n° 74

 

 

Dernières nouvelles d'Amérique : de l'historiographie récente de la communication outre-Atlantique

par Michael PALMER

L'exercice est hasardeux : pointer certains travaux critiques en histoire de la communication aux Etats-Unis, tout en assumant les tropismes « européens » qui marqueront évidemment ce choix.

En effet, aux Etats-Unis, des chercheurs critiques de la communication pensent les rapports spatio-temporels de l'information et les rapports capitalisme/démocratie/espace public avec des perspectives que ne doit pas ignorer, nous semble-t-il, le chercheur d'un Etat-nation européen aux prises avec « la communication-monde ».

Vu du Vieux continent, plusieurs facteurs y invitent : l'immensité du pays, la brièveté de son histoire colonie « moderne » qui sut la première s'affranchir pour devenir en si peu de temps puissance capitaliste mondiale, promue modèle et rêve, tirant partie de sa puissance planétaire tantôt pour s'enorgueillir, tantôt pour s' autoflageller (les médias jouant à ce double égard un rôle important) , tout comme l'ancienneté, jointe à l'importance autoaccordée, de la réflexion sur les enjeux de la communication (média-centrée et autres).

En effet, de Robert Park (The Immigrant Press and its Control), 1922... à Noam Chomsky (dernier ouvrage paru, World Orders, Old and New ; London : Pluto, 1994), et du Canadien et compatriote de Harold Innis (The Bias of Communication, 1951) ou de son acolyte doué du sens de la formule faisant mouche, Marshall McLuhan.. . jusqu'aux quatorze « iconoclastes », collaborateurs de l'ouvrage Ruthless Criticism, dont on parlera ci-dessous, la critique du rôle et de l'action des dispositifs communicationnels de leur époque se greffe souvent sur une réflexion inspirée de l'histoire de leur pays (voire de celle des « outils ou machines à communiquer » d'autres pays ou civilisations). Ainsi, l'un des analystes contemporains qui scrutent le plus finement les rapports entre information, médias et construction des images que la société américaine se donne d'elle-même, Michael Schudson (dont on parlera peu ici) est l'auteur à la fois d'ouvrages identifiant l'émergence des normes professionnelles des journalistes, l'évolution des rapports entre l'information, la publicité, les médias et leurs publics, et d'un ouvrage de réflexion portant sur les sources de l'information dans l'affaire du Watergate, ainsi que sur les représentations et mythologies qui perdurent à son égard dans les mentalités américaines d'aujourd'hui (Watergate in American Memory ; New York : Basic Books, 1992). Les « communicologues » nord-américains ont la tête de Janus.

Tout critiquer, tout remettre en question, tout repenser depuis le départ : tel est le postulat de quatorze chercheurs américains qui - sous une phrase empruntée àKarl Marx - proposent dans Ruthless Criticism (Mineaopolis/London : University of Minneapolis Press, 1993) des lectures alternatives de l'histoire des industries culturelles et de la communication-média aux Etats-Unis. Ils s'opposent aux représentations véhiculant bon nombre d'interprétations convenues (enseignées, notamment, dans les écoles de journalisme qui, aux Etats-Unis, sont souvent des départements universitaires) .

A en juger par le chapitre introductif de William S. Solomon, les auteurs reconnaissent d'emblée que le regard porté sur le passé est fonction de préoccupations contemporaines ; le jeu de miroir, du reste, marcherait dans les deux sens. Or, la concentration capitaliste caractérise depuis longtemps « l'écologie des médias » outre-Atlantique ; elle se renforce continûment d'autant que les logiques à l'oeuvre s'internationalisent. (L'acquisition-fusion qu'opère le groupe Disney sur Capital Cities, propriétaire entre autres de l'un des principaux réseaux de télévision améri caine, ABC, au cours de l'été 1995, en serait l'une des dernières illustrations...) Les quatorze chapitres de R.C. éclairent la compréhension de ces logiques. Enjambant périodes et espaces de l'Amérique du XVIIe au XXe siècle, ils reflètent peu ou prou ce postulat de William Solomon : « étant donné les pressions du capital, exercées pour maximiser les bénéfices, les conglomérats médias ne parlent de l'obligation du service public que du bout des lèvres » (p.I).

Les femmes (adolescentes, féministes et suffragettes...), les Noirs, la classe ouvrière, les enfants, et les rapports de diverses industries culturelles (telle la musique « pop ») avec les médias de masse font l'objet de plusieurs contributions. Il serait fastidieux et sans intérêt majeur de commenter la méthode et les résultats de chacune d'entre elles. Ici, nous présenterons et commenterons les travaux qui aident le mieux, nous semble-t-il, à comprendre ce travail de déconstruction des interprétations convenues qui est actuellement en cours outre-Atlantique. Certains des collaborateurs de R. C. ont publié, de plus, des ouvrages depuis 1993, que nous commenterons également pour partie : nous ferons référence, du reste, à quelques autres ouvrages, dont l'esprit nous paraît proche. R.C., en somme, nous sert d'indice : un nombre limité de chercheurs, souvent jeunes mais d'influence certaine, travaillant dans diverses facultés (pas toutes estampillées « communication » ou « journalisme ») dans des universités de tous ordres (publiques, privées, etc.), développent une vision critique de l'histoire de la communication aux Etats-Unis. Elle bat en brèche les histoires traditionnelles - « libéralo-positivistes », pourrait-on dire. Elle remet même en question les fondements de la recherche communicationnelle aux Etats-Unis. On sait l'importance qu'accordent, ces derniers temps, plusieurs auteurs de langue française à retracer les parcours de la recherche outre-Atlantique afin d'établir la généalogie des disciplines (et de l'interdiscipline) de « l'information-communication » : on citera à cet égard, Philippe Breton et Serge Proulx, Bernard Miège, Michèle et Armand Mattelart (liste non exhaustive). Du côté américain, des exercices semblables sont entrepris par Hanno Hardt (Critical Communication Studies, London : Routledge, 1992) et par Dan Schiller, parmi d'autres.

Des deux côtés de l'Atlantique, la quête des origines s'accompagne d'une quête de légitimité...

Collaborateur de R. C. sachant manier analyse détaillée et vision longue, Johr Nerone démontre comment l'historiographie de la communication aux Etats-Unis aurait été par trop média-centrée : elle accorde une place trop importante au journalisme et aux « siens » - propriétaires, éditeurs, journalistes aux noms célèbres : types, genres et styles de journalisme (le « muck-raking ») qui firent mouche. On se serait par trop intéressé aux « grands quotidiens » des grandes villes, aux William Randolph Hearst et autres « Citizer Kane » de légende : Nerone fait remarquer entre autres (G. Baldasty, cf infra), que jusqu'aux années 1860 - décennie de la guerre civile, soit la guerre de Sécession - la catégorie des publications les plus nombreuses était plutôt celle des hebdomadaires, édités dans les bourgades et dans les petites villes. Nerone s'attaque aux interprétations qui « statufient » le journalisme, le plaçant sur un piédestal, le traitant comme un acteur à part entière sur la scène de l'histoire. Il explicite un point déjà soulevé par d'autres : il importe d'appréhender les médias au sein d'une écologie sociale et culturelle qui les dépasse ; ils sont eux-mêmes réseaux et interfaces de toute une série de rapports sociaux et culturels (R.C.). In media res dirait le latiniste : le média (1) est au centre d'un nombre important, fluctuant mais repérable, d'acteurs qui sont eux-mêmes en mouvement, tout comme il l'est lui-même : le tout interagit et produit (ou choisit de ne pas produire) des discours que reproduisent en les modifiant, ou ne reproduisent pas, les médias.

Dans R. C., Nerone argumente ainsi en prenant comme objet d'étude (et d'histoire révisionniste) l'histoire de la presse de Cincinatti, 1793-1848. Pendant la période traitée, cette agglomération située entre le « vieux Nord-Ouest » et ce « nouvel Ouest » qui émerge (avec les frontières que « l'on repousse ») passa de l'état de village frontalier avec un seul titre, un hebdomadaire, à celui de quatrième centre d'édition du pays. Pour Nerone, il convient de réécrire l'histoire de la communication en procédant par des études locales et circonscrites, qui partent « de la base », du terroir, et non pas des grands titres et des grands groupes. Il ferraille avec d'autres historiens (dont Schudson) : ceux-ci ont beau écrire, ces dernières années, des « histoires sociales » du journalisme, ils n'auraient pas réussi pour autant à en faire déplacer les paradigmes traditionnels.

A cet égard, Nerone pointe certains écueils que n'évitent pas, il faut bien le reconnaître, d'autres collaborateurs de R. C. Il milite contre le transfert des préoccupations contemporaines des chercheurs à l'analyse des médias du passé. L'historiographie traditionnelle souligne « les succès » et « les grands noms ». Nerone, lui, relève l'importance des échecs - importance numérique, certes, mais aussi éclairage aidant à comprendre l'histoire culturelle de telle ou telle époque... On relèvera que d'autres collaborateurs de R. C. - dont Robert M. McChesney (cf infra) signalent combien l'historiographie traditionnelle porte l'empreinte de « ceux qui l'ont emporté », les vainqueurs des divers combats qui marquent l'histoire des médias aux Etats-Unis.

Tant dans son étude de la presse de Cincinatti que dans son ouvrage Violence Against the Press (New York : Oxford University Press, 1994), Nerone part d'une interrogation sur l'idéologie de la presse. Celle-ci signifie un langage partagé mais peu analysé par ses pratiquants, et revêt une dimension normative - « a shared, relatively unexamined language that includes a normative dimension » (R. C., p. 61, n. 8). Cette idéologie serait façonnée par le vocabulaire du républicanisme et par les conflits et événements des années révolutionnaires (décennies 1770 et 1780). Cette période de lutte contre la monarchie britannique voit également se multiplier les emprunts et les adaptations de l'idéologie libérale britannique qu'exemplifient John Locke et Adam Smith (Violence, p. 19). Transfert ou va-et-vient, les échanges culturels entre Londres, d'une part, Boston, New York, Philadelphie d'autre part, auraient abouti, outre-Atlantique, à l'émergence d'une culture républicaine. Celle-ci s'exprime à travers un métalangage - langage de « la vertu désintéressée », de « la surveillance civique » - fondé sur une nouvelle façon de penser les rapports à l'imprimé : « la République des Lettres » à l'aune américaine, en quelque sorte.

Ainsi convient-il de lire en préalable de cette analyse de Nerone les écrits de Michael Warner. Son ouvrage paru en 1990 a pour titre : The Letter of the Republic (Cambridge, Etats-Unis : Harvard University Press) ; dans un chapitre de R.C., intitulé « The public Sphere and the Cultural Mediation of Print », Warner part d'une lecture de Habermas (1962) pour, lui aussi, se poser en révisionniste des interprétations convenues - en l'occurrence, les travaux de Jack Goody et d'Elisabeth Eisenstein, cette dernière étant influencée, selon Warner, par Harold Innis et Marshall McLuhan. Warner récuse tout techno-déterminisme, tout argument démontrant que l'imprimerie a une logique interne, une logique normative qui aurait encouragé la pensée rationnelle et la démocratisation (R.C., p. 14). Pour Warner, la façon de penser et d'objectiviser le discours est essentiellement une matrice culturelle : tout discours imprimé (de l'Evangile à tout le reste, y compris les publications périodiques) aboutit, dans la République des Lettres, à une série de réajustements, de redéfinitions de concepts tels que « l'individu », « le public », « la raison » et « l'imprimé » lui-même. L'imprimerie, qui en facilite l'éclosion, à l'opposé de l'oralité, qui reste socialement marquée, permet l'extension et la durabilité des échanges - dont les textes rédigés dans la même langue, circulant entre la Grande-Bretagne et l'Amérique coloniale. A partir des années 1720, à peu près, en Amérique, la cadence du développement de l'imprimerie s'avère plus grande que la poussée démographique ; surtout, l'imprimerie, à la fois agent et artefact culturel, aide à propager de nouveaux usages et, somme toute, une nouvelle façon de penser le rapport au texte. La connaissance et l'usage public de la raison seraient synonymes de pouvoir, car ils augmentent la capacité de réflexion et de jugement de l'individu ; or, ceci s'effectue simultanément avec l'émergence de la sphère publique bourgeoise (2).

Ainsi Warner procède-t-il à une véritable déconstruction de l'imprimerie, des représentations qu'elle engendre, et des usages dont elle est l'objet, dans l'Amérique du XVIIIe siècle. Pour lui, les colons américains - dans les ports ainsi que dans les réseaux et marchés qui en dépendent - développent alors cette sphère publique bourgeoise. Ils prennent conscience que « les objets imprimés » peuvent toucher un public, une audience « sans bornes », bien au-delà de la foule, entité physique, le référent immédiat habituel, et qui fait peur (R.C., p. 33). Par ailleurs, se modifient les modalités du discours politique et les façons de se penser, voire de communiquer avec autrui. Dans l'Amérique de culture républicaine qui émerge alors, l'imprimerie favorise à la fois une rhétorique impersonnelle ayant force d'imposition par l'universalité de son propos, et une prise en compte de la critique, voire du débat d'idées. Ainsi, pour Warner, la révolution démocratique qui prend forme alors, outre-Atlantique, pour se propager ailleurs, par la suite, sera liée au développement de la sphère publique dont l'imprimerie favorise l'expression ; mais cette sphère est fondée sur la culture, et non pas sur les logiques profondes de l'histoire, de la technologie, ou du marché : ainsi demeure-t-elle fragile.

Ce préalable posé, revenons ici aux analyses de John Nerone portant sur « l'écologie des médias ». Il rappelle comment l'idéologie de la presse véhicule une utopie dont la force est puissante bien qu'éloignée des réalités opérationnelles et de l'instrumentalisation du média. La mythologie associée à ce rôle tenu par la presse idéalisée fait penser - dirions-nous - à quelque chose comme au paradis avant la chute des anges et au péché originel, ou alors, pour rester au XVIIIe siècle, à cet idéal de la démocratie au village, non médiée (ou si peu) et représentative, associé pour certains à Jean-Jacques Rousseau. Scrutant les conditions matérielles de la presse à Cincinatti, Nerone démontre à la fois ce qu'il y avait de factice dans cette mythologie, et comment elle devait perdurer, jusqu'à façonner les « construits », réalisés par la suite, de l'historiographie de la presse américaine. Celle-ci postule que le mouvement pour l'indépendance, destiné à affranchir l'Amérique de la Grande-Bretagne, dépendait de sa capacité à informer et à mobiliser l'opinion. Pour Thomas Jefferson, « le père » de la déclaration d'indépendance, en république, les journaux étaient plus importants que le gouvernement car le régime était fondé sur « l'opinion du peuple » ; l'opinion, outre-Atlantique, c'était cette force de légitimité qui, en Europe - dont les gou vernements, pour Jefferson, étaient synonymes de corruption - se traduisait par le respect de la loi. La mythologie se crée à partir de ces notions communicationnelles propres à Jefferson: une presse à la fois libre et responsable devrait permettre aux vertus de la république au village - échange direct et démocratique dans l'agora, la presse devant tenir la fonction d'une réunion municipale élargie - d'être maintenues dans les sociétés plus modernes (complexes, urbanisées, etc.).

A cette idéologie fondatrice de la légitimité de la presse s'ajoute son expansion matérielle et physique - nombre de titres, nombre d'exemplaires, modicité du prix de vente, développement de la publicité commerciale et des logiques marchandes : pour Nerone, comme pour quelques historiens qui l'ont précédé, la presse américaine des années 1830 dispose de plus de titres et de tirages cumulés (per capita) que tout autre presse au monde. Idéologie et essor seront représentés par la suite par d'innombrables journalistes (« idéologues » à leur manière), par d'autres « travailleurs idéologiques » et par des historiens de la presse comme dessinant les contours de la presse, agent de « la démocratie en Amérique ». On décèlera (et réaffirmera tant de fois, par la suite) l'existence de plusieurs phases du processus : tout d'abord, un journalisme engagé et partisan marquera les années 1780-1830, qualifiées, par certains, d' « âge obscur » ; puis éclora, dans les années 1830, ce journalisme « commercial » aux logiques marchandes, auquel succédera un journalisme plus « indépendant » à la recherche d'une objectivité basée sur l'élucidation des faits, plus tard au cours du siècle.

Nerone relève que des histoires sociales du journalisme, publiées ces dernières années, acceptent ce récit narratif : vers les années 1830, une presse politique commerciale aurait succédé à une presse politique et partisane. Or l'analyse de la presse de Cincinatti démontre la nécessité de revoir la grille d'interprétation habituelle : le journalisme partisan est un terme par trop réducteur ; la place traditionnellement dévolue au rôle radical et progressiste qu'auraient joué le télégraphe électrique et le « journal à un sou » (« penny press ») serait à nuancer, à atténuer ; de même, l'opposition établie entre engagement politique et logique marchande serait pas trop antinomique. Là n'est pas la question véritable, note Nerone. Il relève, avec Tocqueville (et à la différence de bon nombre de libéraux américains), que le marché n'est pas synonyme de liberté : il aboutit à « l'omnipotence de la majorité », à un discours fondé sur ce qui est le terme moyen entre les extrêmes (in media res), discours qui véhicule un fragile consensus que les médias aident en permanence à actualiser, à réajuster.

Le chercheur européen en communication a parfois peu idée de la centralité, de la récurrence et de la vigueur du débat aux Etats-Unis sur la liberté d'expression - « free speech issues ». Développant les idées esquissées ci-dessus, Nerone effectue une analyse historique, portant sur deux siècles, des enjeux que reflètent les violences commises à l'égard de la presse.

Dans son ouvrage Violence Against the Press. Policing the Public Sphere in U.S. History (1994), Nerone part, lui aussi, d'une lecture de Habermas. Il y explore les contours changeants que dessinent, d'une part, les idéaux-types de « l'usage public de la raison », et, d'autre part, les construits entre opinion et autorité que réa lisent les médias - médias qui sont à l'interface des deux et qui ont, par ailleurs, leurs logiques propres. Les médias seraient une série de réseaux de tous ordres - sociaux, économiques, politiques, culturels, institutionnels - qui évoluent en permanence et dont l'évolution, justement, est tout autant façonnée par les représentations qu'en font les autres acteurs concernés par cette écologie des médias que par l'évolution de leur forme matérielle. Pour Nerone, la grande question de l'histoire de la communication est de savoir comment l'homme - à des moments donnés de l'histoire - tire un sens du monde qui l'environne. Pour ce faire, il faut s'efforcer de recréer les mentalités d'autrefois. Ainsi faut-il cerner non seulement les représentations (écrites et autres) que l'on « donnait à voir », mais aussi ce que l'on faisait, matériellement - « what people did ». Aussi Nerone scrute-t-il les violences commises à l'égard de la presse et des journalistes aux Etats-Unis pendant deux siècles. Occupant un point stratégique dans les débats aussi bien moraux que politiques d'une Amérique qui se transforme de colonie en puissance mondiale, la presse d'abord, les médias de masse ensuite, sont en butte à toutes sortes de violence. Nérone en dresse la typologie. Cette violence augmente et régresse selon les espoirs placés dans un dispositif communicationnel qui, peu à peu, s'éloigne des idéaux-types de départ. Si, aujourd'hui, on tue - semble-t-il plus que jamais - les journalistes en ex-Yougoslavie, en Algérie et ailleurs, aux Etats-Unis on commettrait moins de violences contre les journalistes, des « grands médias », notamment. Le public américain serait perçu comme « pragmatique », peu touché par toute influence idéologique (p. 215) ; il aurait compris que le discours public, qui s'exprime à travers les médias, est celui que tolère le marché. Les « grands médias » destinés au « grand public » (et même à des publics « cibles ») étant donc les reflets de cette vision marchande des choses, les propos qu'ils tiennent restent en deçà de certains seuils. Ils assurent, même, la police des contours de l'espace public.

Le constat est donc sombre. Utilisant tour à tour les approches et les méthodes des historiens de la presse (travail d'archives, dépouillement de journaux) et des sociologues des médias (questionnaires adressés aux moyens d'information contemporains), Nerone traque les limites du dicible et du publiable. Il pointe le conservatisme social qui caractérise la presse « mainstream », s'adressant au grand nombre ou à ceux qui parlent et agissent en son nom - à la différence de la presse militante, minoritaire, contestataire. Les périodes de révolution et de guerre se révèlent nullement propices à l'expression des idées non majoritaires : cela serait vrai de la guerre du Golfe dans l'Amérique de George Bush (qu'analyse Noam Chomsky, op. cit.) ou de l'Amérique qui se rebelle contre la couronne britannique dans les années 1770-80. Alors, on s'attaque aux presses des journaux loyalistes ; plus tard, au milieu du XIXC siècle, les journaux qui prêchent la cause de l'abolition de l'esclavage seront taxés de suppôts britanniques, cherchant à torpiller les bases de l'économie et de la société américaine (p. 85).

Ainsi, de nos jours, aux Etats-Unis, on n'abattrait plus ces chevau-légers que sont les journalistes, car ils ne montent plus que sur des chevaux dressés à respecter les règles du cirque médiatique, elles-mêmes déterminées par celles de l'accès au marché. Les normes mêmes de l'idéologie professionnelle des journalistes enseignent ce respect. Dans les grands médias des années 1950, on ne pouvait commencer un « lead » ou accroche ainsi : « aujourd'hui, le sénateur McCarthy a menti de nouveau à propos des communistes du State Department » (ministère des affaires étrangères) (p. 7). Conséquence : aujourd'hui, le recours contre les médias est plus souvent procédurier que physique. Si les actes violents sont peu nombreux, les aliénés, « les déçus des médias », en revanche, s'accroissent. Les médias « mainstream » étant à la fois la créature, la chose, l'agent réifiant d'un consensus fragile, toujours à redéfinir, mais qui perdure, peu ou prou, les actes violents dont ils sont encore l'objet refléteraient une hostilité à leur comportement plutôt « impérialiste » en tant qu'instrument et institution d'un espace public atrophié. Les monopoles et oligopoles qui résultent de la concentration des entreprises de communication aux EtatsUnis, ainsi que les pratiques professionnelles des « ouvriers idéologiques » que sont les journalistes, augmentent le fossé entre les médias et le public - ce dernier, somme toute, n'étant qu'un agrégat d'individus susceptibles de faire usage privé de la raison au sujet de la chose publique. (Remarques qu'inspirent la lecture du chapitre huit et de la conclusion de Violence.)

Comment les Américains sont-ils devenus des « drogués de l'information » (« a news-obsessed people », « news junkies ») ? C'est à cette question que répond Gerald Baldasty, tant dans un chapitre de Ruthless Criticism que dans son ouvrage The Commercialization of News in the Nineteenth Century (1992). Baldasty analyse le processus aboutissant à la transformation de l'information de presse en une denrée, un produit périssable, dont on renouvelle le stock, et ce, à des fins commerciales. Au début du XIXe siècle, les rédacteurs en chef voient dans l'information un instrument politique qui doit promouvoir les intérêts d'un parti ; à la fin du siècle, leurs successeurs analysent l'information comme un élément rédactionnel (voire publicitaire) devant servir les intérêts d'un journal pensé comme une entreprise ayant à maximiser ses ressources et àdégager des bénéfices. Pour Baldasty, comme pour Nerone, l'information reflète les rapports entre les journaux et autres médias et d'autres institutions, groupes et intérêts (Commercialization, p. 114). Définir « l'info » est un processus complexe, dont le matériau reflète non seulement les événements qui se produisent dans ce bas monde mais aussi les valeurs, les intérêts et les besoins, tant des reporters, des rédacteurs en chef, des médias en tant qu'entreprises, que de la société elle-même (Ruthless Criticism, p. 116). C'est surtout après la guerre de Sécession (1861-65) que l'information de presse (véhiculée par les agences ; nous y reviendrons) se mue en denrée que l'on façonne et traite pour aider à générer du profit. Les logiques aussi bien journalistiques que publicitaires y concourent. Mal payé, tel jeune reporter maugrée sur son mauvais choix : parti couvrir une noyade, il découvre que la victime a survécu ; non seulement il touche moins que s'il avait ramené à la rédaction le récit d'une noyade ; mais il a raté un autre reportage, affaire qui lui aurait rapporté davantage. Les logiques concurrentielles jouent dans le même sens. Longtemps, dans l'Amérique d'avant la guerre civile (ante bellum), la majorité des titres se composaient d'hebdomadaires (ou de bi et tri- hebdomadaires) de bourgades peu peuplées, plus que de quotidiens des grandes villes. Menahem Blondheim (cf infra) rapporte comment un rédacteur en chef d'un de ces hebdomadaires laissa moisir deux jours un cadavre qu'il venait de découvrir : « Je n'allais tout de même pas le faire savoir pour que mon journal, qui ne paraît que le jeudi, se fasse battre par mon concurrent qui, lui, paraît le mercredi. »

Enseignant à l'université hébraïque de Jérusalem, Menahem Blondheim n'est pas l'un des collaborateurs de Ruthless Criticism. Toutefois, son News Over the Wires (Cambridge : Harvard U.P., 1994) - fondé sur une thèse d'histoire économique soutenue à Harvard en 1989 - répond à des interrogations que pose John Nerone, notamment, Blondheim réemprunte des pistes explorées par Harold Innis et qui intègrent les dimensions spatio-temporelles à la réflexion des rapports entre l'information, les supports la géopolitique et la géofinance. Nerone et d'autres le soulignent : la matérialité des médias - qui sont à la fois des supports, tangibles et des produits périssables à renouvellement constant (par leur contenu, plus encore que par leur forme) - donne corps à des flux informationnels qu'irriguent et façonnent les flux économiques ; et ce, dans une écologie des médias que dominent des oligopoles, voire des « monopoles naturels », détenteurs de médias et autres acteurs ou agents économiques, sociaux, politiques et culturels ; médias et supports des industries culturelles font parfois partie de conglomérats, et sont toujours travaillés par les logiques à l'oeuvre dans la concentration capitaliste. Pour Nerone, les modes de pensée de l'homme occidental établiraient par trop une dichotomie entre monde matériel et monde intellectuel (Violence, p. 213). Les médias, dont la matérialité est évidente, poursuit Nerone, donneraient le change en quelque sorte parce que se réclamant d'une quête de la vérité - cette vérité à laquelle l'homme des Lumières accorde une puissance supérieure, de par son essence même, à tout autre pouvoir. De nouveau (pourrait faire remarquer Michel Serres) resurgit l'image des médias, tour à tour ange de l'Annonciation, et, plus souvent, ange chassé lors de la chute de son chef, Lucifer, ou au cours de l'expulsion d'Adam et Eve du paradis terrestre : ce qui signifie, aux dires des utopistes de la communication, Thomas Jefferson en tête, qu'auparavant les médias s'y trouvaient... au paradis (terrestre, du moins) (3).

Historien de l'information, et de l'analyse économique, tant des agences que des compagnies qui acheminent l'information télégraphique à travers les Etats-Unis (voire jusqu'aux Etats-Unis, depuis l'Europe), au XIXe siècle, Blondheim ne scrute pas les flux informationnels avec les mêmes interrogations métaphysiques que Nerone. Il met à nu à merveille, en revanche, les discours messianiques tenus lors de l'avènement du télégraphe électrique : l'abolition des barrières spatiotemporelles et l'interaction instantanée symbolisée par « le village global » de McLuhan étaient pointées déjà par Samuel Morse ; l'ingénieur « inventeur » de la télégraphie parlait de faire « de tout le pays un seul voisinage » (p. 4) (4). Historien d'entreprise qui, partant d'Innis, s'inspire des travaux américains portant sur les théories de la communication et de la sociologie de l'information, Blondheim ana lyse l'offre et la demande en information à l'aune de la dynamique oligopolistique. Il fait revivre des personnages hauts en couleur, et les soubresauts de leurs politiques, stratégies et tactiques. Longtemps, aux Etats-Unis comme ailleurs, les agences de presse retinrent peu l'attention des historiens des médias. Blondheim tire profit des rares travaux déjà réalisés (dont ceux de Richard Schwarzlose, The Nation `s Newsbrokers, Evanston : Northwestern U.P., 1989-90, vols i et ii) ; surtout il exploite la situation « marginale » - on dirait plutôt « entre deux chaises » - où se trouve l' Associated Press (qui prend forme vers la fin des années 1840) entre la presse et la télégraphie. Il analyse en parallèle les logiques techniques et marchandes, politiques et entrepreneuriales qui façonnaient le modus operandi et, à terme, l'émergence de deux « monopoles naturels » - l'agence d'information, l'Associated Press, et l'exploitant du réseau télégraphique, la Western Union (créée en 1856). Monopoles « naturels » ou du moins « nationaux », ils se jalousaient, et la Western Union comme l'Associated Press envisageaient parfois de s'immiscer dans les activités de l'autre. Même si A.P. était plutôt en situation de dépendance, leurs intérêts communs les amenaient à s'entendre, notamment face aux adversaires de leur « monopole à deux têtes ».

C'est surtout pendant la guerre de Sécession, et au cours de diverses campagnes électorales de la fin du siècle, qu'A.P. devint partie intégrante d'un establishment politique et médiatique dont l'action atteignit alors des dimensions nationales : pendant la guerre, sous l'administration d'Abraham Lincoln, A.P. devint agence officieuse - seules les dépêches télégraphiques étant alors censurées (5). Blondheim démontre comment, derrière le discours d'impartialité et de « reportage factuel », A.P. favorisa, lors de diverses campagnes électorales, les candidats et les intérêts républicains ; cette partialité (« bias ») se reflétait dans le choix, et non pas dans la rédaction ou la présentation, des informations diffusées par l'agence (p. 183).

L'émergence d'une agence nationale d'information préparait et accompagnait à a fois une Amérique dont les institutions perdaient leur localisme pour devenir gigantesques et impersonnelles (p. 194). L'A.P. se substituait alors aux grands journaux politiques et aux titres populaires des grandes villes comme la source première de l'information nationale.
Le lecteur européen qui suit cette odyssée relèvera l'importance accordée tout au long du siècle à l'information en provenance de l'Europe : disposer du contrôle de trois mille mots « d'informations européennes fraîches » permit à A.P., à plusieurs reprises, de renforcer sa position devant des concurrents américains. On sait que la guerre hispano-américaine (1898) et, par la suite, le conflit russo-japonais (1904-5) - période que ne couvre pas Blondheim - annonceront le début de la fin de cette dépendance géopolitique et géofinancière à l'égard de l'Europe.

L'audiovisuel, lui, est l'objet d'au moins trois des quatorze chapitres de Ruthless Criticism - qu'il s'agisse de la victoire des intérêts de la radio privée et commerciale dans les années 1930, de l'idéologie véhiculée par les « J.T, » des grands réseaux de télévision au début de la guerre froide ou des émissions de télévision pour les enfants (« la perte de l'innocence... ») au cours des années 1950. Fidèle au tracé suivi jusqu'ici, nous mettrons l'accent sur l'information, et les logiques capitalistes (et sécuritaires) des médias en démocratie. Nous soulignerons du reste un ouvrage récent (1994) qui poursuit et exemplifie les nombreux travaux réalisés outre-Atlantique portant sur l'information télévisée et la logique commerciale. Pour terminer, nous insisterons sur la contribution « la plus explosive » de Ruthless Criticism.

Avec le chapitre de Robert McChesney - consacré au débat sur la politique radiophonique, 1930-1935 - on retrouve l'un des leitmotive de l'ouvrage : scruter et déconstruire les interprétations convenues de certains épisodes tenus pour stratégiques de l'histoire de la communication aux Etats-Unis. McChesney s'attaque à la version de l'histoire propagée par les vainqueurs, destinée à gommer les conflits, et àtout présenter comme le fruit inéluctable d'un progrès linéaire. En effet, une telle vision ressort de nombreux ouvrages traitant de l'histoire de l'audiovisuel aux Etats-Unis. Dans ce chapitre - intitulé pré cisément « Conflict, Not Consensus » - et plus encore dans son ouvrage, Telecommunications, Mass Media and Democracy : The Battle for the Control of U.S. Broadcasting, 1928-1935 (New York : OUP, 1993), McChesney démontre à son tour comment le discours utopique ou messianique qui accueille un nouveau média de masse, en l'occurrence, la radio - « l'un des enjeux les plus importants auxquels la civilisation ait eu à faire face », proclama le pédagogue, J.E. Morgan, en 1932 - sera rapidement recouvert par d'autres chants de sirènes.

Au cours des années 1920 et 1930 un paysage radiophonique prit forme. A terme, il sera marqué par la recherche du profit, la logique publicitaire et la domination d'un nombre limité de réseaux, nouvel oligopole. McChesney démontre l'importance des voix qui, à la fin des années 1920, s'opposaient à cette évolution : leur cause n'était pas perdue d'avance. Au milieu des années 1920, il existait de nombreuses stations de radio à but non lucratif, à finalité éducative et à esprit « service public ». Créés respectivement en 1926 et 1927, NBC et CBS - deux des futurs troisgrands réseaux - tout comme la logique des intérêts publicitaires, n'avaient pu encore s'organiser pour exercer une influence importante lors du passage - comme mesure d'urgence - du Radio Act de 1927. Or l'instance de réglementation que créa cette loi, la FRC, avait pour fonction, notamment, de réduire le nombre de stations de radio. Au Congrès, certains parlementaires s'efforcèrent encore un temps - fin des années 1920 - de défendre les radios non lucratives, et de maintenir un pluralisme public/privé, devant la déferlante de la logique publicitaire et de la concentration des stations - déferlante à laquelle la FRC, elle, n'allait pas se montrer hostile. En effet, tout au long de la campagne « pour réorganiser le paysage radiophonique US. », les intérêts privés trouvèrent les instances de réglementation relativement complaisantes. Ce serait, en quelque sorte, le début de ce phénomène de « regulatory capture » qui sera pointé par la suite : ceux qui ont en charge la réglementation seront sensibles aux intérêts commerciaux des réseaux et autres acteurs industriels qu'ils réglementent. Bien longue est la liste des membres de la FRC, d'abord, et de la FCC - instance de réglementation créée par le Communication Act de 1934 qui lui succède - qui rejoindront, à la fin de leur mandat, tel ou tel intérêt commercial, dont les réseaux. En 1927, NBC et CBS contrôlaient - par l'intermédiaire de leurs affiliées - 6,7 % des stations de radio ; moins de cinq ans plus tard, selon McChesney, ils en contrôlaient 30 % et - lorsqu'on tient compte de la durée des transmissions (temps d'antenne) et de la puissance des émetteurs - 70 % de « U.S. broadcasting » (p. 227).

S'opère alors « la fermeture idéologique » - l'exclusion de toute alternative - réalisée par les intérêts de la radio commerciale, prêts à agiter le drapeau de la liberté menacée face à toute velléité interventionniste du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif. La fermeture idéologique réussie, le paysage radiophonique sera promu comme consubstantiel de la démocratie américaine. Le mettre en cause, c'est s attaquer aux fondements de la démocratie, établie sur la propriété privée et la liberté économique (David Sarnoff, président de la Radio Corporation of America, 1938). Et à McChesney de conclure en citant Paul Lazarsfeld : de son étude The People Look at Radio (1946), le psychologue-sociologue-communicologue retira l'impression que les Américains semblaient ne pas avoir à redire aux logiques privées et commerciales qui sous-tendaient l'industrie radiophonique ; « les gens disposent de peu d'information à ce sujet » ; « il est évident qu'ils n'y ont guère réfléchi ».

McChesney relève les affinités entre certaines analyses des réformateurs qui militent contre les logiques commerciales du début des années 1930 et les analyses des critiques d'aujourd'hui qui dissèquent les carences et dysfonctionnements des dispositifs de la communication médiatique en Amérique : parmi eux, Noam Chomsky, Edward Herman, Ben Bagdikian, . . Collaborateur de R. C., Nancy Bernhard, elle, cite le sociologue C. Wright Mills, à propos de la transformation du public américain en marché des médias. Elle analyse les journaux télévisés - ou plutôt les forces, idéologiques et autres, qui façonnaient les rédactions qui les préparaient - de plusieurs des grands réseaux, dont ABC, NBC et, surtout, CBS (6), pendant les années 1948-53. L'essor de la télévision - l'audience passa de 5 à 45 % des foyers américains - se produisit au moment où la guerre froide s'installait avec, comme conséquence, un climat viscérale-ment anticommuniste, notamment dans l'industrie audiovisuelle.

Bernhard juxtapose les faits et gestes de ceux qui tenaient des discours sur la défense des démocraties du monde libre, et de ceux des journalistes de télévision qui fondaient leur légitimité auprès des téléspectateurs sur un discours d'indépendance et d'objectivité. Elle pointe les pressions sur les journalistes, qui provenaient de la direction des réseaux, du gouvernement fédéral et des industries publicitaires : le discours sur la démocratie s'accompagnait de la défense - formelle, ou, plus souvent, implicite - des intérêts du « corporate capitalism ». Les accointances entre CBS et la Central Intelligence Agency (CIA) illustrent une thèse qu'ont développée d'autres chercheurs - les grands médias (qui, pour Nerone, rappelons-le, assurent la police des contours de l'espace public) oeuvrent pour le maintien de l'ordre et de la sécurité de l'Etat (ici, face à « la menace communiste » - « the red scare »). Par ailleurs, les « grands réseaux » devenaient eux-mêmes des entreprises à ambitions et implantation multinationales, ce qui pouvait renforcer leur coopération avec des acteurs américains (dont la CIA) présents sur la scène internationale. Jamais peut-être la télévision américaine n' aurait-elle aussi clairement formulé - par l'intermédiaire des rédactions des « J.T, » - cette identification des intérêts conjoints de la démocratie et du capitalisme, destinés à triompher dans le libre marché des idées, que lors de ces années où guerre froide rimait avec expansion triomphale des réseaux. Aux « J.T. » il convient d'ajouter les magazines d'actualité : Bernhard relève comment deux des journalistes qui seront longtemps les chefs de file de « l'indépendance face aux pouvoirs » - Ed Murrow et (le jeune) Walter Cronkite - se refusèrent à adopter cette attitude de « l'adversarial journalism » de tous les instants, dans leurs rapports avec les responsables du State Department, pendant la guerre de Corée (p. 302). Des journalistes servaient de faire valoir aux autorités, sources précieuses d'informations et d'interprétations qu'il convenait de ménager plus que de harceler. Climat de l'époque, où des confusions s'établissaient entre l'information du journaliste et le ren seignement de la CIA, que suggère cette voix off de la bande son qui introduisait une émission CBS, le 10 septembre 1950 : « Ce qui se passe à l'étranger, se passe chez vous. La guerre en Asie est une guerre contre le monde libre dont nous faisons partie ; ainsi les affaires étrangères sont-elles des affaires américaines. » A la différence d'autres programmes, la plupart des émissions d'information (« news and public affairs ») n'avaient pas de sponsors commerciaux directs : mais les réseaux acceptaient de pratiquer l'autocensure de l'information ; aliéner les autorités, diffuser images et commentaires pas trop troublants, c'est aliéner les sponsors. Cette susceptibilité des industries publicitaires réapparaîtra pendant la guerre du Golfe de 1991 ; les images de toute guerre se doi vent d'être « clean ».

A ce titre - « ailleurs, c'est chez nous » - bien d'autres analyses universitaires cernent avec subtilité la complexité ou l'enchevêtrement des diverses sphères de l'activité journalistique - notamment à propos de la couverture de la guerre du Vietnam, où l'opposition des journalistes rendant compte de visu s'exprimait à l'intérieur de certains paramètres - ces contours de l'espace public dont les médias assurent la police. Les sphères du consensus, des controverses légitimes et de la déviance - sphères elles-mêmes en mouvement - ont été étudiées par Daniel C. Hallin dans un ouvrage que citent Bernhard et d'autres chercheurs des courants critiques : The « Uncensored War » : The Media and Vietnam (New York : O.U.P., 1986).

Au coeur même de la République des ouvriers idéologiques, d'autres interrogations et inquiétudes se firent entendre au début des années 1990. C'est ce que pointe Penn Kimball dans un ouvrage consacré aux journalistes de la capitale fédérale, et dont le titre résume le message : Downsizing The News (Baltimore/London : John Hopkins, 1994). L'enquête de Kimball, professeur émérite au Columbia School of Journalism, relève de ce corpus de travaux importants qui se situent non pas dans les courants critiques de la communication mais dans la sociologie du journalisme. Ainsi la nature de l'enquête menée par Kimball auprès des journalistes des grands réseaux audiovisuels en poste à Washington D.C., et qu'a soutenue le Woodrow Wilson Center, ressemble-t-elle à certains égards à celle des travaux consacrés aux rapports des journalistes avec les sources que sont les acteurs politiques à Washington, réalisés par Stephen Hess, de la Brookings Institution : The Washington Reporters (1981) ; The Government/Press Connection (1984) ; The Ultimate Insiders (1986) ; Livefrom Capitol Hill (1991). Or Kimball, lui, identifie un angst existentiel des journalistes des grands réseaux, basés à Washington, qui est lié aux années de vaches maigres, après tant d'années de vaches grasses (mais aussi de servitudes - celles qu'analysent McChesney et Bernhard dans Ruthless Criticism).

Entre 1991 et 1993, Kimball interviewa individuellement environ soixante-quinze correspondants, directeurs de la rédaction et réalisateurs à Washington, concernés par la préparation, la présentation et la diffusion des journaux télévisés des trois réseaux - ABC, CBS, NBC - transmis en soirée, et regardés chaque jour par trente-cinq à quarante millions de personnes. Aujourd'hui, comme au début des années 1960, les téléspectateurs déclarent que la télévision est leur principale source d'information concernant l'actualité nationale et internationale. Mais l'audience, et les moyens, des « J.T. » des grands réseaux se rétrécissent. Peut-être assiste-t-on à la fin d'une époque de l'information télévisuelle (p. 168) : d'autres chaînes se multiplient (hertziennes, aussi bien que par satellite et par câble) ; d'autres genres d'émission - de « l'info-tainment » - se multiplient de même. Aujourd'hui, l'information que diffusent les grands réseaux refléterait ce dont ils estiment pouvoir financer la couverture ; le contenu, l'habillage et la présentation de l'information des « J.T, » dé pendent des taux d'écoute et des parts de marché.

Les journalistes basés à Washington en veulent aux gestionnaires ayant pouvoir de décision sur les «J.T.» et situés à New York. Ils disposent de moins de ressources qu'auparavant pour couvrir les organes des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, ayant leur siège dans la capitale fédérale. Les responsables des réseaux se montrant moins attachés que par le passé à couvrir l'information disponible - à condition qu'on puisse la chercher - à Washington ; acteurs politiques et sources gouvernemen tales, à commencer par le président, se montrent peu désireux de passer par la médiation, et l'interrogation, des journalistes indépendants ; ils préfèrent profiter des occasions et des espaces qui vont en se multipliant, et grâce auxquels ils s'adressent directement aux électeurs, éventuellement par le biais de « talk-shows » d'animateurs dont le souci ludique l'emporte (l'« entertainment » et non pas « l'information »). Par ailleurs, la Federal Communications Commission, qui est censée vérifier que les chaînes respectent les obligations du « service public » (« public interest, convenience and necessity »)` ne fait rien, ou si peu, pour que les réseaux acceptent l'obligation de couvrir l'actualité (« news and public affairs information ») - obligation qui est la contrepartie de leur exploitation à des fins commerciales, des ondes, qui sont, mais pour combien de temps encore ?, un bien public. D'une durée de vingt-deux minutes trente, et diffusés en début de soirée, les « J.T. » des trois réseaux se ressemblent, à bien des égards. Selon Kimball, les critères exigeants du passé, chers encore à de nombreux professionnels, seraient un luxe que ne veut plus se permettre la télévision commerciale. Sa conclusion ultime ressemble à celle de Lazarsfeld à propos de la radio, en 1946 (citée ci-dessus) : il est possible que la majorité des téléspectateurs ne voit pas la différence ou alors, cela leur importe peu (p. 169).

Le chapitre de Ruthless Criticism que signe Christopher Simpson retient l'attention à plusieurs titres. Simpson est à la fois journaliste et universitaire (American Uni versity de Washington D.C.) ; il fut directeur de recherche pour le documentaire de Marcel Ophuls, Hotel Terminus : The Life and Times of Klaus Barbie (1989). Il est auteur, par ailleurs, d'un ouvrage dont le chapitre de Ruthless Criticism suggère la teneur : Psychological Warfare and Communication Research (New York : Oxford University Press, 1994) Ce chapitre - « Mass Communication Research and Counterinsurgency » - complète celui de Bernhard ; qui plus est, par son analyse du rôle joué par les programmes du gouvernement fédéral portant sur la guerre psychologique, la propagande et le renseignement (« intelligence ») dans la constitution de la recherche universitaire en communication de masse, Simpson mène surtout une enquête qu'on n'ose qualifier de « parallèle » sur un domaine des plus sensibles. L'enquête s'effectue sur trois plans. Simpson pose une question épistémologique d'importance : comment se constituent les paradigmes dans les sciences sociales ? La recherche en communication de masse lui sert de domaine où tester ses hypothèses. Or la généalogie de cette recherche atteste de l'importance des consi dérations instrumentales - en l'occurrence le rôle du gouvernement fédéral, des forces armées et de la CIA. Ainsi Simpson met en parallèle l'émergence d'un domaine où activités de recherche et d'enseignement légitimeraient peu à peu la notion de discipline universitaire et l'imbrication des enseignants-chercheurs avec les intérêts sécuritaires de l'Etat : aujourd'hui encore, la recherche en communication fournirait le cadre universitaire où sont formés les journalistes, le personnel des industries publicitaires et des relations publiques, qui constituent les ouvriers idéologiques de la société américaine (p. 315).

L'osmose entre milieux universitaires et militaires apparut au cours des années 1930 et 1940 et perdure. Au Vietnam, la CIA développa des programmes (d'assassinats et de meurtres politiques) fondés en partie sur des méthodes sociologiques et des théories de la communication vulgarisées par Daniel Lerner, Ithiel de Sola Pool, avec d'autres chercheurs d'un centre du MIT, le CENIS. Simpson rappelle qu'il convient, en fait, de remonter plus en amont : des travaux portant sur la guerre psychologique menée en Europe entre 1914 et 1918, figurent encore aujourd'hui en bonne place dans les programmes « de 3e cycle » en communication aux EtatsUnis : Public Opinion de Walter Lippmann (1922) et Propaganda Technique in the World War de Harold Lasswell (1926). Les deux ouvrages seraient hostiles aux valeurs de la démocratie et prétendent que la communication - dans les sociétés industrielles, notamment - doit servir d'instrument de persuasion pour que l'on puisse imposer sa volonté. L'impact de ces ouvrages serait lié à cette vision de la communication comme instrument de domination, que traduit, avec efficacité, une méthode prétendument scientifique et positiviste : tout peut être qualifié, mesuré, schématisé. Simpson trouve une belle formule à propos de la devise sempiternelle de Lasswell : « Qui dit quoi, qui, avec quel effet ? » ; on pourrait la graver sur le fronton de tous les établissements où l'on enseigne la communication. Mettant les points sur les « i », Simpson démontre comment, au cours des années 1940 et 1950, se constituaient des réseaux, basés sur des relations sociales et des intérêts partagés, associant des responsables gouvernementaux, des dirigeants de groupes publicitaires, des annonceurs et des médias, et, surtout, des universitaires - dont les recherches (et le passé de chercheurs analysant l'opinion et la propagande) aidaient à légitimer une nouvelle discipline qui voulait avoir pignon sur rue. Figures de proue de l'establishement communicationnel américain pendant de longues décennies, Lasswell, Paul Lazarsfeld, Wilbur Schramm, occupaient des postes d'importance dans ce réseau : « anciens combattants » de l'étude des pratiques de « la guerre psychologique » - qui contre l'Allemagne hitlérienne, qui contre l'URSS stalinienne -` ils militaient pour que s'installe, sur le campus, ce croisé de la sociologie et de la psychologie qu'était la « mass communication research ». Simpson aime pointer des apparentements terribles : Leo Lowenthal, ancien de l'Ecole de Francfort, devenu directeur du département « recherche » de « Voice of America » pendant la guerre de Corée ; Elisabeth Noelle-Neumann, l'une des plus célèbres théoriciennes européennes de la communication (« la spirale du silence ») qui collabora, au début de sa carrière, à la revue intellectuelle de Goebbels, Das Reich...

Pour Simpson, les administrateurs de la recherche voyaient la « mass communication research » comme outil de gestion sociale, comme arme à manier, tant à « l'intérieur » qu'à « l' extérieur » . On légitime et promeut, alors, la recherche quantitative - « de la mesure avant toute chose » - en réponse aux intérêts conjoints du gouvernement fédéral, des capitalistes et des médias à finalité commerciale. Sans Lasswell et Lazarsfeld, les formes de mesure d'audience qui sont à la base de la structure audiovisuelle contemporaine n'existeraient probablement pas, conséquence - la suppression des voix discordantes, les voix autres qui celles que véhiculent messages et médias tenus pour « acceptables » par des entreprises à logique marchande et par un Etat soucieux du maintien de l'ordre. On retrouve là une tonalité proche de celles de Noam Chomsky et de Herbert Schiller. Le chercheur en sciences de l'information et de communication retiendra aussi cette remarque de James Carey, autre chercheur américain contemporain d' importance, que cite Simpson, pour conclure : « Ce monde que nous produisons d'abord, par un travail symbolique ; et bien, nous élisons domicile ; hélas, nos créations peuvent nous ensorceler. » Aux Etats-Unis, dès les années 1970, les principales institutions en recherche sur la communication créées depuis la guerre fabriquaient, grâce à des fonds publics et privés, « les travailleurs idéologiques pro fessionnels » des Etats-Unis. Le moins qu on puisse dire, des divers travaux ici recensés, c'est qu'il reste une place, outre-Atlantique - envers et contre tout ? - pour la recherche critique (7).

 


REFERENCES

Les principaux livres analysés dans cette note sont précédés de l'*.

* BALDASTY G., The Commercialization of News in the Nineteenth Century, Madison : University of Wisconsin Press, 1992.
* BROWN R. D., Knowledge is Power. The Diffusion of Information in Early America, i 700-1865, New York/Oxford, Oxford University Press, 1989.
* BLONDHEIM M., News Over the Wires. The Telegraph and the Flow of Public Information in America, 1844-1897, Cambridge Mass./London, 1994.

HARDT H., Critical Communication Studies. Communication, History and Theory in America, London/New York : Routledge, 1992.
* KIMBALL P., Downsizing the News. Network Cutbacks in the Nation `s Capital, Baltimore/London : The John Hopkins University Press, 1994.
McCHESNEY R. W., Telecommunications, Mass Media and Democracy the Battle for the Control of U.S. Broadcasting, 1928-1935, New York, Oxford University Press, 1993.
* NERONE J, Violence Against the Press. Policing the Public Sphere in U.S. History, New York/Oxford : Oxford University press, 1994.
SIMPSON C., Psychological Warfare and Communication Research, New York, Oxford University Press, 1994).
SCHUDSON M., Watergate in American Memory, New York : Basic Books, 1992.
SCHWARZLOSE R., The Nation's Newsbrokers, Evanston : Northwess Tern University Press, 1989-90, 2 vol.).
* W.S. SOLOMON and R.W. McCHESNEY eds.,Ruthless Criticism. New Perspectives in U.S. Communication History, Minneapolis, London : University of Minnesota Press, 1993.
WILLS G., Lincoln at Gettysburg, New York/London : Simon and Schuster, 1992.

 

 

L'innovation technique. Récents développements en sciences sociales.
Vers une nouvelle théorie de l'innovation.

de Patrice FLICHY
par Pierre CHAMBAT

Dans son précédent livre, Une histoire de la communication moderne ; Espace public et vie privée, Patrice Flichy avait montré comment les machines à communiquer sont le résultat d'une double construction technique et sociale. Formulée en des termes aussi généraux, la thèse ne pouvait que recevoir l'aval des sociologues. Mais, faute d'avoir pu être exposée dans toute son ampleur, elle pouvait conduire le lecteur pressé à oublier le sous-titre en se cantonnant dans la dimension historique, et à négliger les notations éparses qui ouvraient sur une théorie de l'innovation. L'innovation technique vient combler cette lacune.

L'ouvrage se présente d'abord modestement comme une contribution au débat qui anime les sciences sociales sur les rapports entre technique et société. Il s'ouvre par une lecture critique de ce que P. Flichy appelle « les théories standards ». Economistes, historiens, sociologues qui se sont consacrés à la question de la technique sont passés en revue avec soin, car la faible légitimité de la question technique justifiait bien un rappel de ces travaux, par souci de mettre en évidence les insuffisances des problématiques exposées. Pour faire bref, le reproche central qui leur est fait est de ne pas tenir assez fermement les deux rênes de l'attelage, la technique et le social, et de ne pas parvenir à intégrer dans une même analyse la genèse d'une technique et son utilisation. Oubli de la technique ou du social d'un côté, excès de déterminisme technique ou social, de l'autre, construisent en creux l'espace d'un questionnement : comment échapper au tourniquet hésitant entre deux explications : explication : par le hasard ou l'inventeur génial d'un côté, et celle par la nécessité économique, culturelle ou technique de l'autre ; comment éviter des conceptualisations dures mais partielles, c'est-à-dire, par exemple, ne pas tomber dans les impasses de l'histoire des inventions, du modèle diffusionniste ou de la sociologie des effets, sans pour autant verser dans une conceptualisation molle ou un éclectisme théorique ? Vouloir ainsi rendre compte de la diversité des interactions entre technique et social amène P. Flichy à se confronter aux travaux qui ont cherché à penser ensemble ces deux univers, le constructivisme social de Pinch et Bijker et surtout la nouvelle sociologie française des sciences et des techniques issue des travaux de Callon et Latour. Sur ce point P. Flichy, tout en reconnaissant l'apport de ces recherches, en particulier celui d'avoir ouvert la « boite noire » qu'est l'objet technique, se livre à une critique serrée de cette école de pensée qu'il juge trop métaphorique : la notion de réseau y apparaissant « extrêmement lâche et attrape-tout » (p. 97), la vision stratégique de l'acteur évacuant la question de l'intentionnalité et, enfin, le modèle ne faisant guère de place aux usagers, à ce qu'Arjun Appaduraï appelle the social life ofthings.

L'approche spécifique de P. Flichy, s'appuyant sur les acquis de l'interactionnisme, consiste à déplacer la question des rapports technique-société vers celle du déroulement de l' action technique comme compromis (simultanément : confrontation et coopération) entre des mondes sociaux qui s'affrontent dans des forums. L'auteur introduit ici la notion de cadre de référence sociotechnique. Reprise de Goffman, elle est envisagée comme l'union ou l'alliage entre un cadre de fonctionnement et un cadre d'usage. Ce cadre est le produit de la confrontation entre différents acteurs, disposant de ressources inégales selon le moment du processus de sa construction (la distinction stratégie/tactique empruntée àDe Certeau). Une fois stabilisé, une fois opéré le « verrouillage sociotechnique », ce cadre vient régir les actions techniques ordinaires en particulier dans la réparation conventionnelle entre ce qui est délégué àla machine et les rituels assumés par les usagers. Mais l'innovation doit aussi être replacée dans le long terme si l'on veut rendre compte du changement technique. Le cadre se révèle alors mobile, chacune de ses composantes pouvant évoluer selon une temporalité propre. S'appuyant notamment sur les théories économiques de la path dependancy, P. Flichy insiste à la fois sur la pesanteur des choix opérés tant en matière de technique que d'usage (le clavier QWERTY, par exemple) et sur les changements de systèmes techniques qui amènent à réévaluer la théorie des cycles de Kondratiev. Reste à expliquer le choix du sentier emprunté, qui engendre des phénomènes d'irréversibilité. Sur ce point, P. Flichy considère que l'imaginaire ne saurait être tenu pour une origine, une matrice ou un embryon d'un dispositif technique qui parait en réaliser la visée utopique. Outre que la notion d'influence doit être remise en cause car elle ne s'effectue pas dans le sens généralement postulé (par exemple, de Cézanne sur Picasso : P. Flichy s'appuie ici sur Les formes de l'intention de Baxandall), la construction du cadre sociotechnique voit s'affronter différentes représentations concurrentes quoique relevant d'un même imaginaire commun aux innovations et aux utilisateurs, comme le prouve l'invention du mi cro-ordinateur. L'innovation est une activité sociale où le choix est plus ou moins ouvert et qui ne relève pas de la causalité des sciences de la nature, mais du jugement. La construction d'un cadre de référence sociotechnique implique des opérations de médiation permettant de passer de l'imaginaire technique au cadre de fonctionnement et de l'imaginaire social au cadre d'usage, puis à leur alliage sous la forme d'un objet technique stabilisé, selon un processus analogue à la concrétisation proposée par G. Simondon. Cette histoire de l'objet passe donc par trois phases : celle des mondes sociaux parallèles qui, dans une deuxième phase, se rencontrent sous un monde imaginaire et instable, l'objet valise. Le verrouillage du cadre de référence donne naissance à l'objet frontière, produit de la collaboration stabilisée de différents acteurs impliqués.

L'ouvrage de Patrice Flichy vient à point. Il opère d'abord une mise à plat des problèmes concernant l'innovation, d'autant plus utile qu'elle repose sur un vaste panorama de la littérature, notamment anglo-saxonne, traitant des rapports technique-société. Sans doute, ce regard critique qui vise à faire sauter les cloisonnements disciplinaires (P. Flichy met en avant l'importance des concepts frontière) fera l'objet lui-même de commentaires sur le traitement accordé à (ou l'oubli de) tel ou tel ouvrage ou théorie. C'est non seulement la loi du genre mais c'est, selon nous, un apport essentiel du livre que d'ouvrir un espace de débat entre disciplines, écoles et auteurs qui, du moins en France, tendent à s'éviter. Dialoguer, c'est nécessairement se colleter avec les auteurs, alliés ou concurrents, du champ scientifique, comme De Certeau le fit naguère avec Pierre Bourdieu ou Michel Foucault.

Quant au modèle stimulant proposé par Patrice Flichy, c'est à l'usage qu'il révélera ses vertus heuristiques. Mais l'on peut dès à présent lancer quelques pistes de débat autour de la capacité des concepts utilisés à répondre aux intentions théoriques affichées. On en exposera deux : l'action technique et le cadre de référence sociotechnique, en se centrant sur la question de l'usage.

Le recours à la notion d'action sociotechnique plutôt qu'à celui de fait technique opère un déplacement utile de la problématique en ce qu'il permet d'évacuer les querelles sur le déterminisme dans les rapports technique/société. Par ailleurs, il réintroduit les usagers dans le système d'acteurs, et surmonte les impasses des schémas linéaires offre --> demande ou technique --> usage. Toutefois, la notion d'action sociotechnique ne recouvre-t-elle pas des réalités hétérogènes ? D'un côté elle renvoie à « la science en action » distinguée de la science en représentation, autrement dit, une approche sociologique du processus d'invention ; mais, de l'autre elle recouvre l'action sociotechnique ordinaire, autrement dit, l'appropriation par les usagers. Certes, le recours aux notions de cadre de fonctionnement et de cadre d'usage entend lever l'objection de retour au dualisme antérieur car ces cadres ne recouvrent pas la vieille distinction technique/usage. Néanmoins, subsiste une double difficulté. Tout d'abord, la qualification de technique n'a pas dans les deux cas le même statut : centrale et objet même de l'intention des acteurs du cadre de fonctionnement, y compris des usagers enrôlés, elle devient dans le cadre d'usage plus marginale, du moins quand l'objet technique est banalisé, que les attentes à son égard sont stabilisées, les comportements routinisés, bref que la technique est largement oubliée. Pour le dire autrement, l'action technique visant à la conception et, la fabrication d'un nouveau média de communication n'est pas du même ordre que l'action de communication médiatisée par la technique (lire le journal, téléphoner, regarder la télévision, consulter le minitel). C'est une banalité, mais son rappel permet d'éviter les glissements de sens liés à la qualification de technique. Ainsi, les travaux des historiens et sociologues de la lecture ont bien mis en évidence que cette pratique repose sur l'appropriation de l'imprimé (et pas de l'imprimerie) et que les compétences mobilisées dans la lecture concernent non seulement le maniement de l'objet mais aussi celui de l'écriture, avec les décalages que les usages sociaux faisaient subir aux intentions initiales (voir la bibliothèque bleue) ou les déplacements opérés dans les modalités de cette pratique (la lecture mâchée des moines, la lecture à haute voix, la lecture silencieuse en son for intérieur).

Ici surgit, d'ailleurs, une seconde difficulté liée à l'absence de définition de la technique. Quelle que soit la raison de cette omission - que sa définition relève de l'évidence ou qu'elle participe de l'affrontement des mondes sociaux dans le processus d'innovation (logiquement, P. Flichy me semble pencher pour cette dernière solution) - la polysémie du terme appelle des éclaircissements. Quelle place accorder dans l'analyse aux techniques non matérielles - intellectuelles, relationnelles ou comportementales - qui ne sont pas nécessairement inscrites dans des dispositifs techniques mais qui sont associées à leur maniement, aux savoir-faire et à leurs modes de constitution ? Peut-on les réduire à un rôle de médiation (les interfaces de l'informatique, les modes d'emploi) ou à un statut de convention organisant la coopération entre acteurs ? Doit-on les évacuer de l'analyse au nom d'un usage non métaphorique de la notion de technique (mais il y a bien apprentissage comme dans les techniques d'expression ou le télémarketing, sans parler de l'alphabétisation ou du calcul), ou à l'inverse ne risque-t-on pas de réintroduire la totalité sociale, voire l'air du temps, et de s'interdire toute clôture du système d'acteurs ?

Au fond, et malgré quelques ouvertures, P. Flichy ne reste-t-il pas attaché à une définition très classique de la technique comme activité pratique d'appropriation du monde, alors précisément que les techniques de communication se développent comme dispositifs relationnels à la fois matériels et immatériels ? Du coup, P. Flichy ne tend-il pas à privilégier dans l'action technique ordinaire le rapport avec l'artefact technique, en négligeant les dimensions symboliques qui s'y investissent (les significations d'usage) et qui diffèrent selon les groupes sociaux et selon le contexte d'utilisation (le foyer, le lieu de travail, l'espace public, par exemple) ? Ne faut-il pas inclure dans l'analyse les pratiques déconnectées de l'objet qui partici pent de son usage (la conversation télé de Dominique Boullier). Bref, à rabattre le cadre de référence sur l'usage standard, ne risque-t-on pas de déboucher sur une conception fonctionnelle de l'usage comme conformité à (ou intériorisation de) un cadre préexistant stabilisé (8) ?

Le deuxième concept qui mérite examen est celui de cadre de référence sociotechnique ou, plus précisément, la relation entre ce cadre et la pluralité des pratiques et des significations qui s'y rapportent. Défini comme l'alliage d'un cadre de fonctionnement et d'un cadre d'usage (la métaphore métallurgique est ici suggestive), il permet dans l' analyse du processus d'innovation de conserver la différence des moments (les trois temps de l'objet : histoires parallèles, objet valise, objet frontière, la temporalité spécifique du fonctionnement et de l'usage) et des pratiques (invention/appropriation), sans tomber pour autant dans la coupure radicale entre technique et social, grâce notamment à la différence de statut (stratégique/tactique) accordée aux acteurs selon le moment du processus d'innovation et selon la focale utilisée par l'observateur (temps court/temps long). Mais P. Flichy traite un peu rapidement la relation entre le cadre et l'action sociotechnique. Pour lui, ce cadre, obtenu par compromis entre des mondes sociaux et négocié dans des forums, constitue avant tout une ressource à mobiliser dans l'action, un « point d'ancrage » (p. 128-131). Quoiqu'il souligne que ce cadrage comporte des contraintes sans déterminer l'action technique et que les acteurs se trouvent selon les cas en position de stratège ou de tacticien, P. Flichy semble délaisser l'opposition prescription/autonomie qui a dominé le débat en France sur la place des usagers, ce dont témoigne pourtant la démarche de Michel de Certeau. Par crainte, justifiée, de verser dans le déterminisme, P. Flichy n'évacue-t-il pas un peu vite la question des relations de pouvoir que pourtant le recours àla notion de dispositif, les emprunts à de Certeau, par exemple, auraient pu l'inciter à envisager ? Qu'on l'aborde en termes de normalisation, de violence symbolique ou de rationalisation, la question de la domination ou de la dimension prescriptive de la technique, posée notamment par les travaux de Philippe Breton, d'Alain Gras ou de Siegfried Giedion - pour ne prendre que des auteurs cités - peut-elle être éludée ? Ainsi, alors que P. Flichy s'appuie légitimement sur la sociologie du travail ou des organisations pour analyser l' automatisation des ateliers, il n'aborde pas la question en termes de technologies de pou voir, comme le fit Michel Foucault dans Surveiller et punir à propos de la discipline d'atelier analysée par Marx dans le Livre 1 Chapitre XIII sur la coopération du Capital. Car la question de l'usage des techniques ne concerne pas seulement l'appropriation sociale de la technique ou la prégnance de l'imaginaire social ou politique dans l'innovation (voir la micro-informatique, p. 202-206), mais aussi la politique, non seulement au sens de politiques publiques de recherche ou d'innovation, mais aussi au sens de gouvernement des conduites ou de domination du monde vécu. Si la question technique constitue un enjeu de pouvoir majeur n'est-ce pas, outre les intérêts et les imaginaires qu'elle mobilise, aussi parce que la médiation technique s'insinue dans l'ensemble des pratiques sociales et que ces dispositifs affectent les relations de pouvoir ordinaires ? Sans doute, est-ce par souci d'éviter les explications tant mécanistes que téléologiques de la technique que P. Flichy écarte prudemment ce qui pourrait prêter à de telles dérives.

On l'aura compris, l'originalité de l'approche de Patrice Flichy est de se tenir en position centrale. Sa richesse est aussi d'inviter à des lectures multiples. Elle stimule la réflexion sans l'enfermer dans un cadre dogmatique. Modeste dans son mode d'exposition, elle est ambitieuse dans son intention unificatrice. Délibérément transversale elle peut ne pas satisfaire les attentes soit de suprême théorie, soit d' approfondissement disciplinaire. En revanche, elle retiendra l'intérêt de ceux qui ressentent le besoin de repères et de passerelles, face au foisonnement des approches.


* Patrice FLICHY. « L'innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l'innovation. » La Découverte, 1995, 255 pages, 149 F.

 

 

La révolution communicationnelle

de François DU CASTEL
par Jean-Pierre BACOT

C'est une synthèse de sa pensée, nourrie d'une longue expérience que nous présente François Du Castel dans son dernier livre où il examine successivement de nombreux aspects de la société de communication. L'impact des NTC, la nature de leurs acteurs, les notions de complexité technologique, d'intelligence dans le travail, de désordre dans les entreprises sont successivement analysées et conduisent l'auteur à proposer sa vision personnelle de l'état de la société en ce domaine où il souhaiterait une autre orientation technico-politique.

Regrettant au passage de devoir céder devant l'anglicisme et l'adaptation française de technology à laquelle il préfère « technique », notre auteur analyse la convergence actuelle de l'informatique, de l' audiovisuel et des télécommunications. Il récuse un technicisme ambiant oublieux de l'action de cette technique sur la société.

Cet impact est pourtant d'une telle ampleur que Du Castel assume à son sujet le terme de révolution, révolution communicationnelle en ce que la circulation de l'information constitue bel et bien le fait principal.

Si une simple petite partie de la technique est désormais visible au plus grand nombre, l'auteur estime cependant qu'on ne peut rien comprendre de ce qui se passe si l'on ne s'attache pas à saisir le complet contenu de ces « nouvelles technologies ».

En croisant les types d'usage et les divers médias, il tente de tisser cette complexité dont on parle souvent sans en saisir les mailles.

Les « technologies » envahissent la vie professionnelle et l'existence courante, même si elles s'intègrent plus facilement à la première. François Du Castel semble prendre acte avec regret d'une telle évolution, mais conclut cependant son premier chapitre par un « on peut rêver d'un autre monde où l'existence humaine l'emporterait sur la concurrence » et où cet envahissement serait limité.

Du Castel plaide résolument pour une régulation des techniques. Il constate avec regret qu'en divers domaines et au premier chef en termes d'informatique, l'Europe, dans son ensemble comme dans ses parties nationales, a choisi de baisser pavillon. La critique est aussi ferme en matière de télécommunications, l'auteur détaillant à ce propos l'historique d'événements nés outre-Atlantique et dont les conséquences lui semblent par trop impératives.

Quant à l'audiovisuel où, souligne-t-il, domine la question du contenu, toutes les régulations effectuées par le seul marché insupportent Du Castel qui, fidèle à ses écrits antérieurs, plaide inlassablement pour une « modernité du service public ».

On peut sans doute résumer la pensée de l'auteur telle qu'il la développe autour des enjeux du multimédia par un hymne au service public, comme seule instance possible de régulation d'un système certes multiforme, mais s'adressant à la fois à des individus uniques et à respecter comme tels et à une société dont on ne peut souhaiter qu'elle continue à se parcelliser àl'extrême. Il en découle une vision politique des grands phénomènes récents, Du Castel voguant résolument à contre-courant de la logique libérale et déréglementatrice. Du point de vue sociologique et humaniste qu'il revendique, il autopsie le désordre et plaide pour l'émergence d'une nouvelle donne technico-économique dont l'homme serait la mesure.

Ce livre relève finalement d'un double intérêt : un parcours complet dans la très actuelle problématique de la convergence des grandes activités communicationnelles, et une prise de position nette d'un auteur qui se revendique colbertiste.


* François DU CASTEL, La révolution communicationnelle : les enjeux du multimédia, L'Harmattan 1995, collection Dynamiques d'entreprises.

 

«Crime et châtiment revisité » : les enfants de Dickens sur les traces de Dostoievski.

Reporting Crime

de Philip SCHLESINGER et Howard TUMBER
par Michael PALMER

Il existerait une lacune dans les études sociologiques du journalisme : la reconnaissance de l'importance qu'il convient d'accorder à la perspective des sources dans toute étude des rapports entre les médias et celles-ci. Ces sources d'information étant souvent, par ailleurs, des protagonistes ou acteurs de l'événement ont leurs stratégies propres, qui peuvent englober la désinformation et la mésinformation, mais aussi des objectifs plus « professionnels », moins marqués idéologiquement.

Ce postulat des auteurs (pp. 1 et 2) explique l'originalité de leur propos. S. et T. braquent la lumière sur les stratégies et les tactiques déployées par les sources qui tantôt repoussent, tantôt (et surtout) sollicitent l'attention des médias - attention dont sont l'objet d'autres acteurs concernés par le même événement, et avec lesquels ils se trouvent en situation de concurrence ou, parfois, de complémentarité. Ensuite, S. et T. explorent les logiques des journalistes et des médias pour qui ils travaillent, tant àl'égard des acteurs et des sources, qu'à celui des médias rivaux.

A cette fln, ils prennent pour objet les catégories d'information touchant aux faits criminels et les débats politiques (ou de politique - « policy ») que suscite ce « crime news » - terme dont ils démontrent la complexité et les enjeux : « reporting crime is much more than simply crime reporting » (p. 1). Que de « faits divers » qui touchent à la politique criminelle et aux fantasmes d'une société...

Ainsi, l'ouvrage se ventile en deux parties : « Sources in Action » ; « Making crime News » (c'est nous qui soulignons)... auxquelles s'ajoutent de brèves introduction et conclusion, des annexes et, surtout, un premier chapitre qui est à méditer à plusieurs titres.

En effet, « news sources and news media » explore la position centrale qui doit revenir à l'étude des sources (« source perspective », Denis McQuail) - sources qu'on pourrait qualifier en français de « sources des sources », ou plutôt de fournisseurs de matériau d'actualité aux médias. Ce chapitre traite des questions théoriques liées à la sociologie politique des médias d'information : les auteurs situent l'étude des rapports entre les sources et les journalistes dans les débats plus larges portant sur les modalités et les finalités de la communication politique en démocratie. Leur analyse s'inscrit dans le corpus de travaux sur les « news media » développés à la suite des lectures de Habermas, tant au Royaume-Uni qu'aux Etats-Unis. Si John Keane, lui (The media and Democracy, Cambridge, Polity 1991), explore les dispositifs communicationnels en démocratie afin de pouvoir refonder le modèle de service public, S. et T., ici, pointent un objet relativement circonscrit - comment les médias nationaux à Londres rendent compte des crimes et des débats que suscitent la défense de l'ordre public (« law and order ») - afin de repenser l'étude des acteurs qui façonnent la nature et les formes de l'information dans une culture politique qui est elle-même médiatisée et marquée en tout point par des stratégies du discours, de l'image et de la promotion.

Etudier les sources suppose d'abord identifier les acteurs, afin de cerner leurs stratégies, stratégies où la politique à l'égard des médias n'est qu'un élément d'un dispositif communicationnel qui re couvre également, à titre d'exemple - toute une activité de lobbying. Ainsi, la première partie de l'ouvrage analyse les stratégies multiples de ceux qui formulent et façonnent la politique - pénale, criminelle, sécuritaire (le terme « criminal justice » englobant le tout) : à l'aune des politiques de communication, adaptées du secteur privé, et adoptées par les gouvernements de Margaret Thatcher, c'est le chef de l'information du ministère de l'intérieur qui donne le ton. Les résultats des entretiens avec son titulaire, Brian Mower, éclairent la suite de l' analyse : stratégies et tactiques des parlementaires concernés, des associations professionnelles (responsables pénitenciers et policiers, magistrats, avocats, etc.), des groupes de pression qui interagissent avec les autres acteurs (et dont certains reçoivent des subventions publiques) et - objet d'un chapitre à part - de la police, la principale source institutionnelle d'informations criminelles pour les médias (p. 160).

La deuxième partie de l'ouvrage revisite des chemins déjà balisés par d'autres chercheurs, tout en ouvrant de nouvelles pistes. Elle débute en identifiant le point central des contacts source-média : l'organisation des dispositifs des journalistes spécialisés dans la couverture des « crime news » et de la politique du maintien de l'ordre - les « crime, home affairs et legal affairs correspondents ». Or, la sociologie des journalistes à partir d'études et d'enquêtes empiriques est un domaine de recherche largement exploré aux Royaume-Uni comme aux Etats-Unis ; ici, S. et T. affirment que leur analyse des contacts sources-médias, en ce qui concerne le « crime reporting », constitue la première enquête approfondie depuis vingt ans. Les entretiens conduits avec des journalistes spécialisés aboutissent, en effet, à des résultats qui éclairent leurs perceptions des pratiques professionnelles et de l'évolution de leur domaine - évolution marquée tant par des données quantitatives et qualitatives concernant la criminalité (le terrorisme et la drogue se greffant sur le vieux fonds de commerce que sont les vols et les viols...), que par des pratiques de travail différentes (moins de camaraderie entre journalistes et policiers sur « les lieux du crime », davantage de formalisme, tant à l'intérieur de la rédaction que dans les rapports avec les préposés à la « communication » des divers acteurs concernés). Viennent ensuite trois chapitres qui explorent, avec subtilité, les peurs, les fantasmes, que suscitent le fait criminel, d'une part, son traitement médiatique, de l'autre. S. et T. analysent à cet égard comment les médias relatent et commentent l'annonce des statistiques criminelles, recensant les délits commis au Royaume-uni l'année précédente : de leur étude des médias hauts, moyens et bas de gamme, ils concluent qu'on ne peut démontrer que les médias alimentent les peurs. Ils ne minimisent pas pour autant les « dérapages, médiatiques », aussi bien que les « bavures policières », d'autant qu'ils pointent des affaires mises en avant par la police afin de s'assurer une « bonne presse ». La complexité des facteurs en jeu et des stratégies déployées parait plus grande encore que celle parfois pointée en France lors des débats sur le viol du secret de l'instruction.

La télévision, vecteur (potentiel ?) de voyeurisme, de « la chasse à l'homme », et des discours sécuritaires, fait l'objet d'une analyse particulière. S. et T. explorent comment une émission de télévision allemande a été adaptée par la BBC. Ce « Crimewatch », réalisée en collaboration avec la police, est devenue une émission à taux d'audience élevé, au cours des années 1980 - période, justement, où les gouver nements conservateurs accordaient une place importante, dans leur agenda politique, aux discours sécuritaires. Emission qualifiée ici d'utilité publique - « socially useful popular television » (p. 268) - « Crimewatch » associe le public à l'enquête, et aurait créé une certaine interactivité, sans tomber dans les travers du journalisme tabloïde, symbolisé outre-Atlantique par l'émission « America's Most Wanted », diffusée sur le réseau Fox, du groupe Murdoch. Pour nos auteurs britanniques, le sensationnel, ce chant de sirènes, pourrait bien l'emporter outre-Manche comme outre-Atlantique. Le journalisme tabloïde, faisant preuve de sens civique et de responsabilité sociale dans son traitement des faits criminels, naviguerait de plus en plus malaisément entre Charybde et Scylla. La preuve en est fournie plus encore par des analyses portant sur la presse écrite - dont The Sun, titre populaire, mais aussi The Times, journal dit de qualité, tous les deux du groupe Murdoch (chapitre 8).

On relèvera par ailleurs que l'identification des stratégies multiples des divers acteurs et des sources nombreuses va de pair avec le pointage des ressemblances, des affinités qui caractérisent les sources et les médias proches de l'élite. Ces affinités expliqueraient que les journalistes de la presse de qualité ont parfois plus de choses en commun avec certaines sources - les avocats ou autres défenseurs des droits de l'homme, par exemple - qu'avec leurs confrères écrivant pour une presse à sensation.

Le chercheur français en information-communication lira ce travail - rédigé avec un souci de précision et de clarté - avec grand profit et un regret. L'ouvrage ne comporte pas de bibliographie générale ; mais de nombreuses références en note permettent non seulement de suivre l'évolution des propres travaux de S. et de T. - des plus pertinents, selon nous - mais aussi ceux de plusieurs générations de chercheurs - américains au départ, mais auxquels s'ajoutent de plus en plus de Britanniques et autres anglophones (tels les Australiens...) - qui explorent la construction de l'information et la temporalité de l'agenda des médias. Les auteurs soulignent avec raison, mais insistance, combien ce travail sur les sources et sur les stratégies tantôt concurrentielles, tantôt coordonnées, est « nouveau » au Royaume-Uni. Etudier les « sources des sources » permet d'identifier, en effet, ce dont n'ont pas traité les médias - la « spirale du silence », pour reprendre la formule d'Elisabeth Noelle-Neuman - silence qui, souvent, ne tiendrait pas à une quelconque (auto)censure, mais à un complexe de facteurs opérationnels et marchands de tous ordres.

Le regret, lui, porterait plutôt sur le constat des références essentiellement « anglo-saxonnes » des auteurs. On connaît la dimension européenne de leurs travaux. Or deux seuls auteurs français sont cités dans cet ouvrage - Pierre Bourdieux et J.-G. Padioleau. Faudrait-il en conclure que la recherche française ne peut - ou ne veut ? - réaliser des analyses fouillées, de l'importance de celles-ci, auprès des sources telles que le ministère de l'intérieur, la préfecture de police, les groupes de pression et - avec des exceptions importantes mais peu nombreuses - auprès des journalistes eux-mêmes ? Du côté des journalistes, du reste, pour un Edwy Plenel, pour un J.-F. Lacan, combien encore de récits « convenus », . . Ou alors - et c'est la lecture de Reporting Crime qui y fait penser - si jamais de telles recherches étaient possibles, et se réalisaient, les modalités rédactionnelles du rapport ou du livre qui en résulterait ne feraient-elles pas en sorte que la juxtaposition de l'approche théorique et des études de cas en deviendrait fort délicate ? Parfois les qualités de conceptualisation, d'abstraction et de synthèse ne nuisent-elles pas à l'identification documentée des zones sensibles - travail que doit aussi mener le chercheur, ce citoyen en position privilégiée : à sa manière, il doit, lui aussi, comme Albert Londres, « porter la plume dans la plaie ».

Une note de lecture, certes, n'est pas un éditorial. Concluons, platement, en soulignant que Reporting Crime va au-delà (tout en les reconstituant) des discours « on » et « off. . . the record », tenus par des acteurs politiques et autres concernés par le fait criminel : il éclaire l'étude des stratégies discursives en démocratie. Ainsi, le crime peut-il montrer un des chemins à suivre.


* Philip SCHLESINGER and Howard TUMBER, Reporting crime. The media politics of criminal justice, Clarendon Press, Oxford. Coll. Clarendon Studies in Criminology, 1994.

 

 

L'lnternet professionnel

Collectif CNRS et Universités
par Christine JAEGER

Il s'agit d'un ouvrage collectif sur l'Internet, réalisé par des scientifiques qui ont un usage professionnel du réseau, et qui nous font bénéficier de leur large expérience pour le comprendre et pour s'en servir... .

C'est donc d'abord un guide : « connaître l'Internet sans le pratiquer n 'est pas intéressant, pratiquer sans comprendre est frustrant. » l'ouvrage est conçu pour pouvoi, pratiquer en comprenant l'Internet. C'est une sorte de « guide du parfait voyageur de l'Internet ». Mais c'est plus que cela : c'est aussi une mine de renseignements et de réflexions sur l'évolution historique du réseau, sur la façon dont le protocole TCP/IP s'est imposé progressivement, échappant aux administrations de télécommunications et aux Etats, configurant la vaste fédération décentralisée de réseaux avec son mode de facturation forfaitaire actuel.

On s'y interroge évidemment sur l'avenir : les nouveaux usages commerciaux laisseront-ils subsister les échanges gratuits qui sont de règle dans les communautés scientifiques ? Comment conforter la sécurité, car il n'y a pas de confidentialité ni de garantie de l'expéditeur actuellement ?... Tous les Etats vont-ils tolérer la libre circulation des idées ainsi véhiculées ? Enfin, les opérateurs de Télécoms, en situation de monopole quant aux infrastructures, ne vont-ils pas freiner le développement d'un tel réseau ?

Toutes ces questions joueront sur l'évolution de l'Internet, nous explique-t-on, mais son existence n'est pas en danger pour autant.

L'ouvrage est riche et sérieux sans être fastidieux, il nous convie à une lecture agréablement distribuée entre les conseils pratiques et les analyses réflexives sur le fonctionnement, l'évolution et les enjeux de l'Internet.

Tandis que les deux premiers chapitres offrent une vue d'ensemble, la construction du reste de l'ouvrage est à l'image du réseau : à consulter au gré des besoins et des intérêts de chacun.

Il est donc difficile de résumer les 450 pages de contributions des 52 auteurs de ce livre, et surtout inutile : il faut le consulter, c'est sans aucun doute la référence sur l'Internet la plus utile dont nous disposons en France.

Si vous n'êtes pas encore branché, sa lecture est indispensable pour mesurer l'importance du phénomène.

Si vous avez l'intention de vous brancher sur le réseau, l'ouvrage est d'une utilité incontestable.

Si vous êtes déjà branché, vous y trouverez des réponses à la plupart des problèmes que vous avez forcément rencontrés, avec des explications claires sur leur origine et la façon de les éviter à l'avenir.

Pour vous en convaincre, voici quelques-unes des idées préconçues dont on se charge de nous prévenir.

 

L'Internet n'est pas le Minitel

L'Internet a les caractéristiques inverses de Télétel : c'est un réseau immense (une fédération de réseaux, non limitée à un ou quelques pays), n'importe quel ordinateur peut s'y connecter (et non un terminal spécifique), les utilisateurs n'ont pas de signes distinctifs de statuts ou autres, il n'y a pas de contrôle de l'utilisation des services, il y a dialogue directe entre utilisateurs et tout semble gratuit.

L'Internet est un ensemble de réseaux, il n'est donc pas centralisé, mais chaque réseau a ses propres règles, ses clients, ses tarifs, ses services et ses opérateurs.

L'Internet n'est pas cher, mais il est loin d'être gratuit...

L'accès à l'Internet n'a jamais été gratuit. Cette fausse impression a deux origines : les premiers et principaux utilisateurs sont des chercheurs ou des professionnels qui se servent du réseau à partir d'accès payés par leurs laboratoires ou leurs entreprises et, dans tous les cas, la facture ne dépend pas du rythme d'utilisation ; c'est une facturation au forfait, radicalement différente donc de celles du téléphone et de l'électricité. Cependant, pour utiliser l'Internet, il faut payer :
- le prix des services : l'accès aux BDD, l'utilisation de serveurs distants. C'est le fournisseur de service qui facture l'utilisateur. Il y a encore de très nombreuses BDD en accès gratuit, mais de plus en plus de BDD payantes...
- le prix d'achat et d'entretien des équipements de connexion, la location des liaisons, les salaires des opérateurs...

Ce qui se traduit par une facturation au forfait + un coût horaire de connexion. Coûts auxquels on doit rajouter les équipements d'accès (ordinateur, modem, etc.).

Et demain?

D'une part, la facturation forfaitaire est liée au protocole de communication TCP/IP et au mode d'acheminement des données, elle restera donc la plus économique et la plus facile à mettre en oeuvre. D'autre part, la gratuité de deux des principaux types de serveurs (universités-centres de recherche et serveurs privés à usages promotionnels) n'a pas de raison d'être mise en cause : service public d'un côté, publicité payée par des annonceurs de l' autre.

Toutefois, une information n'est pas « que » consultable. Elle peut être aussi vendue, et « l'Internet offrira plus de choix que les rayons d'une boutique ». Des pratiques payantes sont déjà en marche : des « partagiciels » sont proposés à l'essai sur l'Internet, les utilisateurs voulant les adopter doivent envoyer un chèque. Par ailleurs, Microsoft et Visa mettent au point un système de paiement par l'Internet, avec des paiements qui seront donc gérés par les banques, et non par les télécoms.

Bref, qui dit nombre d'utilisateurs plus importants, dit « création d'un marché de l'information » de plus en plus vaste.

Ainsi, l'Internet n'est pas gratuit, il ne le deviendra pas, même s'il n'est pas cher par rapport aux services offerts et que des services gratuits subsisteront.

La régulation centralisée du réseau n'est pas envisageable

Le réseau risque-t-il la saturation? Faut-il en limiter l'accès ? Certainement pas, répondent les auteurs : « La limitation de l' accès serait immorale et inefficace. »

Immorale, car l'Internet sert à communiquer.

Inefficace, et surtout inutile : les liaisons supplémentaires ne coûtent pas si cher à construire, rien à voir de ce point de vue avec les véritables « autoroutes », . . Dès lors, si les nouveaux utilisateurs payent une juste contribution, le réseau s'étendra selon les besoins : la capacité installée moyenne suivra la taille moyenne du trafic. Il peut y avoir des « encombrements », Ceux-ci, comme sur tous les réseaux, ne viennent pas du « trafic moyen », mais de la variation autour du trafic moyen (les heures de pointe...)' ils existent donc quelle que soit la taille du réseau, du moment que le trafic est irrégulier.

L'Internet s'est bâti autour d'un principe généreux (permettre au plus grand nombre de communiquer) et avec des choix d'architectures simples qui lui ont déjà permis d'intégrer de nombreuses évolutions technologiques (protocoles ATM pour la commutation optique, etc.). Les discours sur les « autoroutes de l'information » devraient être plus prudents : l'Internet existe déjà. Pourquoi l'Etat devrait-il intervenir ? Des instances de coordination ont été créées progressivement, elles suffisent largement à la régulation de ce réseau décentralisé.

Et demain?

La communauté Internet s'est construite petit à petit, autour des passionnés qui en articulent les différents éléments, à l'aide des messageries servant de systèmes de transmissions des savoirs et des expériences. Chaque utilisateur se sent impliqué dans la bonne marche du réseau : « Les fondations de l'Internet reposent beaucoup sur la confiance et la coopération, avec un état d'esprit : l'esprit Internet. »

Mais la croissance explosive du réseau et la commercialisation progressive des pratiques posent problème : « Si les Hackers devenaient plus nombreux, l'Internet n `y survivrait pas. »

Le réseau n a pas été conçu pour « faire du business », mais des échanges entre chercheurs. Ce qui marque l'Internet, c'est une population à l'esprit indépendant, supportant peu les contraintes technocratiques et préférant les recommandations élaborées de façon consensuelle. Les réseaux ont des règles de « bons usages », il y a une éthique. Survivra-t-elle aux vagues des nouveaux arrivants ? Les auteurs conviennent que « le problème est de savoir comment les anciens vont coexister avec les nouveaux, dont l'optique est essentiellement commerciale », ...

 

Il n'est pas aussi simple qu `on le croie d'accéder à l'Internet

Pour s'y connecter, il faut :

- une machine, car l'Internet est un réseau informatique ;
- un fil qui relie la machine au point d'accès : au réseau local si c'est dans un laboratoire, et, sinon, à un prestataire de « services d'accès » qui facture la prestation ;
- un modem ;
- un nom et une adresse (IP) : c'est généralement l'administrateur du réseau local qui effectue la démarche auprès de NICCR en France ;
- des logiciels de communication (TCP/IP) et des logiciels d'applications...

Il faut ensuite apprendre à se servir des « RFC », les documents qui servent de références, consultables gratuitement, pour développer des produits suivant les standards.

On se familiarisera également avec les logiciels assurant les communications entre personnes : échanges de textes, téléconférences, etc. Pour les utiliser, il faut installer sur son ordinateur une version cliente si on est utilisateur et une version serveur si on est producteur. Ces logiciels sont généralement gratuits et conviviaux, mais il faudra les rapatrier et choisir dans la panoplie offerte : Telnet, Fetch, Archie, Wais, Gopher, Mosaic, . .

 

L'Internet est un labyrinthe

« Une fois connecté, on entre dans un labyrinthe », cf « l'Internet Survival Guide »... Non seulement il faut installer les outils informatiques dont on aura besoin mais surtout il est primordial d'avoir un initiateur : il y a « tout et n'importe quoi » en matière d'informations et le service n'est pas garanti : les serveurs évoluent, changent de noms, s'interrompent pour des réparations, etc...

« Imaginez une ville de 38 millions d'habitants, en croissance de 15 % par mois... Ses habitants ont tous un ordinateur... Les connexions sont comme autant de rue, les ordinateurs comme autant de bâtiments qui possèdent chacun une adresse IP... Dans les rues de cette ville virtuelle, il existe des "boutiques numériques", pleines de fichiers, ce sont les serveurs... L'Internet est aussi imparfait que formidable. Son utilisation peut être des plus horripilantes, d'autres fois plus plaisante, c'est comme dans une grande ville. »

Il faut donc un guide, des plans, des car nets de bonnes adresses, bref des conseils avertis : c'est, entre autres, ce que nous offre cet ouvrage. On y apprend comment se connecter, comment installer un serveur, quelles applications par type d'ordinateurs, quelques-unes des « curiosités et bonnes adresses sur Internet », on y trouve une bibliographie technique, un glossaire et les adresses électroniques des auteurs à qui l'on peut encore demander des éclaircissements.


* « L'internet professionnel : témoignages, expériences, conseils pratiques de la communauté, enseignement et recherche. » (Chaix, installation et utilisation de logiciels sur Macintosh, PC et stations Unix), CNRS et universités - CNRS Editions 1995.

 

 

European Modernity and Beyond. The Trajectory of European Societies, 1945-2000

de Göran THERBORN
par Pierre SORLIN

Voici un livre important pour tous ceux que l'avenir de l'Europe intéresse, mais il faut le lire au second degré, c'est à dire pour l'état d'esprit qu'il révèle et non pour ce qu'il dit. A première vue, il s'agit d'une introduction sociologique à quelques gigantesques problèmes de notre temps : qu en est-il de l'Europe et des Europes aujourd' hui, quelles perspectives d'évolution peut-on déduire de ce qui s'est passé depuis un demi-siècle, quelle place l'Europe tiendra-t-elle dans le monde de demain, où l'Europe trouvera-t-elle ses limites àl'Est ? Göran Therborn est parfaitement documenté, il utilise avec intelligence des travaux d'origines très diverses sans se faire trop d'illusions sur la qualité des in formations dont il dispose. Clair et précis, son ouvrage dresse le bilan de ce qui est parfaitement attesté : évolution démogra phique, migrations, transformation des conditions de travail, mise à jour des légis lations.

Tout cela, néanmoins, ne donnerait qu'un manuel de sociologie si on ne tenait pas compte de la personnalité de l'auteur. Göran Therborn est Suédois et l'aspect le plus passionnant de son livre est le regard sur l'Europe qu'il nous propose. Bien que ses connaissances soient très vastes, il semble mal percevoir ce qui fait l'extrême diversité de chacune des nations européennes ; s'il est parfaitement attentif aux niveaux de revenus, aux acquis des travailleurs, aux effets de la modernisation, au droit des femmes, il devient terriblement allusif quand il aborde l'extension et les limites du contrôle policier, ou les formes actuelles de discrimination sociale. Dans ses tentatives pour définir les espaces euro péens en fonction non pas de la géographie physique mais des systèmes relationnels et des centres d'attraction, l'auteur est assez heureux. Peut-on cependant, comme il le fait, fonder tout un raisonnement sur la richesse relative des régions, en négligeant tout ce qui, bien au-delà des ressources et de leur exploitation, donne à ces mêmes régions leur personnalité ? Göran Therborn réussit mal à ajuster l'un à l'autre les deux cadres qui lui servent de référence, celui des Etats d'un côté, celui des régions de l'autre. La difficulté devient particulièrement évidente quand l'auteur s'attaque à la culture. Ce qui est dit des traditions ou des vieilles divisions religieuses est parfaitement acceptable. Mais l'homogénéisation, l'américanisation auxquelles Göran Therborn accorde une large place dans ce qu'il désigne comme une nouvelle « enculturation » doivent être mesurées par rapport, précisément, à ces traditions. Ne parlons même pas des revendications indépendantistes : le conflit d'Irlande du Nord ou les soubresauts du Pays basque sont à peine mentionnés comme s'il s'agissait d'affaires dépassées. Soyons plus terre à terre : pour quoi l'auteur ne dit-il rien des journaux, qu'il connaît très bien comme sources de renseignements sociologiques mais qu'il ignore comme outils propres à maintenir une certaine façon de vivre le quotidien et de le tenir présent ? Göran Therborn, en un sens, voit trop large, il passe vite sur ces variations locales, sur ces nuances, qui lui semblent masquer l'essentiel. Mais, en même temps, il limite à l'excès son terrain d'observation et il tient pour acquise une sorte de mise à l'écart, de recul, sur le plan mondial, de l'Europe. Le plus surprenant, dans ce panorama à bien des égards exhaustif, est la quasi-absence du capital : les liaisons bancaires, les croisements de sociétés, les mouvements de capitaux sont ignorés. Sans doute, comme le note l'auteur, l'Europe a-t-elle perdu l'initiative en matière d'innovation technique, mais ses investissements lui assurent toujours le contrôle d'une partie de l'économie mondiale. Il serait méchant et injuste de prétendre que Goran Therborn conçoit l'Europe de demain aux dimensions deja Suède, mais il y a dans son livre une image de l'Europe qui nous éclaire sur la manière dont les pays du Nord envisagent notre avenir à quinze.


* Göran THERBORN, « European Modernity and Beyond. The Trajectory of European Societies, 1945-2000 », Londres, Sage Publications, 1995, XII-403 p.

 

Cari amici vicini e lontani. Storia dell'ascolto radiofonico nel primo decennio repubblicano

de Gianni ISOLA
par Pierre SORLIN

Dans ses ouvrages précédents, Gianni Isola avait éclairé la naissance et le développement, dans l'Italie de l'entre-deux guerres, d'une « image » de la radio, d'une manière de la comprendre, de l'intégrer à la vie quotidienne. Son nouveau livre prend en compte une période plus brève, la décennie postérieure à la guerre, et il insiste davantage sur les aspects institution tels que sur les réactions des auditeurs. Ce changement d' orientation tient pour une part aux difficultés qu'a rencontrées l'auteur. La documentation disponible est relativement pauvre. Très peu d'émissions ont été conservées, l'histoire de la radio repose, comme pour les époques antérieures, sur les sources écrites. Et, les archives n'étant pas accessibles, l'historien n'a guère à se fonder que sur la presse. Gianni Isola a procédé à d'énormes dépouillements, il a en particulier lu à fond l'hebdomadaire de la radio, le Radiocorriere. Quand on a consacré de longues heures à un tel travail, il est dur de faire des coupes sombres dans un matériel à bien des égards très révélateur. Peut-être Gianni Isola aurait-il pu se montrer plus sévère. Certains chapitres tournent à l'anthologie et il arrive parfois, en particulier dans le long paragraphe consacré aux rapports entre presse écrite et radio, qu'on perde de vue les intentions de l'auteur.

Sans que Gianni Isola en soit le moins du monde responsable, sa source principale, qui n'est après tout qu'un magazine de programmes et un outil de promotion, laisse de côté beaucoup de questions essentielles ; elle informe sur les nominations, sur les changements d'horaires, mais elle n'éclaire pas l'origine ni le sens des grandes réorientations qui ont marqué la décennie. Ainsi l'auteur en est-il réduit à nous faire savoir que : « à la fin du premier trimestre 1946... les programmes se trouvèrent répartis non plus selon les stations émettrices, mais en programme A et programme B auxquels on s'efforça de donner au premier un caractère culturel et informatif au second un ton de divertissement et d'évasion, selon une répartition qui durera... jusqu'à nos jours » (p. 136). Un décret de 1944 avait transformé l'ancien institut radiophonique fasciste en RAI, mais les différentes stations assuraient, chacune pour leur part, une fraction de l'horaire. Il serait essentiel de comprendre comment on est passé à la division bipolaire, d'autant plus que, Gianni Isola le souligne, ce système a eu une longue postérité. Sur bien des points, comme celui-ci, l'auteur en est réduit à offrir des hypothèses, avec tous les risques que cela comporte. Peut-on vraiment penser que le Corriere della sera, le plus important journal de la Péninsule, refusa longtemps d'accorder une place décente aux programmes radiophoniques parce qu'il méprisait la culture de masse (p. 142) ? La concurrence que représentait la radio et la centralisation croissante à Rome expliqueraient aussi bien l'attitude du quotidien milanais.

Il est vite apparu, au début des années cinquante, que la Démocratie chrétienne avait su mettre ses hommes aux commandes de la RAI, tandis que les forces de gauche négligeaient ce secteur pourtant essentiel. Comment cette mainmise a-t-elle été opérée ? Ici encore, nous manquons d'informations précises. Gianni Isola n'a certainement pas tort d'évoquer « les vieilles amitiés, les solidarités souterraines, les dangereuses connivences qu `on soldait, sur la nouvelle plate-forme de l `anticommunisme, avec le retrait progressif - et peut-être programmé - des micros à la gauche » (p. 211). Les modalités, toutefois, restent trop mal définies. Gianni Isola montre bien comment, dans la lente remontée de la Péninsule effectuée par les Alliés, les hommes du fascisme ont trouvé le moyen de rester en place. Mais il ne faut pas faire de la solidarité entre fascistes et démocrates chrétiens un principe unique d'explication. P. 196, une amusante coquille transforme la « rédaction romaine » en « réaction romaine », soulignant bien une méfiance un peu trop systématique. Quand Gianni Isola trouve une preuve de l'influence persistante du fascisme dans le fait que les grilles, comme par le passé, continuaient à être définies à partir du 1er octobre, ou que, en 1946, on utilisait encore un sondage auprès du public réalisé en 1940, ne dénonce-t-il pas, en fait, l'inertie de l'institution ?

Je note cette tendance à exagérer le poids de l' alliance de droite, car elle me parait aller contre deux thèses essentielles de l'auteur, qui font la nouveauté et l'intérêt de son étude. Ces deux thèses sont d'une extraordinaire actualité et, on ne saurait trop féliciter Gianni Isola de les avoir développées. L'une concerne la notion de service public, à un moment où le statut de la RAI fait l'objet d'âpres discussions. Gianni Isola souligne la relative neutralité d'une radio pourtant contrôlée par les démocrates chrétiens. Lors du scrutin législatif du 18 avril 1948, qui vit une mobilisation sans précédent de tous les partis, et s'acheva par la victoire de la droite, la RAI maintint un réel équilibre entre les forces opposées. Gianni Isola le reconnaît sans ambage : « Telle fut, je crois, la fonction civique qui revint à la RAI : montrer que l'affrontement entre majorité et opposition pouvait se poursuivre en respectant un minimum de fair play (p. 271) ». L'autre thèse concerne moins l'Italie d'aujourd'hui que les ex-pays socialistes. L'héritage du fascisme se trouva moins dans le recours systématique à l'anticommunisme primaire que dans la lourdeur de l'institution. La première partie du livre, qui traite des deux dernières années de la guerre, illustre la dramatique impuissance d'une radio longtemps maintenue sous haute surveillance et brusque ment contrainte à gérer une situation de crise : l'incapacité de la radio à informer contribua à confondre les esprits et à empêcher les Italiens de faire un choix clair face à l'invasion allemande. A elle seule, cette leçon du passé justifie la lecture d'un ouvrage parfaitement documenté et remarquablement clair.


* Gianni ISOLA, « Cari amici vicini e lontani. Storia dell `ascolto radiofonico nel primo decennio repubblicano », Florence, Nuova Italia, 1995, XVIII-374 p., 29900 lires.

 

 

Croissance et crise de l'industrie informatique mondiale

de Christian GENTHON
par Philippe LACHAT

L'informatique est une industrie relativement neuve, puisqu'elle n'a vraiment débuté que dans les années 40. Pourtant, en l'espace de cinquante ans, elle a réussi a s'imposer comme l'une des plus importantes industries mondiales, au même titre que l'automobile et les télécommunications.

Comme toute industrie, elle a connu ses heures de gloire, mais aussi ses crises, plus ou moins prononcées. Elle a aussi vu se succéder les stratégies de développement et se hisser des barrières à l'entrée qui s'effondraient aussitôt. De plus, malgré son très jeune âge, elle fait montre de toute la complexité d'une activité déjà bien assirse. Des politiques douanières protectionnistes au Japon, des alliances pour la recherche, des subsides de l'Etat très importants aux Etats-Unis, une sorte de résignation passagère en l'Europe, c'est cette multitude de facettes que tente de nous présenter Christian Genthon.

Evitant de tomber dans le piège d'une analyse théorique lourde et ennuyeuse a lire, l'auteur a choisi un biais plus captivant, et par suite, plus efficace. L'approche historique qui est principalement la sienne a l'avantage de bien rendre l'évolution économique et stratégique de cette industrie naissante, depuis les premiers calculateurs jusqu'aux nouveaux PC, jusqu'à ce qu'elle est devenue aujourd'hui.

Genthon a su insister sur les divers moments de la domination américaine (notamment celle d'IBM) et de sa chute progressive. Il explique comment les Etats-Unis, précurseurs naturels dans ce domaine, ont su conforter leur place de leader informatique par deux moyens : tout d'abord par une politique forte de subventions, tant pour aider la recherche universitaire que pour financer les départements de recherche et de développement des entreprises privées. (Il est important de noter à ce titre qu'une fois de plus les militaires ont joué un rôle prépondérant dans ces programmes en fournissant une part importante des subventions.) L'autre caractéristique de l'industrie américaine, à l'origine de son succès, est l'innovation continuelle. Genthon explique cependant comment ce dynamisme qui fut d'abord un point fort devait plus tard marquer le début du déclin américain, avec la commerciali sation du PC, et par la même occasion, accélérer la chute d'IBM et la perte de sa place de leader mondial.

Son explication de la remontée japonaise s'appuie sur une vision globale de la politique industrielle de ce pays : une stratégie, là aussi, à deux volets. En premier lieu, un protectionnisme exercé dès le début de l'ère informatique a permis « d'éduquer » le peuple japonais et de lui apprendre à n'acheter que des produits nationaux. Aujourd'hui, même si les taxes douanières ont baissé et si les signes de protectionnisme sont estompés, les Nippons sont habitués à acheter japonais et le taux de pénétration des entreprises américaines dans leur pays demeure faible. Ensuite, pour acquérir la technologie nécessaire, le Japon a eu deux façons de procéder : dans le passé, avec le soutien de l'Etat par des subventions, les entreprises pratiquaient le reverse engineering (à partir du produit américain, ils reconstituaient le produit) et l'espionnage industriel. Aujourd'hui, il fonctionne par projets, lancés par le MITI (ministère du commerce et de l'industrie), qui se situe à la pointe de la recherche actuelle (intelligence artificielle, parallélisme).Enfin, l'auteur donne son interprétation, basée sur les études des cas d'Olivetti et de Bull, de la crise traversée par une Europe peu clairvoyante: une succession de plans CALCUL sans grande efficacité, une recherche non-centralisée, qui devait occasionner des pertes de temps coûteuses, l'existence de rivalités intra-communautaires créant un déficit commercial important en matière d'informatique et enfin des stratégies peu adaptées au monde économique des années 90.

Cette vue globale de l'industrie informatique mondiale, des Etats-Unis à l'Europe, en passant par les Nouveaux Pays Industrialisés, fait de ce livre agréable à parcourir un bon récapitulatif de ce qui s'est passé dans le premier demi-siècle d'histoire de l'informatique.


* Christian GENTHON, « Croissance et crise de l `industrie informatique mondiale », SYROS, 1995.

 

 

Les journalistes

de Michel MATHIEN
par Mirela LAZAR

Ayant parcouru l'essentiel des ouvrages publiés sur le journalisme et les professionnels de l'information médiatisée, Michel Mathien fait ici le point sur le sujet très prisé. Sans apporter de nouveautés, l'auteur nous propose une approche didactique des principales questions qui jalonnent le métier. Qui sont aujourd'hui les journalistes ? Comment se sont-ils structurés ? Quand ont-ils conquis un statut professionnel ? Comment peut-on définir l'activité et l'espace du journalisme?

Il est difficile de cerner aujourd'hui - explique-t-il - l'identité réelle d'un milieu qui manque d'homogénéité et qui subit la concurrence accrue des métiers périphériques. L'approche évolutive de la profession à laquelle procède (Mathien) met en évidence les grands combats menés, à travers le temps, pour la liberté d'opinion et d'expression, en Europe et outre-Atlantique, l'impact de l'industrialisation et de la démocratisation des sociétés sur les conditions d'exercice du métier et sur les pratiques professionnelles, la naissance - tardive en France - d'un « corps » de métier spécifique.

D'autres aspects sont encore évoqués, tels les rapports des médias avec la société, les pouvoirs politiques, l'argent. Dans un contexte de crise identitaire, la quête de la professionnalisation se poursuit. La formation dans les écoles, universités et centres spécialisés aidant, les journalistes sont amenés à repenser la pratique effective de leur métier, face aux dérapages de l'info-spectacle et à la dérive déontologique. « Les "grandes chartes ", qui situaient ces professionnels dans leurs rapports avec la société, ont beaucoup vieilli à l `ère de l `audiovisuel, de la télématique, du numérique. Elles ont besoin d'être réactualisées et prolongées par une ouverture sur les publics (p. 120) ». La légitimité, la reconnaissance sociale convoitées par les journalistes sont indissociables de l'amélioration des compétences et d'un autocontrôle du respect des préceptes déontologiques. « Le débat sur l'éthique de l'information et sur les modes de régulation à promouvoir (...) concerne le devenir d'un système socio-politique et le sort à réserver au droit de chacun às'informer et à être informé dans un environnement qui évolue à un rythme accéléré. » Des données statistiques à jour sur les effectifs des journalistes en France, les mutations intervenues au niveau de l'emploi, les filières de formation complètent utilement le tableau synthétique depuis le genre de cette collection.


* Michel MATHIEN, « Les journalistes, Paris », Presses Universitaires de France, coîl. Que sais-je ?, 1995, 127 pages.

 

 

Alain Fleischer

Introduction d'Alain SAYAG
par Française DENOYELLE

Plasticien, cinéaste, écrivain et photographe, Alain Fleischer poursuit une quête unique et singulière, passant d'une discipline à l'autre pour en expérimenter les limites, en faire éclater les frontières. Dans la profusion des oeuvres photographiques (9) se dessine une constante interrogation sur le médium, sur la consistance matérielle d'un univers convoqué et construit. L'essentiel du travail du photographe consiste à concevoir et fabriquer des fictions, des mises en scène, des dispositifs complexes où se télescopent des fragments d'images, d'oeuvres picturales projetés dans un espace où se côtoient des objets de l'enfance, des accessoires de son univers quotidien dont la fonction est de mettre en abîme la photographie, d'explorer la figuration de la durée, l'écoulement du temps, la matérialisation du mouvement. « Chaque image est le résultat d'un processus lent et compliqué, chaque oeuvre représente plusieurs journées de travail : rassembler les images qui seront réutilisées par projection, installer le dispositif les objets, régler les lumières, faire les essais, réaliser la prise de vue puis faire f aire des tirages au laboratoire, c `est un processus analogue à la réalisation d'une mise en scène (10) ». Photographe mais aussi cinéaste, Alain Fleischer manipule l'espace, les plans, faisant apparaître sur une même image (sans opérer de superposition de négatifs) le champ, le contrechamp et le hors champ. Dans « Cadre-miroir l et Il », il détourne la notion de cadre, en joue pour multiplier les plans et repousser les limites de la technique photographique et de ses effets perceptifs. Dans « Miroirs-tiroirs », une série réalisée entre 1981 et 1982, il expérimente « le bougé ». Il capte le mouvement à partir d'un dispositif simple mais efficace : un miroir placé au fond d'un tiroir. Le système n'est pas sans rappeler celui de la chambre noire. Une main, devant l'objectif de l'appareil photographique, ouvre et ferme le tiroir. S'impriment simultanément sur la photographie ce que l' oeil ne peut voir : la trainée du tiroir qu'on ouvre et la fixité du reflet dans le miroir. Dans des installations plus complexes : « L'embarquement pour Cythère », 1982, « Le voyage du brise-glace », 1984, Alain Fleischer projette sur un mur une reproduction de l'oeuvre de Watteau qui se reflète sur des fragments de miroirs flottants dont la disposition est perturbée par le passage d'un petit bateau à moteur. Dans nombre de ses travaux, mirroirs, surfaces réfléchissantes, eaux et re flets, dans leur éphémère présence, dans la multiplicité des variantes qu'ils déclinent, organisent la déconstruction de l'effet de réel.

Dans la série « Les voyages parallèles », 1990, il met en scène une photographie à partir d'images projetées, de reflets et d'objets réels. Maquette de l' Orient-express, couverture de l `Intrépide où figure le dessin d'un tigre attaquant un homme, projection d'un tigre photographié dans un zoo, d'un lecteur dans un train, d'un reflet dans la vitre d'un autre train. Les éléments empiriques de messages virsuels renvoient non à l'image comme icône mais à ce que Régis Durand nomme une « image-acte » (11). Les derniers travaux d'Alain Fleischer, à partir de « Lions de Rome », 1991, 1992, s'orientent vers la trace, l'empreinte. A partir de papier d'argent, il capte le volume des sculptures que le papier argentique de la photographie restitue. Ainsi sont confrontées l'empreinte de la lumière et celle des formes, travail sur la mémoire qu'il traque dans ses retranchements en moulant son propre virsage pour une série d'autoportraits (1993). Réel, reflets, trace, empreinte, c'est tou jours la même quête d'une potentialité démultipliée, d'une même interrogation.

Tout cela peut paraître bien théorique. Ne nous y trompons pas il y a dans les dispositifs d'Alain Fleischer une présence forte du jeu, de la vie quotidienne, des fantasmes, des souvenirs qui nous dispensent des images froides et absconses. Comme Man Ray, comme Marcel Duchamp, Alain Fleischer n'est jamais pédant, démonstratif. C'est un bricoleur de lumières, un joueur d'espace, qui apprivoise le mouvement et la durée, le rêve et la réalité avec un fer à repasser, un train électrique, une reproduction de Bouguereau, une raquette de ping-pong.


* Alain Fleischer. Introduction d'Alain SAYAG, Photo Poche, Centre national de la photographie, Paris, 1995, 60 F.

 

 

Tina Modotti

de Margaret HOOKS
par Françoise DENOYELLE

Pauvre, femme, communiste, émigrante italienne, modèle d'une beauté légendaire du photographe américain Edward Weston et du peintre mexicain Diego Rivera, jeune veuve aux amours tumultueuses, militante politique expulsée du Mexique, indésirable aux Etats-Unis, clandestine en Europe, agent soviétique redoutant les purges staliniennes, Tina Modotti meurt dans un taxi, à Mexico, en 1942. Longtemps considérée comme une femme fatale, muse d'hommes célèbres ou, comme une révolutionnaire qui sacrifia à une idéologie son art et sa liberté ou enfin, comme la vit le poète et ami Pablo Neruda, « une révolutionnaire à la vie fragile », Tina Modotti est aussi un des photographes de premier plan de la période de l'entre-deux-guerres dont l'influence sur des générations de photographes mexicains comme Manuel Alvarez Bravo, mais aussi sur une artiste aussi contemporaine que Graciela Iturbide, souligne l'originalité et la richesse d'une oeuvre où se mêlent la rigueur classique de la composition, enseignée par Weston, la sensualité d'un tempérament méditerranéen et l'engagement d'une militante. Rien ne disposait Tina Modotti à une carrière photographique et encore moins à la reconnaissance de son oeuvre longtemps occultée par celle de Weston.

Dans les années soixante-dix la presse spécialisée américaine s'intéresse à son oeuvre et la présente comme l'une des pionnière de la photographie moderne. Ses images sont diffusées dans le circuit commercial des galeries et des ventes publiques et atteignent des prix rarement égalés. (Aujourd'hui un vintage se négocie aux environs de deux cent mille dollars.) Pour les besoins du marché, une biographie un peu piétiste de Mildred Constantine (12) brosse le portrait d'une femme au destin douloureux, à la vie sacerdotale. En ce qui concerne les publications françaises, il faut attendre 1981 pour lire les textes de Caronia et Vivaldi (13). En une quarantaine de pages les auteurs, s'appuyant sur une documentation très maigre, surtout autobiographique, font ressortir la complexité du personnage et la pluralité des interprétations possibles. Le livre de Margaret Hooks avec ses trois cent soixante pages se veut un ouvrage d'une autre envergure.

Née en l 896, à Udine, dans une famille de sept enfants, elle suit ses parents en quête de travail en Autriche puis aux EtatsUnis à San Francisco, où elle devient ouvrière de confection dans un grand magasirn. Remarquée pour sa beauté exceptionnelle, elle est engagée comme manequin, s'essaie au théâtre, tente sa chance à Hollywood, épouse le peintre Robert Richey dit Robo, fréquente les milieux artistiques, rencontre Edward Weston, devient son modèle et sa compagne. En 1923, après la mort de Robo, le couple part pour Mexico. Dans le contexte trouble des années vingt le Mexique post-révolutionnaire est une terre d'accueil. Weston installe un studio dans les quartiers chics de la capitale, se constitue rapidement une clientèle fidèle et aisée, organise des expositions dont le succès est incontestable. Tina Modotti, assistante et modèle de Weston mais aussi des peintres Rivera, Siqueiros, Guerroe, commence à photographier pour son propre compte. L'odyssée mexicaine (1923-1930) est déterminante. C'est durant ce séjour qu'art et révolution font le lien entre son origine familiale prolétaire et socialiste et ses aspirations à la création. En 1924, elle prend ses premières photographies avec son encombrant appareil Corona, utilise la méthode mise au point par Weston pour les agrandissements et emploie le papier au platine ou au palladium dont le processus de tirage est long et laborieux mais qui donne aux épreuves des tons riches et chauds d'une qualité exceptionnelle. Les compositions d'une grande rigueur formaliste allient netteté de l'expression, raréfaction de l'objet jusqu'à l'abstraction pure. En moins d'un an Tina Modotti est devenue photographe à part entière et donne sa première exposition publique.

En 1926, Weston rentre seul aux EtatsUnis. Tina Modotti tente de vivre en exerçant son métier de photographe. Avec l'arrivée du militant Vidali, elle s'implique de plus en plus dans les mouvements révolutionnaires, collabore à Machete, organe du parti communiste mexicain, et publie ses photographies dans de nombreuses revues étrangères. Son engagement politique de plus en plus radical se traduit dans sa production qui passe de la période formaliste westonienne où primait l'aspect pictural de l'objet à une période de la « nueva exprecion » où l'influence des peintres muraux est évidente, C'est à cette période qu'appartiennent les photographies de reportage social, de propagande Les contrastes du régime »), de reportage sur les activités syndicales et politiques de ses amis, les compositions à forte connotation révolu tionnaire et de composition très graphique (« Mains d'ouvrier avec pelle » ; « Faux », « Cartouchière et guitare »). L'introduction qu'elle rédige pour son exposition à la Bibliothèque nationale de Mexico (1929) illustre clairement sa nou velle orientation : « La photographie, par le fait même qu'elle ne peut être produite que dans le présent et se fonde sur ce qui existe objectivement en face de l'appareil photo, s'impose comme le moyen le plus satisfaisant pour enregistrer la vie objective dans toutes ses manifestations. De là sa valeur documentaire. Et si l'on ajoute à cela la sensibilité, la compréhension de l'argument, et surtout une idée claire de la place qu `elle doit occuper dans le déroulement de l'histoire, je crois que le résultat est digne de jouer un rôle dans la révolution sociale à laquelle nous devons contribuer. »

La tentative d'assassinat du président du Mexique, en 1930, sert de prétexte à son expulsion. Commence alors une errance militante à travers l'Europe. Elle entre en contact, à Berlin, avec Muzenberg, responsable du Secours international aux travailleurs. Le contrôle qu'il exerce sur les fonds alloués par Moscou lui permet, par l'intermédiaire de sa maison d'édition et de son hebdomadaire extrêmement coté AIZ (Arbeiter Illustriert Zeitung), d'accueillir avec enthousiasme la nouvelle photographie dont le potentiel graphique répond à ses exigences militantes. Tina Modotti publie dans AIZ, devient membre d'Unionfoto, une agence chargée de diffuser les images des « travailleurs photo graphes » allemands et soviétiques. Elle utilise le studio de Lotte Jacobi. Désapoin tée par le matériel allemand, elle n'arrive pas à s'adapter au petit format et elle ne trouve plus les films qu'elle utilisait au Mexique. A l'expiration de son visa, elle part pour l'Union soviétique. Là, on lui propose un poste de photographe officiel du parti. Elle en mesure les impératifs et les limites, refuse et décide momentané ment d'abandonner la photographie pour se consacrer exclusivement à des tâches militantes. En 1935, devenue indésirable, elle est envoyée en Espagne pour le compte du Secours rouge. Pendant la Guerre d'Espagne, elle côtoie bon nombre de correspondants de presse et d'intellectuels étrangers, notamment lorsqu'elle est agent de liaison du Secours rouge au Congrès pour la défense de la culture contre le fascisme, en 1937. Des photographes comme Chim, Capa, Gerda Taro tentent de la convaincre de reprendre son appareil. Si elle réalise quelques instantanés, trop occupée par ses activités au Secours rouge et sans expérience du reportage de guerre, elle ne songe pas sérieusement à reprendre un appareil photographique. Elle rentre clandestinement au Mexique et poursuit ses activités révolutionnaires. Elle mène alors une vie cahotique et meurt d'une crise cardiaque en 1942. Sa mort suscite de nombreuses polémiques. La presse n'hésite pas à parler de crime, d'empoisonnement et même de suicide. Après une exposition organisée l'année même de sa mort, elle est oubliée pendant près de trente ans par l'histoire de la photographie contemporaine.


* « Tina Modotti », Margaret HOOKS, Anatolia Editions, Paris, 1995, 366 p., 189F.

 


(1) A propos des appellations - et des « barbarismes » - « un medium/des média » - l'Européen notera, avec Nerone, qu'outre-Atlantique se généralise la tournure « collective » « The media is... ». Sic transit gloria mundi...
(2) Sur les rapports entre l'information, le savoir et le pouvoir, dans l'Amérique de 1700 à 1865, cf Richard D. Brown, Knowledge is Power. The Diffusion of Information in early America (New York : Oxford University Press, 1989). La conclusion - fort pertinente pour toute réflexion sur la diffusion, le temps et l'espace - aborde la question de la « comparabilité » et de la « continuité » à travers des espaces américains, aux contours changeants, qui deviennent des territoires habités : en 1865 (l'année de l'assassinat de Lincoln), 36 millions de personnes habitent un territoire de trois millions de « miles » carrés ; en 1700, environ 250 000 personnes étaient réparties à travers un territoire qui n'en faisait pas le dixième.
(3) « The basis of our government being the opinion ofthe people... I should mean that every man should receive those papers and be capable of reading them. I am convinced that those societies (as the Indians) which live without government enjoy in their mass an inflnitely greater degree of happiness than those who live under European governments. » Jefferson à Edward Carrington, Paris, 16.1.1787, cité dans J. Nerone, Violence, op. cit. p. 55, p. 246.
(4) Morse lui-même aurait développé le code, ou système de chiffres, pour le transmetteur de signaux de la télégraphie électrique mis au point par Joseph Henry. Cf R.V. Bruce, The Launching of Modern American Science (New York : Alfred A. Knopf, 1987).
(5) L'un des textes fondateurs de la rhétorique politique de l'Amérique moderne, le Gettysburg address (1863), a pu être restitué grâce essentiellement aux notes prises par le correspondant de l'Associated Press qui couvrait la cérémonie à Gettysburg et eut en main l'allocution de Lincoln. Sur ce discours de 272 mots, où figure la formule - « the government of the people. by the people, for the people. » - cf G. Willis, Lincoîn at Gettysburg - (New York : Simon and Schuster, 1992).
(6) Le Columbia Broadcasting System fut qualifié, un temps, par le directeur du FBI, J. Edgar Hoover, de « Communist Broadcasting System ».
(7) On notera, in fine, qu'un travail « révisionniste » analogue est mené outre-Manche. Ouvrage souvent réédité (et actualisé) depuis sa première parution en 1981, Power Without Responsibility, de James Curran et de Jean Seaton (London : Routledge, 1988), s'attaque, lui aussi, à la version « Whig » ou libéralo-positiviste longtemps en vogue dans l'historiographie de la presse britannique.
(8) L'apport des ethnologues est ici essentiel pour mettre en évidence comment la diversité des pratiques et la permanence de la tradition s'articulent sur l'uniformité technique ouvrant le débat sur le caractère prescriptif de la technique et l'autonomie de l'usage d'objets standardisés : voir Sylvette Denèfle, « Tant qu'il y aura du linge à laver », Terrains, n° 12, 1989.
(9) Les oeuvres d'Alain Fleicher sont exposées au CNP. jusqu'au 31juillet1995.
(10) Entretien avec Alain Sayag (1995).
(11) Régis Durand, L'acte photographique, Nathan, Paris, 1990.
(12) Mildred CONSTANTINE, « Tina Modotti. A Fragile Lîfe », Paddington Press Ltd, New York, 1975.
(13) CARONA Maria et VIVALDi Vittorio, « Tina Modottifotografa e revoluzionaria », Idea, Milan, 1979.
« Tina Modotti, pbotographe et révolutionnaire », Editions des femmes, Paris, 1981.