n° 71

 

 

L'enquête sur les catégories

sous la direction de Bernard FRADIN, Louis QUERÉ et Jean WIDMER
par Dominique CARDON

Depuis quelques années, l'un des principaux débats de la théorie sociologique s'est organisé autour de la recherche d'instruments de description permettant au sociologue de se porter en deçà des formes conventionnelles, ou catégorielles de l'activité et du jugement. Cette interrogation qui fédère des approches extrêmement différentes (ethnométhodologie, cognition distribuée, pragmatique, phénoménologie) vise à rendre compte des séquences d'actions sans déployer une architecture conceptuelle, dotant les acteurs d'un puissant équipement cognitif et leur environnement de propriétés stables et connaissables. On sait que les enjeux d'un tel projet sont décisifs. Il s'agit ni plus ni moins de corriger le partage entre intériorité et extériorité (subjectivisme et objectivisme), de disposer d'outils d'analyse permettant de dédramatiser l' opposition du micro et du macro, de délester les acteurs d'un suréquipement représentationnel et de rendre toute leur dignité aux situations ainsi qu'aux objets et aux artefacts qui les composent. La notion de catégorie se trouve au centre de ce débat, puisqu'elle désigne tout à la fois l'objectivité des systèmes de connaissances, conçus par Durkheim comme de « véritables institutions sociales », et le schème qui permet « d'imposer une forme aux impressions pour en faire des représentations » (Cassirer). La catégorie est à la fois une classe d'entités et une procédure d'engendrement de la connaissance. Pourtant, l' acception dominante de cette notion en sociologie s'est surtout portée vers la première de ces propositions. La catégorisation est appréhendée comme une opération d' abstraction permettant de placer le singulier sous le général, le particulier sous un type, en se référant aux formes culturelles qui s'imposent dans un ordre social donné. Dans cette perspective qui se revendique du projet durkheimien, un intense travail de déconstruction a été entrepris afin de dénaturaliser l'arbitraire des classifications, l'homogénéité sémantique des classes et la transparence des classements. Tout l'intérêt de la dernière livraison de la collection annuelle « Raisons pratiques » est de faire retour sur cette acception de la notion de catégorie et d'ouvrir un espace à des problématisations nouvelles, inspirées de la phénoménologie et de l'ethnométhodologie.

A cette fin, les éditeurs de « Raisons pratiques » ont d'abord souhaité réinterroger les textes des fondateurs de l'École sociologique française afin de renouer avec une orientation de la problématique « catégoriale » que les sciences sociales ont souvent minorée. Steven Collins rappelle ainsi l'influence de la philosophie néo-kantienne dans les travaux sur la catégorisa tion de Durkheim et de Mauss. Certaines remarques du premier laisse clairement entendre qu'il considérait les catégories comme possédant une sorte de nécessité réglant la structure universelle de la pensée humaine. Ce moment kantien de la pensée durkheimienne s'accompagne cependant d'une inflexion fondamentale : les catégories ne peuvent être déduites a priori, mais dérivent de l'expérience collective (c'est là, pour Durkheim; la plus-value apportée par la sociologie, explique Albert Ogien). Le primat accordé à l'origine sociale des catégories gouvernera la doctrine de l'arbitraire des classements qui fut déterminante dans le cheminement ultérieur des sciences sociales. Pourtant, les textes de Mauss et de Durkheim, notamment ceux sur la notion de personne qu'étudie S. Collins, font bien apparaître une tension irrésolue dans le statut accordé à la catégorie. En effet, l'opposition de l'individu biologique et de la personne morale de la conscience collective accorde à la « personnitude » un caractère universel et non contingent. Cependant, la notion de personne (son caractère sacré, ses droits et ses devoirs) est aussi pensée comme le terme d'un processus caractérisant les formes modernes de l'individualisme moral consécutif à la di vision du travail social. S'agit-il alors de dire qu'il peut y avoir des sociétés sans la « catégorie » de personne ou bien que celle-ci est investie de contenus si différents que, bien que présente, elle n' apparaîtrait pas comme une catégorie conceptuellement et linguistiquement représentée dans certaines sociétés ? Si cette dernière solution, pour S. Collins, semble être le fond (jamais éclairci) de la pensée de Durkheim, on peut alors se demander pourquoi la sociologie ne s'est pas intéressée à la catégorie comme à un schème organisateur de l'ensemble des activités pratiques (c'est en tout cas le sens de la réflexion qu'A. Ogien consacre à la formulation d'une théorie réflexive du concept inspiré de Cassirer).

L' ambition qui gouverne ce recueil apparaît cependant beaucoup plus clairement dans le texte d'introduction de Louis Quéré. Il y défend une approche praxéologique de l'opération de catégorisation qui ne concevrait plus celle-ci comme une forme d'objectivation liée à la pensée conceptuelle et à l'organisation des connaissances, mais comme une « procedure réglée d'institution de la réalité objective des faits sociaux et d'accomplissement des activités pratiques » (p. 10). Cette prise de position appelle d'abord une critique des courants, anciens ou nouveaux, de la psychologie cognitive, qui ont appréhendé la catégorisation comme une opération de subsomption du particulier sous une classe. Louis Quéré reproche à ces perspectives leurs conséquences mentalistes ou représentationnalistes (il faut que les personnes disposent d'une « représentation » ou d'une image mentale du concept pour effectuer une inférence) et l'intérêt presque exclusif qu'elles accordent aux contenus sémantiques de la catégorie. Il s'agit, en quelque sorte, de « descendre » la catégorie en dessous des activités taxinomiques pour en faire un schème (« une formule d'opérations possibles », selon l'expression de Dewey) d'organisation des activités pratiques . L'approche de la catégorie ne serait plus sémantique mais procédurale ; elle ne reposerait pas sur l'incorporation de représentations individuelles mais sur une connaissance de sens commun, partagée, publique et observable, de la structure sociale ; elle ne se bornerait pas aux opérations de qualification et de prédication, mais chercherait à montrer comment la sélection d'une catégorie gouverne toute une série d'opérations réflexivement engendrées par l'identification catégorielle. Afin de mettre à l'épreuve ce projet (qui n'est pas sans parenté avec certains aspects du schématisme kantien), deux ouvertures théoriques très différentes sont proposées dans ce numéro.

La phénoménologie constitue une première approche de la catégorisation, qui n'est abordée ici qu'à travers l'article de Daniel Cefai sur les notions enchevêtrées de type, de typicalité et de typification chez Alfred Schutz. Ici aussi, il s'agit d'affranchir la catégorisation des résonances logicistes ou intellectualistes qui lui sont généralement associées dans les approches cognitivistes. Comme le rappelle D. Cefai, ce n'est que par un abus de langage, propre aux activités rétrospectives de codification de la vie quotidienne, que nous parlons de « subsomption » ou de « catégorisation » de l'objet d'expérience comme un « exemplaire particulier » d'un « même général ». L'approche phénoménologique concentre son attention sur les moments de passage de la pure réceptivité de l'expérience au jugement prédicatif de catégorisation. D. Cefaï montre comment l'appréhension des objets d'expérience passe par des synthèses d'identification et de recognition. Cette médiation s'effectue au moyen de recettes pratiques, de types, consignés dans des « réserves d'expériences », qui permettent de réduire les configurations phénoménales par l'identification d'un thème ou d'une structure de pertinence susceptible de rendre intelligibles les activités pratiques.

La seconde approche a trait aux recherches d'Harvey Sacks sur les dispositifs de catégorisation, qui inspirent quatre articles. Si cet ensemble de travaux éclaire bien la contribution de l'ethnométhodologie à l'analyse de l'organisation endogène des activités pratiques, en revanche, il ne permet guère de clarifier le sens de la notion de catégorie dans le discours sociologique, puisque les travaux de Sacks eux-mêmes ne témoignent pas d'une absolue cohérence. Ce dernier a proposé deux conceptions différentes de la catégorisation. La première, que présente B. Bonu, L. Mondada et M. Relieu, a pris corps dans leurs travaux sur les appels téléphoniques adressés à un centre de prévention du suicide. Très fortement inspirée de l'anthropologie cognitive de Goodenough et de la sémantique componentielle ; il s'agissait alors de montrer comment les catégories d'appartenance sont appariées par couple (père/mère ; médecin/infirmière), et qu'elles forment ainsi des « collections de catégories » répondant à certaines exigences de cohérence et d'économie. En situation, les acteurs doivent sélectionner parmi un ensemble de possibles un dispositif de catégorisation adéquat, celui-ci imposant des ressorts pour comparer, créer de nouvelles associations et attribuer des droits et des devoirs spécifiques aux membres catégorisés. Cette perspective d'inspiration structuraliste est redevable de plusieurs critiques : elle décontextualise les catégories dans des collections logiques, elle a recours à un très grand formalisme conceptuel, et elle suppose un mécanisme de stockage du savoir catégoriel des membres. Cependant, comme y invitent les différents auteurs, il convient avant tout de retenir des propositions de Sacks l'insistance sur la contextualisation des opérations catégorielles, considérée comme une caractéristique située du raisonnement pratique. Ainsi, dans un travail sur « l'apprentissage des traversées de rue par des non-voyants », Marc Relieu montre comment l'arrêt prolongé d'une personne devant un trottoir appelle de la part des passants une « identification visuelle à base catégorielle » d'un type particulier. Dans les déambulations ordinaires, la coordination des flux entre les passants est réglée par l'échange de « bref coups d'oeil », marqueurs de « l'inattention polie » qui caractérise pour Goffman l'ordre civil dans un espace public de circulation. Cependant, dans certaines situations (arrêt, incertitude de la trajectoire, présence d'une canne blanche, etc.) le « regard prolongé » que les passants accordent à cette situation peut accompagner la sélection d'une paire appariée spécifique (aveugle/non-voyant). Ce ne sont pas les indices perceptuels qui appellent la catégorie, soutient M. Relieu sur la base d'un argument wittgensteinien, mais c'est « la catégorie qui fait voir ». La sélection d'une catégorie rend dès lors disponible toute une série d'opérations pour traiter la situation, telles que des excuses « obligées » en cas de collision, des propositions d'aide ou un refus explicite de « remarquer » la situation afin de s'affranchir de l'obligation de secours . . .

Parallèlement, le « second » Sacks, celui des travaux sur l'analyse de conversation, invite à observer l'organisation séquentielle des activités (perspective à laquelle s' attache Rod Watson). Ici, les catégories ne sont plus des classes d'appartenance sollicitées en contexte, mais des schèmes méthodiques d'organisation séquentielle des activités, tels que les couples appelants/appelés des conversations téléphoniques ou premier/dernier de la file d'attente. Les auteurs discutent longuement de la cohérence (R. Watson) ou des incompatibilités (S. Hester) des deux perspectives développées par Sacks : la première se porte vers les catégories « endogènes », « vues mais non remarquées », de l'organisation séquentielle des activités ; la seconde, « externe » selon la formule de R. Watson, se rapporte aux ressources utilisables par tous les membres d'une société pour procéder à des identifications, des désignations ou des prédications. Même si les arguments plaidant en faveur de la communauté de problématiques entre ces deux approches ne sont pas sans fondement, le lecteur sera sans doute plus facilement convaincu que ces deux orientations de l'enquête « catégoriale » en ethnométhodologie s'attachent à résoudre des questions différentes. Peut-on dire que le couple appelant/appelés revêt dans le raisonnement pratique des acteurs la même signification que celui de « féminité » étudiée par Garfinkel dans le cas Agnès ?

Pour finir, on pourra regretter que la discussion n'ait pas été engagée dans cet ensemble d'articles avec des démarches théoriques offrant d'autres outils de traitement des problèmes de la catégorisation. On voudrait brièvement indiquer ici deux voies non explorées, qui permettent de faire apparaître, en creux, certaines des difficultés non résolues par cette démarche. En premier lieu, si ces perspectives permettent de délester les acteurs d'opérateurs cognitifs trop puissants, comme des représentations, des croyances ou des théories, leur analyse de la situation est parfois paradoxale. L'insistance sur la contextualisation des activités ne s' accompagne pas d'une exploration des supports matériels (objets, artefacts cognitifs, etc.) qui composent la situation (les exemples de contextualisation sont principalement puisés dans l'ordre des coordinations conversationnelles). Les approches de cognition distribuée ont pourtant permis d'insister sur le fait que les arrangements spatiaux des activités pouvaient supporter une partie du travail d'identification des acteurs en offrant des prises à la catégorisation. La seule piste ouverte dans cette direction est la canne blanche des aveugles de Marc Relieu, dont il montre qu'elle n'a pas spécifiquement vocation à détecter les obstacles, mais se présente comme un « attracteur catégoriel » qui permet d'escompter des autres qu'ils utilisent la catégorie « non-voyant » comme base d'inférence de leurs actions. En second lieu, le statut accordé à la notion de catégorie prend ici une dimension si extensive qu'il n'est guère possible de penser les moments d'incertitude ou de trouble autrement que comme un conflit de cadre catégoriel. L'une des difficultés de la problématique « catégoriale » extraite de l'oeuvre de Sacks tient dans le fait qu'elle contribue à substituer à l'approche inductive (les perceptions guident vers une catégorie) une approche sélective (les personnes choisissent un dispositif catégoriel afin de reconnaître, « d'individuer » et de traiter un événement). Ce renversement de perspective n'est certes pas inutile lorsqu'il sert à se déprendre du schéma empiriste de cer taines conceptions de la subsomption du particulier sous un général. Cependant, il conduit aussi à suspendre l'étude des différentes formes de la rétiexivité catégorielle ordinaire. La notion de sélection écrase toute interrogation sur le procès réflexif qui permet de solliciter les catégories dans des contextes aussi différents que ceux de la pure réceptivité, de l'automatisme des routines pratiques ou des moments de troubles situationnels réclamant de la part des acteurs un certain nombre d'opérations de calcul sur l' identification catégorielle adéquate. Si l'on entreprend de concevoir la catégorisation comme une opération médiatrice entre perception et prédication (ce qui n'est pas exactement la visée des concepteurs de ce numéro), en refusant le dualisme classique du sujet connaissant dans un environnement connaissable (1), les approches de pragmatique de la situation peuvent être d'un grand secours, puisqu'elles se montrent plus attentives à différencier les régimes d'action selon le degré de condensation des contraintes de coordination et des exigences de qualification des actes et des personnes (2).

* Bernard FRADIN, Louis QUÉRÉ et Jean WIDMER (sous la direction de), « L'enquête sur les catégories. De Durkheim à Sacks », Paris, Editions de l'École des hautes études en sciences sociales, 1994 Raisons pratiques », 5), 301 pages.

 

La pensée communicationnelle

de Bernard MIEGE
par Monique FOURDIN

Avec celui de Jean Caune (Culture et communication), cet ouvrage inaugure la nouvelle collection des Presses Universitaires de Grenoble dirigée par Jean-Louis Alibert et Bernard Miège. Il s'agit de faire le point sur des concepts et des problématiques qui entrent dans le champ des sciences de l'information et de la communication, sans prétendre à l'exhaustivité ; d'inventorier, de passer en revue et de présenter de façon synthétique les principales approches sur un thème donné, en mettant l'accent sur les questions en débat et en traçant des pistes qui paraissent intéressantes d'un point de vue heuristique. Une bibliographie générale permet d'identifier les ouvrages et courants fondateurs du domaine concerné ; elle constitue une aide à la lecture pour se repérer dans le foisonnement des ouvrages qui traitent du sujet et une invitation à poursuivre l'approfondissement des concepts auxquels l'auteur a fait allusion.

Une partie des textes qui composent l'ouvrage de Bernard Miège s'appuie sur trois articles parus dans la revue Sciences de la Société - Les Cahiers du Lerass (n° 29, 30, 31), sous le titre : « Les étapes de la pensée communicationnelle ». L'ambition de ce livre est double : il se présente à la fois comme un historique et une réflexion d'ordre épistémologique. En reconstituant les étapes qui jalonnent la formation de la pensée communicationnelle, l' auteur montre comment les sciences de l'information et de la communication (les SIC) se sont instituées en « champ (inter) disciplinaire autonome ». L' hypothèse centrale qui oriente l'ouvrage est que la pensée communicationnelle résulte d'une « coproduction » : elle s'est constituée « à la fois par l'apport d'auteurs (...) et par la systématisation de conceptions dépendant assez directement de l'activité professionnelle et sociale ». Cette caractéristique est probablement à l'origine de l'agacement que provoquent les SIC, suspectées de répondre aux demandes sociales au détriment de la distanciation qui devrait caractériser la recherche « académique ». De surcroît, le statut de la pensée communicationnelle est encore « profondément indécis » : l'image que les SIC donnent d'elles-mêmes est complexe et diversifiée. Or, Bernard Miège s'attache précisément à démontrer que la fécondité de la pensée communicationnelle réside dans « sa faculté à intégrer, ou plutôt à relier des problématiques provenant de courant théoriques distincts ». Parce que cette pensée ne correspond pas aux modalités connues de la réflexion scientifique académique, elle peut être à l'origine d'approches nouvelles qui rendent compte des changements de la société contemporaine.

En d'autres termes, l'auteur défend l'dée selon laquelle « les théories de la communication, et par voie de conséquence la pensée communicationnelle elle-même, sont tout à la fois des constructions intellectuelles, des mythes ou des discours relevant de l'idéologie et des réponses aux questions "pratiques" que les hommes se posent dans des conditions sociales données. Affirmer que l'une de ces composantes est première (ou en tout cas antérieure aux autres) est une position difficilement défendable et reviendrait à séparer l'histoire des idées de celle des pratiques, alors qu 'elles sont indissolublement liées. » Après avoir recherché les éléments constituants de la pensée communi cationnelle autour de ses courants fondateurs (première partie) et des approches qui sont venues les compléter en contribuant à l' « élargissement des problématiques » (deuxième partie), Bernard Miège identifie les « interrogations actuelles » qui se posent aux auteurs et chercheurs dont les travaux s'inscrivent dans le champ des sciences de l'information et de la communication (troisième partie).

La pensée communicationnelle prend forme dans les années 50-60 autour de « trois courants fondateurs ». Elle est caractérisée alors par prédominance d'un schéma de base, « canonique » (Abraham Moles), inspiré de la Théorie mathématique de la communication de Claude Shannon et Warren Weaver, parue en 1949. Ce schéma comporte un émetteur et un récepteur reliés par un canal par lequel transitent des messages mis en forme selon un code commun aux interlocuteurs ; il sera complété par le concept de rétroaction. Le schéma canonique sera largement vulgarisé, et il contribuera à la constitution d'une pensée de « sens commun en matière d'information et de communication ». L'influence de la formule fondamentale de transmission de l'information mise au point par Shannon et Weaver, ingénieurs des laboratoires Bell, dépassera le domaine des télécommunications et des mathématiques. Mais c'est Norbert Wiener qui joue véritablement un rôle central dans l'émergence de la pensée communicationnelle en mettant au point le modèle cybernétique ou « théorie des systèmes généraux ». La société est analysée à travers « l'étude des messages et des "facilités" de communication dont elle dispose » (Cybernétique et société). Ce premier modèle fondateur continue d'occuper une place importante dans les réflexions sur la communication, en particulier avec le développement de l'informatisation et des nouvelles technologies. Alors que la cybernétique s'intéresse à la circulation de l'information dans l'ensemble de la société, les tenants de l'approche empirico-fonctionnaliste ordonnent leur réflexion autour du rôle des médias de masse. Ce deuxième courant fondateur repose sur le principe de l'« empiricité libérale » (Paul Béaud), caractérisé par la liberté de l'information et le libéralisme économique. Ses initiateurs sont au nombre de trois : Paul Lazarsfeld, Carl Hovland, Harold Lasswell. Le paradigme lasswellien « qui, dit quoi, à qui, par quel canal, avec quels effets » servira de programme de travail aux chercheurs ; ils centreront leurs études sur l'une ou l'autre de ces questions. L'approche fonctionnaliste se caractérise selon Bernard Miège par sa « plasticité » : la fonction d'agenda (McCombs et Shaw), la spirale du silence (Elisabeth Noëlle-Neumann), l'analyse des use and gratifications, et bien d'autres re cherches plus actuelles telles que les études sur la réception (Katz et Liebes) prolongent l'utilisation de ce paradigme. La méthode structurale dans ses applications linguistiques constitue le troisième courant fondateur. Son influence s'exerce dans plusieurs directions : l'analyse des textes littéraires (Roland Barthes), celle des messages audiovisuels et de la documentation informatisée. En bref, ce qui caractérise la première étape de la pensée communicationnelle, c'est la conjonction du modèle cybernétique, de l'approche empirico-fonctionnaliste orientée autour d'une axiomatique (l'influence), et de la méthode structurale.

Mais déjà dans les années 60 la pensée communicationnelle est l'objet de révisions ou de contestations : la façon dont Edgar Morin aborde la culture de masse (L'esprit du temps) s'oppose à la démarche fonctionnaliste ; l'école de Francfort (Théodor W. Adorno, Herbert Marcuse) et, plus largement, le courant critique la récusent également ; la psychosociologie et les analyses de Marshall Mac Luhan apportent aussi d'autres éclairages. La pensée communicationnelle a commencé « à se diversifier et à gagner en "consistance" théorique ».

Les changements culturels et socio-économiques sont insuffisants pour expliquer le renouvellement des problématiques qui s'opère autour des années 70. En fait, les élaborations théoriques « accompagnent des changements sociaux essentiels où la communication a sa part : émergence des techniques de l'information et de la communication, recours croissant aux stratégies de la communication de la part des entreprises et de la majorité des organisations, médiatisation de la vie politique », etc. (cf. Bernard Miège, La société conquise par la communication, PUG, 1989). L'histoire de la pensée communicationnelle et celle des pratiques sont indissociables. Dans la période des années 70-80, les courants fondateurs sont toujours sollicités, mais la pensée se diversifie, se ramifie et se complexifie. Les sciences de l'information et de la communication regroupent des approches et des auteurs très variés. Pour les citer rapidement : l'économie politique critique de la communication (Herbert Schiller, Dallas Smythe aux Etats-Unis, Armand et Michèle Mattelart, le Gresec, Groupe de re cherche sur les enjeux de la communication, dirigé par l'auteur, en France) ; la pragmatique (l'école de Palo Alto et notamment Paul Watzlawick, Yves Winkin, sans oublier le rôle précurseur de Gregory Bateson) ; l'ethnographie de la communication, l'ethnométhodologie et la sociologie des interactions sociales (Louis Quéré, Erving Goffmann, Harold Garfinkel) ; les sociologies de la technique et de la médiation (Patrice Flichy, Josiane Jouet, Pierre Moeglin, Gaêtan Tremblay) ; les études sur la réception des messages et sur la formation des usages sociaux des médias et des nouvelles technologies (Michel de Certeau, Stuart Hall, Richard Hoggart) ; les « philosophes » de la communication (Jean Baudrillard, Lucien Sfez, Pierre Lévy et, bien sûr, Jurgen Habermas). In fine, ces problématiques apparaissent plus ou moins contradictoires les unes avec les autres, même si certains auteurs tentent de les articuler.

L'élargissement de la pensée communicationnelle peut être considéré comme un enrichissement ou comme une source de confusions. Certains auteurs développent une pensée syncrétique « sans vérifier la cohérence théorique ou formelle des apports partiels » ; d'autres réduisent l'« effervescence et la diversité du réel communicationnel à leurs points de vue particuliers ». Or, les phénomènes d'information et de communication étant devenus de véritables enjeux de société, le besoin d'ancrage théorique se fait plus pressant. Dans ces conditions, le problème est de savoir si les SIC constituent « une » discipline ou si elles doivent être considérées comme « un champ où appliquer des méthodes provenant de plusieurs disciplines ». A cette interrogation et aux questions qui en découlent, Bernard Miège tente de répondre en donnant un certain nombre d'orientations qui peuvent servir de « programme de travail » pour les chercheurs. Là réside selon nous l'intérêt épistémologique et heuristique du projet consistant à retracer l'historique du développement de la pensée communicationnelle.

Premièrement, l'auteur considère qu'il n'est pas souhaitable de concevoir une théorie générale de l'information et de la communication. Il justifie son point de vue en mettant l'accent sur les inconvénients inhérents à toute tentative de généralisation (le réductionnisme, l'abstraction, la dérive futurologique, etc.). Les SIC se sont donné pour objet de « relier supports et contenus, discours et stratégies des acteurs, écriture des messages et logiques techniques, dans une approche qui articule sociologie, histoire et sémiologie ». Deuxièmement, la distinction entre information et communication, introduite dans les années 70, n'apparaît pas pertinente. Structurellement, les deux notions sont ar ticulées entre elles. Troisièmement, l'existence d'une société d'information ou de communication n'est pas plus avérée qu'en 1960. D'ailleurs, les fondements d'une telle société demeurent imprécis. Quatrièmement, l'orientation qui semble s'imposer dans la communauté des chercheurs consiste à privilégier des méthodologies et des questionnements « à moyenne portée » dans une perspective interscientifique. Cinquièmement, pour affirmer et affermir leurs spécificités, les SIC doivent insister sur : l'articulation les dispositifs techniques et la production des messages et du sens ; l'insertion sociale des techniques ; les procédures d'écriture des messages et leurs conditions de réalisation ; la dimension sociologique, politique et éco nomique des activités d' information/communication ; les changements intervenant dans les processus de médiation.

La conclusion de l'ouvrage ne clôt pas l'histoire de la pensée communicationnelle. Celle-ci, en effet, évolue encore, et elle n'est pas unifiée ; ce qui constitue sans doute l'intérêt et la difficulté de cette interdiscipline qui reflète les changements de la société en même temps qu'elle les suscite.

* Bernard MIÈGE : « La pensée commu nicationnelle », PUG, Grenoble, Collection « La communication en plus », 1995, 120 p.

 

 

Culture et communication. Convergences théoriques et lieux de médiation

de Jean CAUNE
par Christine LETEINTURIER

Culture et communication sont constitutifs de toute vie collective. Au-delà de ce constat, le propos de l' auteur est d' analyser « cet étrange couple » dont la description ne se satisfait d'aucune figure de la dualité car aucune ne permet de décrire aisément « le rapport d'inclusion réciproque qui fait qu'un phénomène de culture fonctionne aussi comme processus de communication, qu `un mode de communication soit également une manifestation de la culture ». Il n'y aurait donc pas de rupture épistémologique entre ces deux notions qui, l'une comme l'autre, trouvent leur fondement « dans l'être du langage et l'être de l'homme » (Michel Foucault). Il faut alors tracer les convergences théoriques entre ces notions puis observer plus concrètement des lieux de médiation où émerge cette interférence entre culture et communication.

Analyser les caractères communs aux deux processus « pose la question des rapports entre individu et société ». En effet, ces deux phénomènes participent à la « construction de la réalité sociale et du monde vécu ». C'est pourquoi « les actes de communication et les expressions culturelles ont acquis une dimension opératoire de la vie politique et économique et se sont diversifiés en outils ou modes d'intervention sociale ».

Ce travail à vocation pédagogique va permettre au lecteur, par la présentation de certains auteurs, de balayer les courants, les disciplines et les concepts appelés par Jean Caune pour soutenir ses propos.

La première partie est précisément consacrée aux points de vue théoriques, et ouvre naturellement sur la question du langage considéré comme un phénomène culturel. La référence à Ferdinand de Saussure et à la linguistique s'imposait ici, mais le propos s'élargit pour souligner la fonction symbolique de la langue comme représentation du monde. Si le langage rend possible la société humaine, il détermine une relation nécessaire entre langue et société qui ne se conçoivent pas l'une sans l'autre. Langue, société et culture ont donc des caractères communs, langue et culture participant à la création de l'identité des groupes sociaux. La langue peut alors devenir un modèle d' analyse de la culture. Mais définir la culture comme un système de signes semble réducteur tellement la signification de la culture dépend des circonstances, des modèles qui entourent les actes ou les produits culturels. Il faut donc restituer à la culture une dimension plus globale qui lui vient non pas « d'un système de signes mais des interactions entre les modes de pensée, les moyens de communication (les techniques et les supports) et les représentations (contenus et formes) ».

Posant le postulat que la « culture est communication », l'auteur examine ensuite comment les sciences de l'homme définissent la culture, les différentes acceptions du terme qu'elles proposent avec les liens entre culture et nature, culture et technique, culture et personnalité et enfin l'inévitable confrontation entre culture cultivée et culture de masse. En fait, la culture peut être envisagée comme le vécu, la manifestation singulière de l'individu, comme son accomplissement personnel, qu'il s'agisse de la culture « cultivée » ou de la culture « ordinaire ». C'est en effet par la personne, l'individu, que s'opère le lien entre culture et communication. En tant que locuteur de la communication et sujet de la culture, la personne, l'individu, est l'élément de l'interaction entre les deux. On peut alors examiner la relation de l'individu au groupe, le concept d'identité et les comportements.

Reprenant son interrogation des sciences de l'homme, Jean Caune, toujours à travers le concept de culture, revient sur la question des connaissances et de la compréhension, et se demande quel lien établir entre explication et compréhension. Faut-il les distinguer (Paul Watz lawick) comme on distingue le langage analogique (langage de la métaphore) et le langage digital (langage logique, analytique et rationnel), renvoyant chacun à un hémisphère différent du cerveau, ou au contraire rechercher, dans une théorie générale de l'interprétation (Paul Ricoeur), à nouer explication et compréhension ? On revient ensuite à la problématique du signe et à la question de savoir si la sémiotique peut être un mode de compréhension de la culture. L'interrogation sur le signe et la communication est élargie à la question de la signification et de la recherche du sens avec Umberto Eco. Rejetant la réduction de la communication à un « schéma linéaire », objet d'une relation dans laquelle ne s'échangent que des informations, Jean Caune affirme que « l'essence du phénomène communicationnel est autant l'échange d'énoncés et la circulation d'informations entre deux instances locutrices que les processus de contact, d'interpellation, d'interaction et d'influence réciproques qui affectent les partenaires par le fait qu `ils recourent àl'acte de parole ». C'est pourquoi l'énonciation est « une expérience essentielle du sujet ». Il y a désignation d'un objet, formulation d'une pensée mais aussi engagement d'une responsabilité vis-à-vis de l' autre.

Dans la seconde partie, l'auteur propose une approche plus concrète avec des réflexions sur deux lieux de médiation, l'entreprise et l'art.

Il commence par revenir sur la culture pour s'interroger sur la crise de la culture et la question de sa légitimité dans une société éclatée. Ceci le conduit à analyser deux modèles de fonctionnement de la culture : la culture comme institution (B . Malinowski) et la culture comme système d'échange (Edgar Morin). Ce qui lui permet de revenir sur les paradigmes communicationnels de la culture avec en particulier l'importance du contexte (Edward Hall) et de réaffirmer que « la culture est communication et la communication culture ». Il propose enfin un modèle de fonctionnement de la culture qui rend compte de la médiation opérée par la culture dans la mise en relation entre une manifestation, un individu et un univers de référence, la société. Ce modèle tertiaire établit une permutation circulaire des trois termes qui se conjuguent deux par deux. L'absence de l'une de ces trois composantes aboutit, pour Jean Caune, nécessairement à une « réduction idéologique de la culture. »

Première instance de médiation, l'entreprise est abordée à travers le rôle de la culture dans l'organisation. La notion de culture d'entreprise est issue de la notion américaine de Corporate Culture. Elle est analysée ici à travers le lien entre culture et identité de l'entreprise, de l'institution (au sens de B. Malinowski) et plus largement avec la société qui constitue le contexte de l'entreprise. Les éléments d'identification de la culture d'entreprise sont ensuite présentés, pratiques implicites et explicites, valeurs, signes distinctifs et symboles. La conception « managériale » de la culture d'entreprise repose sur l'idée que la culture peut résoudre la question sociale. Le lien entre culture et identité s'établit à travers l'histoire et le système d'organisation de l'entreprise considérée et à travers également le mode de légitimation de l'autorité, sachant que c'est essentiellement le modèle bureaucratique (Max Weber) qui l'emporte. La culture permet donc l'expression de l'identité de l'entreprise ; sa mise en forme et sa circulation relèvent de la communication. Paraphrasant les trois âges d'Auguste Comte, Jean Caune suggère que la place de la culture dans l'entreprise peut être analysée suivant cette gradation. Et c'est à l'ère positive que correspond cette idée que la communication est la mise en forme et la diffusion de la culture qu'il faut faire partager au personnel, faire connaître au client et diffuser dans l'environnement. Au sein de l'entreprise, l'articulation culture/communication apparaît très clairement compte tenu de la dimension structurante que l'on peut accorder à la culture.

Le second lieu retenu de médiation entre culture et communication est l'art. Si on définit l'art comme « une manière de former et d'enregistrer certaines leçons de l'expérience », l'activité artistique est une forme significative de la culture. L'art conduit à une représentation de l'espace et du temps. En tant que fait social, l'art entretient un rapport avec la réalité, mais il n'en est pas le reflet. Il convient alors de s'interroger sur le sens, la signification de l'art, de l'oeuvre. En fait celle-ci n'est pas stable ni évidente, et l'art n'est pas une communication si on s'en tient à une conception instrumentale de la communication comme vecteur de messages. Jean Caune se réfère alors à Roman Jakobson et suggère d'utiliser la grille d'analyse fonctionnelle du langage de Jakobson, pour l'appliquer à la dimension communicationnelle de l'art.

En conclusion, l'auteur invite à reconsidérer les sciences de l'homme du point de vue de l'homme qui, lui semble-t-il, en a disparu en privilégiant le langage, d'une part, et en recherchant « l'objectivité des connaissances en se dépouillant des présupposés métaphysiques ou spéculatifs », d'autre part. Il faut, selon Jean Caune, « conserver pour la culture la probléma tique de l'Autre et du Même, et pour la communication, celle d'une recherche du sens irréductible au concept, à la vérité et à la codification ». En effet, toute communication est une relation entre sujets utilisant le plus souvent le biais linguistique et soumise à la compréhension mutuelle mais visant aussi une internationalité qui n'est pas seulement transmission de données, car au-delà du langage, il y a « l'essence spirituelle de l'homme » (Walter Benjamin).

* Jean CAUNE : « Culture et communication. Convergences théoriques et lieux de médiation », Grenoble, PUG, Collection « La communication en plus », 1995, 135 p.

 

 

Les communautés virtuelles :
Autoroutes de l'information : pour le meilleur et pour le pire ?

de Howard RHEINGOLD
par Christine JAEGER

Tout commence par ce cri du coeur : les communautés virtuelles existent, elles sont bien réelles, on peut les rencontrer en chair et en os !...

En branchant son micromodem au téléphone, on peut tout savoir sur les bibliothèques, les multiples bases de données, la météo, les concerts et accéder aux innombrables forums où toutes sortes de sujets sont abordés, toutes sortes d'informations échangées...

A travers les messageries, on fait connaissance avec de nouveaux maîtres, de nouveaux disciples, de nouveaux amis . . . On y parle de la vie pratique, on y débat comme au Café du Commerce, on y fait des expériences, on y approfondit des théories scientifiques, et on y améliore sans cesse les techniques télématiques . . .

A condition d'avoir la patience d'un accès parfois très lent (la rançon du succès), de posséder un solide agenda en forme de - jj wd wd @ etc. -, d'apprendre à circuler dans ce labyrinthe, de savoir où et quoi puiser dans ce capharnaùm et d'avoir de quoi payer les factures . . .

Bref, les communautés « virtuelles » vivent. Ces nouveaux lieux de rencontre et d'information influencent - ou influenceront prochainement - notre quotidien. Elles fonctionnent comme dans la vie réelle : avec le Well par exemple, l'une des plus importantes communautés télématiques californienne, on se rencontre à la fête annuelle, on s'entraide moralement et matériellement en cas de difficulté, il y a les naissances, les deuils - l'un des participants les plus actifs effacera la totalité de ses messages après des années de connexions avant de se suicider et l'on se retrouvera à son enterrement -, l'accompagnement d'enfants malades et de leurs familles, les grandes réjouissances, etc.

Mieux encore que dans la vie réelle : d'une communauté de proximité où le hasard entre en large part, le réseau permet de passer à « une communauté de partage d'intérêt », de choisir ses relations et d'avoir de « vrais rapports » car une « économie de dons » s'instaure implicitement : le réseau « oblige à donner (des informations) et permet de recevoir »... .

Pourtant Howard Rheingold n'est pas dupe :
- comme dans toute communauté, virtuelle ou non, il faut des règles et un chef d'orchestre. Il faut gérer les adhésions et les départs, faire évoluer le réseau et proposer un modus vivendi consensuel ou au moins opératoire. Pour des raisons techniques (saturation) et financières bien sûr, mais aussi parce que le droit à l'expression de chacun doit s'organiser pour être garanti. . . On ne peut pas faire n'inporte quoi sur le réseau, on peut être mis à l'écart ou plébiscité selon l'importance et la pertinence de ce que l'on fait circuler, les accès sont hiérarchisés, et les fauteurs de troubles sont menacés d'exclusion, . . ;
- parce que la taille des réseaux génère un paradoxe essentiel : plus les participants sont nombreux, plus le réseau devient intéressant, à tous points de vue - financièrement, intellectuellement, etc. Mais plus un réseau grandit, plus la question des règles opératoires et du (des) chef(s) d'orchestre devient délicate à gérer. D'un côté, on comprend l'attirance des diverses communautés « virtuelles » à se raccorder sur Internet. De l'autre, si une communauté peut s'autogérer « démocratiquement » relativement facilement, elle n'a aucun pouvoir pour diffuser ses propres règles une fois intégrée au grand réseau universel . . . Elle peut, provisoirement gérer ses accès et ses règles internes. Mais à mesure que certains disposent des moyens permettant de franchir les barrières, de siphonner les informations ici et là, d'envoyer n'importe quel message à chacun - publicitaire en particulier -, il est clair que « l'économie de don » et la convivialité des premières communautés sont perturbées. Les enjeux économiques d'un grand réseau universel sont bien trop attractifs aux yeux des grandes sociétés multinationales (entre autres acteurs) pour les laisser aux mains des fondateurs, issus d'ailleurs d'une alliance ambiguë entre la recherche militaire publique et les militants des années 60/70 rêvant d'une société transformée...

L' auteur ouvre alors un champ de questions, certes bien connues mais encore sans solutions, sur la régulation de ce grand réseau et sur les évolutions encore incertaines, résumées par le titre du dernier chapitre : « Démocratie totale ou Big brother ? ». L'ouvrage est agréable à lire, il offre une vue panoramique des multiples activités, diffusées ou interactives, disponibles dès à présent sur Internet. Enfin, l'histoire de la naissance et de la croissance de ces « forums » en voie de fédération universelle, où les hasards se mêlent aux calculs plus ou moins rationnels, avec des acteurs disparates mais passionnés, éclaire remarquablement cette innovation.

P.-S. Chez le même éditeur (Addison Wesley France) et dans la même collection (Mutations technologiques), les amateurs de romans policiers peuvent découvrir avec délectation : « Big Blues chez IBM, le déclin d'un empire américain », de Paul CARROL (mai 1994).

Si vous voulez en savoir plus sur le fonctionnement interne d'IBM et les avatars liés à l'apparition des micro-ordinateurs, lisez-le, c'est passionnant. Vous saurez non pas tout, mais pas mal de choses sur les processus de décisions collectives internes, sur les carrières des dirigeants, sur la culture d'une grande entreprise, et surtout sur l'histoire des relations entre Big Blues, Intel, Apple, Compaq, et, bien sûr, Microsoft.

Une anecdote entre des centaines : au cours de l'été 1982, Mike Kapor et Jim Lally, fondateurs de Lotus développement, supplient IBM de bien vouloir accepter les droits exclusifs de commercialisation de Lotus 1-2-3. Les deux compères prennent rendez-vous, rassemblent leurs dernières économies pour se rendre à Boca Baton, le site chargé de la micro-informatique, et sont reçus par un vague cadre qui ne peut leur consacrer que quelques minutes d' attention, refuse de les entendre sur leur produit car il n'est pas autorisé à écouter des informations qui ne sont pas déjà de notoriété publique, mais propose « quelques jolies démonstrations de nouveaux matériels » . . . Kapor et Lally ressortent de cette entrevue une demie-heure après . . . Lally, aujourd'hui milliardaire grâce à la réussite de Lotus, avoue ceci : « ils nous ont empêché de commettre une erreur fatale. Nous en sommes éternellement reconnaissants à IBM et les tenons dans notre plus haute estime. »

* Howard RHEINGOLD, « Les communautés virtuelles - Autoroutes de l'information . pour le meilleur et pour le pire ? », Collection : « Mutations technologiques », Addison Weslay, France, 1995.

 

 

«Allo Caro, qu'est-ce que tu regardes?» L'intelligence télévisuelle des 12-17 ans

de Cécile BELLAMARE, Monique CARON-BOUCHARD, Marie-Claire GRUAU
par Marie-Amélie PICARD

Les ouvrages sociologiques qui mettent en rapport enfants et télévision inondent le marché. Mais contrairement au ton généralement critique de la production spécialisée, ce livre au style simple et concis se veut optimiste en tentant de donner une meilleure connaissance des pratiques télévisuelles des adolescents, à partir d'une enquête qualitative effectuée auprès de jeunes de douze à dix-sept ans en France, au Québec, et en Suisse romande. Le projet principal est de montrer comment la télévision est perçue, appréciée ou rejetée par cette classe d'âge. Pour ce faire, les auteurs ont abordé d'autres questions préliminaires. Qui sont ces jeunes ? Quels sont leurs centres d'intérêt ? Quel découpage font-ils de la télévision ? Que privilégient-ils dans l'ensemble de l'offre médiatique ? Quelle place occupe la télévision dans leur univers ? Les résultats de cette enquête aboutissent à une conclusion qui va à l'en contre des discours communs : l'impression que donnent ces enfants de consommer de l'image au kilomètre, d'allumer le poste automatiquement n'implique pas qu'ils soient dominés par l'appareil. Au contraire, les jeunes seraient tout aussi sélectifs, sinon plus, que leurs aînés. Plus exactement, les adultes habitués à une consommation individuelle des programmes auraient une relation paisible et continue à déroulement horaire. Habitués à une consommation plus collective de la grille, les jeunes auraient une attitude plus volatile et sélective vis-à-vis des programmes, ce qui crée un territoire spécifique et commun à la classe d'âge : « La manière dont ce groupe social sélectionne les programmes, les commente et les intègre à sa dynamique est la preuve qu `une culture audiovisuelle est à l'oeuvre au sein du corp social », soulignent les auteurs.

Mais l'intérêt principal de cette étude est sans doute d'aborder la télévision dans son rapport avec l'adolescent, non plus sous l'angle de la dénonciation mais sous celui de la recherche identitaire. Nous le savons tous, la période de l'adolescence se caractérise par une intense métamorphose physique et intellectuelle qui se traduit chez l'enfant par un désir profond d'autonomie par rapport à la cellule familiale. Ce dernier se tourne donc vers l'extérieur de la famille, c'est-à-dire vers le clan des copains qui constitue alors le creuset essentiel où se fabrique l'identité adulte. Dans cette configuration, la télévision intervient dans la vie de l'enfant comme relais identitaire : « Dans le processus d'atomisation sociale et familiale des jeunes, la télévision est devenue un des instruments du positionnement affectif, intellectuel et social des adolescents », concluent les auteurs. A partir de ce cadre, l'ouvrage nous apprend maintes informations sur la manière dont les jeunes sélectionnent les programmes, leur attrait pour tel ou tel animateur ou telle émission de plateau, et ce en fonction de leur développement psycho-social. De manière générale, les jeunes entre douze et dix-sept ans forment leur univers télévisuel à partir d'émissions certes bien différentes, mais toutes porteuses d'éléments communs : authenticité, identification, humour et évasion sont en effet les quatre ingrédients qui forment le « style jeune ». L' authenticité passe par la capacité de la télévision à subvertir ses propres codes de représentation du réel (multiplication des animateurs, invités non professionnels, discussions à bâtons rompus). L'humour est aussi l'ingrédient indispensable des émissions appréciées par les jeunes, car il donne le sentiment d'être en rupture avec les conventions télévisuelles. L' animateur fétiche est alors porteur de ces deux qualités : « Il doit être à l'aise sur un plateau et entrer en relation avec le public pour partager les mêmes codes de reconnais sance. » Ce besoin de se construire par identifications successives passe également par les fictions audiovisuelles. Il est ainsi surprenant d'observer que les adolescents fuient généralement les débats sur les problèmes des jeunes, considérés comme le territoire des adultes : « Les jeunes se cherchent une identité vraie, loin des modèles parentaux, toute subvertion des rituels adultes sera interprétée comme un clin d'oeil complice » Ces adolescents préfèrent alors se ruer sur les fictions qui débattent des mêmes problèmes (drogue, amour, violence, chômage...), mais dont l'action répond à une double demande : lien avec la réalité sociale et, simultanément, besoin de distance s'exprimant à l'aide de situations complètement idéalisées ou romancées. La plupart du temps, ces fictions proposent toute une palette de personnages et de situations qui sont intégrés par le clan des copains et dont le comportement social et amoureux sera discuté. Les auteurs permettent ici d'avancer sur des pistes déjà ouvertes. On pense notamment à Dominique Pasquier (Cf Réseaux, n° 70, « "Chère Hélène", les usages sociaux des séries collèges ») qui, à partir de la série Hélène et les Garçons, souligne que ce type de programme sert de support de définition de l'identité sexuelle chez les adolescents : « A travers la relation privilégiée au personnage d'Hélène, on voit se dessiner ce qui est au coeur de la série tout entière : elle fonctionne comme un rite d'initiation à la grammaire amoureuse », ou encore. « Ce qui intéressait dans Hélène, c'était la gestion des situations entre hommes et femmes. La série était lue comme une histoire des difficultés de la vie amoureuse. » La télévision, banal diffuseur d'images, deviendrait donc (si l'on part du principe que les rituels sociaux qui marquent l'entrée dans le monde adulte tendent à disparaître dans nos sociétés) le principal relais identitaire des adolescents. Du même coup, les programmateurs seront conduits à compter avec une population de plus en plus exigeante et expérimentée. Cette dernière remarque montre bien que le développement des médias constitue un véritable enjeu de société, et qu'il participe ainsi, à longue échéance, à la construction même de l'identité collective.

* Cécile BELLAMARE, Mon ique CARON-BOUCHARD, Marie-Claire GRUAU, « "Allo Caro, qu'est-ce que tu regardes ? ", L'intelligence télévisuelle des 12-17 ans », Editions Loisir et Pédagogie, Lausanne, 1994, 130 p.

 

 

D'Air en air

Photographies de Catherine NOURY
Texte de Serge TISSERON
par François Denoyelle

Audacieuses, intelligentes, les Éditions Filigranes n'en finissent pas de nous ravir par leurs petits chefs-d'oeuvre photographiques (3). Sans nostalgie particulière pour l'artisanat on ne peut qu'être ébloui par des livres où l'amour du travail bien fait au service d'oeuvres pertinentes mais d'auteurs peu ou mal connus du public (4) nous change singulièrement des produits conçus comme des savonnettes.

Premier ouvrage de la collection Reflets (5), d'Air en air, photographies de Catherime Noury, texte de Serge Tisseron ne déroge pas à la règle que s'est fixée Patrick Le Bescont : promouvoir et développer la création d'auteurs photographes contemporains en associant leur travail à celui d'écrivains ; publier des collections, en marge de l'édition traditionnelle, en développant une recherche sur la forme des ouvrages et les possibilités de l'imprimerie en photographie.

A l'occasion du Xe anniversaire du Centre national des arts du cirque de Châ lons-sur-Marne, un travail de recherche photographique a été confié à Catherine Noury. Cette commande l'a conduite à développer sa réflexion sur l'espace, le mouvement et le corps. Un ensemble structuré par des paramètres spécifiques aux lois qui régissent les disciplines privilégiées par l'auteur. Ses images cernent, dans l'univers clos d'un faisceau dépouillé des références spatiales et temporelles habituelles, des funambules, trapézistes, jongleurs reléguant aux frontières de l'imaginaire les lois de la pesanteur auxquelles sont soumis les corps et les objets. L'auteur se dégage du reportage pour capter l'essence même du cirque. Magie du corps libéré, obéissant à toutes les injonctions du rêve, volant d'un trapèze à l'autre, apprivoisant une bicyclette aux allures du pur sang, la roue avant suspendue dans l'espace, flairant l'air avec insolence. Artifice d'une mise en scène gestuelle où la perfection impose avec évidence, relègue en hors-champ le travail, les efforts, les échecs, l'obstination. Catherine Noury s'empare du dynamisme des gestes, capte la fugacité des mouvements pour exacerber nos fantasmes, élargir le cadre de notre imaginaire, ouvrir, entre ombre et lumière, des perspectives où le regard s'affole, bascule et s'abandonne délivré de ses réflexes, embarqué dans l'illusion d'une éternelle enfance où l'on vole à loisir pour la seule vertu du désir. Pensées, organisées, sélectionnées, minutieusement cadrées, éclairées, les images de Catherine Noury ont l'élégante simplicité de ceux qu'elle photographie. Dépouillées, dans un univers où les paillettes coulent d'abondance, rigoureuses, elles s'imposent par une sorte d'évidence trompeuse. Comme s'il suffisait de déclencher pour faire oeuvre de création. Comme s'il suffisait de se jeter dans le vide pour rejoindre un trapèze. Flagrant délit d'osmose entre deux démarches, a priori fort éloignées, les images comme les numéros des gens du cirque transcendent des techniques pour déployer des pans de rêve entre la présence et la mort, l'illusoir et le réel, l'omnipotence et le dérosoire.

* « D `Air en air », photographies de Catherine NO UR Y, texte de Serge TISSERON, Collections Reflets, Editions Filigranes (Trélézan, 22140). 40 pages, 160 francs.

 


(1) Pour une approche originale de cette question, cf. Bessy (C.), Chateauraynaud (F.), « Experts et faussaires », Paris, Métailié, 1995.
(2) Dodier (N.), « Les appuis conventionnels de l'action. Éléments de pragmatique sociologique », Réseaux, n° 62, nov.-déc. 1993, p. 63-85 ; Thévenot (L.), « Le régime de familiarité. Des choses en personne », Genèses, n° 17, sept. 1994, p. 72-101.
(3) Voir le n° 64 de Réseaux, pp. 188-189 et la note de lecture L'Africaine, de Guy Hersant.
(4) Catherine Noury est née en 1959, elle a fait, pendant plusieurs années, du reportage pour les magazines.
Serge Tisseron, médecin et psychanaliste a publié plusieurs ouvrages sur la photographie notamment sur Clérambault, psychiatre et photographe.
(5) Les Editions Filigranes ont publié une dizaine d'ouvrages répartis dans quatre collections.