n° 75

Chercheurs ou artistes ? Entre art et science, iIs rêvent le monde

sous la direction de Monique SICARD
par Valérie DEVILLARD

Dans son recueil Pourparlers 12 (1990), Gilles Deleuze écrivait : « Ce qui m'intéresse, ce sont les rapports entre les arts, les sciences et la philosophie. Il n'y a aucun privilège d'une de ces disciplines l'une sur l'autre. Chacune d'entre elles est créatrice. Le véritable objet de la science, c'est de créer des fonctions, le véritable objet de l'art, c'est de créer des agrégats sensibles et l'objet de la philosophie, créer des concepts. [...] Comment est-il possible que, sur des lignes complètement différentes, avec des rythmes et des mouvements de production complètement différents, comment est-il possible qu'un concept, un agrégat et une fonction se rencontrent (1) ? »

A priori, il n'y aurait donc pas de point commun entre la recherche scientifique et la création artistique. Aussi, appréhender les rapports entre Art et Science constitue-t-il un franchissement de frontières, dévoilant des expériences communes ; leurs relations s'incarnent dans la figure utopique du «chercheur-créateur», ou encore sont stigmatisées dans le mythe de Frankenstein, critique du pouvoir du Prométhée moderne, la Science.

Au-delà de ces divergences, l'Histoire relie art et science. Les productions artistiques et scientifiques participent d'un même univers, « marquées par l'état technologique, visuel, scientifique d'un même monde, elles prennent naissance dans des conditions culturelles, économiques, sociales et politiques qu'elles marquent en retour (2). »Elles ne participent pas pour autant d'une histoire synchronique :

Georges Canguillem contribue à le démontrer en prenant l'exemple de la publication simultanée, en 1543, de l'ouvrage de Copernic, De revolutionibus coelestium et de celui de Vésale, De humani corporis fabrica. Le domaine de l'anatomie artistique perpétue la représentation antique et médiévale de l'homme au centre de l'univers, une concep tion à l'opposé de celle révolutionnaire de l'astronomie copernicienne. « Bien que le monde de Copernic commence à peine en 1543 de briller aux yeux de l'intelligence, l'homme de Vésale peut encore ignorer que sa nature de tout organique, distinct du monde, quoique accordée à lui, est sur le point d'être mise en question. Elle le sera effectivement le jour où le cosmos antique et médiéval, habitat de l'homme centré sur l'homme et comme fait pour lui, fera place à l'univers dont le centre est partout et la circonférence nulle part (3). »

Mais plus encore que leurs regards croisés ou divergents à partir d'un univers commun, une conception commune de la connaissance fonde le lien de ces deux cosmogonies. Elle est bâtie sur le rêve nostalgique de l'union des arts et des sciences, projet encyclopédique du siècle des Lumières, perpétré par les romantiques allemands, fusion utopique dont la rupture est consommée au seuil du XXe siècle. L'art devient synonyme d'expression du sensible, de l'imaginaire : l'artiste s'affranchit de la commande officielle, marginalise sa pratique. Tandis que la science s institutionnalise peu à peu, se spécialise, se constitue en une communauté régie par des modes de reconnaissance qui lui sont propres (régime de la publication particulier).

La revue Autrement prend acte de cette rupture entre la démarche scientifique et l'approche sensible esthétique : selon Monique Sicard qui dirige ce numéro, « il ne s'agit plus de penser la continuité entre autrefois et aujourd'hui, entre l'art et la science, comme la recherche d'un pseudoparadis perdu qui ne reviendra pas, en une nostalgie d'encyclopédie». L'arrivée des nouvelles technologies, notamment de l'ordinateur, brouille le jeu de leurs relations sans pour autant que le monde de l'art recouvre celui de la science ; de surcroît, « l'arrivée des "machines numériques inter actives", celle des réseaux virtuels, loin de s'établir en continuité avec le passé consti tuent bien de véritables révolutions».
Les contributions des chercheurs et des artistes, dont le parcours est à la croisée de la pratique scientifique et de la recherche esthétique, tracent un trait d'union entre la recherche et la création, et ouvrent peut-être la voie à une connaissance nouvelle non scientifique.

Les nouvelles technologies : des outils de rencontre entre art et science

A partir de l'outil informatique (la photographie représente au XIXe siècle une expérience similaire), des échanges se sont créés entre les deux milieux : les centres de recherche musicale font figure en France de domaine pionnier, en avance sur les expérimentations des plasticiens. Le Massachusetts Institute of Technology (MIT), dont l'organisation interne fut construite, àla fin des années cinquante, en référence directe à l'alliance architecture-art-indus trie du Bauhaus, constitue encore aujourd'hui un modèle de recherche-création entre plasticiens et scientifiques.

L'introduction d'une instrumentation nouvelle, notamment celle de l'ordinateur, a modifié en profondeur les recherches scientifiques, musicales ou encore plastiques. Annick Bureaud esquisse un panorama dans le domaine de l'art, des mouvements esthétiques qui ont intégré cette dimension technique. L'art électronique est ainsi lié aux nouvelles technologies, mais leur appropriation ne représente pas l'ensemble des oeuvres qui ont trait à la science (l'art spatial). L'explosion de l'art électronique se situe dans les années 80 : « L'abstraction et la dématérialisation constituent les deux éléments clés de cette période, simulation numérique pour la science, immatérialité pour l'art. »Une nouvelle conception du sensible se fait jour ; elle est induite par une réflexion esthétique sur les nouveaux pro cessus et systèmes du maillage technologique enserrés dans un nouvel ordre communicationnel.

Des recherches sur les métamorphoses de l'image ont conduit Miguel Chevalier, « artiste-numérique», à explorer les possibilités des nouveaux supports électroniques. Il constate que propagation par le truchement de l'informatisation, d'une cul ture numérique (fondée sur le code binaire) modifie le statut de l'image, tel que le définissait Benjamin. « Car l'image est codée, transmissible, elle est entrée dans l'ère de sa reproductibilité électronique. »

Dans le domaine de la musique « avancée», l'ordinateur a exercé trois influences successives estime, Hugues Dufourt, directeur de recherches au CNRS et compositeur : le transfert de l'ordinateur en direction de l'écriture musicale traditionnelle (transcription ou transposition), la synthèse numérique du son (théorème d'échantillonnage de Shannon), et enfin le renouvellement radical de l'acoustique et de l'écriture musicale.

Les champs de la recherche du son numérique sont en pleine expansion : l'absence d'unanimité autour d'un « langage » musical contemporain rend indispensable une réflexion théorique pour sa maîtrise musicale. Jean-Claude Risset souhaite une collaboration active entre compositeurs et chercheurs : recherche à la fois sonore et musicale qui aurait pour visée de constituer un nouveau savoir «pour la musique plutôt que sur la musique».

L'expérimentation plastique : emprunt, détournement de la démarche scientifique

On ne peut confondre le détournement esthétique de certains concepts scientifiques avec le rôle qu'ils jouent au sein de la science. D'après Jean Eisenstaedt, historien des sciences, « il y a alors non pas projection d'un champ sur l'autre, mais emprunt le plus souvent injustifiable épistémologiquement, mais qui n'a aucunement besoin d'être justifié pourvu que «quelque part» cela fonctionne». La réfutation scientifique apportée par Albert Einstein au professeur d'esthétique, Paul Laporte, à la fin des années 40, sur l'existence de liens entre la théorie de la relativité et le cubisme va dans ce sens : « Ce nouveau langage artistique n'a rien en commun avec la théorie de la relativité. Cependant, le cubisme de Pablo Picasso et la théorie de la relativité procèdent d'une perception convergente et contemporaine du début de ce siècle. Des similitudes les rapprochent sans pour autant que l'on puisse conclure à une utilisation du concept de la relativité dans l'oeuvre cubiste de Picasso (notamment Les demoiselles d'Avignon, 1907).

Les scientifiques parlent parfois de la pratique de recherche comme d'une véritable création. « [...] La différence entre un scientifique et un artiste est une différence de forme mais pas de nature. Il y a un esthétisme de la recherche ; je dirais même que la seule justification de la recherche, c'est sa beauté. » Ou encore Jean-Didier Vincent, médecin et neurophysiologiste, surenchérit en déclarant que « Dessiner une belle expérience, c'est la dessiner sur une esthétique de la pensée».

Cette revendication, qui émane notamment des physiciens théoriciens, de la reconnaissance d'une forme esthétique de leur production procède, selon le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, d'un discours idéologique. Les scientifiques sont à la recherche d'une autre image d'euxmêmes : « Ne la trouvant plus du côté du vrai, ils se tournent vers le beau. » Les plasticiens vivent une situation analogue de crise identitaire. L'usage d'un vocabulaire commun (le chaos connaît un succès certain à l'heure actuelle) est symptomatique de « l'affaiblissement des identités propres de chacun ». De plus, il montre davantage que plasticiens et scientifiques participent avec leur regard propre à l'« air du temps».
Certains plasticiens revendiquent une position de « chercheur-artiste »; Monique Sicard estime que cette revendication « tient peut-être au vide laissé par l'absence d'une demande sociale consciente d'elle-même».

Claude Faure, plasticien, préfigure la muséographie d'un Musée imaginaire contemporain, qui serait l'espace d'une manifestation « concrète » de la rencontre des sciences avec les arts plastiques. La cité des sciences et de la Villette paraît être « le lieu désigné du rapprochement en science et arts». A travers cette collection « fictive», il remarque que ce qui rapproche ces artistes, c'est leur démarche quasi expérimentale. Ils élaborent des oeuvres qui prennent les formes d'une expérimentation scientifique, sans que leur destination soit de l'ordre de la vérification d'hypothèses préalables, fixées par un protocole : Piotr Kowalski (Miroir), ou encore Manolis Maridakis (Sigma antigravitationnel) illustrent cette tendance. D'autres encore symbolisent la démarche scientifique ou rationnelle, à travers l'exploration d'espaces géométriques : ainsi, Felice Varini dans L'espace nord-ouest propose-t-il une réflexion autour des modalités de la perception spatiale. Le catalogue de cette exposition imaginaire nous dirait que des artistes « travaillent sur la lisière d'où l'art observe la science, s'en nourrit, lui emprunte [...] des attitudes et des méthodes, sans jamais pourtant se confondre avec elle».

Deux plasticiens pourraient figurer dans ce Musée imaginaire, lieu de rencontre entre l'art et la science : Piotr Kowalski et Ernest Pignon Ernest, associé à l'ingénieur en physiologie végétale, directeur d'un laboratoire de recherche de biotechnologie des microalgues, Claude Gudin.

Piotr Kowalski est un des rares plasticiens contemporains dont l'oeuvre entière est marquée par une réflexion sur la science et les phénomènes scientifiques. L'origine de cet intérêt s'explique en partie par la singularité de sa trajectoire. Etudiant en biophysique et en mathématiques dans les années 60 au MIT (Cambridge), il rompt avec la carrière scientifique pour des raisons éthiques. Le mouvement de contestation universitaire, l'«Union of concerned scientists», lui fait prendre conscience des risques et dérives d'une recherche scientifique subordonnée aux impératifs de l'armement nucléaire. Il étudie l'architecture dans cette même université. Pendant dix ans, il explore au sein du Centre de Recherche pour les Arts de nouvelles formes plastiques sur la base d'une lecture critique des phénomènes scientifiques. D'après lui, la prééminence de la culture scientifique sur les autres savoirs représente un des phénomènes cruciaux de nos sociétés contemporaines. Il crée des oeuvres afin de susciter des questions ;
chacune d'entre elles décrient des phénomènes de la physique contemporaine. Cette réflexion se traduit par la recherche de nouveaux matériaux, par la mise en scène de certaines de leurs propriétés physiques (Thermocouple) ; elles peuvent rendre compte également de l'histoire et de l'évolution des conceptions spatiales (Ici, là-bas, Machine pseudo-didactique). L'art selon Piotr Kowalski, n'est pas « l'expression d'une individualité autonome et magnifiée. [...] Par contre, l'art est une création, une invention, une irruption du nouveau et de l'inconnu dans ce monde et, comme tel, il repose sur les déviations individuelles d'un héritage humain commun et ancestral. » Il a pour projet de rendre les phénomènes physiques et la recherche de nouveaux espaces géométriques accessibles, par une approche immédiate, à une connaissance scientifique et technique.

Claude Gudin, biologiste, et Ernest Pignon Ernest, plasticien, ont créé des hommes photosynthétiques, les arborigènes (mot-valise composé des mots « arbre » et « aborigène»), nés pour la première fois, en 1983, lors du festival musical d'Uzeste (Gironde). Dix ans plus tard, Claude Gudîn les décrit comme des êtres statufiés « dans une chair de polyuréthanne imprégnée de microalgues qui en faisaient à la lumière solaire des créatures végétales au même titre que les chênes qu'elles enlaçaient dans une osmose poétique »; sensibles aux intempéries, leur pigmentation varie du jaune verdâtre au rouge orange. De nature éphémère, ces statues en éponge dépérissent au bout d'une vingtaine d'années. L'originalité de cette expérimentation repose sur le fait qu'elle talonne de près la recherche biotechnologique des microalgues ; le détournement d'utilisation du polyuréthanne pour faire proliférer des microalgues dans les pores avait fait l'objet, en 1981, d'une communication à l'Académie des Sciences par Claude Gudin et Daniel Thomas. « Une telle continuité entre création artistique et création scientifique contribue de plus à la diffusion des connaissances scientifiques vers un public très divers : le contraire de l'horripilante "vulgarisation scientifique". »

Évaluation scientifique et technique contre réévaluation critique de l'art

Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien, a fondé la publication, Alliage, qui a pour projet d'être une revue de critique de science. Dans ses colonnes, philosophes, artistes, écrivains se rencontrent ; mais elle ne veut aucunement entretenir l'illusion de convergences ou d'alliances entre ces différentes approches. Au cours de son entretien avec Monique Sicard, il analyse les menaces et contraintes qui pèsent sur la recherche scientifique, une situation qu'il compare au milieu artistique.

«La science est menacée par les changements de configuration du système social dans lequel elle opère » : poids croissant des institutions, coût considérable des programmes scientifiques, développement technoscientifique. Les scientifiques se sont fermés aux questions et attentes du corps social sur le rôle de la science. Peu de réflexions sont amorcées par ce milieu sur les applications et implications de ses découvertes. A ces menaces institutionnelles, budgétaires, sociales et éthiques qui pèsent sur la recherche scientifique vient se greffer « une dévalorisation interne de l'activité scientifique » ; elle est liée aux effets pervers de l'obligation de publier d'une part, et à la technicisation de la profession, d'autre part. A l'heure actuelle, peu de savoirs nouveaux sont produits ; la part novatrice du travail scientifique s'amenuise, et se trouve limitée depuis quelques années. « Par ailleurs, sauf exception rarissime, ce que la science génère de nouveau, de digne, ne se réalise pas sur le même mode que la production artistique. » Les scientifiques produisent des oeuvres collectives, le nouveau émerge lentement, et la plupart du temps la reconnaissance d'une rupture ne s'opère que de manière rétroactive. Il existe, par ailleurs, une différence essentielle entre la science et l'art ; la réévaluation critique propre à l'oeuvre artistique ne possède pas d'équivalent dans la recherche scientifique. Son évaluation est au mieux un contrôle de qualité technique : une évaluation interne au milieu, effectuée par les pairs, et qui ne constitue « en aucun cas un débat réel sur la pertinence, l'intérêt et les enjeux de ce travail». Cette situation a des conséquences graves sur la recherche scientifique. Car si elle n'intègre pas cette dimension critique, elle ne pourra ni anticiper, ni « maîtriser les impacts de la technoscience sur la société».

*Sous la direction de Monique SICARD.
«Chercheurs ou artistes ? Entre art et science, ils rêvent le inonde 
». Éditions Autrement, série mutations, n· 158, 1995.





Guerres dans le cyberespace, services secrets et Internet

de Jean GUISNEL
par Michel WOLKOWICZ

Le « réseau des réseaux», Internet, est sans doute le concept qui fait actuellement couler le plus d'encre, tant au sens propre qu'au sens figuré. Dans le nombre considérable d'ouvrages qui nous sont offerts sur le sujet, il y a ceux qui sont sans intérêt aucun, comme celui de Bill Gates (4), d'autres qui ne sont pas toujours digestes, comme ceux de Negroponte (5) ou Huitema (6), mais néanmoins fort intéressants et, enfin, ceux qui sont remarquables tant au niveau du style que du contenu. L'ouvrage de Jean Guisnel fait partie de cette dernière catégorie. Il foisonne d'informations, tout en se lisant comme un roman policier ou d'espionnage Sa lecture contribuera sans nul doute à l'augmentation de votre paranoïa, mais vous fera également frissonner à l'«écoute» (sans jeux de mots) de ce que les pays dits libres et démocratiques ont réalisé et vous réserveront ces prochaines années. L'auteur laisse néanmoins une porte ouverte sur l'espoir qu'un réseau comme Internet peut susciter pour nos sociétés si les citoyens demeurent vigilants. Cet ouvrage se veut avant tout un outil de réflexion sur les dangers de la société d'information, sur le plan politique et des droits des citoyens, comme au niveau économique.

Jean Guisnel est spécialiste des questions de défense à Libération. Sa connaissance encyclopédique du domaine et son talent de journaliste d'investigation ne sont pas démentis dans ce livre. En effet, les enquêtes sont poussées autant qu'il est possible dans un domaine, l'espionnage et le contre-espionnage, où la «loi du silence» demeure la règle. Encore doit-on nuancer ces propos, j'y reviendrai plus loin. En tout état de cause, le complément indispensable à ce livre est, comme le souligne l'auteur dans son avant-propos, l'accès à Internet qui permet au lecteur de «surfer» sur de nombreuses adresses de messageries électroniques personnelles, forums ou autres sites Web que cet ouvrage ne manque pas de présenter. Je ne manquerai d'ailleurs pas de vous appâter en vous en donnant quelques-unes.

A ma connaissance, ce livre est le premier en France à nous mettre clairement face aux deux enjeux d'Internet, que Guisnel souligne à moyen terme : la cryptographie et le renseignement économique. Bien entendu, ces enjeux sont liés à la primauté que les services secrets ont pu exercer sur eux dans l'histoire. Comme nous le rappelle l'auteur en annexe dans sa « Petite histoire d'Internet», ce réseau ne serait pas ce qu'il est sans le Pentagone qui signa en quelque sorte son acte de naissance en 1969 avec l'Arpanet, du nom de l'agence du ministère de la Défense américain, l'ARPA (Advanced Research Project Agency). Ce réseau mit beaucoup de temps à grandir pour arriver à l'Internet que nous connaissons et les deux enjeux cités se trouvent devenus les deux fronts de la guerre du cyberespace.

La création de l'Electronic Frontier Foundation, «la conscience d'Internet» par John Perry Barlow et Mitchell Kapor, fondateur de la société Lotus, permet à tout un chacun de prendre conscience que le Net peut être pris d'assaut par des personnes aux buts peu avouables, et tout par ticulièrement les services secrets. On ne le comprend que mieux en lisant le texte qui fait office d'acte de naissance de l'EFF en juillet 1990 : « Dans les conditions présentes, le cyberespace est une région frontière, peuplée par quelques technologues endurcis capables de supporter les interfaces primitives des ordinateurs, les protocoles de communication incompatibles, les barricades des propriétaires, les ambiguïtés culturelles ou légales, et l'absence totale de guides ou de commodité. Sans aucun doute, les vieux concepts de propriété, d'expression, d'identité, de mouvement et de contexte ne s'appliquent pas dans un monde où ils ne peuvent pas exister. La souveraineté sur ce monde n'est pas non plus correctement définie. De grandes institutions réclament déjà des fiefs, mais la plupart des actuels indigènes de ce territoire sont solitaires et indépendants, parfois à un degré pathologique. C'est donc un terrain parfait pour que se développent à la fois les hors-la-loi et les milices. » On ne peut être plus clair et plus prophétique...

L'EFF va être rapidement confrontée aux « tenants de la loi et de l'ordre qui n'aiment pas l'Internet. (Il est à leurs yeux) trop libre, trop incontrôlable, trop «anarchiste» et trop technologique, trop innovateur et trop riche de possibilités nouvelles pour être honnête». La première bataille du cyberespace est déclarée avec l'affaire Clipper Chip. A l'initiative de la NSA (National Security Agency), l'administration Clinton donne le 16 avril 1993 son aval au projet consistant à doter « chaque ordinateur ou chaque téléphone produit aux États-Unis d'un mouchard, d'une «puce pirate» (clipper chip), permettant aux autorités de surveiller plus facilement les communications des citoyens». Il est inutile de dire la levée de bouclier que ce projet suscita et dont, du simple utilisateur aux «cyberpunks »;, «crypto-anarchistes », «cypherpunks» (7), en passant par les industriels de l'informatique, on a débattu allègrement sur le Net, dans le magazine on-line «Wired ». Grâce à l'action de l'EFF, qui a su intelligemment utiliser le pouvoir que les Etats-Unis accordent aux lobbies, car c'en est un finalement, Al Gore, le vice-président américain, annonça l'enterrement du projet en juillet 1994. Enfin, pas tout à fait. En effet, si le système clipper chip «n'est pas rendu obligatoire pour tout citoyen américain », il poursuit sa carrière dans l'administration...

La NSA et le FBI ne pouvaient rester sur un tel échec. Dès le mois d'octobre 1994, ils reprenaient l'offensive en faisant passer une nouvelle loi sur les interceptions téléphoniques, le Digital Telephony Bill. Ce texte impose aux opérateurs amé ricains d'ouvrir des « portes d'accès  »sur les standards téléphoniques numériques, de manière à ce que les agences gouvernementales puissent aisément procéder à des écoutes. Non content de ce succès, l'État fédéral accentua sa pression. Deux parlemenentaires américains, l'un démocrate J. Exon, l'autre républicain S. Gordon proposèrent un projet de loi, le Communications Decency Act qui visait en particulier à étendre à l'Internet « les règles de la FCC réprimant, jusqu'alors exclusivement dans le domaine audiovisuel, l'indécence, l'obscénité, le harcèlement ou les menaces contre les personnes». Une version édulcorée du projet sera finalement votée le 14juin 1995. La loi stipule notamment que « quiconque, par téléphone ou par tout système de communication, fabrique, transmet ou rend disponible (directement ou par message enregistré) toute communication indécente dans un but commercial, qui serait disponible pour toute personne âgée de moins de dix-huit ans, ou pour toute autre personne sans son consentement, sans qu'il soit nécessaire de savoir si l'apelant a lui-même composé le numéro ou initié la communication »sera passible de poursuites judiciaires. Dès lors, face à l'omnipotence des services de sécurité et de renseignement, la solution pour les tenants de la liberté individuelle devenait d'utiliser les moyens les plus puissants de cryptographie.

A ce titre, Jean Guisnel rappelle opportunément quelques éléments historiques sur les cryptosystèmes. En effet, l'informatique est finalement née de la nécessité de « casser» le code de la machine Enigma adoptée par les militaires et les services secrets allemands après la Première Guerre mondiale. Ainsi c'est seulement lors de la Seconde Guerre mondiale que les Britanniques, grâce à Turing, parvinrent à lire les messages d'Enigma. On sait par ailleurs que Turing est l'un des pères fondateurs des calculateurs qui naîtront dans l'immédiat après-guerre. Comme le rappelle l'auteur, « c'est bien entendu au nom de la défense des valeurs fondamentales et de la démocratie que tous les flics du monde considèrent comme normal de violer l'intimité des citoyens et aujourd'hui de s'introduire dans les réseaux informatiques, sans plus de difficulté que dans les réseaux téléphoniques». Les affaires d'écoutes téléphoniques que l'on a connues en France sous toutes les présidences de la ve République sont là pour nous le rappeler. Toutefois, les choses changent et Guisnel nous informe qu'en ce domaine, l'année 1995 a « vu l'apparition de logiciels de cryptage téléphonique tel Nautilus». Mais le fin du fin, la révolution du cryptage sur le Net, fut PGP (Pretty Good Privacy (8), logiciel distribué très largement sur le réseau et qui assure à ses utilisateurs une quasi-certitude d'inviolabilité. Jean Guisnel note que pour les services de renseignement c'en était trop : « une barrière a été franchie : celle de l'intimité pour les masses». L'atmosphère de défi qui peut régner entre les autorités américaines et des défenseurs de la liberté individuelle comme le créateur de PGP, Philip Zimmermann donne parfois des discours virulents comme cette citation de ce dernier empruntée au livre de Guisnel : «PGP a de fortes implications politiques, positives pour l'essentiel. A l'âge de l'information, la cryptographie concerne la relation de pouvoir entre un gouvernement et son peuple. [...] PGP est devenu le noyau de cristal de la croissance de la Cryptorévolution, un nouveau mouvement politique en faveur de l'intimité et des libertés civiles à l'âge de l'information. Le gouvernement américain a fait tout ce qu'il a pu pour stopper l'émergence d'un standard mondial de cryptage dans lequel il n'aurait pas de porte d'entrée. »Cela peut paraître un peu fumeux. Mais certaines vérités demeurent derrière un discours qui n'est pas toujours des plus limpides pour qui n'est pas un spécialiste du cyberespace Toujours est-il qu'on est en droit de s'inquiéter lorsque Jean Guisnel affirme : « Si l'on peut écrire que le réseau est «fi qué» jusqu'à la moelle, c'est parce que la NSA l'a intégralement détourné, »C'est au nom de ce « flicage »que les cypherpunks et les crypto-anarchistes n'hésitent pas à proférer des propos et des menaces contre l'État, dont une illustration se trouve dans le Manifeste crypto-anarchiste écrit par Timothy Mc Kay, ancien employé de Intel parti à la retraite à 30 ans, nanti d'un matelas confortable de stocks options Cependant, une démonstration convaincante de Jean Guisnel montre que les théories visant à user et abuser de la cryptologie au nom de la liberté d'expression peuvent mener tout droit à l'extrême droite.

Selon Guisnel, la France est en matière de cryptologie extrêmement « rétrograde »et on peut effectivement se forger sa propre opinion sur ce sujet à la lecture des textes réglementaires opportunément donnés en annexe. La comparaison audacieuse établie par l'auteur témoigne de son engagement pour le développement de la cryptologie au nom de la survie d'Internet et de la Nation : « La position extraordinairement rétrograde du gouvernement français volera un jour en éclats sous la pression conjuguée des cybernautes et du monde économique. [...] Toujours est-il que l'attitude des militaires et des services de renseignement, inspirateurs de la législation française, obéit à cette logique qui avait déjà permis la naissance, en d'autres temps de la ligne Maginot. »

L'émergence de nouveaux réseaux tel l'Internet génère également des comportements qui visent à défier l'ordre établi. Dans cette optique, l'auteur nous conte largement toutes les grandes histoires de pirates et de piratage. C'est ainsi qu'on apprend l'escalade vers laquelle peuvent évoluer des informaticiens doués : du simple phreaker au cracker en passant par l'art du social engineering ou du hacker. Le phreaker cherche à entrer sur les ordinateurs des opérateurs de téléphone de manière à pouvoir téléphoner gratuitement. Le hacker, lui, essaye pour « la beauté du sport » d'atteindre un ordinateur distant sans intention frauduleuse. Le social engineering consiste grâce à une dose de culot indéniable à téléphoner à des magasins pour leur demander les numéros de cartes bancaires des acheteurs de la journée sous prétexte de vérification en se faisant simplement passer pour un employé du réseau Carte bancaire ou même pour obtenir des codes secrets de carte bancaire ou des mots de passe Incroyable... Les crackers quant à eux cherchent désespérément à nuire, à « effacer des fichiers, implanter des «bombes logiques» (9). Les purs délinquants ne sont pas absents » de ces milieux et ces comportements coûtent cher : rien que pour la fraude téléphonique, celle-ci est estimée à2,5 milliards de dollars aux États-Unis en 1994. En France, de tels chiffres ne sont pas disponibles. La dernière grande attaque menée par les « pirates »remonte au mois d'avril 1995. Ils ont largement pénétré les ordinateurs des grands centres de recherche français via Internet et Renater. Guisnel s'interroge sur les buts poursuivis par les « pirates», car il considère àjuste titre que ces centres de recherche sont le plus souvent « des militants achar nés de la liberté des réseaux et des prosélytes d'Internet». Il est à cet égard frap pant de voir la frontière ténue qui peut exister entre les « pirates »et les informa ticiens chargés de la sécurité des réseaux. Jean Guisnel donne quelques exemples d'Américains qui ont su franchir cette frontière perméable, et qui, plus est, dans les deux sens. Cependant en France, la plaie en matière de piratage se trouve dans l'atteinte à la propriété intellectuelle. La Business Software Alliance a estimé que pour la seule année 1994, le préjudice causé par les copies illégales de logiciels représentait en France 3,9 milliards de francs. Des pirates à la manière américaine existent également en France. C'est ainsi que l'auteur nous narre avec force détails les aventures d'un Français, Jean Bernard Condat, qui n'est qu'en fait qu'un « pseudo-pirate » puisqu'il agit directement pour le compte de la DST. Derrière l'apparent « amateurisme » des services secrets français, l'affaire Greenpeace en étant un très bon exemple, ceux-ci sont tout de même largement utilisateurs des techniques dernier cri. On apprend par exemple dans l'ouvrage de Guisnel, que les services secrets recourent largement aux « interceptions des émanations radioélectriques des ordinateurs »qui permet avec un matériel adéquat et à condition d'être à une distance raisonnable de l'ordinateur, de retranscrire un texte tapé sur un clavier...

En ne s'intéressant pas uniquement aux « pirates», Jean Guisnel n'hésite pas à remettre en cause quelques croyances tenaces chez les utilisateurs d'Internet : « L'impression fort répandue, chez les adeptes d'Internet, que les libertés avancent grâce au réseau n'est donc, par bien des aspects, qu'une illusion. »La sempiternelle référence à Orwell et à Big Brother est bien entendu rappelée, mais pour une fois hors d'un océan de platitude et de banalités. En effet, Jean Guisnel distingue subtilement un contrôle général de la société (type Big Brother) du contrôle social. Il y revient d'ailleurs dans sa conclusion. Toujours est-il qu'il défend la nécessité de garde-fous, de manière à éviter des situations qu'il décrit ainsi avec humour : « si l'interconnexion des fichiers n'était pas proscrite par la loi, le milieu médical ou les caisses d'assurance maladie pourraient concevoir des logiciels informant leurs patients de la nocivité de leur régime alimentaire repéré par les achats au supermarché ! »

Mais Jean Guisnel s'attarde également sur le monde de l'entreprise. Selon lui, la paranoïa des employés quant à l'«intrusion du flicage dans l'entreprise »peut se justifier, non point tant par le contrôle systématique des personnes dans leurs communications mais bien plutôt à cause des modes de production qui se sont développés ces dernières années : flux tendus, zéro stock.

Ainsi la seconde partie de l'ouvrage est-elle largement articulée autour du second champ de bataille de la guerre du cyberespace : le renseignement économique. A cet égard, la fin de la guerre froide ouvre de nouvelles perspectives, si l'on ose dire, pour les services de renseignement. Même le Président Clinton a plus ou moins ouvertement reconnu que la CIA devrait se « recycler » dans le renseignement économique. Internet va être pour Guisnel le lieu privilégié de la guerre économique. Il cite d'innombrables exemples dont l'un des plus intéressants est la « guerre »menée par Boeing à Airbus dans les forums (newsgroups) spécialisés en aéronautique. L'information est devenue une arme. On le savait depuis longtemps dans les guerres « classiques». Elle a atteint son paroxysme lors de la Guerre du Golfe sur laquelle l'auteur revient en soulignant le rôle qu'a pu jouer la « théorie du zéro mort »dans l'approbation de la guerre dans les opinions publiques occidentales. L'arme de l'information requiert dans le contexte de la guerre économique des moyens tant en hommes qu'en matériel : c'est l'« Intelligence » économique. Celle-ci a bien entendu un coût mais elle peut également générer des profits considérables. Internet permet même d'accéder à cette «intelligence »gratuitement par les moteurs de recherche de bases de données que sont Yahoo ou Lycos comparativement aux logiciels Taïga ou Topic qui eux valent très cher. Un autre exemple d'intelligence afin de réaliser du renseignement concurrentiel est le logiciel Tétralogie développer par l'IRIT de Toulouse et disponible en démonstration sur le Net (10). A côté de ces moyens, la DST n'abandonne en rien ces prérogatives. Elle vient distiller la bonne parole dans les grandes entreprises françaises en venant sensibiliser leurs cadres. Elle argue bien entendu de son savoir-faire en matière de protection des données.

Le renseignement économique interfère également dans les grandes négociations commerciales entre États. Jean Guisnel soupçonne fortement le manque de protection des conversations d'Alain Juppé dans son avion du GLAM lors de l'ultime mise au point des propositions françaises au GATT,..

Finalement, il est intéressant de constater que les experts rappellent que le renseignement «ouvert», parfaitement légal recouvre 95 % des besoins d'information d'une entreprise alors que seulement 5 % sortent de ce cadre légal et justifie l'intervention des agences de renseignements d'État. Les firmes japonaises l'ont compris depuis longtemps et selon un ancien membre de la CIA et ancien directeur du renseignement chez Motorola, 100 % des entreprises nipponnes pratiquent le renseignement économique à grande échelle.

De tout cet ouvrage ressortent donc de grands enjeux pour Internet et les futurs autoroutes de l'information. Pour Jean Guisnel, la cryptographie est le seul moyen de faire passer Internet à l'âge adulte. J'ajouterai qu'elle est nécessaire si l'on veut y voir se développer le com merce. L'enjeu du renseignement économique est la seconde pierre angulaire de l'ouvrage de Jean Guisnel. Enfin, il développe sa vision des enjeux politiques d'Internet. En témoigne en février 1994, son récit de l'échange au plus haut niveau de courrier électronique entre Bill Clinton (e-mail : president@white-house . gov) et le Premier Ministre suédois. On serait tenté ici de prendre Internet pour la version moderne du téléphone rouge. Au delà du simple côté anecdotique, d'aucuns veulent nous faire croire qu'un autre enjeu politique est la menace linguistique que pourraient représenter l'emploi largement répandu de l'anglais sur Internet. La réponse de Guisnel à cet état de fait est simple. Puisque Internet est un large espace de liberté, les francophones, fort nombreux sur la planète, n'ont qu a investir ce nouvel outil de communication. L'auteur déplore également le manque de volontarisme en France, berceau du minitel. La France dispose d'atouts non négligeables et de savoir-faire mais les pouvoirs publics et France Télécom lui semblent être encore trop frileux. Enfin, et peut-être cela pourrait-il être matière à un autre ouvrage tant le sujet est à étudier, il pose le problème du rôle social de l'Internet. Déjà « le branchement on-line ou pas d'un foyer est considéré comme une marque de statut social». A l'heure où certains n'hésitent pas à parler de « cyberdémocratie», on peut rester sceptique sur « l'émergence d'une démocratie directe, de la technologie des réseaux appliquée à la politique». De nombreux auteurs nous mettent en garde sur l'illusion de la démocratie sur Internet, en particulier sur les inégalités qu'il peut générer dans un même corps social et a fortiori au niveau des rapports Nord-Sud. Des éléments de réponse sont donnés dans l'ouvrage bien que son propos consiste essentiellement à démontrer qu'«il y a une forte contradiction entre, d'un côté Internet, outil par essence démocratique, et, de l'autre, les esprits obscurs qui confondent sécurité et surveillance général de la population».

La lecture de ce livre est réellement passionnante. Elle identifie clairement les enjeux des autoroutes de l'information de demain. Ce travail de Guisnel n'occulte pas le fait que l'illusion domine dans le cyberespace. La «pseudo-démocratie» y règne et elle nous confirme dans la conviction qu'Internet n'est peut-être rien d'autre que le dernier avatar de la « Société du Spectacle »chère à Guy Debord (11).

·* Jean GUISNEL, Guerres dans le cyberespace, services secrets et Internet. Éditions La Découverte, collection Enquêtes, 252 pages, 140 FF


Histoire de la télécopie

de Jean-Claude BRETHES
par Jean-Pierre BACOT

Si cela s'appelait le pantélégraphe, c'était déjà du fax, ou plutôt de la « communication facsimilaire», expression attestée dans le dictionnaire dès 1865, soit vingt-deux années après le dépôt par un horloger écossais d'un brevet portant sur un appareil de transmission de l'écrit par le réseau télégraphique. Qui se souvient aujourd'hui d'Alexander Bain ? Le premier à avoir exploité commercialement l'invention, Govanni Caselli, italien, abbé, oublié lui aussi... Le fax a donc cinquante-deux ans révolus. Une telle information laissera plus d'un lecteur pantois. « Que sais-je ? »se demandera-t-il. Pas grand-chose...

Jean-Claude Brethes qui consacre depuis plusieurs années ses recherches à l'histoire des techniques de communication nous présente avec celle de la télécopie l'étrange parcours d'un outil qui vivota durant un bon demi-siècle, vécut une seconde jeunesse grâce à sa rencontre avec la presse et la découverte par l'Allemand Korn des propriétés photo-électriques du sélénium (le bélino), puis connut un tardif décollage à l'âge de cent cinq ans, selon une courbe qui n'a cessé depuis un demi-siècle de s'élever, à une échelle désormais mondiale.

On retiendra de ce parfait concentré d'histoire technique et économique l'apparition après la Deuxième Guerre mondiale du télécopieur de bureau dans les entreprises américaines. On se penchera également avec intérêt sur ce qu'il advint en France dans une histoire toute récente de cette transmission téléphonique des données écrites. Brethes qui détaille par ailleurs longuement cette aventure dans un autre ouvrage (12) raconte comment un projet offensif et col bertiste de fax grand public fut imaginé et vite enterré au début des années 80, alors que commençait tardivement une fabrication française de matériel destiné aux entreprises, vendu pour cause de faibles séries à un prix prohibitif. Cette production s'essouffla en compagnie de ses équivalents nord-américains, ce qui eut pour conséquence, vu la terrible pression japonaise, d'installer une défense protectionniste qui s'avéra largement inefficace. Il se créa en effet de véritables filières d'importation sauvage dont on estime qu'elles assuraient alors, « au gris», près de 40 % du marché de la télécopie en France, avec des appareils non agréés.

La mort du télécopieur de Thompson sonna le glas de cette politique protectionniste, et le matériel nippon fit alors son entrée massive sur le territoire national. Mais, nouveau retournement, la tendance s'est depuis lors inversée. Bel exemple d'une histoire paradoxale et sinusoïdale : plus de dix ans après l'abandon d'une politique de télécopieur grand public, l'outil se répand à grande vitesse, fabriqué pour bonne part du marché par un industriel français, la SAGEM, qui produit près d'un million de fax par an.
Cela ne signifie pas, souligne Brethes, qu'il existe désormais une immense utilisation privée du fax. On note principalement un déport du professionnel sur le domicile, amorce possible de ce télétravail tant annoncé.

Le télécopieur de masse, miniaturisé, de plus en plus fréquemment couplé à un télé phone, constituera à la fin prochaine de ce siècle 80 % des quelque 90 millions de télé copieurs qui seront installés sur la planète (13). Dix ou quinze fois plus que de « télécopieurs virtuels »se matérialisant sous forme de cartes informatiques.

A partir de cette prospective de vaste croissance à court terme, l'auteur conclut son ouvrage en soulignant l'échec de la prophétie techniciste dite du « zéro papier», échec dont la réussite de la télécopie aura constitué le signe, lié qu'est ce vieux procédé, par prolongement, à l'écriture, comme son jeune frère, le téléphone, l'est à la voix.

* Jean-Claude BRETHES, Histoire de la télécopie, P. U.F., «Que Sais-je ? ", 1995.


La Communication contre l'Information

de Daniel BOUGNOUX
par Emmanuel PARIS

Qu'est-ce que le renoncement ?
Le fait de s'avouer que l'on ne peut atteindre le but fixé ? D'oublier les raisons pour lesquelles l'on s'est cru capable d'y parvenir ? De convertir la faisabilité en illusion amère ? De ne pas, finalement, donner à ses idées, ses gestes, ses paroles, la liberté à laquelle ils pouvaient, en droit, prétendre ?

Le petit livre de Daniel Bougnoux permet de telles interrogations, il aborde en effet le riche dialogue de l'Information avec la Communication comme renoncement à la richesse de l'une à cause de la pauvreté de l'autre.
C'est un fait, nous sommes tous des producteurs d'information : ce matin, untel se promenant dans un parc a remarqué la baisse de température, ce midi tel autre a découvert une nouvelle façon d'accommoder les restes, ce soir, où que ce soit dans le monde, quelqu'un a sans doute découvert un nouvel Éden.

De même sommes-nous des acteurs de la Communication : l'un a rencontré l'autre pour échanger des impressions sur les variations du thermomètre et sur l'art culinaire, tandis que le troisième les a conviés à le rejoindre. Belles intentions. Pourtant, quelle injustice ! ceux-là même qui ont fait naître l'Information l'ont tuée en se l'appropriant. Ainsi, de l'éventail infini des significations que pouvaient recouvrir les aléas du temps, cuisine ou localisation d'un paradis, nos personnages ne connaîtront que la seule et pauvre apparence communiquée par chacun.
Vivons-nous alors dans une société qui serait celle du renoncement, parce qu'elle est dite de communication ?
De manière évidente affirme l'auteur, notre quotidien est repu de détournements, d'interprétations, de décisions qui sont autant d'entraves pour l'Information.

Imaginons une information sans fin : ainsi en va-t-il de la mémoire d'un être disparu, sans cesse portée, mais non renouvelée, car conservée dans son intégralité par l'ensemble des générations qui lui succèdent. Nous comprenons aisément que ce n'est là qu'utopie, qu'il est effectivement impensable de concevoir cette mémoire gravée à jamais, riche de toutes ses nuances. L'écrit, hélas, ne peut lui non plus remédier à cette incomplétude, puisqu'appelant tôt ou tard l'interprétation, c'est-à-dire la désincarnation de cette mémoire.

« L'information contre la Communication », le titre choisi par Bougnoux, est sans doute trop manichéen, car s'il est vrai qu'il n'existe que de bonnes informations alors que la Communication, manipulatrice et machiavélique, peut parfois faire le mal, il serait pour autant erroné de voir entre les deux un affrontement de tous les instants entre l'individu et le collectif, entre l'émancipation et le rabaissement.
En réalité, l'Information n'est jamais vierge : s'apercevoir de son existence est déjà en soi un acte arbitraire. La Communication n'est, en ce sens, que le prolongement de cet acte : elle ne va pas à l'encontre de l'Information, elle la récupère, la met en forme.

Cependant, si l'acte arbitraire est acceptable n'est-ce pas là le tribut à payer pour notre présence au monde ? le processus communicationnel, qui à l'arbitraire rajoute de l'arbitraire, l'est beaucoup moins. Cette somme, parce que procédurière, dénuée de toute spontanéité, refuse à l'Information sa raison d'être première : son partage, voire sa communion.

Cette douloureuse constatation transpire derrière chaque chapitre du livre de Bougnoux : non, la Communication n'est pas la panacée, remède à tous les maux inter-personnels, institutionnels, interculturels Au contraire, réexaminant les grands postulats sur lesquels se sont développées et se construisent encore les Sciences de l'Information et de la Communication, l'auteur pose ses limites en ce qu'elle atrophie forcément le devenir de toute information.

Si le rapport du téléspectateur au média télévisuel est l'exemple le plus évident de cette perversion, ce n'est qu'une entorse parmi tant d'autres au mythe d'une Communication conçue comme un échange de l'Information en égalité et totalité absolues. Et Bougnoux de recenser dans son édifiante liste des fauteurs outre les « monsieur tout le monde »mis en scène dans notre introduction les élites (artistes, journalistes, intellectuels, hommes politiques, religieux et scientifiques).

Nombreux sont les artifices alimentant la tromperie : éloquence (mise en scène pointilleuse sur l'énonciation et le paraître), flot continu des informations (qui va jusqu'à leur en retirer toute durabilité), logique événementielle (1'arraisonneur arraisonné par le monde en marche), stratégies de la prise de parole (être intelligible, c'est savoir parler plus fort que l'autre).
Est-ce à dire qu'il nous faille, nécessité de communiquer oblige, récupérer systématiquement l'Information à notre avantage ? A cette question, l'auteur ne répond pas : mais à vrai dire, qui le peut vraiment ?

* Daniel BOUGNOUX, La Communication contre l'Information, Hachette Livre, Collection « Questions de Société», 1995.


Ethique de l'information Essai sur la déontologie journalistique

de Boris LIBOIS
par Mihai COMAN

Au début des brèves et élogieuses remarques qui ouvrent ce volume, Jean-Marc Ferry regrette le « sous-titre trop modeste», qui ne montre pas la véritable dimension d'une réflexion philosophique sur les fondements éthiques de l'exercice du journalisme. Cette « déontologie journalistique » que l'auteur esquise s'oppose aux « grandes manoeuvres déontolo giques» des journalistes, puisqu'elle vise « la question philosophique des conditions de possibilité de la pratique journalistique » ou, pour être plus précis [...] la reconstruction critique des présuppositions théoriques nécessaires à la compréhension de l'exercice contemporain du journalisme »(p. 8). Il est difficile de croire que des journalistes chevronnés ou de jeunes débutants fugueux se sentiront illuminés dans leurs discussions concernant leur propre façon d'agir par la question « des présuppositions théoriques »de leur travail, c'est-à-dire par des distinctions entre une philosophie « libérale » et une philosophie « libéraliste » ou entre la liberté d'expression, en tant que droit individuel naturel et celle de la presse, en tant que fonction instrumentale de la vie politique. L'essai subtil et érudit de Boris Libois s'adresse davantage à ceux qui pensent le journalisme qu'à ceux qui le pratiquent ; il peut enthousiasmer d'avantage les professeurs ou les chercheurs, en soulevant les sourires sceptiques des professionnels (« aucun milieu n'aime qu'il soit objectivé » disait quelque part Pierre Bourdieu) ; ce qui fait, à mon avis, que le sous-titre, qui dévoile les intentions profondes de sa recherche, n'est pas modeste, mais plutôt provoquant.

La clé de voûte de cet essai est l'idée même de la liberté. Le but du livre est d'en retracer la trajectoire dans le contexte des débats concernant le droit à la libre expression, aussi bien au niveau des individus qu'à celui des institutions qui les représentent. Cette démarche doit arriver à une éthique, c'est-à-dire à une « hiérarchie des valeurs, que la morale se chargerait de traduire en interdits pratiques » (p. 5), capable de fonder une nouvelle prise de conscience, et une nouvelle déontologie journalistique.

Dans la première étape de son exégèse, Boris Libois met en doute l'idée, largement répandue, que seule la profession peut et a le droit d'établir les critères de la déontologie professionnelle. Il refait le trajet des conceptions concernant la question de la liberté de la presse, en relevant que les mots et les significations de l'usage commun se caractérisent par une double inadéquation : en l'état actuel des médias, puisque « la liberté de la presse puise sa légitimation à partir d'une référence à une conception archaïque du journalisme » (p. 29), et aux exigences d'une construction philosophique cohérente : « si la liberté d'expression [...] permet une articulation entre les divers libertés et à ce titre, en partie, indépendante d'elles, le principe du contrôle du pouvoir reste toutefois insuffisant pour fonder positivement la liberté d'expression comme droit spécifique... » (p. 44). Un long et insistant retour aux moments de la genèse de ces notions et une subite analyse de leurs présupposés théoriques permettent à Boris Libois « de dissocier la liberté d'expression comprise comme un droit individuel souvent confiné dans sa subjectivité propre de sa fonction politique, qui transcende le champ des droits naturels et revêt une dimension intersubjective et publique, voire institutionnelle, incontestable. Un élément essentiel de cette démonstration serait, selon nous, la distinction entre la liberté d'expression qui doit rester inconditionnelle et la liberté de la presse qui doit être conçue comme « bien instrumental » et dont la valeur dépend alors de sa façon de promouvoir certaines valeurs » (p. 57).

Cette dissociation envisage la liberté de la presse non pas comme une conséquence des droits naturels à la libre expression de l'individu, mais comme un résultat des interactions dans le cadre de la sphère publique. Sa valeur est instrumentale et son fonctionnement est régi par les conditionnements de la vie politique. Cette perspective oblige Boris Libois à se pencher sur les questions controversées du contrôle des médias. Son pari théorique est de trouver le juste milieu entre une conception qui ne renie pas les droits à la libre expression et la nécessité des contraintes (régulation et réglementation), ceci au nom d'un meilleur exercice social de ces droits. Après une critique serrée des arguments utilisés habituellement afin de justifier les différents types de régulation, Boris Libois nous propose une distinction entre « la légitimité d'une régulation publique des médias »et « l'arbitraire de la régulation réelle »; à celle-ci il reproche d'être excessive et non avouée (voir p. 86). En même temps, il trouve la légitimité de la régulation publique de la presse dans le principe du pluralisme, au nom duquel on peut et on doit introduire différentes formules de régulation procédurale. Ce qui amène l'auteur à proposer « une nouvelle approche de la liberté de la presse comme fonction publique » (p. 116), fondée sur la prise en compte non seulement des droits individuels, mais aussi de la dimension politique, en tant que modalité essentielle de manifestation de ces droits. « Il apparaît alors que la liberté de la presse doit être dissociée de la liberté d'expression et désormais comprise comme une fonction publique. En réalité, elle ne constitue pas un droit individuel, mais un bien instrumental, au service de l'exercice de la liberté d'expression politique » (p. 116).

Cette perspective conduit à une réinterprétation des « droits et devoirs » des journalistes, qui dépasse le cadre strictement déontologique, en se plaçant dans la sphère de la réflexion éthique. Il reste à voir si les professionnels accepteront cette double perte, de substance (les termes qu'ils utilisent apparaissent comme trop « légers »par rapport à la densité du dis cours philosophique) et de légitimité (puisqu'ils sont prisonniers de leur système, ils ne peuvent pas penser objectivement leur domaine). Face à cette confrontation je ne peux pas m'empêcher de me rappeler cette histoire grecque qui racontait que, lorsque les éléates démontraient, avec peut-être trop de subtilité, l'état statique de ce monde, les cyniques, en guise de réponse, couraient et bougeaient de toute leur force devant eux.

* Boris LIBOIS, Éthique de l'information (essai sur la déontologie journalistique), Bruxelles, Editions de l'Université de Bruxelles, 1994, 138 pages.



Les nouvelles sociologies

de Philippe CORCUFF
par Marie-Amélie PICARD

Où en sont les débats sociologiques dans la France des années 90 ? Face au discours classique sur les sciences sociales portant sur la rivalité entre « écoles » ou l'hyperspécialisation des sous-champs disciplinaires, Philippe Corcuff montre combien les oppositions et les controverses existant au sein des différents courants sociologiques sont parfois peu constructives et nocives pour la discipline elle-même. L'objectif de cette ouvrage destiné d'abords aux étudiants de premier cycle, puis aux enseignants et aux chercheurs en Sciences Sociales, est donc d'appréhender la sociologie non plus comme un corps de théories qui s'affrontent, mais comme un ensemble de connaissances construites et reliées entre elles : « il est à présent nécessaire de considérer cette discipline non plus comme un espace fragmenté mais comme un espace commun où collaborent les échanges conceptuels et interdisciplinaires qui contribuent largement à la dynamique de la sociologie», précise l'auteur. Cet espace placé sous le terme de «nouvelles sociologies »a pour particularité de rompre avec et de dépasser certaines antinomies traditionnelles (opposition entre subjectif et objectif, entre collectif et individuel, entre matérialisme et idéalisme) et d'adopter un point de vue «constructiviste »comme étant en constante élaboration et non comme une donnée, « dans une perspective constructiviste, les réalités sociales sont appréhendées comme des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs», écrit Corcuff.

Cette nouvelle lecture de la réalité sociale nous amène ainsi à ne plus l'envisager comme une entité figée qui impose ses contraintes aux individus ou comme le résultat d'une somme d'actions individuelles. Pour l'auteur, il y a au contraire interraction permanente entre les contraintes et les choix, les individus et les groupes, les structures et les innovations. Il nous rappelle que cette vision « constructiviste »a été notamment développée par trois auteurs : Norbert Elias, Pierre Bourdieu et Antony Giddens dont les travaux ont insisté sur la recherche de passages entre l'objectif et le subjectif ou le collectif et l'individuel : « ces trois auteurs  »précise Corcuff « ont la particularité de continuer à accorder une certaine prédomi nance aux structures sociales et aux aspects macro-sociaux de la réalité, tout en intégrant de façon variable les dimensions subjectives et interactionnelles». Si l'originalité de l'analyse de Norbert Elias réside principalement dans le fait qu'il étudie les individus comme des êtres « interdépendants», tout en dépassant l'opposition individu/société, Pierre Boudieu, quant à lui, définit un « constructivisme structuralisme » à la jonction de l'objectif et du subjectif. On trouve au coeur de cette orientation les notions d'habitus et de champ. C'est la rencontre de ces deux concepts qui apparaît chez Bourdieu comme le mécanime principal du monde social. L'habitus est défini par les structures sociales de notre subjectivité et le champ constitue la face extériorisée de l'intériorité du processus. Chez Giddens, c'est le concept de « dualité du structurel »qui prime dans la perspective constructiviste. Ce dernier montre combien le structurel est toujours à la fois « contraignant »et « habilitant »et par là même renvoie aux notions de « contrainte »et de « compétence».

D'autres auteurs contribuent également à alimenter la synthèse de l'univers constructiviste que tente Philippe Corcuff. C'est la cas des ethnométhodologues américains comme Garfinkel, Cicourel ou encore Goffman dont les recherches théoriques sont présentées avec clarté. Les travaux de Bruno Latour et Michel Callon en Sociologie des Sciences tentent eux aussi d'échapper aux dichotomies traditionnelles. Pour ces auteurs, la construction sociale de la science inclut des facteurs, des dimensions et des niveaux forts hétérogènes que ne peut appréhender une vision épistémologique qui prendrait comme données la science, la vérité ou la raison. Dans cette perspective elle aussi constructiviste, c'est un nouvel usage des notions de vérité scientifique et de réalité qui se dessine. Ainsi, l'enjeu pour le sociologue qui désire sortir des chemins balisés de sa discipline est dès lors double : sur le plan conceptuel, il doit rendre compte des aspects pluriels (objectifs et subjectifs) de la réalité sociale ; sur le plan de la construction de l'objet, il doit établir des liens perpétuels entre le regard extérieur de l'observateur sur ce qu'il observe et les manières dont les acteurs se représentent et vivent ce qu'ils font dans le cours de leurs actions. L'itinéraire proposé par Philippe Corcuff dans la « galaxie constructiviste »est, on le voit, fondamental pour tous ceux qui sont en quête de grilles d'analyse de la réalité sociale ou pour ceux à qui l'auteur indique que ce livre « peut constituer une arme contre les diverses formes de conservatisme social et politique».

* Philippe CORCUFF, «Les nouvelles sociologies», Nathan Université, 1995, 128 pages, 49 F.


Affiches de cinéma. Trésors de la Bibliothèque nationale de France, 1896-1960

de Stanislas CHOKO
par Pierre SORLIN

Comme tous les imprimés, les affiches de cinéma sont soumises au dépôt légal et la règle semble avoir été largement respectée puisque la Bibliothèque nationale de France en possède plus de dix mille. L'intérêt de ces documents pour la connaissance des films et de leur diffusion n'a pas besoin d'être soulignée, l'affiche porte déjà de nombreuses indications sur le programme, elle promet le rire, le drame ou l'aventure, elle donne la vedette à une star ou à un trait jugé plus rentable commercialement. Hallelujah, titre du film de King Vidor, était, en 1930, annoncé par de petits caractères, le fait qu'il s'agissait d'un « film parlant et chantant», grande nouveauté à l'époque, apparaissait en caractères moyens, mais la vedette était réservée à ces deux mots : « L'AME NOIRE »! Les affiches sont également précieuses pour étudier les transformations de l'art graphique. Comme le note Anne-Marie Sauvage dans sa brève mais utile préface, les affichistes de cinéma ont rarement fait preuve d'audace, leurs clients exigeant avant tout une bonne lisibilité. L'oeil n'est guère arrêté, dans tout le volume, que par une intéressante composition d'Alain Cuny, qui fut décorateur avant de devenir comédien, par les compositions dynamiques de J.A. Mercier et par quelques essais de Boris Grinsson auteur, en particulier, de la célèbre affiche pour Gilda. Paul Colin lui-même devient plat quand on lui demande d'annoncer un film sur la vie de Roosvelt et Peynet ne doit guère être brillant puisque aucune de ses oeuvres n'a été reproduite. Initialement, les affiches imitent les dessins de mode, elles sont traitées sans arrière-plan, par taches de couleurs primaires fortement contrastées. Ce parti pris sera maintenu, en particulier pour les westerns, jusqu'à la guerre. Les années trente voient apparaître la distribution en plusieurs plans de profondeur, qui permettent soit d'opposer deux actions, soit de mettre en regard les acteurs et l'un des moments les plus impressionnants du film. Dans les années cinquante intervient une division par étages qui donne à l'affiche une sorte de troisième dimension. Stanislas Choko a eu le courage d'identifier les auteurs de la plupart de ces travaux, de les décrire et de les classer. Il ne pouvait reproduire tous les documents mais il est excessivement discret sur les raisons de ses choix : pourquoi telles affiches plutôt que telles autres ? Les reproductions en couleur constituent-elles un échantillon représentatif (et en quoi) ou une sélection personnelle ? Comme le classement a sûrement été fait par ordinateur, il n'aurait été ni difficile ni coûteux de proposer une liste par année. Imaginez que vous vous intéressiez à Boris Grinsson, l'un des illustrateurs les plus prolifiques : il vous faudra vous reporter à plus de sept cents rubriques pour dresser la chronologie de son oeuvre. Un ouvrage de cette qualité devrait épargner au lecteur les efforts inutiles.

Stanislas CHOKO, Affiches de cinéma. Trésors de la Bibliothèque nationale de France, 1896-1960, Bibliothèque nationale de France/
Éditions de l'amateur,
1995, 285 p. 111., 380 F.



Le cinéma au rendez-vous des arts. France, années 20 et 30

Sous la direction d'Emmanuelle TOULET
par Pierre SORLIN

L'ouvrage organisé et dirigé par Emmanuelle Toulet n'est pas exactement un catalogue. S'il accompagne l'exposition organisée à la Bibliothèque nationale, contient la liste des objets présentés et s'organise en fonction de ces objets, il peut aussi être lu de manière autonome, comme une tentative pour lier les unes aux autres différentes pratiques artistiques entre les deux guerres. Dans une brève introduction le maître d'oeuvre explique comment la Bibliothèque nationale, dépositaire depuis 1896 de documents sur le cinéma, s'est trouvée particulièrement bien placée pour célébrer le centenaire de la fameuse séance du 27 décembre 1895. Plusieurs des textes rassemblés dans l'ouvrage sont des commentaires remarquablement illustrés de pièces conservées à la Nationale qui soulignent l'apport des Delaunay ou de Mallet-Stevens aux décors, rappellent l'importance du disque dans la diffu sion du cinéma ou mettent en perspective les expériences de Baty ou les scénarios d'Achard et Guitry.

Chacun des trois volets de l'ouvrage, qui sont consacrés respectivement aux rapports avec la littérature, aux échanges avec les arts plastiques et au domaine du spectacle, est précédé par une longue étude due à Emmanuelle Toulet. Comme une légende tenace fait des intellectuels les critiques acerbes d'un cinéma tenu pour un art mineur, il était indispensable de montrer la véritable fascination que les films ont exercée sur nombre d'écrivains dès le début du siècle. Emmanuelle Toulet dresse d'abord un bilan général qui la conduit de Cendrars à Malraux, puis Francis Ramirez, dans un texte très nuancé, présente le cinéma à la fois comme une tentation littéraire, et comme un instrument de distinction, l'illusion de se perdre au milieu d'un public naïf et sincère, l'engouement pour une forme d'expression jeune et dynamique ne laissant en fait aucune place à une prise en compte des réalités et des contraintes du studio. Il y eut ainsi quelques tentatives sans lendemain, comme celle peu connue de Romain Rolland mais bien davantage, avec Cocteau en particulier, un échange permanent entre théâtre, roman et film.

La relation des arts plastiques au cinéma a été beaucoup moins étudiée que celle que les écrivains ont développée avec le film, et les légendes, sur ce terrain, ont la vie dure. Va-t-on longtemps encore faire de Thaïs une oeuvre futuriste sur la seule base des propos tenus par son auteur, Anton Bagaglia, quand ce film, maintenant accessible, n'est qu'une très pâle esquisse formaliste ? Prudente, Emmanuelle Toulet propose une utile mise au point sur le rôle des décorateurs tandis que Ian Christie souligne le caractère international des avant-gardes. Ouverte à nouveau par Emmanuelle Toulet qui rappelle les principales étapes de l'introduction d'une musique dans les films, la troisième partie donne d'excellentes informations sur l'intervention de la voix dans l'évolution du « parlant »et sur les échanges entre scène et écran. Mais ce chapitre, davantage encore que dans les autres, est précieux par son iconographie, en particulier par les croquis de mise en scène et les photographies qui mettent en regard le travail des maquettistes et celui des réalisateurs. Le but de l'exposition était de confronter le cinéma aux pratiques qui l'avaient précédé, le livre dirigé par Emmanuelle Toulet remplit parfaitement ce programme.

* Sous la direction d'Emmanuelle TOULET Le cinéma au rendez-vous des arts. France années 20 et 30. Bibliothèque nationale de France, 1995, 223 p. il., 330 F.



Encyclopedia of European Cinema

sous la direction de Ginette VINCENDEAU
par Pierre SORLIN

Écrire un article d'encyclopédie est une tâche facile qui ne demande guère de préparation. Diriger une encyclopédie est une entreprise d'autant plus héroïque que, d'ordinaire, le public désigne un dictionnaire par le nom de son éditeur et ne sait même pas qui a coordonné le travail. Une première difficulté consiste à choisir. Pour produire un volume de dimensions raisonnables, il a fallu sacrifier les films. N'était-il pas possible, cependant, de proposer au moins un index des titres ? Si vous ne connaissez ni le réalisateur ni les stars de Wat zien ik, vous n'avez aucun espoir de retrouver ce qui concerne cette oeuvre. Les techniciens ont eux aussi été sacrifiés avec quelques notables exceptions comme celle de Raoul Coutard. Ont été retenus, en revanche, les « auteurs», c'est-à-dire les réalisateurs, musiciens et scénaristes ainsi que les acteurs, les institutions, les différents pays européens et certains « genres » ou certains mouvements.

Le problème majeur, une fois définies les principales rubriques, est d'assurer la cohérence de l'ouvrage. L'Encyclopedia of European Cinema montre à quel point l'entreprise doit être difficile. Si Cinecittà est, à juste titre, gratifiée d'une demi-colonne, pourquoi ne trouve-t-on ni Ealing, ni Babeisberg, ni Joinville ? Pourquoi la Catalogne, dont la production a été considérable au temps du muet, n'apparaît-elle qu'en 1960, confondue au milieu des « régions espagnoles ?» Pourquoi la DEFA a-t-elle droit à une colonne et demie quand le nom de la Continental n'est pas cité ?

Ce sont là, en fait, des oublis ou des contradictions mineurs, qui renvoient à une autre question, celle du contrôle exercé sur les différentes collaborations. Chaque rédacteur a été laissé libre d'exprimer ses opinions, ce qui est excellent, et de travailler à sa guise ce qui prête davantage à discussion. Je ne prends que deux exemples, choisis à dessein puisqu'il s'agit d'un ouvrage édité par le prestigieux British Films Institute. Les deux articles sur Grierson et sur le British Documentary Movement frisent le panégyrique. Pourtant le même BFI vient de publier un ouvrage de Brian Winston, Claiming the Real, qui fait état de sérieuses réserves regardant Grierson aussi bien que son école : même si l'on ne partage pas le point de vue cri tique de Winston, il est étrange de faire comme si son livre n'existait pas. L'article sur la censure britannique ridiculise cette institution. Mais un livre d'Anthony Aldgate vient de proposer une vue beaucoup plus nuancée et de montrer comment les censeurs aidaient les cinéastes à tirer profit de la censure. Faudra-t-il indéfiniment recopier les mêmes idées reçues sans jamais revenir aux documents ?

En dépit d'inconséquences peut-être inévitables dans une encyclopédie, synthèse des acquis de la veille, l'ouvrage dirigé par Ginette Vincendeau rendra d'énormes services. S'efforçant de penser dans un cadre européen, les auteurs ont fait une place très large aux cinématographies méconnues, la Finlande, la Suisse (qui ont chacune droit à plus de place que le Danemark ou le Portugal), l'Albanie et la Norvège sont bien représentées, le Portugal, la Suède et la Grèce ne sont pas réduits à deux ou trois fameux metteurs en scène, les institutions et les principaux « genres »pratiqués dans ces pays sont étudiés au même titre que ceux de pays statistiquement plus importants. Une très grande attention a été prêtée à tout ce qui annonce et entoure les films, aux écoles de cinéma, aux revues, aux festivals et aux prix, aux cinémathèques. La télévision n'apparaît pas directement dans ce panorama mals on la retrouve, à condition de bien chercher (une série de renvois donnée à la rubrique « télévision » aurait été utile) avec Channel 4 ou Fininvest. Ni le public ni la fréquentation, objets cependant de nombreuses enquêtes à l'heure actuelle, ne sont mentionnés mais les films « populaires», mélodrame, aventure, westerns « spaghetti», films érotiques ont droit à plusieurs entrées. Pour les articles les plus nombreux, qui concernent des person nalités, Ginette Vincendeau a fait un choix de bons sens ; dans l'impossibilité de propo ser une caractérisation sérieuse en quelques lignes, elle a préféré le style informatif : dates essentielles, films marquants, liste des films moins importants. L'encyclopédie est marquée par un parti pris évident et sympathique, celui de démontrer la vitalité du cinéma en Europe. D'un cinéma européen ? Le titre le laisserait entendre mais l'entrée consacrée à la communauté européenne ne trouve guère à faire état que de Media I un programme aujourd'hui achevé et dont la suite demeure bien incertaine. Les différents articles ont été écrits pays par pays, ce qui est sans doute la solution la plus sage : pour le moment, nous en sommes encore aux cinémas européens.

* Encylopedia ofEuropean Cinema edited by Ginette VINCENDEAU, Londres, British Films Institute, 1995, XX-475, p. 000.




(1) Cité dans l'article de Claude Faure, « Une nostalgie d'encyclopédie », in Autrement, n° 158, octobre 1995, p. 194.

(2) Monique Sicard, « Art et science, la chute du mur ? », in Autrement, n° 158, octobre 1995, p. 18.

(3) Cité dans l'article de Monique Sicard, p. 18. Georges Canguilhem, « L'homme de Vésale dans le monde de
Copernie : 1543,
extrait du recueil Commémoration solennelle du quatrième centenaire de la mort d'André
Vésale
», 19-24 octobre 1964, Académie Royale de Médecine de Belgique, p. 146-154.

(4) B. Gates : La route du futur R. Laffont 1995. Plutôt que la lecture de ce livre, nous conseillons d'aller visiter
l'irrésistible Mircosoft Hate Page à l'adresse suivante : http://www.oeh.uni-linz.ac.at:8001/~chris/HATE/hate.html

(5) N. Negroponte : L'homme numérique, R. Laffont, 1995.

(6) C. Huitema : Et Dieu créa l'Internet, Eyrolles, 1995.

(7) Les définitions sont données par Jean Guismel dams un lexique. On peut notamment y lire que les cyberpunks sont les utilisateurs d'Internet qui se reconnaissent comme déviants dans un techno-système planétaire aux finalités qu'ils jugent totalitaires. Tous les pirates appartiennent au monde des cyherpunks. Les crypto-anarchistes utilisent largement les moyens de codage et estiment que la subversion d'Internet est nécessaire à la défense des libertés fondamentales, contre les Etats. Ils n'hésitent pas à diffuser sur le Net, entre autres, des recettes d'explosifs. Les cypherpunks sont membres de la communauté des cyberpunks et voient dans la cryptographie un bon moyen de créer dans le cyberespace des zones d'intimité inaccessibles.

(8) Quelques recherches personnelles m'amènent à donner cette adresse à ceux qui voudraient en savoir plus :
http://www.ifi.uio.no/~staalesc/PDG/. En particulier, un texte de Phil Zimmermann le créateur de PGP, « Why do you need PGP? » vaut le détour. On peut en trouver une traduction française à l'adresse suivante :
http://www.mlink.net/~yanik/pgp/besoin.html.

(9) Des virus

(10) Site Internet : http://atlas.irit.fr/cgi-bin/visite

(11) Site Internet : http://www.nothingness.org/SI/debord/SOTS/sotscontents.html

(12) A paraître : « Le télécopieur grand public », collection Réseaux 1996.

(13) On estime que le nombre mondial actuel de télécopieurs à 31 millions, dont les deux tiers partagés entre les
Etats-Unis et le Japon et deux millions en France.