témoins. Pour garantir l'autorité de ce nouveau régime probatoire, il faut d'abord parvenir à reproduire les phénomènes physiques en des sites distants, avec des instruments et des acteurs différents, puisque ceux dont rendent compte les expérimentateurs « curieux » se montrent passablement versatiles, tel le mercure que Bernouilli rend lumineux, à Groningue, et qui reste inerte pour l'Académie des sciences parisienne. Il faut ensuite, par delà les simples conjectures, construire des systèmes interprétatifs dotant d'une cause commune la répétition des mêmes effets. Comme le revendique Franklin, la théorie doit acquérir une plus grande stabilité pour se transporter vers ses nouveaux destinataires et une plus forte autonomie à l'endroit de l'espace phénoménal, quitte même à s'acquitter à bon compte de légères différences entre la mesure théorique et la mesure expérimentale. Deux ambitions sont alors affirmées conjointement : garantir, d'une part, un meilleur contrôle de l'espace expérimental afin de le purifier de toute contingence, opération qui, comme l'indique Newton, passe par la maîtrise et la réplication des instruments et, d'autre part, domestiquer les expérimentateurs, codifier leurs gestes et vérifier leur compétence. C. Licoppe montre ainsi comment Réaumur a dû simultanément standardiser ses thermomètres en les paramétrant et gendarmer ses expérimentateurs en leur imposant un labeur qui n'avait plus rien de mondain. Ils devront désormais prendre les mesures en des lieux définis, à des heures fixes et dans des conditions similaires. Un nouveau public est alors convoqué dans le récit expérimental : les administrateurs, les ingénieurs et les artisans, avec lesquels les savants passent alliance en instaurant un rapport de force qui leur sera rapidement favorable. Retraçant les débats sur la solidité du bois, C. Licoppe montre ainsi comment s'est peu à peu réduit l'écart entre le monde des descriptions savantes et celui de l'exécution pratique des ouvriers. Après avoir utilisé à leur propre compte les savoir-faire artisanaux, les expérimentateurs reconfigurent leurs connaissances et leurs instruments et font redescendre les nouvelles lois de la physique dans les pratiques professionnelles. Buffon diffuse des tables révisées sur la résistance des bois et en remonte aux incroyants encore attachés aux tours de main de la tradition des métiers, Dufay intrigue auprès des administrations pour que sa pompe à eau à jet continu soit installée dans les maisons afin de lutter contre les incendies, etc. Tout concourt alors à stabiliser un réseau de traduction unissant savants et artisans, rapprochant les systèmes théoriques des compétences professionnelles, impliquant utilement de nouveaux instruments dans la domestication du monde naturel.

L''exactitude des mesures est le vecteur du dernier régime probatoire étudié par C. Licoppe. Il prend forme dans les années 1770-1790 avec les travaux de Coulomb, Lavoisier et Laplace. L'écart entre la théorie et l'expérience qui, dans le régime de l'utilité, ne pouvait être entièrement réduit se trouve ici résorbé par la clôture complète de l'espace expérimental sur lui-même. Les portes du laboratoire se ferment aux artisans comme aux curieux pour installer dans un face-à-face d'un genre nouveau des expérimentateurs compétents, se donnant pour seule justification le progrès des connaissances, et des instruments de mesures paramétrés avec une exactitude suffisante pour que leurs résultats puissent être transportés et dupliqués en tout lieux. Là encore, une nouvelle rhétorique expérimentale se met en place : la restitution des préparatifs se réduit, les marqueurs narratifs disparaissent et le récit circonstancié de l'expérience semble dissocié de l'effort de preuve. Les chiffres établis par les instruments prennent alors une dimension centrale dans le compte rendu d'expérience. Ils se détachent dans le corps même du texte, se réunissent en tableaux et en graphes, comparent leur précision respective et dialoguent à travers les différentes expérimentations. Dans ce nouveau montage narratif, l'observateur disparaît complètement, son écriture est contrôlée et son corps discipliné par les instruments afin qu'il n'interfère pas dans les mesures (ce qui justifie, par exemple, la mise en place, d'une glace de protection pour séparer le dispositif expérimental du corps du savant). Significativement, les instruments se terminant par le suffixe « -mètre » se substituent aux instruments en « -scope » : les seconds appartenaient au monde de la chose vue, les premiers signent la victoire du calcul et de la mesure. Cette nouvelle économie du dispositif expérimental se construit pourtant autour d'un bouclage autoréférentiel : les valeurs mesurées valident les valeurs attendues par le calcul théorique (et réciproquement) et cette conjonction résulte du travail d'épuration du dispositif expérimental qui permet de mettre à jour la constance et la stabilité des phénomènes, leur parfaite conformité avec les hypothèses de départ. Théories et instruments conjuguent ainsi leurs efforts pour que la nature parle d'elle-même, telle quelle.

Une seconde lecture de l'ouvrage peut être superposée à cette chronique de l'aventure expérimentale. Elle permet à la fois de dégager une grammaire pragmatique de l'énonciation scientifique et de ses conditions de félicité. Dans les trois configurations probatoires qu'il a étudié, C. Licoppe s'attache en effet à mettre chaque fois en relief une instance spécifique depuis laquelle se forme et s'éprouve le crédit du récit d'expérience. Si cette instance se reconnaît prioritairement par ses ancrages socio-historiques, l'auteur lui confère aussi un statut pragmatique dans l'appareillage rhétorique utilisé par les savants. De sorte qu'en forçant sans doute le rigoureux propos de l'auteur, on peut considérer que ces trois modèles probatoires posent respectivement le regard, le réseau et le calcul comme point d'appui à la validation des faits curieux, utiles et exacts. Dans le régime de la curiosité, tout d'abord, l'opération probatoire est supportée par la collectivisation de l'expérience sensorielle des témoins. La certitude de la chose vue articule le regard du témoin aux outils que l'on manipule, à l'habileté de l'expérimentateur et aux curieux effets de la nature. Sans doute est-ce d'ailleurs parce que ce mode de certification passe directement par l'expérience sensible des témoins que les débats portant sur le monde phénoménal et sur le monde des humains sont si étroitement solidaires, que les métaphysiques naturelle et politique parlent encore une langue presque commune. Dans le régime probatoire de l'utilité, ensuite, dont la figure de préférence est « J'ai fait X et le phénomène Y se produit », l'autorité de l'expérimentateur sur la situation s'estompe et s'inverse le rapport entre le geste et le monde physique, puisqu'ici la vérité « passe du regard à la chose ». Le contexte de validation de l'expérimentation se réarticule à mesure que s'hybrident les sens humains et les dispositifs instrumentaux. Les faits se soustraient à la main habile du savant et revendiquent une stabilité et une durabilité susceptible d'être reproduites dans une diversité de circonstances. C'est bien alors la force des associations cosntituées pour tenir ensemble les instruments, leurs manipulateurs et leurs interprètes qui se porte garant de la valeur de vérité des phénomènes. Le régime probatoire de l'exactitude, enfin, s'émancipe de toute forme narrative et abolit le caractère local et contingent de l'opération expérimentale : il n'est plus besoin d'expérimentateurs pour que les faits parlent d'eux-mêmes aux machines qui les interrogent. Les inscriptions portées sur l'instrument de mesure constituent désormais le seul instrument probatoire fiable et la valeur de vérité des phénomènes se construit dans l'espace de calcul qui réunit les hypothèses théoriques aux cadrans des instruments.

En tenant de la sorte le regard, le réseau et le calcul comme trois instances probatoires différentes, l'ouvrage de C. Licoppe apporte une contribution qui dépasse la seule histoire des sciences et permet d'interroger notre rapport à l'univers des choses certifiées. Il éclaire d'abord la manière dont la sensibilité de la chose vue a été progressivement déléguée à la précision des choses mesurées et invite à mettre en regard l'abandon du témoignage oculaire dans la science expérimentale et le développement depuis la Révolution française de la critique de ce type de dispositif probatoire aussi bien dans l'univers du droit, qui lui préfère les preuves matérielles, que dans celui de la philosophie morale. Il engage aussi à suivre les destins contrastés des différentes grammaires probatoires, puisque, comme l'indique l'auteur, les régimes de curiosité et de l'utilité n'ont jamais été entièrement recouverts par celui de l'exactitude. Ils se sont plutôt transformés, recomposés et réarticulés les uns aux autres. Si ces modes de certification ont aujourd'hui déserté le cœur de l'activité scientifique, ils en balisent les marges et réapparaissent dans tous les espaces-frontières que le laboratoire doit se ménager pour contracter avec les pouvoirs, les acteurs et les intérêts nécessaires à son activité. Ainsi, les scientifiques contemporains ne cessent d'avoir recours au spectacle de la démonstration publique pour intéresser des audiences profanes à leurs projets. Les controverses opposant preuves oculaires et exactes ne sont pas non plus éteintes, comme en témoigne l'usage, comme par défaut, de la certification visuelle dans les « para-sciences » et le travail d'invalidation de la compétence des témoins et de déconstruction des certitudes sensorielles mené contre elles par les experts scientifiques (4). Plus encore, l'implication du chercheur en première personne et le travail de mobilisation des réseaux sociaux parcourent toujours en sous-main les activités des laboratoires contemporains. Tout se passe alors comme si la généalogie proposée par C. Licoppe dessinait en creux le programme interprétatif que la nouvelle sociologie des sciences a exploité pour proposer un récit de la fabrication des faits scientifiques concurrent de l'épopée triomphante de l'histoire épistémologisante. Ainsi, la démarche ethnographique, d'abord, a su entrer dans le plus fin des pratiques de laboratoire pour faire réapparaître le corps propre de l'expérimentateur impliqué en première personne dans la production située des faits scientifiques. Ces travaux d'enquête méticuleux ont réanimée la formule « je fis et je vis » derrière l'apparente évidence de la facticité des objets de savoir. La notion d'acteur-réseau, ensuite, a permis de réouvrir l'espace expérimental au jeu complexe d'alliances et de traductions qui participent à la stabilisation des montages socio-techniques. C'est bien alors la formule « en associant X et Y, tel phénomène se produit » qui retrouve sa pertinence dans l'interprétation de l'activité scientifique contemporaine.

 

L'espace public et l'emprise de la communication

Isabelle PAILLIART
par Valérie DEVILLARD

L'ouvrage collectif, L'espace public et l'empire de la communication, sous la direction d'Isabelle Pailliart, se propose à travers une multiplicité d'approches - science politique, sociologie, sciences de l'information et de la communication - d'analyser les nouvelles formes que revêt l'espace public à l'heure d'une emprise quasi généralisée de la communication sur l'ensemble de la société. Pierre Chambat souligne l'ambivalence de cette notion et les multiples acceptions que recouvre ce concept, selon qu'il soit conçu dans une perspective politique, sociale, historique ou encore urbaine : « L'espace public recouvre à la fois un ou des lieux, un ou des espaces physiques (l'Agora, les salons et cafés, les places, le Parlement, etc.) et le principe constitutif d'une action politique qui s'y déroule, devrait ou pourrait s'y dérouler, action que l'on reconnaît comme démocratique (la délibération en commun opposée au secret, à la raison d'État et à la représentation Louis-quatorzienne analysée par Louis Marin). Il désigne à la fois des réalités empiriques (la cité-État grecque, la sociabilité bourgeoise du XVIIIe siècle) et une norme qui déborde ces singularités historiques et tend à contester le principe d'autorité dans toutes les institutions (Veritas non auctoritas facit legem). La notion d'espace public est elle-même érigée en médiatrice entre la société civile et l'État, entre la sociabilité et la citoyenneté, entre le privé et le public, les moeurs et la politique ». Les huit contributions, présentées de manière thématique, dans une démarche résolument interdisciplinaire, sont issues d'une réflexion collective, menée entre 1993 et 1994, dans le cadre d'un séminaire, « Communication et médias » de l'école doctorale de l'Université Stendhal (Grenoble). Cette analyse explore quatre axes de recherche : la « publicisation » des opinions (Patrick Champagne, Erik Neveu), « l'objectivation de soi » (Pierre Chambat, Pierrre Moeglin), l'interpénétration de l'espace public et de l'entreprise (Bernard Floris, Christian Le Möenne), et enfin, médias, médiations et espace public (Bernard Miège, Jean Mouchon). Elles « adoptent toutes une position commune : l'acceptation de la référence à la notion d'espace public telle qu'elle se présente originellement au XVIIIe siècle, pour Habermas, et la volonté de nourrir la réflexion initiale d'apports à la fois plus contemporains et plus critiques. » Aussi, s'inscrivent-elles dans la continuité de la réflexion habermassienne, et s'intéressent-elles plus particulièrement à l'espace public politique et de ses relations avec la sphère professionnelle, tout en partant d'une hypothèse commune, celle de la fragmentation de la sphère publique en phase de recomposition.

La contribution d'Erik Neveu, « Les sciences sociales face à l'Espace public, les sciences sociales dans l'espace public », illustre le mieux la recherche d'une critique constructive et prospective autour du concept d'Espace public. Loin de faire le deuil de l'oeuvre d'Habermas et des travaux critiques qui l'ont prolongée, il nous propose un programme de recherche, construit autour de trois perspectives : la première actualiserait « les interrogations sur les substrats privés et sociaux de l'espace public » ; La seconde pourrait prendre les formes d'une « carthographie actualisée » des espaces et des « nouveaux répertoires de la parole publique. » ; enfin, la troisième perspective consisterait à s'interroger sur « la place et les effets des sciences sociales dans l'espace public ». Il estime en effet que « l'ampleur des objets rencontrés viendrait alors suggérer que penser l'espace public n'est pas une rubrique ordinaire du travail scientifique, mais l'une des grandes questions des sciences sociales, qu'elle met en présence d'un fait social total. »

Espace public et débat politique

Le statut présent de l'espace public peut s'analyser à travers les modèles de communication successifs qui l'ont généré et continuent encore à le modeler : tout d'abord celui de la presse d'opinion, puis de la presse de masse, et des médias audiovisuels, et enfin, nouvelle forme émergente qui se juxtapose aux autres, celle des relations publiques généralisées (ou communication généralisée). Bernard Miège (« L'espace public : perpétué, élargi et fragmenté ») dessine les traits spécifiques de l'espace public contemporain, en constatant qu'il s'est perpétué, qu'il s'est élargi, que ses fonctions se sont étendues, et enfin qu'il s'est fragmenté, car il fondé aujourd'hui à partir d'espaces partiels pluriels.

L'élargissement de l'espace public consécutif à l'adoption en France du Suffrage universel intégral et direct depuis 1965 et à l'émergence de nouveaux acteurs légitimes sur la scène publique (les sondages d'opinion et les conseillers en communication politique) a modifié en profondeur la représentation traditionnelle du politique. La crise de représentativité du politique, dans un espace public élargi est abordée par le biais de la question du rôle croissant des sondages d'opinion dans le débat public (Patrick Champagne, « (Opinion publique (et débat public »). Ce premier débat, engagé par Pierre Bourdieu en 1973 (1), soulève la question de la légitimité de la production des sondages d'opinion et de leur diffusion médiatisée. Car nous imposant une nouvelle conception de l'opinion publique, dans un espace public élargi depuis l'avènement de la démocratie de masse, leur usage et leur place de plus en plus importante dans le débat public pose problème. D'après Pierre Bourdieu, l'opinion telle qu'elle résulte des sondages représente un artefact scientifique imposant une conception de l'opinion publique comme la simple somme d'opinions individuelles. Occultant les rapports de force, créant l'illusion d'un consensus et dont la pratique est menée à des seules fins politiques. Prolongeant cette analyse, Patrick Champagne estime que l'opinion publique saisie par les sondages est devenue une réalité sociale qui est source de nouvelles légitimités des acteurs du champ politico-médiatique, et qui pèse sur la représentation de l'opinion publique et du débat public qui en découle. Il conclut que « [...] les enquêtes dites d'opinion consistent à mesurer la visibilité des actions médiatiques et à apprécier le degré d'approbation ou de rejet à l'égard des messages proposés afin, selon une logique qui est celle de la publicité plus que de la démocratie, d'ajuster un message politique qui peut être sans rapport avec la réalité. »

Une multiplicité de facteurs est à l'origine de la « reconfiguration de l'espace public démocratique pendant les années 80 » : l'influence moindre des politiques nationales sur une sphère économique en phase accrue d'internationalisation, la fin quasi totale des régimes communistes, la généralisation de l'alternance politique dans nos démocraties libérales, et le rôle croissant de la télévision dans le débat politique. « Devenue le passage obligé pour la communication politique, elle transforme, selon Jean Mouchon (« Espace public et discours politique télévisé »), la fonction même de la transaction politique. » Ce nouveau contexte a pour principale résultante le délitement progressif des fondements de nos démocraties représentatives, mises à mal par de nouvelles formes de médiation télévisuelle qui favorise l'émergence d'une démocratie d'opinion (notamment en raison de l'usage pléthorique des sondages d'opinion à la télévision).

Face à la scénarisation médiatique du politique, à l'imposition d'une vision monolithique du social que nous propose la télévision, Jean Mouchon s'engage (prolongeant ainsi sa réflexion dans une proposition d'action) à ouvrir un « espace de points de vue », afin de lutter contre la crise généralisée de nos sociétés qui se traduit, en autres, par la perte des références constitutives de l'espace public traditionnel.

Espaces publics et sphère professionnelle

La redéfinition des frontières entre espace public et privé s'observe à travers la médiation technique. Pierre Chambat (« Espace public, espace privé : le rôle de la médiation technique ») en vient à conclure que « les TIC comme l'évolution récente des médias viennent bousculer la conception « représentationnelle » de la communication, ancrée dans une appréhension instrurmentale de la technique ». A travers l'Ecole se joue la fragmentation de l'espace public en micro-espaces locaux et partiels (Pierre Moeglin, « L'espace public à l'école de la société pédagogique »). C'est ainsi qu'« abandonnant sa position traditionnelle, aux marges, en marge et au service de la société, l'École tend en effet à se situer à l'avant-poste de la recomposition de l'espace public. »

L'émergence de l'entreprise-citoyenne préfigure-t'elle les contours d'un nouvel espace public ? D'après Christian Le Moënne (Espace public et entreprises : penser la sphère professionnelle), les nouveaux préceptes de management par l'emprunt de notions issues des sciences sociales et humaines, conçoivent la sphère professionnelle comme faisant partie du « monde social vécu », au même titre que d'autres lieux de socialisation (famille, institutions sociales). La logique participative d'entreprise (« donner de la "citoyenneté en entreprise" ») ne doit cependant pas être confondue avec les modes de discussion propres à l'espace public. « Il y a certainement des relations entre les différentes sphères, mais surtout une grande confusion entre les différentes conceptions qui veulent en rendre compte en référence à la démocratie politique. »

Bernard Floris (« L'entreprise sous l'angle de l'espace public ») pose, quant à lui, la question du rapport entre l'espace public et l'entreprise. « Ce qui revient également à poser la question quasi tabou du lien entre la démocratie politique et le fonctionnement de l'entreprise. » D'après lui, la conception habermassienne occulte le fait que « l'espace public n'est pas le lieu abstrait de consensus démocratique libéral, c'est un espace conflictuel exprimant des rapports sociaux d'inégalité et de domination. » D'autre part, les sciences de l'information et de la communication n'ont pas construit de problématique spécifique afin de comprendre les fonctions de communication de l'entreprise (en raison de la prédominance des sciences économiques et de gestion dans ce domaine). Elle, qui à ses origines, s'était soustraite de tout lien avec la sphère politique a fait irruption à partir des années 80, dans le débat public. Cette mutation profonde révèle de « nouveaux rapports sociaux dans l'entreprise et la société » et « de nouvelles formes de légitimitation » des entreprises privées et de l'État, des forces politiques et syndicales.

Une perspective renouvelée de l'espace public

Cet ouvrage s'inscrit dans le prolongement d'autres travaux menés depuis quelques années autour d'une perspective renouvelée du concept de l'Espace Public (2), tel qu'il a été forgé par Jürgen Habermas (parution française en 1978) et revu par lui-même. Dans sa préface de la 17e édition allemande de l'Espace Public (1962), rédigée en 1990, Jürgen Habermas apporte des compléments importants à propos de la formation et du concept de la sphère publique bourgeoise, et des transformations structurelles de celle-ci. Il constate par exemple que la sphère publique est plurielle dès sa formation ; à côté et enchevétrée à la sphère publique bourgeoise émerge une sphère publique « plébéienne » sous des formes qui lui sont spécifiques. Ce concept ne figure donc plus un mode de représentation unitaire et totalisant de la sphère publique, mais tient compte des mutations des systèmes de représentations actuelles. Au premier modèle normatif s'est substituée progressivement une représentation plus complexe constituée « d'un réseau fragile d'espaces publics pluriels et autonomes, qui n'ouvre à un espace commun, à la conscience diffuse de la communauté, que par les structures de la discussion qui lui sont propres. » (3). Suite aux inflexions de la pensée habermassienne et de l'apport des travaux critiques, qui ont affiné la conception première des processus de constitution de la sphère publique bourgeoise, l'objet d'analyse s'est complexifié et s'est matérialisé en des espaces multiples, construits à partir de champs disciplinaires distincts : théorie politique, science politique, histoire, sciences de l'information et de la communication, urbanisme.

De surcroît, l'élargissement et la fragmentation de l'espace public contemporain sont liés également à l'explosion de la communication et notamment à l'apparition de nouvelles technologies de l'information et de la communication. De nouveaux usages sociaux s'élaborent et induisent de nouvelles délimitations de frontières entre les sphères publique et privée. D'après Jean-Marc Ferry (4), le phénomène de constitution d'une sphère publique bourgeoise a marqué l'émergence du traitement public des questions personnelles ; des thèmes de discussion jusqu'alors privés ont surgi sur la scène publique et ont eu progressivement droit de cité. Depuis, l'emprise généralisée de la communication a entraîné l'apparition d'un nouveau dispositif où l'intimité professionnelle, familiale et conjugale est exhibée sur une scène publique médiatique. « Ainsi l'espace public outrepasse-t'il aujourd'hui le seuil naturel de ce qui paraît digne de la communication. » (5) Les frontières traditionnelles entre sphères privée et publique ne seraient plus alors significatives : on assisterait aujourd'hui, soit à une dilution de la sphère privée dans la sphère publique (la communication politique médiatisée ne passerait plus alors par la représentation (6)), soit à « une reformulation des expressions privées et d'une captation, par la scène publique, de nouvelles thématiques, de nouveaux enjeux » (7), dessinant les contours d'un modèle de vie « publique privée », selon l'expression de Dominique Mehl.

D'autres champs disciplinaires se sont également appropriés la notion d'espace public : la sociologie urbaine et l'urbanisme.

Cette seconde ligne de pensée, qui s'intéresse à la notion d'espace public émane notamment de la sociologie urbaine (les espaces publics urbains de l'école de Chicago). Cette approche tient compte de la matérialité de ces espaces, qui sont envisagés à la fois comme des espaces physiques et sociaux. Lieux de « visibilité » (Richard Sennett (8)) ou encore « scène d'apparition » (Hannah Arendt), ces espaces développent des modes de sociabilité particuliers (liés à leur caractère public) qu'il faut questionner : espaces de socialisation, d'insertion et d'intégration, ou au contraire espaces de conflits où se joue une mise en scène du public, reformulant perpétuellement ses frontières avec la sphère privée.

Enfin, dans sa conception la plus limitative, l'espace public s'incarne dans des figures urbaines traditionnelles (place, rue, etc.) qui prennent en compte la dimension communautaire des lieux de la ville. Elle s'opposerait à une conception fonctionnaliste du domaine public, quand il est figuré dans des équipements à usage « collectif » (centre commercial, terrains de sports etc.), définis selon une typologie fixant la forme et la destination des édifices, selon des fonctions qui correspondraient aux besoins de l'individu.

Ces axes de recherche n'ont pas été explorés par le présent ouvrage, privilégiant l'héritage de l'école critique. Son intérêt est d'offrir une approche de l'oeuvre d'Habermas, en ouvrant de nouvelles pistes de réflexion, notamment sur les liens entre l'entreprise et l'espace public.

 

 

Les illusions du management

de Jean-Pierre LE GOFF
par Jean-Luc METZGER

Dans cet essai de 133 pages, l'auteur reprend et développe ce qui constituait l'une des conclusions de son précédent essai : Le mythe de l'entreprise (La Découverte, 1993). Il cherche, en effet, à définir les objectifs et le contenu de la formation qui serait la mieux adaptée aux apprentis managers (jeunes ingénieurs encore scolarisés ou experts techniques accédants à un poste d'encadrement). Cette question, loin de relever de la seule pédagogie, nécessite que l'on s'interroge sur le métier de manager et sur les limites de toute formation. Ces deux questionnements sont l'occasion, pour l'auteur, de remettre en cause des idées reçues.

Le métier de manager

Les transformations de l'organisation du travail, accompagnées de modes managériales destructurantes, ont contribué à tellement bien « brouiller les cartes » que la première tâche du sociologue consiste à retrouver de la cohérence au sein même de l'activité parcellisée du cadre. Se basant sur une longue connaissance de milieux professionnels variés (bâtiment, entreprises publiques), l'auteur rappelle que le « commandement » demeure essentiel dans l'activité du manager. En effet, si les relations hiérarchiques ne peuvent plus prendre la forme de l'autoritarisme d'antan, tendance « petit chef », il serait illusoire de penser que le « chef » ne doit plus donner d'ordre. Il doit, au contraire, se souvenir qu'il a toujours en responsabilité le « maintien de l'ordre productif », la cohérence globale d'un processus. Dans le même sens, on attend de lui qu'il décide, qu'il dissipe le flou produit par les multiples transformations de l'organisation ; décisions qui, cependant, doivent être argumentées, expliquées.

C'est dire que Jean-Pierre Le Goff n'adhère pas aux thèses anti-autoritaires dans l'entreprise : cette dernière est avant tout un enjeu économique, et le contrat de travail est caractérisé par une relation de subordination. L'auteur ne renonce pas pour autant à l'idée que l'on puisse « démocratiser » les relations dans l'entreprise, relève de la sphère du politique (au sens des « affaires de la cité ») ; en cela, elle déborde le cadre de l'entreprise (et de cet essai). Par contre, le pouvoir spécifique des managers, qui consiste à adapter l'organisation du travail aux impératifs stratégiques, se prête plus directement au développement de la participation des travailleurs.

Une fois assise la nécessité de « commander », de « décider », reste à savoir sur quel principe fonder la légitimité de l'exercice du pouvoir managérial. Là encore, Jean-Pierre Le Goff se démarque des représentations dominantes. Contrairement à une idée répandue, le management n'est pas qu'une question de communication ou de mise en œuvre de « recettes ». On ne peut, non plus, le réduire à des calculs économiques. L'auteur montre que le cœur de la fonction d'encadrement reste la maîtrise technique. Et ce, quelle que soit l'organisation du travail, quelle que soit la position du manager : chef de production dans une structure hiérarchique, ou responsable de projet dans une structure en réseau. Car l'intérêt des « formations techniques longues » réside autant dans l'acquisition d'un savoir précis, que dans la structuration d'un mode de raisonnement : grâce à la maîtrise d'une technique, les ingénieurs peuvent acquérir une certaine légitimité vis-à-vis de leurs agents ; et grâce à l'aptitude « généraliste », ils peuvent poser les bonnes questions à des subordonnés plus compétents.

Telles sont les bases. Mais elles ne suffisent pas. Les encadrant sont plongés dans des situations paradoxales. Ils doivent, sous l'injonction répétée de « lutter contre la concurrence », trouver les moyens de « dégraisser » des équipes, tout en parvenant à motiver ceux qui restent. La dégradation des conditions de l'activité aboutit à favoriser le repli sur soi et la méfiance des salariés. Le manager doit donc se montrer un homme de terrain. Dès lors, si un certain type de raisonnement peut être acquis « à l'école », l'ingénieur ne pourra encadrer que s'il s'appuie sur « un parcours professionnel au cours duquel s'acquièrent l'expérience et en forme de sagesse indispensables pour effectuer correctement cette activité » (p. 68).

Critique du conseil en management

Cette définition du « métier » d'encadrant se heurte à celle « des "spécialistes" en management, souvent sans expérience aucune d'encadrement », occupant des positions « au carrefour de l'université, du conseil et des instituts de formation », exerçant une sorte d'hégémonie sur la conception de ce métier. Si l'auteur n'explique pas l'origine de cette prise de pouvoir pas les « bricoleurs du comportement humain », il montre quelles sont les conséquences sur le fonctionnement de l'entreprise. Car, loin d'aboutir à l'effet recherché (accroissement de la productivité du travail par une plus forte motivation des salariés d'exécution), ces méthodes, consistant le plus souvent à appliquer des recettes pré-existantes, provoquent de l'incompréhension. En effet, elles s'appuient sur une représentation encore dominante chez les cadres et qui consiste à penser que « leur forte motivation et implication dans le travail, leur essentielle bonne volonté, appuyée par le développement des outils de toutes sortes devraient permettre de résoudre l'essentiel des difficultés qu'ils rencontrent avec leurs subordonnés » (p. 16). Dans ces conditions, on n'aide pas les encadrant à dépasser la prénotion selon laquelle « c'est toujours l'autre qui ne comprend rien ».

Depuis le début des années 80, les mutations subies par le corps social des entreprises rendent les salariés inquiets, las, sans identité professionnelle claire. Cela les amène à exprimer, vis-à-vis de leurs encadrant directs, des demandes précises, que ces derniers n'ont pas toujours la disponibilité d'entendre. Plus, ils auraient tendance à privilégier la mise en œuvre de nouvelles directives, de nouvelles exigences définies par les dirigeants, eux-mêmes très éloignés des réalités du terrain. Et plus ce schéma se reproduit et plus l'incompréhension grandit, plus se renforce une nouvelle forme de dualisation des salariés, laquelle provoque déstabilisation et désarroi.

Face à ces blocages, les managers doivent apprendre à reconnaître qu'existent, à côté d'eux, des salariés qui n'ont pas le même rapport au travail, ni le même type de préoccupations (1)(p. 87). Capacité d'écoute qui ne peut s'acquérir sur le modèle des « compétences directement opérationnelles », mais résulte d'une « expérience humaine », à base de « sagesse pratique qui sait tirer les leçons de l'expérience ».

Un apprentissage pour les managers

Mais alors, si le bon manager est celui dont le savoir-faire s'est construit dans l'expérience, par une succession d'essais et d'erreurs, n'est-il pas paradoxale d'envisager de « former » au management ? Jean-Pierre Le Goff ne le pense pas. Ayant évacué les errements qui s'accommodent de gadgets ou cherchent à enseigner l'art de manipuler, il propose un projet en deux axes. D'une part, sur le modèle de l'apprentissage, il s'agirait d'offrir aux futurs managers l'occasion de se confronter à des situations réelles. Ils travailleraient en tutorat avec des « cadres ayant acquis un solide savoir-faire et ayant réussi dans leur domaine d'activité ». L'auteur ne précise pas comment ces tuteurs seront sélectionnés, mais il indique qu'ils devront nécessairement être volontaires. D'autre part, il suggère l'acquisition d'une culture générale, qui ne consisterait pas à « "piller" et instrumentaliser les sciences humaines pour bricoler des outils dans un souci d'opérationalité ». Cette culture générale doit permettre un recul réflexif, un décentrement, par rapport aux pratiques quotidiennes. Ainsi « toute lecture et interprétation implique de se laisser interpeller et porter par un texte dont on ne comprend pas d'emblée la signification. Cette démarche ne nous paraît pas sans lien avec la qualité d'écoute qui implique de relativiser sa façon d'être, de se décentrer pour "se mettre à la place de l'autre" » (pp. 133-134).

Finalement, il n'est pas simple d'être manager et encore moins de le devenir. A supposer qu'on le souhaite, il faut posséder une spécialité technique pour acquérir une forme de raisonnement transférable ; il faut savoir commander et décider, aptitudes qui ne s'enseignent guère ; il faut suivre un apprentissage dans les pas d'un manager chevronné ; il faut, enfin, se forger une dimension « d'homme et de citoyen », en n'hésitant pas à ce confronter avec les grands maîtres des sciences humaines. Si ce programme paraît digne du Platon de la République, il permet de prendre l'exacte mesure du « métier de manager ».

 

Au-delà de la qualité. Démarches qualités, conditions de travail et politiques du bonheur

de Frederik MISPELBLOM
par Jean-Luc METZGER

Des normes ISO 9000 au « zéro défaut », en passant par la « qualité totale » dans les entreprises, nous sommes tous confrontés à l'usage du terme de qualité. Les entreprises s'engagent sur une qualité de production constante, nos désirs seront exaucés, nous n'aurons pas de surprise. A-t-on, pour autant, remarqué une substantielle amélioration des produits que nous consommons ? Sont-ils plus solides, plus fiables, moins dangereux ? Si les délais ont été raccourcis, en est-on plus satisfait ? Plutôt que de nous fournir des réponses « clé en main », Frederik Mispelblom, résumant le résultat de ses recherches dans plusieurs grandes entreprises, dont France Télécom, nous invite à apprécier la complexité de cette notion, à en mesurer les enjeux, et souligne les malentendus dont elle est l'objet. Ce qui l'amène à restituer la qualité, ou plutôt les qualités, au cœur du processus de production-consommation, avant de montrer que la référence, si consensuelle, à la qualité tend à évacuer le caractère conflictuel des rapports entre acteurs, aussi bien dans l'entreprise que sur le « marché ».

De l'intérêt d'une démarche historique

La recherche de la « qualité » n'est certes pas une innovation et l'on peut reconstituer, comme le fait l'auteur, le cheminement qui, par élaborations successives, a conduit aux actuelles projets de « qualité totale ». Mais, bien loin de montrer que la recherche de la qualité relèverait d'une sorte d'anthropologie, l'intérêt d'une approche historique réside dans le fait qu'elle permet de souligner le rôle fondateur de la taylorisation, et plus généralement, des procédures de rationalisation de l'organisation du travail. Ainsi, l'une des premières tentatives « modernes » de rechercher la qualité dans la production, concernerait l'industrie d'armement, quand le succès militaire résidait dans la rapidité avec laquelle les soldats pouvaient, sur le champ de bataille, changer les pièces de leurs fusils. Peu à peu, un groupe d'experts es qualité s'est distingué : l'organisation scientifique du travail fournit alors les conditions nécessaires à la naissance d'une véritable stratégie de la qualité, distincte de la production proprement dite.

La démarche historique permet, également, de souligner le caractère socialement construit de la qualité : en même temps que la hiérarchie sociale se trouve justifiée par l'existence de caractéristiques intrinsèques supérieures (« être de qualité » c'est être noble), on légitime l'existence d'une bonne qualité en soi, laquelle fournit, en retour, un modèle qui rend naturelle la hiérarchie sociale.

Pouvoir et organisation du travail

Quant aux usages sociaux de la qualité, l'auteur fournit plusieurs axes d'analyse, empruntés aussi bien à la philosophie (pour laquelle, la qualité relève de l'ontologie), qu'à la psychanalyse (qui démonte les illusions du « bonheur » liées à la qualité) ou à la littérature (l'homme sans qualité de Musil). Sociologiquement, dire d'un être ou d'un objet qu'il est « de qualité », c'est imposer des critères de classement, ceux de celui qui classe : c'est donc, avant tout, un enjeu de pouvoir. L'auteur convoque ici Bourdieu pour qui « classer, c'est aussi déclasser », « juger, c'est aussi déjuger ». Dans la fabrication des normes de qualité, on retrouve le même rapport de domination. Ce qui permet d'inscrire les démarches de qualité dans un contexte plus large : celui de l'interaction conflictuelle entre producteurs, entrepreneurs et consommateurs. L'usage de la notion de qualité, la référence à la qualité, deviennent alors une ressource pour l'élaboration des stratégies des différents acteurs concernés.

Cette approche éclaire sous un autre jour, le débat entre partisan de l'analyse des mutations de l'organisation du travail en termes de détaylorisation et ceux qui soutiennent que ces transformations ne sont qu'une forme particulière de la taylorisation (néo-taylorisation). Dès lors que la recherche de la qualité s'inscrit dans une perspective du renforcement du contrôle social, les réactions des salariés à l'introduction de normes de production « orientées par la qualité » apparaissent comme un refus de voir les conditions de travail s'aggraver (non un refus d'améliorer la qualité). La certification et les projets de « qualité totale » deviennent un moyen de prolonger la rationalisation, quand celle-ci prétend donner plus d'autonomie aux salariés. Ces derniers sont en effet placés dans une situation paradoxale : encouragés à prendre de l'autonomie, leur activité doit cependant être conforme aux normes ISO 9000. Les démarches de qualité peuvent alors être interprétées comme la volonté d'obtenir du conformisme chez les producteurs. Plus généralement, Frederik Mispelblom y décèle une technique de management visant à mobiliser les ressources humaines : en définissant l'ennemi commun (la non-qualité), la direction tente de produire une morale homogénéisante, laquelle éloignerait les salariés de la prise de conscience du caractère conflictuel de la production.

Quel client ?

Quant à la satisfaction de la clientèle, on oublie trop souvent de rappeler que les besoins à satisfaire ne sont que des besoins solvables et l'on peut se demander avec l'auteur si « les démarches de qualité ne deviendraient pas d'autant plus insistantes que globalement la qualité des biens de consommation est en diminution constante ? » (p. 56). Pour les entreprises, la satisfaction des besoins du client a pour limite leurs propres critères de rentabilité financière. C'est d'ailleurs pourquoi les firmes pensent que « le client doit être éduqué, car il n'a pas nécessairement conscience de ses besoins » (p. 104). La recherche de qualité serait alors un moyen d'obtenir du conformisme chez les consommateurs : « c'est en quelque sorte la jouissance programmée, visant l'évitement des surprises » (p ; 151). A cette conception « pédagogique » du besoin, l'auteur oppose celle qui pourrait résulter de la négociation entre usagers et producteur. On retrouve ici la forme idéale d'un service public, à la fois au service du public et de l'intérêt général, figure alternative au marché. N'oublions pas, en effet, que « les discours sur la qualité s'adressent [...] à ceux dont ils offrent de satisfaire les besoins, et non à ceux qui sont dans le besoin, [...] aux hommes de qualité, non aux hommes sans qualité » (p. 246).

Outil de gestion au sein de l'entreprise et atout pour s'imposer sur le marché, les démarches de qualité peuvent donner lieu à une palette d'usages, permettant aussi bien une euphémisation des conflits qu'une réelle amélioration de la qualité. On pourra regretter que l'auteur, même s'il esquisse un certain nombre pistes, ne précise par les moyens de favoriser la négociation entre acteurs, afin que la qualité devienne une affaire publique et non une question de bureau d'étude. Mais peut-être est-ce précisément là le travail des intéressés qui, par la pratique, pourraient développer une culture du dialogue, aussi bien dans l'entreprise, qu'entre consommateurs et producteurs ?

 

New York 1954-1955

de William KLEIN
par Françoise DENOYELLE

Dans les années cinquante le reportage photographique s'inscrit dans la mouvance des préceptes édictés par Henri Cartier-Bresson et les photographes de l'agence Magnum. En 1955, jetant aux orties « l'instant décisif », le culte du cadrage, l'éloge de la lumière culturelle, William Klein public, à Paris, un ouvrage explosif refusé par tous les éditeurs américains : New York. La bombe éditoriale devient, au fil des années un livre phare, un objet de prix pour collectionneurs avertis. Quarante ans plus tard, l'auteur réitère son défi. Il s'agit cette fois de désacraliser l'icône en publiant une nouvelle édition complètement remaniée. L'exercice est audacieux et l'aventure n'est pas sans risques. William Klein change de format, modifie le découpage des chapitres, écrit un nouveau texte et surtout introduit un tiers de nouvelles images toujours prises à la même époque, dans les six mois, à cheval sur 1954-1955. Le résultat garde sa vertu décapante, un autre livre est né (1).

« Je n'aurais pas pu faire ce livre sans un financement. Le directeur artistique de Vogue, Alexander Liberman, qui avait vu certains de mes premiers travaux expérimentaux et pensait que j'aurais quelque chose à apporter au magazine, m'avait offert un contrat et demandé ce que j'avais envie de faire. Quand je lui ai exposé ce projet, il a dit : « C'est intéressant. Nous ferons un port-folio et nous prendrons les frais en charge. » Et ils ont tout payé, pellicules, papiers, labos, produits chimiques, agrandisseur. C'était assez saugrenu, l'idée que ce magazine de mode finance des photographies qui étaient les plus crades et les moins publiables de l'époque. Mais Condé Nast avait alors une tradition de mécénat culturel. Bien entendu, le portfolio n'a jamais paru. » Rompant avec les tabous William Klein impose un style nouveau d'une violence inouïe où s'entrechoquent humour noir et satire sociale, poésie et nouveau réalisme. C'est trop pour Vogue. Mais les photographies sont là, prises en quelques mois par un jeune homme désœuvré qui retrouve sa ville après quelques années passées en France. Il voulait être peintre et a travaillé avec Fernand Léger. Armé d'un Nikon S1 celui qu'on nomme « le communiste de Paris » photographie essentiellement son quartier Brooklin qu'il qualifie de « repaire miteux, corrompu et inconfortable », tient un journal photographique où s'inscrivent ses premières « vraies photos ». Dada, ethnographe à la recherche du « degré zéro de la photographie » comme il aime à le rappeler dans sa préface à l'édition de 1955, William Klein prend le contre-pied de toutes les normes propres au reportage pour être en règle avec lui-même, pour traduire le décalage grotesque entre les sermons au drapeau de son enfance prônant « une nation indivisible avec liberté et justice pour tous » et la réalité new-yorkaise des laissés pour compte du rêve américain : gamins armés errant dans les rues, pseudo-rock star, adolescentes en uniforme du moment : foulard sur les bigoudis, jeans retroussé, chemise d'homme ; administrateur adjoint des ordures municipales comme le suppute avec ironie l'auteur à propos d'un homme au « cigare mouillé et éteint coincé dans sa denture ». Avec excitation, jubilation, William Klein saisit la rue, les gens, les passants, la foule dans son mouvement, sa complexité. Rien d'organisé, de construit, la vie brute de décoffrage traverse les images, s'installe dans le champ visuel. L'appareil photographique est revendiqué, le statut de photographe assumé pleinement. L'auteur refuse les « Images à la sauvette » de Cartier-Bresson. Il n'hésite pas à mettre en scène, à susciter la complicité d'inconnus pour des séances ludiques et improvisées sur les trottoirs de la ville. « De connivence avec les rieurs à l'arrière-plan. Les passants passent entre nous. Expérience de tout ce que je peux fourrer dans le camp » (p. 7). William Klein utilise le grand angle, tirant au jugé pour s'emparer de la cohue des trottoirs, pour saisir, par instinct, au 1/125e de seconde, dans Little Italy ou dans le Bronx la confusion des plans où se mêlent le reflet des vitrines, l'univers fictif des publicités, et tout le bric-à-brac du paysage urbain new-yorkais. Il cadre « indifférent aux règles de la composition aux lois usées de la perspective, au nombre d'or et à tout le tintouin » (p. 7).

Si William Klein photographie sans idées préconçues, il a cependant, dès l'origine de la campagne de prise de vue un projet précis : réaliser un livre dont la conception soit en conformité avec son refus des lois du genre. « Les publications de photos de l'époque me tombaient des mains - la sacro-sainte image en page de droite, le blanc à gauche. Immaculées, académiques, assommantes » (p. 5). Une autre idée le hante. La photographie est autant affaire de prise de vues que de laboratoire. Sorti de l'appareil photographique le film est un élément propre à une nouvelle démarche créative. Au laboratoire, William Klein développe ses images en défiant (une fois encore) les lois de la chimie. Avec des temps de révélation d'une longueur extrême, il développe ses films dans des conditions propres à bafouer les règles les plus élémentaires. Aux marges de la décomposition, la gélatine révèle des images au grain violent, aux contrastes francs et élevés. « En trafiquant le point, recadrant, agrandissant de menus détails, éliminant les tonalités intermédiaires, utilisant le papier à plus fort contraste, etc. » (p. 12) il obtient des photographies qui sont comme une insulte au « fine art » photographique mais qui s'inscrivent dans les perspectives développées ultérieurement par les plasticiens new-yorkais.

Lorsqu'il retrouve New York, à vingt-six ans, la ville fonctionne comme le catalyseur de toutes les misères, de toutes les angoisses du monde. Les images, mais aussi leur support, le livre, doivent justifier ses positions politiques radicales. Il emprunte à la publicité, aux tabloïds une typographie vulgaire dont l'outrance est à la démesure de la ville et de ses habitants. Il imagine, pour ses images une mise en page de style bande dessinée avec des photographies pleines feuilles. Une parodie de catalogue publicitaire, d'album de famille seule apte à dénoncer l'« american way of life ». Le refus des éditeurs américains est sans appel. « Berk, crachaient-ils, quelle merde, ce n'est pas New York, ça, c'est trop noir, çà n'est qu'une face des choses, la zone » (p. 4). Finalement le Seuil, sous la pression de Chris Marker, alors directeur de la collection « Petite Planète », publie le livre. Il obtient le prix Nadar et fait l'objet de nombreux articles dans la presse.

Le nouveau livre de William Klein, s'il est considérablement modifié, garde l'empreinte forte de son auteur. Une longue introduction explicite la genèse du livre, les légendes dans un style haché empreint d'argot mêlant informations sur les circonstances de la prise de vues commentaires ironiques, considérations sur la photographie et réquisitoire contre Mickey Mouse et la culture du dollar. Restent les photographies. L'auteur a revu toutes ses planches contacts, il en a extrait plusieurs dizaines jamais publiées (certaines n'avaient même jamais été tirées). La centaine de pages supplémentaires loin de diluer le propos de l'artiste renforcent le chaos des accumulations de signes.

 

 

(1) SHAPIN S., SCHAFFER S., Leviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte, 1993 (1re éd. anglaise : 1985).

(2) LATOUR B., La science en action, Paris, La Découverte, 1989 et CHARTIER R., « Le monde comme représentation », Annales ESC, n° 6, nov.-déc. 1989, p. 1505-1520.

(3) PESTRE D., « Comment écrit-on l'histoire des sciences : nouveaux objets, nouvelles pratiques et liens avec l'histoire culturelle et sociale », Annales Histoire, Sciences sociales, n° 3, mai-juin 1995, p. 487-592.

(4) Cf. le numéro de la revue Terrains (n° 14, mars 1990) consacré à « L'incroyable et ses preuves ».

(1) Pierre BOURDIEU, « L'opinion publique n'existe pas », in Les Temps Modernes, janvier 1973, n° 318, pp. 1292-1309.

(2) Cf. Jürgen HABERNAS, « "L'espace public", trente ans après », préface traduite de l'allemand par Philippe Chanial, in Quaderni n° 18, Les espaces publics, automne 1992, pp. 161-191.

(3) Chanial PHILIPPE, « Espaces publics, sciences sociales et démocratie », in Quaderni n° 18, Les espaces publics, automne 1992, p. 68.

(4) Jean-Marc FERRY, « Les transformations de la publicité politique », in Hermès n° 4, 1989, pp. 15-26.

(5) Jean-Marc FERRY, article cité, in Hermès n° 4, 1989, p. 22

(6) Jean-Marc FERRY, article cité, in Hermès n° 4, 1989, p. 25

(7) Domnique MEHL, « La vie publique privée », in Hermès n° 13-14, 1995, p. 110.

(8) Richard SENNETT, Les Tyrannies de l'intimité, Paris, Seuil, 1979. Cette thèse a été critiquée par Louis Quéré dans Les miroirs équivoques, Aubier Montaigne, 1982, pp. 46-63.

(1) L'auteur rejoint, au passage, le courant critique, pour qui le surinvestissement de certains cadres ne saurait être érigé en modèle. Et ce, non seulement à cause de son impact destructeur sur les identités, mais également pour des raisons d'efficacité globale, puisque cela revient à accroître la coupure entre encadrant et subordonnés.

(1) Dans le cadre du mois de la photo 1996 la M.E.P. présente jusqu'au 17 novembre 200 photos « New York, 1954-1955 » mises en espace par l'auteur. Tirages de très grande taille, vintages, contacts, recherches graphiques pour la mise en page, innovations typographiques éclairent la genèse du livre.