n° 72-73

 

 

La communauté virtuelle, action et communication

de Pierre LIVET
par Laurence KAUFMANN

L'approche de Pierre Livet, dont l'ouvrage est sans doute un des plus stimulants paru ces dernières années sur la communication, a la particularité d'appréhender cette dernière sous l'angle de la coordination des intentions d'action. L'intérêt premier de cette perspective est qu'elle permet de remettre en question les ruptures aussi bien verticales entre les intentions individuelles et les conventions collectives qu'horizontales entre les états psychologiques et les comportements observables qui strncturent notre imaginaire sociologique.

Aux approches holistes qui définissent le collectif comme une entité planant au-dessus des individus et strncturant « par le haut » un sens que les agents sociaux ne feraient que reprendre à leur compte, Livet oppose un type d'analyse qui appréhende le collectif du point de vue de l'individu sans s'aligner pour autant sur les postulats « éliminativistes » de l'individualisme mé thodologique. Selon lui, la coordination collective ne peut pas se fonder sur l' accomplissement des seules représentations individuelles car ces dernières se caractérisent par leur « opacité intentionnelle ». Les intentions d'action, dans la mesure où elles ne peuvent être identifiées avec certitude par les partenaires de l'interaction, ne peuvent constituer des repères pour la coordination : leur indétermination mutuelle au sein de l'interaction rend nécessaire le recours à des références communément accessibles, les substituts conventionnels. Ces conventions ont l'avantage analytique de s'inscrire dans des régimes de coordination qui sont discriminés non plus en fonction de la traditionnelle incarnation du collectif dans les individus mais en fonction du mode et du degré de « collectivisation » des repères. Refusant aux structures collectives comme aux intentions individuelles le statut d'entités discrètes et causales, Livet traite le collectif en tant que « résultat collectif » des interactions, résultat dont l'effet en retour sur les intentions individuelles est assimilé à une extériorité contraignante. Ce sont pourtant des raisonnements et des attentes individuelles qui sont, en dernière instance, le foyer du collectif : le collectif est défini comme la résultante endogène des pratiques de coordination qui reposent elles-mêmes sur l'anticipation et la référence au résultat possible de l'action commune.

C'est à la démonstration de cette idéeforce que s'attelle Livet. Pour ce faire, il effectue une analyse de la coordination des intentions de la communication et de l'action qui puise dans différents domaines de recherche. De l'ethnométhodologie, il retient les procédures de révision et d'ajustement des intentions en fonction de la situation ; de la linguistique, les procédures inférentielles et les acquis de la pragmatique ; de l'économie, les apports de la théorie des jeux et de la théorie des conventions ; de la philosophie analytique, enfin, les travaux menés sur l'intentionnalité et la causalité de l'action. C'est ce parcours interdisciplinaire complexe qu'il nous faut maintenant baliser, faute de pouvoir le restituer étant donné l'ampleur de l' entreprise.

Livet part de l'idée, propre à la pragmatique, que la communication ne peut se réduire à un dispositif de codage et de décodage de l'information, le contenu communiqué débordant toujours le sens littéral des énoncés. Le sens énoncé doit donc être complété par des significations implicites, ceci à l'aide de processus d'inférence qui, en se basant sur un ensemble d'éléments extra-linguistiques, restreignent les innombrables significations linguistiquement possibles pour ne conserver que celles qui semblent pertinentes dans la situation. Ces processus inférentiels nécessitent le recours au contexte, c'est-à-dire au réseau des croyances culturelles, des expériences et du sens commun qui forment les prémisses à partir duquel tout individu élabore sa compréhension du monde. La convocation par les interlocuteurs du contexte qui leur semble adéquat exige la mise en oeuvre d'une interpréta tion. Le contexte, dans la mesure où il fait l'objet d'interprétations, est constitué par un ensemble d'hypothèses, c'est-à-dire de représentations que l'individu se forme àpropos du monde réel et qui sont, en tant que telles, intentionnelles. Or la philosophie analytique a tendance à affirmer que les états intentionnels, plus que des constructions psychologiques analysables en tant que telles, sont des contenus propositionnels qui peuvent être évalués en fonction de leurs conditions de vérité. Pour Livet, cette approche a le défaut de présupposer que les états intentionnels ont des contenus sémantiques complets et saturés, déterminés et identifiables avant l'action. Selon l'auteur, les intentions individuelles - y compris celles entretenues par l'individu lui-même qui ne bénéficie que d'un accès partiel à ses propres intentions - ne peuvent être traitées comme des représentations parfaitement définies qui préexisteraient à l'interaction. C'est pour cette raison que Livet effectue, de manière fort allusive, un rapprochement terminologique lourd de conséquences pour la suite de son analyse : il associe l'intentionnalité au sens philosophique de « conscience de » à l'intention dans le sens ordinaire de « volonté de ».

Dans la mesure où l'intention, quelle qu'elle soit, se définit toujours dans l'action, en fonction des actions d'autrui et des ajustements à la situation, elle ne peut exister ni sous la forme d'un contenu pro-positionnel clos, ni sous la forme d'un état psychologique fermement délimité. L'intention d'action se nourrit de la réaction comme de l'interprétation qu'elle suscite chez autrui, de l'expérience même de sa mise en oeuvre et des traces d'action antérieures dans lesquelles «l'intention a pu se définir "sur le terrain" » (p. 105) L'intention étant toujours « en action » et « en communication », elle ne prend sens que dans ces catégories et doit être analysée comme une action intentionnelle. La com munication est donc appréhendée comme un type d'action, dans une perspective inverse à celle de la tradition analytique dont la prééminence linguistique s'est souvent traduite par le rabattement de l'action sur une modalité langagière. Dans cette ligne, Livet s'attache à montrer que, loin d'être une relation causale et linéaire entre un schéma cognitif préétabli et le comportement visé, l'action intentionnelle se caractérise par des ajustements entre « des buts entrevus et des repères reconnus » qui permettent la spécification « en situation » de l'intention de signification et de l'intention d'action élaborées prime facie.

Comme l'intention d'action n'est jamais clairement délimitée puisqu'elle émerge de la situation concrète plus qu'elle ne la précède, son identification par l'agent lui-même et a fortiori par son partenaire s'avère problématique. Le recoupement des contenus intentionnels, par définition incomplets, devient extrêmement hypothétique puisqu'il implique la convergence entre des états mentaux possibles et non pas forcément réalisés. Comment la conjonction des hypothèses intentionnelles peut-elle être assurée alors que les individus, s'ils partagent de fait des informations, ne savent pas lesquelles leur sont communes? A ce problème, la thèse du « common knowledge » (savoir mutuel) propose une explication dont le point de départ est le suivant : pour que l'auditeur trouve l'interprétation correcte, c'est-à-dire celle que le locuteur a en tête, il faut que chaque information implicite fasse partie non seulement du savoir partagé des interlocuteurs mais aussi de leur savoir mutuel, c'est-à-dire du savoir qui porte sur ce que l'autre sait. Pour que la communication soit réussie, il faudrait donc que les hypothèses qu'un individu émet sur l'état du monde, sur l'attitude de son interlocuteur, sur l'attitude de ce dernier par rapport à sa propre attitude, et ainsi de suite, soient confirmées. Autrement dit, le savoir mutuel nécessite pour être validé la régression à l'infini de messages de confirmation, croisement illimité de représentations se portant successivement garantes du sens attribué au niveau précédent. Pour Livet, à la suite notamment de Sperber et Wilson (1), cette conception de la communication comme partage complet et identique des significations s'avère intenable tant du point de vue épistémique que pragmatique. D'ailleurs, même si les représentations emmagasinées étaient identiques de part et d'autre et induisaient des prédictions logiquement symétriques, cela ne préjugerait en rien de la manière dont elles pourraient être mobilisées. Les mécanismes logiques et cognitifs mis en avant par ce type de modèle sont des abstractions qui ne peuvent rendre compte de l'absence totale de certitudes qui caractérise pratiquement la communication. Loin d'être un mécanisme transparent et infaillible d'optimalisation cognitif de l'information, la communication est une «heuristique imparfaite». Elle se caractérise par des généralisations risquées, des hypothèses abusives, des inférences non démonstratives qui permettent aux individus d'entretenir des hypothèses mutuelles plausibles. Aussi, plutôt que de partir d'un modèle idéal de la communication pour évaluer les insuffisances de sa mise en pratique, Livet propose une démarche qui tienne compte aussi bien de l'indétermination de l'intention effective de l'interlocuteur que de l'absence de garantie quant à la compréhension du destinataire. Ce modèle est celui des limitations de la communication, dont les grandes lignes sont préfigurées dans l'analyse des niveaux d'intention de la communication qu'effectue Grice (2). Dans la mesure où Livet constrnit de manière analogique son analyse de l'action - l'action étant elle aussi un « problème imparfait » - ces deux problématiques peuvent être présentées de manière simultanée.

Le premier niveau de la communication gricéenne est celui de l'intention informative : le locuteur vise simplement la reconnaissance par l'auditeur du sens littéral exprimé. Mais comme le montre Livet, la transmission fonctionnelle d'une information exige déjà le suivi d'une « règle d'action », c'est-à-dire une intention implicite qui règle les pratiques et les actions de manière à permettre à autrni de reconnaître de façon déterminée l'information. L'identification du sens manifeste de l'intention informative est facilitée par des indices accessibles à l'auditeur-interprète qui peut, à l'aide d'inférences, remonter à la règle d'action susceptible d'avoir été suivie. Mais du moment qu'il y a inférence, l'identification de la règle d'action est incertaine ; à cette incertitude se rajoute l'indétermination des moyens et des intentions puisqu'un grand nombre de moyens peut réaliser une même intention ou des moyens identiques répondre à des intentions différentes. Si la règle d'une conduite observée ne peut être inférée par un procès d'induction sous une forme affirmative, elle peut néanmoins être reconnue en tant que cadre pratique de l'action. Pour Livet, suivant en cela Wittgenstein et Kripke, une règle n'est jamais démontrable positivement car elle est constitutive de la grammaire propre à l'agir d'une communauté et, comme telle, non objectivable. La règle de l'action, dont les conditions cadres fournissent les limites au-delà desquelles il y a manifestement rupture de l'action en cours, permet de circonscrire par la négative l'éventail des identifications possibles. « Système d'anticipations incarnées », les règles d'action sont constituées par des « mouvements dispositifs », des schèmes d'inflexion pré-intentionnels qui nous disposent à agir de telle ou telle manière. Ce n'est qu'en creux que les certitudes procédurales, c' est-à-dire les accords tacites qui tiennent lieu de démonstration, peuvent être explicitées, leurs infractions manifestant les attentes implicites d'une normalité dont la transgression révèle la présence. C'est ce que Livet appelle la semi-décidabilité de l'intention informative : l'observateur-interprète peut réfuter le fait que l'agent utilise telle règle d'action et s'approcher par révisions successives de celle qu'il utilise effectivement sans toutefois pouvoir démontrer que c'est bien de cette règle dont il s'agit.

L'identification de la règle ne pose pas de problème crucial de divergence tant qu'elle s'appuie sur le cours ordinaire des choses et mise sur l'aspect manifeste de l'interaction. C'est lorsque intervient la question de l'intentionnalité que l'accord risque d'être compromis : d'après Grice, pour qu'il y ait communication proprement dite, il faut rajouter au « parler de » qui définit l'intention informative une intention informative de second ordre, le « parler avec » propre à l `intention communicative. Autrement dit, l'action de communiquer implique non seulement l' identification du contenu sémantique, mais également la reconnaissance du « contenu pragmatique » de l'énoncé, c'est-à-dire l'intention extra-linguistique du locuteur. Toujours selon Grice, la reconnaissance du « vouloir-dire » est le critère de réussite de la communication qui comprend dès lors deux niveaux ; celui qui renvoie à l'effet que notre intention de signification exerce sur le comportement de l'auditeur (perlocutoire), et celui qui renvoie à l'effet que nos énoncés exercent sur l'attitude de l'auditeur (illocutoire). Or Livet montre que la revendication par l'agent de son vouloir-dire et de son vouloir-faire, dont il exige la reconnaissance par l'observateur-interprète, ne peut être pleinement satisfaite : l'identification de l'intention communicative, qui repose elle-même sur une intention informative semi-décidable, est encore plus incertaine. Aussi, le sens de l'action demeure « non-décidable, ou décidable seulement relativement à d'autres interprétations » (p. 159) et les états intentionnels supposés régir la règle d'action restent inaccessibles. L'identification de l'intention de communication comme celle de l'intention d'action repose nécessairement sur un enchâssement de suppositions dont la régression à l'infini a déjà été problématisée dans la thèse du savoir mutuel : comme telle, elle est indécidable, ni réfutable, ni démontrable.

Cette indécidabilité de la communication impliquée par l'absence totale de garanties quant à l'intention d' autrui mettrait en péril la coordination si cette dernière reposait sur des exigences « impraticables ». De fait, la coordination répond à une nécessité pragmatique qui fait l'économie du savoir sur les intentions, ceci pour une double raison : d'une part parce que les intentions renvoient à des états intentionnels inaccessibles directement, d'autre part parce que ces intentions sont elles-mêmes toujours « en train de se faire ». Si la structure de coordination des actions est fonda mentalement une structure intentionnelle, sa marge d'indétermination est telle qu'elle permet à chacun, selon les principes de la tolérance mutuelle, de faire des improvisations et même des erreurs. La révision mutuelle des hypothèses en fonction des formes concrètes que prend l'action au cours de sa réalisation reste cependant circonscrite par des repères communs qui préservent la « communauté de situation ». Pour Livet, cette procédure de révision des intentions et de correction des erreurs est ce qui permet, par delà les mécompréhensions qui jalonnent les interactions, la réussite de la coordination. S'il y a bien une « mutualité » qui est nécessaire à la coordination, elle ne repose pas sur le savoir mais sur « l'entrelacement des processus de correction et de révision des actions individuelles » (p. 251) Ces procès mutuels de révision pallient les défauts des connaissances et les erreurs d'interprétation qui endiguent le cours de l'action et relancent la coordination en manifestant l'intention de coopération. Cette intention de coopération se retrouve dans la majorité des actions mutuelles, comme le montre abondamment Livet en analysant des cas de figures empruntés à la théorie des jeux- notamment le fameux dilemme du prisonnier. Dans une situation où il y a concurrence pour l'accès et la jouissance d'un bien collectif l'individu, contrairement à ce que la rationalité stratégique de la théorie des jeux préconise, ne peut mettre en oeuvre la stratégie agressive qu'il aurait apparemment intérêt à adopter. Placé dans des conditions telles que le choix de son action dépend de la manière dont les autres vont agir alors même qu'il ignore tout de leurs intentions effectives, l'acteur a intérêt à coopérer. Face à l' indétermination d'une interaction constituée par l'enchaînement d'actes conditionnels - qui sont d'ailleurs le propre du monde social -, l'individu ne peut prédire la résultante collective des actions. Les données du problème se modifiant sans cesse, il ne peut calculer son profit de manière certaine et a intérêt à minimiser les risques ; en relançant l'effort de coopération, il se laisse ainsi la possibilité de réviser sa stratégie en fonction de la réaction du partenaire. Si l'on suit Livet, les individus, loin de mettre en oeuvre une rationalité stratégique qui ne peut avoir de prise que sur un espace-temps donné d'avance, usent d'une « rationalité praticable » pour laquelle les hypothèses invérifiables comme les prédictions incertaines ne sont pas préjudiciables. Au lieu de s'épuiser à la recherche du savoir mutuel sur leurs intentions, les partenaires d'une interaction misent sur leurs incertitudes mutuelles comme autant de possibilités de révision en fonction de l'évolution de la situation collective.

Étant donné ces « limitations de la communication » qui renvoient à l'impossibilité d'authentifier, même par des inférences complexes, les intentions d'autrui, la coordination doit pouvoir prendre appui sur des repères qui substituent à l'indécidabilité des intentions la décidabilité relative des conventions. Si l'on suit Livet, les conventions naissent de la recherche d'une garantie dans l'ordre de l'intentionnel, repères cognitifs dont l' « extériorisation » fournit un cadre collectif d'interprétation. De fait, la convention, dans la théorie augurée par Lewis (3), est la résultante collective de décisions, rationnellement motivées, de conformité à une régularité de comportement. L'anticipation de l'intention ou de la règle qu'est censé avoir suivie l'interlocuteur fait émerger des références putatives, les conventions, qui sont autant de repères implicites ou explicites supposés conformes, et par là utilisés ou tout au moins connus par les « candidats » à la coordination. Le présupposé mutuel que les conventions sont partagées permet d'anticiper le résultat collectif vraisemblable de l'action en cours et d'agir en fonction des régularités observables qui ont déjà fait leurs preuves. A la différence de la règle et du contrat qui implique un accord préalable à l'action, la convention est un résultat non intentionnel d'états intentionnels qui émerge de manière endogène de l'action en cours en raison de « l'hypothèse de conformité » qui oriente les interactions. En tant que résultat d'un mouvement de perpétuel rééquilibrage, d'une dynamique de révision et de correction continuelle qui fournit la « preuve auto-validante » de son efficace, la convention n'est jamais obligation pure et simple. Même dans les cas fréquents de coordination à distance où les effets collectifs des actions individuelles sont dispersés dans l'espace et le temps de telle manière que des conventions explicites s'avèrent nécessaires pour assurer la coor dination des interactions, la convention ne s'applique pas telle quelle : son usage, dans la mesure où elle est un repère pragmatique dont la fonction est d'orienter les hypothèses, requiert une interprétation. Toutefois, la commune acceptation des conventions est elle aussi hypothétique : elle est corroborée rétrospectivement par la réussite de la coordination qui témoigne a posteriori de la validité des anticipations individuelles.

Ce sont les modes d'explicitation et les degrés d'accessibilité des conventions, ainsi que les modalités de la rétroaction du collectif sur les actions individuelles, qui permettent à Livet de discriminer plusieurs catégories d'action collective. L'action commune repose sur un procès d' ajustement mutuel et de correction des actions d' autrui qui indique une intention de coopération ; l'action à plusieurs renvoie aux actions individuelles qui suivent leurs seules intentions et pour lesquelles l'interaction avec autrui est un passage obligé et non désiré ; l `action ensemble repose sur des conventions manifestes qui, en fournissant un cadre de référence commun pré-donné, permettent la coordination à distance des actions individuelles.

Au terme de son parcours, Livet semble avoir réussi le pari de construire un modèle du collectif basé sur les intentions individuelles et sur l'opacité mutuelle qui les caractérise : la nature du collectif est bien dérivable des actions individuelles tout en n'y étant pas réductible, puisqu'elle émerge des intentions dont la « faillibilité » et « l'incomplétude » ne permettent que les présomptions, sans garantie tierce, d'une communauté virtuelle. Le collectif est un équilibre entre des « hypothèses mutuelles » dont la progression par paliers n'est pas itérative, contrairement à celle du savoir mutuel. La fragilité de cet équilibre qui repose sur un cumul de « négativités », de non-certitudes, nécessite la mise en oeuvre d'une rationalité interprétative qui comprend une dimension proprement herméneutique. Le travail d'inférence sur les traces manifestes des intentions d'autrui, qui passe sans cesse de l'observable àl'hypothétique, de l'effectif à l'ineffectif, s'appuie et se nourrit des repères conventionnels comme autant de médiations structurant de « l'intérieur » les interactions individuelles. Vrai effet d'une hypothèse infalsifiable, le collectif virtuel est le fruit de la représentation conjointe de la situation collective telle qu'elle est imaginée par les individus et impose en retour des contraintes de cohérence aux actions individuelles et à leurs révisions.

Chez Livet, le collectif émerge à partir de « l'indécidable individuel » sans être pourtant réductible à son siège intentionnel car les intentions n'ont pas d'existence en tant que telles : elles se manifestent par les effets qu'elles sont susceptibles de déclencher, elles n'existent que par le déploiement d'expériences intersubjectives. Si cet angle d'approche permet d'approfondir de manière inédite la réception des actions et de la communication ainsi que l'interprétation des intentions d'autrui, il laisse inexploré la structuration et la production des intentions du sujet lui-même. On se retrouve alors dans une situation paradoxale : l'intention, posée en tant que fondement causal du collectif, demeure quelque peu opaque non seulement pour les acteurs en situation mais également pour le lecteur de La communauté vir tuelle. L'accent mis sur l' émergence « ins trumentale » du collectif tend à suggérer un temps 0 à partir duquel les acteurs, en petits travailleurs infatigables du social, recommenceraient sans cesse à construire les conventions qui permettraient de pallier l'indétermination intrinsèque des interactions. Or l'indécidabilité des intentions comme des comportements n'est sans doute pas aussi importante que cela : les règles d'action, comme le suggère d'ailleurs Livet lui-même, sont incarnées dans des pratiques ; en tant que telles, elles rendent décidables bien des manières de faire même si leur degré d'institutionnalisation, contrairement à celui des conventions, n'est pas explicitable.

Le livre de Livet repose sur une solide architecture dont la logique est cependant mise à mal par des courts-circuits théoriques qui s'avèrent déterminants pour l'édification de sa théorie. Alors que l'analyse de l'action et de l'intention dans l'action est très convaincante, celle de l'intention proprement dite, pourtant centrale pour la philosophie analytique en général et pour La communauté virtuelle en particulier, est fort peu étayée. Par un glissement conceptuel trop rapide, l'inclusion de l'intention d'action au sein de l'intentionnalité se transforme en équivalence, l'homologie entre intention informative et règle d'action se fait assimilation. Ces amalgames semblent d'ailleurs occasionnés par la même stratégie argumentative : dans la mesure où ces termes s'inscrivent, du point de vue des acteurs en situation, dans des mécanismes de gestion similaire, ils ne sont pas distingués analytiquement. Le « rabattement » du collectif sur le résultat supposé de l'action commune s'inscrit également dans cette option résolument pragmatiste, faisant du collectif un effet conjoint, secondaire, des stratégies indivi duelles. Ce point de vue constitue un enjeu de débat passionnant pour les sciences sociales qui ont besoin de repenser leurs présupposés et de revisiter leurs fondations. Cet ouvrage, mis à part les clarifications conceptuelles qui seraient nécessaires pour que le lecteur parvienne à s'orienter dans un réseau d'implicites parfois hypertrophié, nous invite à nous y engager sans plus tarder.

* Pierre LIVET, la Communauté virtuelle, action et communication, Combas, Editions de l'Eclat, 1994.

 

 

Public et littérature en France au XVIIe siècle

d'Hélène MERLIN
par Laurence KAUFMANN

Rares sont les ouvrages qui réussissent le pari d'articuler une analyse historique minutieuse avec une réflexion fondamentale sur les enjeux symboliques et politiques des représentations : l'analyse que fait Hélène Merlin de la figure du public à travers les querelles littéraires du XVIIe siècle, est à cet égard une belle réussite.

L'hypothèse principale de l'ouvrage, qui s'inscrit dans la ligne de l'histoire socio-culturelle préconisée par l'Ecole des annales, est que la notion de public permet de rendre intelligible le paysage symbolique et politique du XVIIe siècle. A cette époque, le contenu sémantique du public change d'acception : longtemps considéré comme une entité transcendante (« conception ontologique du public »), le public renvoie à la fin du XVIIe siècle à une définition en termes d'agencement des intérêts individuels (« conception contractualiste »). Si l'on suit l'auteur, c'est dans les expériences et les conflits esthétiques que s'est avant tout jouée cette transformation, les lettres étant au XVIIe siècle le site privilégié de la problématisation du rapport entre l'individu et l'Etat. Cette thématisation a été de facto rendue possible par le mouvement qui ébranla l'architecture de la société de l'Ancien Régime. L'avènement de l'Etat absolutiste, qui s'arroge le monopole de la « conscience publique » mais laisse aux consciences individuelles le choix des règles éthiques, autorise indirectement la « libération virtuelle d'un espace du particulier » par rapport à la raison d'Etat. Par là, la relation d'inclusion du particulier - l'individu - dans le public est transformée en une relation mutuellement exclusive qui permet l'autonomisation progressive d'une société « d'hommes-désormais-entre-eux » qui dispose, dans les limites imposées par l'Etat, d'une marge d'auto-détermination.

Le livre part d'un double constat : le public ne se réduit pas, contrairement à la manière dont les théories classiques de la réception le conçoivent, à la communauté interprétative constituée par les récepteurs des oeuvres littéraires ; d'autre part, le public n'est pas réductible à la sphère publique littéraire telle qu'elle est conceptualisée par Habermas, qui en fait le sujet collectif prérévolutionnaire préfigurant l'émergence de la sphère publique bourgeoise (4). La réduction de la notion de public à celle de public littéraire, l'amalgame du public fictif et du public de fait dans une seule et unique figure participent d'un schème de représentation résolument moderne qui fige le contenu sémantique du public à un moment précis de son histoire. Hélène Merlin, en nous proposant l' « archéologie » de la notion de public, démonte les évidences qui l'accompagnent et montre que, loin d'être une ontologie définie une fois pour toutes, elle est « une pensée », un « postulat » qui ouvre un espace sémantique qu'il s'agit de revisiter.

A l'encontre des lectures rétrospectives qui conçoivent le public littéraire comme le lieu d'origine de l'espace politique moderne, Hélène Merlin montre que la notion de public est apparue bien avant la sphère publique littéraire, et qu'elle s'enracine bien « au-delà des cadres stricts de la "littérature" puisqu'au XVIIe siècle la "littérature" n'existe pas, pas encore » (p. 32). Le rapport d'engendrement est donc inverse : la notion de public telle qu'elle est convoquée par les hommes de lettres du XVIIe siècle appartient au vocabulaire théo-logico-politique propre à la société d'ordres et n'a pas de sens spécifiquement littéraire ou artistique. Héritier du paradigme éminemment politique de la respublica, qui désigne sous un même vocable la Chrétienté, le royaume, l'Etat, le fisc et le bien public, le public garde encore les traces de la « dignité ontologique » d'un corps mystique dont l'unité sacrée serait symbolisée par le souverain. Cependant, même si à l'aube du XVIIe siècle le public est encore imprégné par la tradition théologique, sa fonction est plutôt celle d'une figure rhétorique qui, par le jeu des oppositions, permet de penser l'« anti-public », c'est-à-dire le peuple, stigmatisé comme une multitude informe et désordonnée de particuliers, matière brute dont la forme et l'unité dépendrait de l'Etat. Manière de lire la réalité sous l'angle du bien public plus que réalité substantielle, le public est un terme relatif, chargé d'une valeur référentielle qui oscille au gré de son usage. Sa puissance d'évocation est même proportionnelle à son imprécision sémantique dans la mesure où il fonctionne comme un puissant instrument de légimation sociale, fondant l'autorité de ceux qui se posent comme mandatés par ses décrets et aptes à le représenter. Autrement dit, le public n'est pas un Nom mais un mot unificateur qui catalyse et désamorce à la fois les tensions qui déchirent la société de l'Ancien Régime.

Les guerres de religion, ainsi que la conception pragmatique et instrumentale du gouvernement que l'Etat absolutiste met en place pour y mettre fln, ont ouvert une sérieuse brèche dans la conception unitaire et homogène du corps politique. La promulgation de l'Edit de Nantes, qui autorise la liberté de confession, divise le corps social en deux « espaces » : l'espace du particulier, auquel l'Etat n'a pas accès, et l'espace du public, institué en tant que monopole de la puissance monarchique. De ce fait, le public ne relève plus d'une ontologie mais d'une obligation pratique, celle du « tenir-ensemble », à laquelle le gouvernement répond par l' administration coercitive du corps politique. Mais ce clivage, cohérent et rationnel dans sa forme juridique, l'est beaucoup moins dans la pratique car il déchire non seulement le corps social mais également le corps individuel, scindé entre un for externe et un for interne censés être mutuellement exclusifs. La désimbrication progressive de « la communauté des particuliers écartés de la décision politique » et « des hommes politiques écartés de la sphère intime du particulier » va être l'objet de diverses tentatives de conciliation dans des « lieux de substitution » la cour et les lettres (p. 304). La cour a pour fonction, « en l'absence d'une totalité perdue », de figurer le public en tant que partie exemplaire du corps politique ; elle rend ainsi visible le pouvoir du roi et met en scène, par la représentation de l'unité du public, l'accomplissement de l'ordre dont elle est le dépositaire officiel. A l'encontre de ce public de cour s'élabore un public virtuel, scène théâtrale qui permet d'explorer de manière fictive les points de rencontre et de conflit entre le particulier et le public qui ne peuvent plus communiquer « hors de la représentation » (p. 303).

Les lettres ouvrent ainsi un nouvel espace où les particuliers interdits du débat politique vont pouvoir lutter pour l'accès àla représentation, jusque-là accaparée par la cour. Le déplacement du discours politique vers la fiction permet aux particuliers de jouer du lien analogique qui relie la scène théâtrale et la scène politique, d'expérimenter des idées nouvelles et de s'inventer, par le biais des modèles laissés vacants, une nouvelle représentation d'eux-mêmes. La scène théâtrale devient par là un véritable « laboratoire d'expérimentation » des relations possibles entre les individus et la chose publique ; autrement dit, la participation directe étant prohibée, les lettres mettent en place un succédané de public qui ne peut agir que par la représentation et la parole. Par la scène centrale, nous dit Merlin, l'activité des particuliers reste greffée sur l'activité publique, « dans un double rapport de miroir et de métonymie », « microcosme au sein du macrocosme politique (...) qui représente de façon complexe ce qui se joue au même moment mais au loin, dans l'espace, à la fois englobant et séparé, du corps politique (p. 110 et 111). »

L'instance régulatrice de ce microcosme est la République des lettres, c'est-à-dire la communauté des écrivains qui aspirent, notamment, à fonder l'unité d'un collectif sur la base du patrimoine culturel de la France. S'auto-attribuant le statut de représentant moral du public, la République des lettres s'affirme comme seule habilitée à régler la forme comme le mode de publication des écrits ; c'est à ce titre qu'elle va être la principale protagoniste de la querelle du Cid, qu'Hélène Merlin prend comme ligne de force de son ouvrage.

C'est l'Excuse faite à Ariste, où Corneille s'auto-proclame comme un génie - « Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée » -, qui déclenche les foudres de la communauté de ses pairs. Accusé de s'être « déifié d'autorité privée » par Scudéry (dans les Observations sur le Cid), Corneille est cité au sens quasi juridique du terme pour avoir oublié « qu'il n'est de gloire qu'autorisée, et d'autorité que publique (p. 167). » En se réclamant d'un lien direct et privilégié avec son public, Corneille oppose aux lois internes de la « citoyenneté » des écrivains une nouvelle autorité, celle des usagers de son oeuvre ou, pourrait-on dire aujourd'hui, du « taux d'audience ». C'est autour de la légitimité de son triomphe et de sa dimension publique que le conflit se focalise : les adversaires du Cid reprochent à l'oeuvre son succès populaire, qu'ils acceptent en tant qu'état de fait mais dont ils contestent l'état de droit. Pour Scudéry, le fait que le Cid plaise au peuple est la preuve même qu'il n'est qu'un « monstre de représentation aussi irrégulier que le peuple est déréglé ».

Selon ses opposants, acclamé par un simulacre de public qui est aveuglé par « l'immédiateté de la perception » et reste « étranger au registre même de la représentation », le Cid offrirait « des beautés d'illusion » qui menaceraient la distance de l'esprit permettant seule le « retour réflexif sur l'oeuvre » propre au vrai public.

L'enjeu de la querelle du Cid, comme le met en évidence l'analyse subtile d'Hélène Merlin, réside dans le statut même de la représentation ainsi que dans la définition du public de droit. La portée de ce conflit va être encore amplifiée par l'intervention d'une autre instance, le peuple. Celui-ci, à force d'être sans cesse pris à parti, comme argument ou comme épouvantail, devient partie prenante du conflit : un « nous autres, qui sommes du peuple » apparaît dans des libelles épars, comme autant d'anonymes qui se soulèvent d'un commun accord contre le « mépris pour le vulgaire ». Mais cette extension potentiellement universelle du public que le peuple revendique va être désamorcée par l'Académie française qui intervient sur l'ordre de Richelieu, inquiet des proportions ouvertement politiques que prend la querelle. Les Sentiments que publie l'Académie au terme de ses délibérations est une fin de non-recevoir à la « souveraineté directe de l'auteur sur le public telle qu'elle était postulée par Corneille » comme à la « souveraineté des lettres sur le public telle qu'elle se voulait médiée par l'autorité collective et aristocratique des auteurs » (p. 233). L'Académie profite ainsi de l'opportunité du conflit pour s'imposer comme un corps composé des « savants de métier », seuls accrédités à codifier les règles de la représentation. Pour le modèle étatiste que propose l'Académie, la représentation doit se contenter d'être « vraisemblable », miroir éducatif et normalisant de « l'ordinaire des choses » dont la fonction est de forcer « l'assentiment préalable à tout examen » (p. 280). Par là, renversant toutes les scenes ouvertes par la querelle - la République des lettres, le peuple, les « récepteurs » et l'auteur - au profit du pouvoir public, l'Académie parvient, avec une habileté sans pareille, à réduire le rôle de l'auteur à celui d'un fonctionnaire au service de la raison d'Etat.

Si les divers modèles du public ressortent également exsangues de l'intervention de l'Académie, se retrouvant tous comme Corneille « en corneille déplumée » (5), il n'en reste pas moins que de nouvelles règles de « théâtralité » ont été ébauchées. A la fin du XVIIe siècle, terme du parcours, toujours intéressant, souvent brillant, parfois pléthorique, que nous a proposé Hélène Merlin, la « faillite ontologique du public » a bel et bien été consommée. Cette faillite est aussi la matrice d'une définition paradoxale et ô combien moderne du public : le public est composé de tous les particuliers mais ne se réduit pas pour autant à l `addition des particuliers. Un des nombreux intérêts de l'ouvrage est de montrer l'émergence de cette aporie, qui est aussi l'élaboration pratique et symbolique d'une manière inédite « d'être en politique", éprouvée dans l'espace de la représentation littéraire.

 

* Hélène MERLIN, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Les Belles Lettres, 1994, 477 pages, 260 F.

 

 

Experts et faussaires

de Christian BESSY et Francis CHATEAURAYNAUD
par Sophie MONTANT

La vie dans son cours ordinaire, nous pose peu de problèmes quant à l'authenticité de ce qui nous entoure ; pourtant le doute peut naître à tout moment de la rencontre d'un faux billet, de la dégustation d'un vin à la saveur inhabituelle, de l'héritage d'un objet étrange dont on voudrait connaître la vraie nature ou bien encore de la découverte d'un site historique difficilement datable, C'est à interroger les procédures qu'experts et faussaires mais aussi chacun d'entre nous, hommes et femmes sans qualité, mettons en oeuvre lorsque nous voulons réduire notre « incertitude face aux objets du monde » que s'attachent Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, multipliant les histoires au centre desquelles les acteurs affrontent le troublant problème de l'authenticité des choses. L'ouvrage est composé de deux parties d'inégale ampleur : en premier lieu les auteurs se démarquent des analyses sociologiques classiques qui appréhendent l'authenticité comme le résultat d'une construction sociale, seul véritable objet sociologique, en montrant à partir d'un matériel important et varié comment les personnes en situation de doute font émerger, par un corps-à-corps avec les objets, les prises pertinentes qui vont leur permettent (ou pas) de placer l'objet problématique dans un environnement où il prend sens.

Puis, une partie théorique ouvre la voie à un vaste champ de recherches redonnant à la perception sensorielle une importance centrale dans la compréhension des épreuves d'authentification que les personnes font subir aux choses afin de réassurer leur ancrage dans le monde.

A travers l'exploration de plusieurs dossiers de l'inspection des fraudes, Bessy et Chateauraynaud consacrent les premiers chapitres d'Experts et faussaires à la mise en évidence des contraintes qui régissent l' « économie des contrefaçons ». Ici, les enquêteurs traquent les objets douteux en suivant les traces (le plus souvent des jeux d'écriture) que laisse leur circulation au sein des réseaux de fraude. L'expérience sensorielle se situe très en amont, à l'origine de l'enquête. En effet, la perception ne joue un rôle actif que dans la détermination des similitudes ou des différences entre l'objet et sa contrefaçon dont la très grande proximité formelle est considérée par le plaignant comme susceptible d'abuser les sens du consommateur. La manipulation correcte des repères stabilisés qui constituent la spécificité du modèle à imiter est indispensable à la réussite de la contrefaçon, pourtant c'est la volonté de démanteler des filières de fraude qui guide l'action des inspecteurs, laissant en marge les produits eux-mêmes, dans leur matérialité.

On ne retrouve pas ce relatif effacement de la perception sensorielle derrière la primauté du juridique dans les situations d'expertise réalisées par des commissaires-priseurs. Par une succession de saynètes tirées d'observations de terrain faites à Drouot, les auteurs montrent que le « savoir-prendre » qui conditionne une bonne évaluation des objets n'est pas une compétence exclusivement détenue par un expert possesseur de la vérité contre des profanes rêveurs, aveuglés par un trop grand attachement affectif aux objets, mais est distribuée entre les différents acteurs. S'il y a asymétrie de compétences, ce différentiel donne lieu à un travail de redéfinition des objets, mais aussi des personnes, par une redistribution de la connaissance afin de parvenir à un « accord réussi », celui-ci reposant « sur l'expression commune de sensations et de jugements ». C'est en quoi l'on peut dire que « l'estimation est un processus dynamique » par lequel les acteurs, mobilisant un ensemble de dispositifs cognitifs parmi lesquels la perception sensorielle a une importance centrale puisqu'elle va ouvrir ou fermer des pistes à l'expertise, font émerger « les prises communes leur permettant de circuler des énoncés aux objets, des objets aux personnes, des personnes aux énoncés ». On voit comment la possibilité de l'authentification dépasse la nécessaire accumulation de connaissances scientifiques et historiques. D'une part, les objets ne sont jamais directement lisibles et catégorissables. En effet, même si, avec une acuité particulière chez les récupérateurs et les collectionneurs, le « coup d'oeil » et « l `instinct », intuitions que rendent possibles les compétences acquises par et dans la fréquentation régulière et appronfondie des objets, peuvent mettre sur la voie d'une découverte, ce coup de foudre n'est pas à l'abri d'une déception née d'une exploration méticuleuse de l'objet problématique. D'autre part ce dernier n'est pas totalement séparable des personnes qui le manipulent ni des textes qui le commentent.

Mais un objet est-il jamais isolé ? Il peut, le plus souvent, être rapporté à un ensemble construit, la collection, dont les éléments, en résonance les uns avec les autres, sont des repères, des étalons, qui facilitent le travail d'authentification en permettant, par une série de comparaisons, d'apprécier le nouvel entrant et de le situer. Ce « collectif d'objets » assure la « médiation entre le niveau perceptuel permettant aux acteurs de partager une « image du monde » (..) et le niveau des représentations susceptibles d'être déployées à travers le langage sous la forme de concepts ». Le collectionneur est un expert en ce qu'il transporte en permanence la collection avec lui et peut mobiliser à tout instant le savoir qu'elle porte ; celle-ci produit un certain effet d'emprise sur le collectionneur qui « voit le monde du point de vue des objets » sans pour cela verser dans la folie.

Il y a donc, dans l'épreuve d'authentification, un va-et-vient permanent entre ce que les sens, au contact de l'objet, indiquent à celui qui expertise, les plis de la matière que ce dernier a appris à connaître lors de ses confrontations successives avec les objets, les repères stabilisés qui font de l'objet un standard et les représentations formalisées dans les livres d'histoire et les catalogues.

Le site de Glozel dans l'Allier, dont le caractère préhistorique affirmé par son inventeur est l'objet d'une controverse qui n'a jamais été définitivement tranchée depuis sa découverte en 1924, fournit aux auteurs une illustration exemplaire de l'impasse dans laquelle peut s'enfermer la construction de l'accord indispensable à l'authentification des choses. En effet, une lecture approfondie du volumineux dossier Glozel montre comment les épreuves aux quelles sont soumis les témoins humains établir leur bonne foi ; définir leur compétence ; s `assurer de leur diversité tout en les rassemblant dans une liste cohérente ») et non-humains (« qualifier leur relation au terrain de fouilles et définir leur état d'origine à partir de l'examen des corps exhumés ; les confronter à des objets provenant de sites déjà qualifiés et déposés dans les standards archéologiques ; établir la cohérence de leur assemblage par référence à une doctrine plausible qui peut-être partagée ») de l'affaire, ne peuvent aboutir à l'émergence de prises aptes à réunir l'accord de l'ensemble des protagonistes sur la réalité de preuves authentifiantes. La polémique se transforme très vite en une lutte de deux camps, l'un constatant l'authenticité du site, l'autre démontrant le caractère frauduleux de la prétendue découverte et ce, à partir des mêmes éléments. Car c'est la qualité des personnes elles-mêmes qui est mise en doute à travers l'inclôturable controverse sur les objets. En effet, experts et faussaires « sont passés par les mêmes plis », ils ont les mêmes compétences car ils disposent des mêmes connaissances acquises dans un même apprentissage. Ainsi, les faussaires savent-ils inscrire dans la matière les indices pertinents, conduisant à une authentification des objets (vrai ou faux) par les experts, ces derniers devant trouver les failles, mettre au jour les faux pas du fraudeur, pour défaire l'éventuelle supercherie. Lorsque le doute s'installe à Glozel du fait de la discordance des produits des différentes épreuves, il s'étend à toutes les pièces du dossier ; chaque élément nouveau fait l'objet d'une double lecture et ne peut qu'éloigner plus encore la possibilité de l' accord.

A travers les multiples études de cas analysées dans la première partie d'Experts et faussaires, dont l'étendue dépasse ce que nous pouvons rapporter ici, Bessy et Chateauraynaud montrent combien « la contrainte d'authenticité sur laquelle prennent appui les jugements des personnes ne se réduit pas à des procédures d'authentification basées sur des représentations ou des conjectures » mais qu' « elle pointe sur des phénomènes de présence qui passent par l'état des corps et des matériaux ». Il ne s'agit pas de nier l'importance des espaces de calcul, des représentations collectives et de l'instrumentation dans le processus d'authentification mais de considérer la perception sensorielle, qui, selon les auteurs, ne relève pas simplement du domaine de la subjectivité, mais est une capacité développée au contact des choses, comme une épreuve valide qu'autorise la réalité d'un monde partagé.

Dans la dernière partie de leur ouvrage, Bessy et Chateauraynaud précisent les deux notions de prise et de plis, qu'ils placent au centre de leur « modèle de compétence de l'expertise ». La prise est le « lieu de rassemblement des épreuves » d'authentification que les auteurs énumèrent ainsi : épreuve de qualification, exploration du réseau, expérience sensorielle, examen instrumenté des matériaux. Elle est ce qui permet de raccrocher l'objet à une collection, à un réseau, à des représentations collectives où il fait sens. Les plis, notion déjà explorée par Deleuze, assurent « passage du corps aux dispositifs » ; ils ont partie liée avec la mémoire puisqu'ils se forment par apprentissage, dans le corps-à-corps avec l'objet. Par les plis correspondent les « grandes perceptions, accessibles aux autres » et les plus infimes, du domaine de l'expert. Ce n'est que lorsque les repères, informations déposées dans l'objet mais de manière intentionnelle, comme des signes par exemple, et les plis sont liés sans discordance que la prise est efficace et conduit à l'autentification par l'accord des sensations et des qualifications.

Ainsi, contrairement à la phénoménologie, qui centre ses interrogations sur la seule personne, au conventionnalisme qui comprend les « modes d'expression des corps » comme des « jeux de représentation », à la cognition distribuée pour la quelle la connexion entre l'agent et l'environnement s'établit par les informations inscrites dans celui-ci et, enfin, à l'anthropologie des sciences dont l'intérêt se porte sur les réseaux sociotechniques et considère peu l'engagement corporel des acteurs et la matérialité de l'objet, toutes disciplines qui font l'objet d'une revue synthétique au chapitre 9, le modèle de Bessy et Chateauraynaud met l'accent sur la « construction dynamique (de) l'espace corporel », où l'engagement des corps et la « mobilisation des sens » sont aussi des expériences sensorielles communes.

On aura compris que le modèle d' authenticité développé dans Experts et faussaires rompt avec les analyses en terme de stratégie et de calcul qui conduisent inévitablement au relativisme. C'est « le point de vue de "l'homme total" » que préconisait l'anthropologue Marcel Mauss qui doit être adopté si la sociologie veut comprendre comment les personnes mettent à l `épreuve, dans la contrainte de l'authenticité, « leur expérience intime du monde », qui est avant tout une expérience partagée.


* Christian BESSY et Francis CHATEAU RAYNAUD, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception. Métailié, 1995, 365 pages, 180 F.

 

(1) Collection remplaçant la revue annuelle du même nom.

 

 

Le regard esthétique ou la visibilité selon Kubrick

de Sandro BERNARDI
par Myriam TSIKOUNAS

Ce petit livre très dense résulte d'une commande. Les directeurs de la récente collection « Esthétiques hors-cadre » ont demandé à l'Italien Sandro Bernardi de prolonger un essai antérieur, Kubrick e il cinema come arte del visible (Parme, 1990), « en développant ses hypothèses sur la vision ».

Soucieux de répondre à la sollicitation, l'auteur se fixe ici pour objectif de démontrer que le septième art est une expérience visuelle brisant les catégories traditionnelles de la représentation.

L'ouvrage se compose de deux parties. Dans la première, la plus longue car elle inclut une substantielle introduction, Sandro Bernardi commence par bousculer la vulgate. Pour lui, « il n'y a pas au cinéma deux types d'images » : les unes, codifiées et centrées, conçues pour les films narratifs classiques ; les autres polymorphes et chaotiques, au service de fictions primitives ou modernes et des documentaires. Il existe seulement « deux aspects contradictoires de la même image » : de l' apparent et du caché, du discours et du récit... Après avoir rappelé que ce phénomène, aujourd'hui négligé, avait initialement captivé l' attention des théoriciens, l'auteur cerne une démarche permettant de voir différemment, sur l'écran, un monde insolite, susceptible de s'enrichir àchaque nouvelle projection. Il préconise de toujours observer conjointement ces « deux instances radicalement dissemblables » dont le couplage contre nature fait la spécificité même du cinéma. Il suggère aussi d'entrelacer constamment analyse sémiotique et étude esthétique : deux approches a priori inconciliable, en réalité complémentaire puisque les disciplines textuelles aident à définir l'expérience de la vision et que l'expérience de la vision rouvre les schémas cognitifs pour les augmenter de ses retrouvailles.

Sandro Bernardi nous affirme que si nous posons sur les films ce regard pluriel, nous seront en mesure de percevoir des « formes pures » : à savoir l'espace et le temps. Pour nous convaincre, il s'appuie sur l'oeuvre de Stanley Kubrick, réalisateur ayant pour particularité de mêler dans chacune de ses productions avant-gardisme et classicisme, c'est-à-dire de jouer sur la discordance entre représentation et moyens de la représentation. Il nous explique comment, par des procédés exclusivement ci nématographiques, allant des mouvements de caméra aux déplacements des comédiens dans le cadre, le metteur en scène réussit à rendre prévalents les décors sur l'action et à condenser le temps, à nous faire éprouver la durée et l' ennui.

Dans la seconde partie du Regard esthétique Sandro Bernardi s'interroge sur la place du spectateur dans la fiction. Il discute les diverses théories de la réception existantes et marque leurs limites. Selon lui, toutes ces stratégies, avides de formalisation, laissent de côté un reste, un « coeur de ténèbres », qui n'entre pas dans la grille interprétative. Repartant alors de la distinction opérée par Eisentein entre images re présentations (izobrajenie) - la suite de vues discontinues qui constituent le film et images mentales (obraz) - le sens qui se forme et revit dans l'esprit du public. Il nous invite à adopter une autre posture scientifique, à considérer que le spectateur n' est pas uniquement destinataire passif d'un message mais sujet de vision, amenée à répondre au défi lancé par des plans sublimes. Les exemples sont à nouveau pris dans le cinéma de Stanley Kubrick dont les images, qui vont bien au-delà de la simple signification, nous forcent à mieux voir.

Ainsi, cet ouvrage profus est-il particulièrement stimulant. Son originalité tient d' abord à sa démarche. Sandro Bernardi ré-explore des problématiques oubliées ou escamotées depuis plusieurs décennies par les sciences du texte qui ont privilégié la fonction énonciatrice du film sur sa fonction iconique. Mais il rouvre le débat es thétique, engagé par les premiers cinéastes et/ou théoriciens du septième art, sans pour autant faire table rase des acquis sémiotiques, certain que les deux raisonnements ne sont pas séparés par des frontières étanches mais interdépendantes.

Il nous persuade, par des observations très fines, de l'incapacité des analyses textuelles à rendre compte d'un cinéma de poésie composé d'images venues libérer l'oeil des schémas établis, compliquer l'histoire racontée par des moments de pures impressions visuelles, des détails superflues ou des présences de personnages qui ne remplissent aucune fonction narrative. Inversement, il nous prouve la nécessité de se préoccuper à la fois d'énonciation et de vision dans des films bâtis sur la non concordance entre effet de réel et impression de réalité. Il nous explique, avec brio, que, dans le finale de 2001 : l'Odyssée de l'espace, le réalisateur reconstruit « l'état de nature avec les instruments les plus artificiels », que, dans Full Metal Jacket, il tourne dans un lieu - une usine à gaz londonienne - ne figurant nullement le Vietnam mais l'exprimant profondément puisque, à l'instar de plusieurs villes vietnamiennes, cette usine à gaz a été construite par des architectes allemands dans le style du Bauhaus.

Dans des pages lumineuses l'auteur nous rappelle aussi l'importance du point de vue au cinéma et la supériorité de la caméra sur l'oeil humain. Il montre comment, dans Barry Lindon, d'immenses zooms arrière depuis les acteurs estompent et éloignent l'action, l'aplatissent dans le souvenir. Il commente la façon dont la caméra, en passant de l'identification à la distanciation, en voyant, grâce à un plan subjectif par les yeux de Barry Lindon puis en reculant longuement pour parvenir jusqu'à nous, spectateurs du XXe siècle, fige le héros - qui observe de dos le paysage - dans une peinture du XVIIIe et « spatialise le temps ». Il démontre même qu'il suffit d'une simple variation de cadrage, d'un lent zoom arrière, pour modifier l'expression d'un visage, transformer le héros d' Orange mécanique, qui « fixe férocement le spectateur », en buveur de mescaline au regard lointain et voilé.

On l'a compris, cet ouvrage, qui tente d'évaluer les ressources expressives du cinéma en s'appuyant sur une érudition impressionnante, ne se lit pas d'une traite mais se savoure. Néanmoins, si Sandro Bernardi nous facilite la lecture par des conclusions provisoires et la mise en italique de chaque idée essentielle, il la ralentit, en revanche, par des litanies de noms propres. Concédant à l'air du temps, il se sent obligé, à chaque chapitre, de marteler les patronymes des cinéastes et/ou théoriciens à la mode, au détriment d'autres auteurs moins en vogue. Dans un essai traitant du visible il ajoute des pierres aux statues d'Eisenstein, Wells et Godard mais ignore Poudovkine, Vertov et René Clair. Il ne résiste pas non plus à l'attrait des citations, parfois très plates, de célébrités. Etait-il bien utile de nous signaler que : « l'oubli-l'oubli surtout, comme le rappelle Supervielle, fait partie de la mémoire » et, sept lignes plus bas, que « presque toutes les grandes découvertes de l'humanité sont sorties d'une hypothèse fausse, observe Musil » ? (p. 106).

On reprochera également à Sandro Bernardi, mais cela tient peut-être à des problèmes de traduction, une trop grande imprécision dans les termes utilisés. Ainsi emploie-t-il indifféremment le mot « auteur » pour désigner l'instance narrative du film, le cinéaste, le cameraman ou l'équipe de réalisation dans son ensemble. Plus gênant : quand il évoque la deuxième face de l'image, son « ouverture sur le visible », il semble parler tantôt de ce que Barthes - à qui il se réfère - appelait « deuxième sens », tantôt à ce qu'il qualifiait de « troisième sens ». D'évidence, ses considérations sur l'écri ture allégorique de FulI Metal Jacket renvoient au « ens obvie », au symbole. La mise en scène représente, certes, par non-ressemblance, mais les images ne sont pas « rétives à la logique du récit ». A l'inverse, les objets découverts dans les séquences finales de Citizen Kane et de Lolita, censés appartenir aux héros mais n'ayant, pour la plupart, pas été utilisés dans le film, comme restés en réserve pour « d'éventuelles et ultérieures interprétations », appartiennent « au sens obtus ». Ils imposent une « disponibilité de sens », réfractaire à l'histoire racontée.

On s'étonnera encore de certaines contradictions. Par exemple, après nous avoir manifesté sa volonté de « considérer chacun (des films de Kubrick) comme une oeuvre close » (p. 42), Sandro Bernardi part en quête de phénomènes d'intertextualité, traque le retour, de film en film, d'une réflexion sur la guerre.

Mais ces quelques réserves mineures ne modifient en rien l'excellente impression produite par cette étude passionnante et indispensable à un moment où le cinéma, de « crise » en commémoration, est amené à réfléchir sur sa nature, ses fonctions et ses potentialités.

 

* Sandro BERNARDI, Le regard esthétique ou la visibilité selon Kubrick, PUV Coll. -Esthétiques hors-cadre, 1994, 162 p., 110 F .

 

 

La passion musicale, une sociologie de la médiation,

d'Antoine HENNION
par Jérôme BOURDON

A partir d'un domaine, la sociologie de la musique, et nourri d'une considérable érudition, l'auteur entend fonder, ou refonder, toute une sociologie de la culture sur un concept (une notion plutôt, car l'usage, on le verra, en est labile) : celui de médiation. La première partie commence - utilement - par un exemple précis pour exposer la thèse de l' auteur : celui de la « réinterprétation nouvelle - à l'ancienne - de la musique baroque, s'opposant à son inter prétation traditionnelle - c'est-à-dire moderne » (p. 25). La quatrième partie nourrit de l'exemple de la musique la notion de médiation. C'est au fond la deuxième (« La restitution des médiateurs : une méthode pour deux programmes ») et la troisième partie du livre (« La médiation, ou comment s'en débarrasser »), consacrées respectivement à un état fort critique des travaux en sociologie de l'art et à l'explication de la « médiation », qui révèle l'am bition de l'ouvrage.

Faute de compétence, l'auteur de cette note critique laissera de côté la dimension proprement musicale du projet. Partons du mot-étendard : la « médiation ». Dans une première acception, la médiation n'est rien d'autre que le travail des médiateurs, jugé central car « ce n'est pas l'ensemble de la société qui agit directement sur l'art. L'action la plus importante qu'elle a sur lui ne s'exerce que par l'intermédiaire d'un milieu spécialisé » (Charles Lalo, 1908, cité p. 88). Cette piste de travail se prolonge jusqu'à nos jours, par exemple chez P. Menger évoquant « les diverses catégoriés de médiateurs et d'agents de la diffusion artistique au contact des créateurs ». Chez Lalo, les milieux spécialisés » sont ceux qui contribuent à produire la valeur esthétique de l'oeuvre, puisqu'en effet « on n'admire pas la Vénus de Milo parce qu'elle est belle, elle est belle parce qu'on l'admire ».

Une grande partie des travaux en sociologie de l'art partira des oeuvres, avec l'idée d'y lire quelque chose de la société, par exemple « la vision du monde (...) des divers groupes sociaux », voire « l'imaginaire » d'une société toute entière (on reconnaît là Francastel ou Focillon). Chez les marxistes, la lecture des oeuvres d'art se heurte à la difficulté d'y repérer des reflets des rapports de production et de la lutte des classes - d'où la position de repli qui étudie, sur un mode économique, la transformation de l'oeuvre d'art en marchandise (mais c'est donc qu'il y a bien une « pureté » de l'art irréductible). Adorno va plus loin, faisant (dans son Mahler) du critère de la valeur de l'art son refus de se plier à un rôle social : ce qui conduirait logiquement à un classement des oeuvres d'art selon leur degré de résistance à la déconstruction sociologique. Ceux qui cherchent le social sous l'oeuvre sont à rapprocher de ceux qui classent les oeuvres à partir des goûts du public, niant en quelque sorte leur caractère spécifique, dans les travaux sur les goûts et les normes de jugement du public, reliés à des trajectoires et à des habitudes (des habitus) sociales.

Ces travaux ont un point commun : la sociologie de l'art y est perçue comme dévoilement (« désacralisation » ou « profanation », selon les termes de Raymonde Moulin). Sous l'art, la société. Alors, pourquoi croire en l' art ? Le réductionnisme sociologique se fonde nécessairement sur une théorie de la croyance en l'art - dénoncée du simple fait qu'elle est montrée.

La référence fondamentale est ici Pierre Bourdieu, sans doute le plus cité - c'est au fond lui qui propose la réponse la plus forte au problème posé dans l'ouvrage. Antoine Hennion salue la puissance théorique d'une vision de l'univers social considéré comme lieu de « délégations en série, scellé par des dénégations qui les naturalisent » (autrement dit, les intermédiaires oublient les uns après les autres tout le processus qui fait la valeur de l'art, pour le « purifier » de toute influence sociale). Malgré ses ambiguïtés, Pierre Bourdieu est, pour Antoine Hennion, du côté du sociologisme. Même s'il respecte « l'autonomie relative des champs », il est in fine dénonciateur, avec des métaphores em pruntées à la religion pour dénoncer les pouvoirs « quasi divins » reconnus à l'artiste moderne.

On comprend donc qu'Antoine Hennion se trouve plus en harmonie avec l'histoire sociale de l'art (ou même l'histoire de l'art). Ces disciplines cherchent à restituer de façon fine des médiations, refusant de s'en tenir au mythe de l'artiste, magicien créateur, mais aussi de rapporter presque brutalement l'art au social. L'auteur reproche au fond à beaucoup d'auteurs d'être à la fois trop modestes - ils ne prennent souvent en compte qu'une seule médiation, en la traitant comme « facteur d'explication » ou « contexte de l'oeuvre » - et trop ambitieux : ils aplattissent tout leur objet artistique sur ce seul facteur, qu'il soit « le public », à travers une culture de la réception (l'habitus de la scholastique chez Panofsky relu par Bourdieu), les commanditaires et mécènes (F. Antal), le développement de la profession et des instruments (« l'école anglaise » d'histoire sociale), les intentions politiques de l'Etat (l'opéra français du XIXe chez Fulcher).

A cela il oppose une « nouvelle histoire sociale » (Baxandaîl, Alpers, Ginzburg), prête à mettre « le social dans l'oeuvre », àaccepter « des acteurs enfin actifs ». Glissement qui tient moins au nombre qu'à la nouvelle densité des interventions : la liste des médiateurs ne cessant de s'allonger (les institutions, les normes, les langages, les codes), l'oeuvre est de part en part traversée par le social. Ce qui impose de saisir au plus près les pratiques, par exemple « l'outillage perceptif » d'une époque (Baxan daîl), et le jeu d'influence mutuelles entre les habitudes visuelles et les objets. Ce qui pose d'ailleurs un problème à demi-résolu : celui des voyages de l'évaluation à travers les siècles. Le talent de Rembrandt pour Alpers tient pour partie dans son entreprise, dans son goût de génie qui consiste à créer « le marché de la peinture contemporaine » dans la Hollande du XVIIe siècle. Bref, il faut sans cesse être à même de montrer comment un « travail continu de recomposition» est à l'oeuvre.

Au terme de cet état des travaux (beaucoup plus complet chez l'auteur), Antoine Hennion se propose de « périmer » (le mot revient constamment) définitivement des oppositions sur lequel s'était construite la sociologie de l'art. Il n'y a pas, d'un côté et de l' autre, l'art et la société, la production et la consommation, l'amateur et l'art. Plutôt que de « réduire » l'art au social, il faut un « repeuplement du monde (de la musique - ou de l'art) par ses intermédiaires ». L'étude des professions artistiques (la thèse fut menée sous la direction de Raymonde Moulin dont on connaît la réputation en ce domaine) sert ici de point de départ à l'auteur - le mot de « médiateur » retrouvant son sens initial. L' auteur adresse à Raymonde Moulin la même critique qu'aux historiens de l'art : après avoir « restitué des médiateurs (marchands, conservateurs, institutions), elle rabat « l' efficacité » de l' art sur la « théorie de la croyance ». Pour Antoine Hennion, les médiateurs - mieux, les intermédiaires - ce ne sont pas seulement des « milieux spécialisés », mais l'ensemble des choses et des hommes qui font « tenir » l'art : les disques, les concerts, les instruments, les financements, la presse, etc. Il ne s'agit plus seulement de « contraintes qui pèsent sur l'oeuvre », mais de l'oeuvre elle-même, irréductible à l'une de ces médiations : « C'est la longue série hétérogène de médiations renvoyant toutes les unes aux autres qui crée l'irréversibilité du mouvement, alors que chacune d'elles isolément n'y suffit pas. » Plutôt que des causes accumulées, l'auteur propose une « interdépendance généralisée » qui doit périmer les questions essentielles. Il dresse donc la liste des opérations - désignation, attribution de propriétés, accusation, dénégation - par lesquelles se font les passages, transes ou transfigurations, qui conduisent de la réalité des éléments présents à leur prise dans une représentation musicale » (p. 368).

Le reflus des causes globales, des causes surplombantes, conduit peut-être à évacuer des dimensions qui pourraient être réappropriées utilement. Deux exemples : l'appartenance sociale, non pas appliquée de façon déterministe mais reliées au problème de l'apprentissage, de l'habitude, ou, horresco referens, de l'habitus. Or, l'auteur le dit justement (et quasi bourdivinement) : « On n'aime pas directement une musique inconnue, contrairement aux romantiques élections affectives qu'on se réécrit après coup... On aime la musique qu'on est prêt à aimer, que déjà on aime aimer» (p. 34) : « J'aime Bach donc j'achète des disques, croit l'amateur. C'est l'inverse : Bach est devenu Bach parce qu'il est présent dans tous les présentoirs des magasins » (p. 356). Autre exemple : la dimension commerciale dans l'évolution contemporaine. Parce qu'il critique la vision de la réhabilitation du baroque comme « stratégie » des marchands de disques, Antoine Hennion écarte peut-être aussi trop vite cette dimension. Les médiations du marché ont leur signification aussi : qu'un directeur d'une maison de disques sente qu'un courant marche - et comment le sent-il ? - cela fait partie des médiations, même si l'étrange maillon que constitue le « flair » réclame une analyse spécifique (amorcée d'ailleurs par l'auteur dans un article sur le directeur artistique de variétés).

Mais ce sont là reproches mineurs. Venons-en au fond du débat, d'une autre portée. D'abord, question d'héritage. Nous oscillons au fond entre l'histoire et la philosophie. L'histoire bien sûr, les « historiens sociaux » (créatures disciplinairement hétérogènes, comme sa théorie) que préfère l'auteur sont au fond héritiers d'une vieille connaissance, l'Ecole des Annales. Comment ne pas penser, en les lisant, au programme de restitution de « l'outillage mental » de Lucien Febvre dans son Rabelais, voire au « tissu d'interactions » de Marc Bloch dans la So ciété féodale. Se donner comme programme « la reconstruction analytique du réseau enchevêtrée des relations microscopiques » (Ginzburg, cité p. 195) : voilà un programme tout entier d'historien.

Le problème est de savoir jusqu'à quel point une telle position est théorisable sans être aussitôt démontrée par la pratique : ce que sent bien l'auteur, qui démarre sur la querelle du baroque, et revient in fine sur « un éloge des artifices de la musique ». On reste l'eau à la bouche, à plusieurs moments, devant les amorces de la première partie. L'histoire cursive de la « réhabilisation du baroque » est pleine de promesses (un prochain ouvrage nous est annoncé p. 65). L'auteur y voit en fait trois histoires entrecroisées : celle des recherches musicologiques (redécouverte des instruments, partition), celle de l'autonomisation du champ musical (et donc de son historicisation possible, préalable à toute « réhabilisation » de l'ancien), et enfin celle de la conservation par le disque (qui bouleverse la mémoire musicale) : l'égalité de l'enregistrement facilite le retour de l'inégalité de l'interprétation. De même la typologie des catégories de musiques actuellement écoutées (« jazz, classique, contemporaine. . . ») - selon la composition de leurs médiations - et non selon leur spécificité « musicale », amorcée en dernière partie, est passionnante. L'auteur s'arrête pourtant en chemin pour revenir à son ambition première, celle de développer un programme. Il n'est pas sûr cependant que sa double réfutation (ni le social ni l'art) soit une position tenable longtemps. D'abord dans le déroulement des phénomènes analysés, la dimension séquentielle est centrale. A certains moments, l'art « dur et pur » tient, la croyance fonctionne. A d'autres moments, elle se délite, ou se récompose. Il faut ici comprendre pourquoi (à nouveau, à partir d' analyses locales, qui apporteront peut-être des éléments de théorisation partielle). Cette séquentialité est déjà présente ou du moins amorcée, par exemple chez Pierre Bourdieu. L'auteur relève justement dans son style la fréquence du « ne... que », ainsi de la représentation sociale « acte de magie qui permet de faire exister ce qui n'était qu'une collection de personnes plurielles sous la forme d'une personne fictive » (cité en note p. 80). Bourdieu dit bien ce qui n'était : il y a processus, y compris dans les représentations des médiateurs (humains) ; des moments où la médiation est en acte, et des moments de jouissance de « l'art pur » où l'on oublie structurellement toute la « fabrication » antérieurement mise en oeuvre, et qu'il faudra bientôt reprendre.

La séquentialité des processus de croyance renvoit à un autre problème, celle de leur (peut-être) inégale distribution sociale. L'auteur s'inscrit dans un courant « commun à l'interactionnisme symbolique, à l'ethnométhodologie, au constructivisme », marqué par le désir de rendre aux « acteurs eux-mêmes le principe de leur action » (p. 255), tendance qui s'oppose à la fois au structuralisme (qui retrouve partout les opérations de l'esprit humain), au fonctionnalisme et à l'écologisme (principe supérieur social ou naturel), au sociologisme (qui annule comme mensonge les opérations des acteurs). Or, là aussi, cette réhabilitation de l'autonomie de l'acteur n'a de sens que si elle est constamment interrogée dans l'analyse concrète. Ainsi, pour notre « sociologue au Zénith », s'interrogeant sur la transe de la foule dans un concert de rock. Dupes ou non ? Tous pris dans la « mauvaise foi sincère » (le « délire bien fondé » de Durkheim) ? Mais si certains étaient dupes et d'autres non (aussi bien qu'ils ne sont pas tous dupes au même moment, ou dupes àdemi) : faut-il rendre de façon égale toute leur autonomie à tous les acteurs ? In fine, comment ne pas se demander s'il ne faut pas créditer l'auteur de cette mauvaise foi sincère dans sa volonté de restituer l'autonomie des acteurs. Ce qui peut s'expliquer en partie parce qu'il ne s'agit pas tout à fait d'un programme de sociologue : le refus du surplomb est, rappelons-le l'opération princeps de la phénoménologie qui a elle-même influencé l'ethnométhodologie (Garfinkel cite Husserl au début de ses « studies in Ethnome thodology»- aussi bien, la double réfutation permanente d'Antoine Hennion à une tonalité toute Merleau-Pontienne : ni le sujet ni les objets, mais un entre-deux inlassablement traqué). Cet intérêt pour la philosophie est d'ailleus indirectement exprimé lorsque l'auteur note que le refus d'aborder de front la question de la valeur esthétique est peut-être né des « origines antiphilosophiques de la sociologie chez Conte et Durkheim » (p. 156).

Pourtant, le sociologue, dès qu'il se met à l'oeuvre, ne peut tout à fait échapper au surplomb. Les parallèles entre la position des acteurs et celles de l'observateur buteront toujours, à notre sens, sur cette lourde évidence : le sociologue n'a pas les mêmes urgences, ne s'exprime pas dans les mêmes délais, privilège qui vaut bien une position de surplomb. Erigée en système, la réfutation de l'extériorité du travail sociologique a des allures de dénégations. L'ambition, certes, est intéressante, même s'il n'est pas sûr que le pari puisse être tenu jusqu'au bout. L'effort anime de bout en bout un ouvrage auquel il aurait pu donner un autre titre, peut-être : la passion sociologique ?

Comment ne pas signaler enfin aux sociologues des médias l'intérêt d'une telle lecture, qui invite à de multiples rapprochements - le lecteur n'aura pas manque d'en faire quelques-uns. Ainsi des débats actuels sur la réception, marqué, par un mouvement de réhabilitation du spectateur, voire de célébration de la « démocratie sémiotique » chez John Fiske - qui semble parfois une volonté de procéder àune esthétisation populiste - là où il faudrait plutôt se livrer à la patiente restitution des processus de réception (plutôt que d'osciller entre dénonciations et contre-dénonciations, une des oppositions qu'An-toine Hennion nous invite justement à périmer).


* Antoine HENNION, La passion musicale, une sociologie de la médiation, A.-M. Métailié, 1993, 406 p.

 

 

Les apprentissages du changement dans l'entreprise

de Nicole FAZZINI-FENEYROL
par Anne MONJARET

Nicole Fazzini-Feneyrol pose la nécessité d'un regard ethnologique dans la compréhension de l'entreprise comme « milieu social » et comme « lieu de construction d'usages et de développement d'actions collectives » (p. l 1). Les bouleversements que connaît notre société conduisent à réfléchir sur les phénomènes sociaux qui stimulent ou bloquent le changement dans les structures de travail. L'auteur centre son étude sur « l `expérience du travail de coopération » et sur les formes d'apprentissage des usages et leur incidence sur le changement, en tenant compte des spécifi cités culturelles de chaque entreprise. S'il est « socio-technique », cet apprentissage s'élabore aussi à partir de l'exercice du jugement.

Quatre parties, chacune composée de deux chapitres, structurent le livre. Dans la première, « Des tentatives de changement », l'auteur se propose de cerner ce que produisent des changements de technologie (chapitre 1); elle observe, puis compare les conséquences de l'implantation d'un système informatique dans trois sociétés : une du bâtiment et des travaux publics, une de services informatiques, une de fabrication agroalimentaire. Si le changement technique modifie les savoir-faire techniques et produit des effets variables dans les usages, il ne les transforme pas systématiquement ; en effet, il les révèle plutôt et souligne, par exemple, le rôle des anciens dans la perpétuation de la tradition, met en exergue les relations de pouvoir et de contre-pouvoir déjà existantes, et consolide en cela les réseaux re lationnels. Retenons donc que « le changement technique n'explique pas le changement social, même s `il y participe ou s'il accompagne des mutations de société » (p. 67). La continuité des usages comme celle des « systèmes de jugement » peuvent s'avérer un blocage à toute évolu tion. Après ces premiers constats, l'auteur poursuit sa réflexion en prenant comme support une société de service de restauration. Contrairement, aux trois premières sociétés qui n'ont fait l'objet que d'un « chantier », c'est-à-dire d'une observation participante sur un lieu circonscrit dans l'entreprise et qui n'apparaîtront que dans le développement du chapitre 1, la société de service de restauration dans laquelle Nîcole Fazzini-Feneyrol a conduit de multiples observations reste l'outil central de son analyse. Sa spécificité renforce les questionnements sur le changement. Ainsi, l'éclatement de la société en unités localisées conduit à s'interroger sur l'existence d'une culture globale et d'une culture régionale ; en outre le profil même de « sociétés de service » inclut l'étude des relations internes et externes de l'entreprise et de leur influence sur le change ment (chapitre 2).

La deuxième partie, « La construction du changement en actes dans des situations de travail », est consacrée à la place des conventions dans une coopération, ou plus exactement au fonctionnement de l' « instance de jugement », c'est-à-dire « le groupe de personnes qui va contribuer àorienter l `action d'une certaine manière et non d'une autre, lorsqu'il y a un choix ou une évaluation de ce qui sera produit avant d'agir » (p. 108) ; toute action collective induit la connaissance par anticipation des jugements des autres. L'acteur qui participe à l'action doit s'adapter à l'environnement de travail, au risque d'en être exclu (chapitre 3). Par ailleurs, la présentation d'une réunion de la direction régionale montre le rôle des cadres dans la transmission des valeurs de la société et dans la mise à jour du modèle de management. Dans ces conditions, le changement vient soit de l'extérieur, soit de nouveaux venus, soit de la direction générale. Le personnel de base qui subit la pression de la demande externe peut également devenir agent du changement (chapitre 4).

La troisième partie, « L'apprentissage de l'entreprise », permet l'examen du système de jugement. Afin d'être intégré, le nouveau venu doit saisir ce qui est conforme ou non conforme à l'action collective. Autrement dit, il doit savoir se comporter comme les autres, répondre à leurs attentes pour agir ; de fait, il commence par l'apprentissage du langage, de l'action, des objets, des lieux partagés (chapitre 5). Puis il doit apprendre à juger, à modeler sa capacité d'interprétation, ce qui le conduit à une connaissance précise du milieu de travail et de ses contraintes (chapitre 6).

Enfin dans la dernière partie de l'ouvrage « Les capacités d'adaptation des entreprises », l'auteur souligne que, dans un univers de la tradition, les changements, bien que souhaités par la direction générale, ne sont pas automatiques, les pratiques et les jugements locaux faisant frein. Au maintien des usages correspond le maintien des modes de jugement. A l'inverse, les changements appellent à de nouvelles modalités de jugements (chapitre 7). Nicole Fazzini-Feneyrol achève sa réflexion en s'interrogeant sur les capacités d'évolution des groupes de travail. Pour elle, « la capacité de changement d'une entreprise est représentée par sa capacité de recadrage de l'exercice du jugement dans chacune des instances de travail » (p. 24, chapitre 8).

Des annexes, « Des morceaux de vie au travail » complètent de façon indispensable le texte général en apportant des éléments sur les acteurs en action et leur environnement. Deux situations observées dans la société de restauration collective sont ainsi décrites : une chaîne de préparation de repas dans une unité locale et une réunion de la direction régionale.

Par ailleurs, notons que l'auteur, tout au long de ces pages, précise sa démarche et montre combien son intégration, ses différentes implications et par là même les interactions existantes sur ses « chantiers », lui ont permis de mieux comprendre les processus de l' apprentissage, d'observer au plus près les usages et d'appréhender les systèmes de jugement qui cristallisent son raisonnement. Nicole Fazzini-Feneyrol fait la démonstration de la nécessité d'une ethnologie d'implication et d'application, et apporte ainsi de nouveaux éléments pour une réflexion sur les terrains ethnologiques en entreprise.


* Nicole FAZZINI-FENEYROL, Les ap prentissages du changement dans l'entreprise, L `Harmattan, collection « Logiques sociales », 1995.

 

 

Médias et nouvelles technologies : pour une soclo-politique des usages

Sous la direction d'André VITALIS
Par Fanny CARMAGNAT

Quelle est la place de l'usager dans le monde technicisé et médiatisé qui est le nôtre et où en est la recherche sur la question des usages ? Cet ouvrage collectif vient opportunément faire le point sur cette question, à un moment où plusieurs décennies de recherche sur les médias et les nouvelles technologies permettent de donner suffisamment de visibilité aux différents courants théoriques. Cette réflexion théorique, mise en relation avec l'évolution des techniques et de la société étudiée particulièrement au travers de l'audiovisuel, du marketing direct et des technologies multimédias, permet aux auteurs de tracer la voie à ce qu'ils ont appelé une « socio-politique des usages ».

La question des usages, donc, revient au devant de la scène. Pour Thierry Vedel ce regain d'intérêt a plusieurs causes. Les unes qu'on pourrait qualifier de « technico-commerciales » tiennent à ce que la multiplication des objets techniques lancés sur le marché et la concurrence entre firmes, exige qu'on se soucie de l'usager au moins sous sa forme de consommateur à qui on doit offrir des produits de plus en plus conviviaux et adaptés à sa demande.

Mais c'est aussi l'évolution de la recherche en sciences sociales qui fait naître un nouveau regard sur les usages en redéfinissant la relation entre producteurs et usagers.

Thierry Vedel identifie deux axes problématiques sur lesquels se situent les différents courants de la recherche sur l'innovation. Le premier axe concerne la question du déterminisme de la technique supposée faire naître les pratiques sociales, conception s'opposant à l'idée d'un dynamisme social auquel la diffusion de la technique est subordonnée.

L'autre axe portant sur les différents moments de l'innovation, est la question de la coupure traditionnelle entre temps de la production et temps de la consommation, qui, si elle est actuellement remise en question, reste opératoire dans la perspective d'une analyse historique de la recherche sur l'innovation.

A partir de ces deux pôles (logique technique ou logique sociale, d'une part, temps de la conception et temps de l'utilisation, d'autre part), on peut identifier les différents courants de la recherche qui se sont succédé.

Les analyses néo-marxistes des sociologues des techniques et des médias des années 60-70 présentaient largement l'usager comme un dominé. Une offre technologique monolithique structurait fortement la relation production/usages qu'il s'agisse de télévision ou de nouvelles technologies. Un courant qualifié de « socio-constructiviste » a succédé à ce déterminisme technique et économique, mettant au premier plan l'étude des usages et la liberté de l'usager. Si actuellement tout le monde semble d'abord pour considérer les usages comme la résultante d'une donnée technique en évolution et d'une réponse de l'usager individuel ou collectif, le poids àdonner aux deux pôles de ce construit socio-technique diffère largement selon les auteurs. Michel de Certeau, on le sait, a élevé la liberté de l'usager aux prises avec des objets conçus en dehors de lui au rang d'un véritable pouvoir de création. Selon lui les usages ne peuvent pas seulement être étudiés de façon quantitative, mais doivent être analysés de façon ethnologique comme véritables « art de vivre ».

Après M. de Certeau, d'autres ont cherché à corriger ce qu'ils ont estimé être une surévaluation de la capacité créatrice des usagers bien dans l'esprit de Mai 68, pour s'attacher à l'étude des points d'équilibre entre technique et social qui se nouent autour d'une technologie.

Cette orientation de la recherche n'est pas sans poser un problème : l'étude de l'offre technique, de sa structuration économique, des politiques d'acteurs ne peut se faire avec les mêmes méthodes que l'étude des pratiques des usages. Le premier champ répond à une interrogation politico-économique par une vision « macro », alors que le second appelle une analyse ethnologique au plus près des terrains. La nécessaire analyse des interactions entre ces deux champs, appel à des disciplines ou des méthodologies différentes, ne va pas de soi.

La complexité des relations entre offreurs et usagers croit en même temps que se développent des méthodes de vente sophistiquées. L'analyse du marketing direct est très éclairante à cet égard. André Vitalis met en évidence ce que la pratique exprimée par le slogan « Mieux vous connaître pour mieux vous servir » appuyée par de puissants moyens informatiques recèle de perversité. Dans le cas du marketing direct et contrairement au schéma de Michel de Certeau, c'est plutôt l'offreur que l'usager qui fait montre de créativité, de ruse et d'ingéniosité, dans le but d'attirer le consommateur dans ses filets. La défense de l'usager sera de type institutionnel (loi informatique et liberté, CNIL) ou bien comme dans le cas de la réaction aux excès des cuisinistes (qui selon la formule d'Alain Calmes ont « tué leur patient »), une résistance de plus en plus déterminée des gens à tout démarchage téléphonique. La pratique de la citoyenneté que sous-tend le concept de socio-politique des usages s'exercera de façon différente selon le média ou la technologie utilisée. Dominique Boullier se livre à une déconstruction de l'usager-téléspectateur, qui peut être consommateur, récepteur, utilisateur ou citoyen. La télévision reste encore marquée par le schéma classique (et sans doute dépassé) de la théorie de la communication établissant une dichotomie entre émetteur et récepteur, schéma qui a accompagné les analyses critiques de la télévision, dénoncée comme média passif dans les années 70. D. Boullier tente de faire entrer la télévision dans une nouvelle configuration, où l'usager est actif non plus seulement au moment de l'achat du récepteur mais aussi lors de la décision d'abonnement à des chaînes payantes, et du choix de fréquentation d'émissions qui finissent par le biais des mesures d'audience, à agir sur la programmation des chaînes.

L'exercice d'une réelle citoyenneté par l'usager bute sur la question de la représentativité des associations de téléspectateurs. Jacques Guyot note que ces associations ne s'intéressent qu'aux formes généralistes de la télévision. Elles craignent, en s'intéressant aux publics obligatoirement fragmentés des chaînes payantes, de s'engager dans une voie de type « défense des consommateurs », et préfèrent s'en tenir au modèle de la démocratie représentative, malgré la difficulté de l' appliquer à la télévision. Pierre Chambat s'interroge sur la nature et le statut d'usagers atomisés, sans réelle communauté d'intérêt, constituant un « groupe latent » selon R. Boudon, et constamment menacés de diverses « captations de représentation ». Pour lui, la diffi culté de la représentation des usagers vient de leur nature, groupes sociaux atypiques et mal cernés par la sociologie. Ainsi la représentation des usagers au sens politique du terme est-elle étroitement liée à la seconde acception du terme, c'est-à-dire àl `image que les différents acteurs concernés construisent de ces usagers, chacun avec des méthodes et dans des buts différents.


* Sous la direction d'André VITALIS, Médias et nouvelles technologies : pour une socio-politique des usagers, 1994.

 


 (1) SPERBER D. et WILSON D. : La pertinence, communication et cognition, Paris, Minuit, 1989 [1986].
(2) Voir notamment H.P. GRICE : « Meaning », The Philosophical Review, 67, 1957, pp. 377-388.
(3) David LEWIS : Convention, Harvard University Press, 1969.
(4)J.HABERMAS : L'Espace public, archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, 1978.
(5) Selon l'expression de Don Baltazar de la Verdad, le véritable auteur espagnol du Cid.