n° 70

 

 

La télévision : un danger pour la démocratie

de KarI POPPER et John CONDRY
par Erik NEVEU

L'un des derniers textes rédigés par Popper fut consacré à la télévision. L'auteur de Logique de la découverte scientifique accordait au sujet assez d'intérêt pour lui avoir réservé beaucoup d'énergie dans les dernières années de sa vie, intervenant sur des chaînes de télévision en Al lemagne, en Italie, en Grande-Bretagne. Nul ne constestera à Popper citoyen le droit d'intervenir dans l'espace public pour traiter d'un sujet aussi important que celui des enjeux sociaux de la programmation télévisuelle. On pourra cependant regretter que celui-ci ne prenne la plume que pour énoncer des thèses d'une grande banalité, qui même lorsqu'elles évoquent des question importantes manifestent une connaissance superficielle de l'objet dont il traite.

Les remarques de Popper sont sur le fond à la fois classiques et non dénuées de pertinence. Elles s'appuient sur les réflexions du psychologue américain John Condry. Celui-ci observe le poids pris par la télévision dans la socialisation des jeunes enfants, l'importance quotidienne de leur présence devant le récepteur. Condry rappelle, à juste titre, le poids de la télévision dans l'inculcation de stéréotypes (ce que Gerbner nommerait la fonction de cultivation). Il souligne aussi les effet « indirects » de cette consommation : recul de la lecture, moindre investissement dans les activités de jeux, obésité, agressivité supérieure des enfants téléphages. La télévision est aussi critiquée quant à son peu d'ambition éthique. Les programmes ne sont pas porteurs d'un projet cohérent de transmission de valeurs, se contentant bien souvent d'exalter la réussite sociale, ou de construire un monde manichéen de « bons » et de « méchants », où tous les actes des bons, même les violences gratuites, deviennent moralement valables de par l'identité de leurs initiateurs. La critique de la télévision porte aussi sur son culte du présent, son incapacité à assumer une dimension de mémoire, de réflexion sur l'avenir. Le réquisitoire de Condry n'est pas excessivement original. Certains de ses attendus n'en restent pas moins pertinents quant à l'absence d'un parti pris réfléchi de socialisation ou d'apprentissage des rapports sociaux dans les programmes pour enfants (1). Le recours aux causalités simplettes est, par contre, moins convaincant. Il y a peut-être de « bonnes raisons » (sic) de penser que la télévision provoque la passivité, l'obésité, l'agressivité.., mais des analyses empiriques constitueraient des démonstrations plus pertinentes... Et tout lecteur des classiques de la sociologie de la télévision sait, par exemple, que l'explication de l'agressivité par la télévision a été maintes fois inversée... les enfants souffrant de troubles de la socialisation, de relations familiales difficiles, étant en général plus « agressifs », et plus consommateurs de télévision (2).

L'analyse de Popper prend appui sur celle de Condry. La télévision, observe-t-il, « pourrait être un remarquable outil d'éducation. Elle pourrait l'être, mais il est peu probable qu`elle le devienne, car en faire une instance culturelle bénéfique représente une tâche particulièrement ardue. Pour dire les choses simplement, il est difficile de trouver des personnes capables de produire chaque jour, pendant vingt heures, des émissions de valeur. Il est beaucoup plus facile, en revanche, de trouver des gens capables de produire, par jour, vingt heures d'émissions médiocres ou mauvaises avec, peut-être, une émission de bonne qualité d'une ou deux heures » (p. 20-1). L'auteur ne définit d'ailleurs pas cette notion de « bonne » émission, renvoyant au bon sens pour cerner cet objet, ou l'associant aux débuts de la télévision, au moment populiculteur qui fut aussi celui de la BBC de lord Reith. Popper développe au passage une intéressante critique du discours de l'Audimat lorsque celui-ci se présente comme une incarnation de la « démocratie », comme la réponse aux demandes du public. Il objecte que la démocratie doit aussi être entreprise de diffusion des savoirs et d'élévation de l'éducation.

Mais le coeur du propos de Popper consiste à proposer un remède qui serait à trouver dans la mise sur pied d'une manière d'ordre professionnel comparable à celui des professions médicales dans de nombreux pays. Sans être très précis, l'auteur propose de conditionner l'accès aux métiers de la télévision à une « patente, licence ou brevet » qui pourrait être retiré définitivement si un professionnel agissait à l'encontre de certains principes. Cette démarche introduirait une forme de contrôle mutuel et de vigilance au sein des institutions télévisées, sans mobiliser la moindre censure. Le système de licence concernerait la totalité des professionnels, de sorte qu'un cameraman puisse, par exemple, refuser de se prêter à un bidonnage en arguant de sa crainte de se voir privé de sa précieuse licence professionnelle.

Le projet de Popper est visiblement plus de susciter un débat que de proposer une réforme prête à appliquer. A ce titre, on peut à la fois acquiescer au dessein et s'interroger sur le remède proposé. L'expérience des « ordres professionnels », en France notamment, est-elle si positive qu'elle puisse servir de modèle ? Les professionnels - ceux du journalisme en par ticulier - n'ont-ils pas manifesté bien des réticences envers toute démarche de ce type ? En sens contraire, remettre le soin de gérer les questions de déontologie aux seuls professionnels des médias ne correspond-il pas à un désir à peine secret de la corporation : tenir les profanes à l'écart des débats perçus pour internes au milieu (3) ? L'ardeur avec laquelle une partie des journalisates de télévision se sont faits les faux procureurs des dérapages de la couverture des événements de Roumanie ou de la guerre du Golfe est de nature à faire réfléchir sur la façon dont une gestion indigène des problèmes de déontologie peut être le meilleur moyen de prévenir des verdicts plus sévères. On peut encore observer que quelques tentatives, comme celle de « Reporters sans frontières », n'ont pas à ce jour suscité une bien efficace mobilisation des professionnels de l'information pour mettre fin à certains travers, ou marginaliser des professionnels peu scrupuleux. Il reste cependant possible que la création d'un ordre professionnel des « gens de télévision », peut consacrer une structure au sein de laquelle les individus et collectifs soucieux d'un minimum de vigilance éthique pourraient développer la prise de parole et l'action. La suggestion de Popper n'est pas sans intérêt. Elle apparaît comme très partielle, insuffisamment adaptée à la complexité du problème, ce qui n'est pas sans lien avec la faiblesse générale des thèses exposées dans cette plaquette.

Cette faiblesse tient à la vision « animiste » qui les sous-tend et qui concentre sur les mérites et valeurs personnelles de professionnels des causalités qui résident dans des chaînes d'interdépendance d'une grande complexité. Le débat sur les enjeux du petit écran peut difficilement être ramené au distingo entre « bons » et « mauvais » professionnels. Outre une vision globalement très cavalière des mécanismes du monde télévisuel, trois a priori parfaitement contestables sous-tendent le raisonnement.

Le premier consiste à identifier une bonne télévision qui éduque. Or, pour être essentielle, la dimension éducative ne saurait être la seule, elle n'est pas davantage condamnée à rester pour l'éternité moulée dans les formes canoniques posées par la BBC ou l'ORTF des années soixante. On renverra sur ce point aux analyses récentes de D. Cardon, P. Chambat ou D. Mehl. La dimension « messagère» de la programmation peut parfaitement s'accommoder d'une valorisation de sa composante « relationnelle », Et ce sont jusqu'à certains des produits les plus décriés de la « néo-télévision » (« Osons », . . évoquer les realityshow) qui peuvent offrir en certains cas un potentiel d'expression et d'échange sur des problèmes quotidiens qui sont aussi des enjeux sociaux.

En second lieu, l'opération consistant à expliquer la « mauvaise » qualité des programmes par l'action de « mauvais » professionnels fait bon marché des logiques sociales dans lesquelles ceux-ci sont pris. Il suffit d'avoir enquêté auprès des acteurs de la production télévisuelle pour constater combien ceux-ci sont parfois critiques, voire affligés, y compris par les défauts des programmes qu'ils contribuent à produire. Si certains y répondent par le cynisme, ou finissent par se convaincre de ce qu'une bonne part de marché vaut irrecevabilité de toute critique, plus nombreux sont ceux qui proposent à l'enquêteur une réflexion plus d'une fois fine sur les conditionnements qu'ils subissent. Surgissent alors des considérations sur des données budgétaires, des coûts de production, des logiques de concurrence, des hiérarchies entre services au sein des chaînes, des impératifs d'audience, des problèmes d'adéquation entre des desseins culturels et des dispositions et capacités de réception au sein des publics. L'invocation de ces contraintes objectives peut faire fonction d'alibi ou de justification du statu quo. Mais leur négligence ne peut que mener vers des propositions incantatoires. Tel risque d'être le cas d'un appel au civisme des professionnels s'il ne se complète pas de propositions en termes de cahiers des charges, de politiques publiques de création ou de soutien vers les secteurs moins rentables de la production de programme, de réflexion sur les pouvoirs d'autorités indépendantes de régulation, d'encouragement à la constitution de groupes de pression représentant les téléspectateurs sous d'autres formes que les agrégats statistiques de l'Audimat.

Enfin la troisième inconséquence de la critique réside dans sa vision autarcique de la télévision. John Condry observe bien que, si les enfants regardent beaucoup la télévision et en sont tributaires, c'est aussi du fait de la crise d'autres institutions de socialisation (école, famille...). Mais la remarque n'est guère développée. Là aussi, une pensée plus relationnelle éviterait d'imputer au petit écran plus de méfaits qu'il ne peut en commettre. Le flou ou le cynisme des valeurs morales que proposent les programmes télévisés serait-il sans rapport avec les valeurs implicites des années quatre-vingt ? Dans le cas américain - mais pas seulement dans celui-là - que sollicite Condry, le sous-développement des institutions de gardiennage de la petite enfance, la faiblesse du réseau des écoles maternelles peuvent aussi contribuer au poids du récepteur TV comme baby-sitter électronique. Mais poser de telles questions entraîne rapidement à porter sur les modèles de sociétés contemporaines des interrogations qui s'accommodent mal des cadres idéologiques de la vulgate néo-conservatrice dont la télévision est devenue, depuis A. Bloom, N. Postmann et M. Henry, un des objets électifs.

Ce n'est pas dévaluer l'immense penseur de la philosophie des sciences que demeurera Popper que d'indiquer que ce bref texte donne moins matière à penser sur la télévision que sur les ambiguïtés d'une posture de chercheur qui est celle de l'« intellectuel », dont Sartre disait qu'il est quelqu'un « qui se mêle de ce qui ne le re garde pas » (4). Souhaitons avec Sartre que les savants se mêlent de ce qui ne les regarde pas et ne laissent pas aux présidents de chaînes, aux ministres ou aux hauts fonctionnaires le terrain libre pour définir des orientations qui affectent les existences quotidiennes. Souhaitons aussi, cette fois contre Sartre et Popper paradoxalement réunis, que ces interventions soient armées d'une connaissance empiriquement nourrie, théoriquement construite, des objets public a besoin de la parole des philosophes, des sociologues, des psychologues. . . à condition que ceux-ci viennent intellectualiser les débats de la rigueur de savoirs ancrés dans une connaissance fine des objets sur lesquels ils interviennent, et non dévoiler un amateurisme pas toujours éclairé qui nuit tant à des causes respectables qu'à la possible autorité sociale des chercheurs.

* Karl POPPER et John CONDRY : La Télévision, un danger pour la démocratie, Anatolia 1995, 93 p., 69 F.


Radioscopie d'une campagne
La représentation politique
au journal télévisé.
Les informations télévisées.

de Marlène COULOMB-GULLY
par Erik NEVEU

Marlène Coulomb-Gully vient de publier coup sur coup deux ouvrages centrés sur l'information télévisée.

Le premier prend la forme d'un « Que sais-je ? » bien conçu, de lecture agréable et stimulante. Dans le genre faussement facile de la vulgarisation, ce petit livre offre une synthèse fort maniable qui réussit àéviter les écueils habituels de ce genre d'ouvrage : simplisme confondu avec la pédagogie, défilé d'auteurs et de concepts inutilisables pour le profane, cherchant àpasser pour une mise en perspective des théories.

L'ouvrage se structure en trois parties. La première propose un survol de l'histoire de l'information télévisée. La seconde s'emploie à démonter le « dispositif » de production de l'information. L' analyse se clôt sur une approche de la rhétorique de l'information télévisée. Ces chapitres offrent une lecture fluide et agréable. L'usage très maîtrisé des anecdotes et des témoignages y contribue grandement, l'auteur ayant choisi avec beaucoup d'intelligence un ensemble de « choses vues » qui lui permettent d'illustrer de façon concrète les contraintes qui pèsent sur la production de l'information télévisée. La troisième partie de l'ouvrage est particulièrement intéressante, qui s'emploie à analyser et recenser les patrons nar ratifs et registres de mise en scène du discours d'information au journal télévisé. Les phénomènes de décontextualisation, l'impératif narratif qui pèse sur la restitution des dossiers et événements, convertis en histoires ou feuilletons, y sont rendus particulièrement intelligibles. Au sortir de cette lecture, le spécialiste ne sentira pas son savoir trahi ou mutilé, le néophyte disposera de repères et se sentira sans doute le goût d'aller plus loin, ce sont là les critères d'une synthèse réussie.

Le second ouvrage de MCG est plus ambitieux, plus académique aussi. Il s'agit d'une étude très fouillée de la campagne présidentielle télévisée de 1988 à partir d'un corpus de cent quatre-vingts journaux télévisés. L'ampleur de cet échantillon, le travail impressionnant qu'a demandé son exploitation, la construction de très nombreux indicateurs statistiques et tableaux relatifs aux modalités de passage et de mise en scène des candidats disent avec force le souci de l'auteur. Le registre mobilisé ici n'est pas celui de l'essayisme ou de la subjectivité. Il s'agit bien de faire le détour d'un considérable travail d'objectivation, pensé comme un préalable à l'analyse. Or c'est précisément ce qui visait àfaire la force et la rigueur de ce travail qui déçoit. Non que le parti pris de quantification soit en cause... comme le voudraient des avatars postmodernes d'une posture de refus de toute démarche d'objectivation ou la référence abusive du « qualitatif » parfois impudemment opposée aux chiffres. Marlène Coulomb-Gully fait sur ce point oeuvre profitable ; son ouvrage donnera une utile source de données aux cher cheurs intéressés par la politique à la télévision. On ne proposera pas ici un énième remake du topos « qualitatif vs quantitatif ». Mais un travail de quantification a d'autant plus d'intérêt qu'il permet de révéler des phénomènes cachés, d'affiner la connaissance de faits en apparence familiers, ce qu'il a d'autant plus de chances de réaliser qu'il enrichit l'analyse des datas àpartir d'un outillage théorique productif, d'une diversité des méthodes. Sur aucun de ces points l'ouvrage n'est bien convaincant.

Les conclusions que tire l'auteur de ses indicateurs sont dans l'ensemble largement prévisibles. Cela n'ôte rien à leur validité. Mais, jointe à un mode de présentation ex trêmement haché puisqu'il passe en revue le traitement de l'ensemble des candidats selon divers critères, cette prévisibilité des résultats tend à réduire le plaisir du texte àcelui - bien fade - que provoque le suivi d'une émission télévisée de la campagne officielle. L'ouvrage "objective" le déroulement d'une campagne... mais il le fait en confirmant trop souvent les impressions accessibles au téléspectateur. Il est aussi regrettable que l'analyse des images ainsi collectées ne se soit apparemment doublée d'aucune tentative d'enquête ou d'observation quant au fonctionnement des rédactions. L'objection majeure que soulève surtout cette approche vient de ce qu'elle prétend traiter d'un objet politique dans la méconnaissance des travaux de la science politique. Reconnaissons-le devant la tribu d'infocom, la manière dont certains « poli tologues » (pour reprendre le terme qui s'inscrit parfois sur les écrans sous le visage de tel spécialiste) évoquent à la télévision les échéances électorales ou les événements politiques peut susciter le scepticisme, amener de mauvais esprits às'interroger sur la nature des frontières entre politologie, journalisme, prise de position normative. Mais ces ambiguïtés ne justifient en rien que le corpus des auteurs mobilisés pour apporter un savoir sur le politique se cantonne à des journalistes, des professionnels de la consultance, ou limite ses incursions dans la production académique aux cas où des chercheurs donnent des entretiens au Monde ou à des textes grand public dont la date de péremption scientifique est au demeurant passée (L'Etat spectacle de R-G. Schwart zenberg...). Que dirait-on d'un spécialiste de science politique pour qui les sciences de la communication seraient symbolisées par les oeuvres complètes de Mac Luhan et le « média-choc » de Minc ? Une pluridisciplinarité féconde suppose de prêter attention aux objets des « autres », . . à leurs savoirs aussi...

* Marlène Coulomb-Gully. Radioscopie d'une campagne : la représentation politique au journal télévisé. Kimé 1994, Les informations télévisées, PUE, 1994.



Les télévisions publiques en quête d'avenir

de Yves ACHILLE, avec la collaboration de Jacques Ibanez BUENO,
par Mihai COMAN

Les prophéties ne se réalisent jamais, les prévisions rarement. Restent, seules durables, les interrogations. Telles que celles relevées par Yves Achille et Jacques Ibanez Bueno : est-ce que la télévision de service public deviendra un « service » tel que le téléphone, l'électricité, l'action culturelle ? Est-ce que la télévision « généraliste » deviendra l'apanage de la télévision privée et la télévision « spécialisée » tombera dans la sphère des chaînes pu bliques ? Est-ce que le service public sub ventionné généraliste, éducatif, producteur de programmes, ayant une vocation nationale, a un avenir ou représente-il une étape de l'histoire de la télévision ? Et qui va décider : le pouvoir politique, le législateur, l'investisseur ou le public ?

Télévision de « l'espace public », de la rationalité laborieuse qui valorise l' éducation en dépit du divertissement et de l'implication du « citoyen » en tant que source de soutien économique (les redevances) et bénéficiaire du service public, la télévision de grandes chaînes d'Etat était conçue et avait fonctionné comme une institution de « fédération » ; ainsi elle offrait le point d'intersection des grands flux d'idées et d'information ainsi que le dénominateur commun des aspirations et des phantasmes d'un public vu dans son extension maximale comme l'ensemble de la nation. Selon J. Achille et J. I. Bueno, ce modèle est confronté à une triple crise : d'identité (A qui sert cette télévision ? A-t-elle toujours ce grand public nation ? Répond-elle encore à ses besoins et désirs ?), de financement (Peut-on assurer toujours le financement du service public grâce à des redevances venant de gens qui, peut-être, ne suivent plus ces chaînes ? Y a-t-il des ressources budgétaires supplémentaires ? Va-t-on trouver des ressources propres - publicités, vente des programmes - aussi développées que celles des chaînes privées ?) et de fonctionnement (Les lourdes structures de ces organisations peuvent-elles survivre ?).

Cette crise a été déclenchée par la perte « du régime de monopole s'étendant dans trois domaines : la production, la programmation, la diffusion » (p. 27). Si ces trois monopoles étaient constitutifs à la création des télévisions publiques en Europe, dans les années soixante-dix des facteurs technologiques (le câble et le satellite), économiques (l'apparition des marchés internationaux) et politiques (la promotion des tendances de dérégulation) ont contribué àl'affaiblissement de leurs positions dominantes.

Devant l'essor des télévisions privées, avantagées par des structures plus souples, par une programmation commerciale et par la diversification de l'offre, les télévisions de service public de l'Europe peuvent ou garder leur identité ou essayer d'assimiler et de reproduire les modes de fonctionnement de leurs concurents.

Face à ce choix, les stratégies conçues par les différents Etats de l'Europe ne sont ni unitaires ni cohérentes. Les auteurs se penchent avec beaucoup de patience sur chaque cas, en essayant de suivre le cheminement sinueux des débats, des choix et des controverses. Les caractéristiques des systèmes politiques, des législations, des publics et des traditions culturelles font qu'en France, en Allemagne, en Italie, en Belgique, en Angleterre ont vu le jour des stratégies diverses : à long ou à court terme, des compétences ou d' approches, des changements ou d'immobilisme. A cette variété d'approches et de projets s'oppose un facteur d'unité : l'ampleur de la crise. « Ainsi, l'analyse de la situation de l'audiovisuel public dans les principaux pays d'Europe a mis en évidence la profonde destabilisation qui résulte des mesures prises par les différents gouvernements (p. 123). »

Une lecture transversale de l'étude réalisé par J. Achille et J. I. Bueno relève l'existence de plusieurs solutions pour un redémarrage de l'audiovisuel public :

a) le maintien de la redevance. Cette source de financement est liée au courbes de l'inflation et des audiences. Si des catégories de plus en plus larges ne suivent plus les programmes de la télévision publique, comment peut-on leur demander de payer des redevances ? Sauf « s'il est possible d'admettre que la télévision est un service comme l'électricité ou le téléphone », Cette perspective justifie la demande budgétaire, mais sape la légitimité de la télévision publique qui ne sera plus perçue comme une institution culturelle (création de programmes) mais comme une institution de diffusion (distribution des messages) ;

b) l'accroissement des recettes publicitaires. Mais le marché publicitaire dans l'audiovisuel est en récession, ce qui conduit à une « forte baisse du volume des investissements publicitaires » ;

c) le développement de la vente des pro grammes. Bien qu'auparavant les télévisions publiques étaient de grandes productrices des programmes, des raisons d'ordre économique font que ce secteur soit dominé maintenant par des sociétés spécialisées qui accomplissent ces charges à des moindres coûts. Les lourds systèmes de productions des télévisions publiques font difficilement face au dynamisme et à la mobilité des petits producteurs, à même de s'adapter à un marché concurrentiel défini par l'imprévisibilité et l'instabilité des audiences ;

d) des subventions. Solution éternellement renouée, ce deus ex machina de l'Etat devient de plus en plus difficile à acquérir dans le contexte de la récession des économies et des augmentions des coûts dans l'audiovisuel ;

e) des stratégies de réduction du personnel. Aucune des formes utilisées (licenciement, mobilité du personnel, polivalence, enrichissement des tâches, variabilité du système de rémunération, recours à la contractualisation) ne se sont révélés efficaces ;

f) la réduction du temps de programmation. Cette mesure, économiquement convenable, touche aussi bien la légitimité des télévisions publiques (les plus affectés vont être les programmes culturels et éducatifs diffusés en dehors du « prime time ») que leur capacité concurrentielle (perte de certaines recettes publicitaires et de la raison pour le paiement de la redevance) ;

g) l'informatisation de la gestion, la flexibilité institutionnelle. Ce sont des processus lents et coûteux ;

h) la régionalisation de la programmation. Cette tendance va à l'encontre de la spécialisation des programmes et touche profondément l'essence de la télévision publique - si elle n'a plus les fonctions de « rassemblement » et d'« agora » d'une nation, elle ne représente rien d'autre qu'une alternative étatique aux chaînes privées.

Devant tous ces défis, quel sera l'avenir de l'audiovisuel public ? Pas de réponse, au moins dans cette ample et subtile analyse. Seulement un regard lucide et inquiétant. Et des interrogations qui vont nous hanter pour longtemps.

*Yves Achille (avec la collaboration de Jacques Ibanez Bueno), Grenoble, Presse Universitaires de Grenoble, 1994, 327/p.



Les écrans de la Méditerranée
Histoire d'une télévision régionale, 1954-1994

de Jérôme BOURDON et Cécile MEADEL
par Pierre SORLIN

On pouvait attendre des deux auteurs, spécialistes l'un et l'autre des moyens de communication audiovisuelle, une recherche exhaustive et une présentation originale de leur sujet. Aux archives de la station Provence-Côte d'Azur, ils ont ajouté de nombreuses interviews et surtout une très originale documentation photographique qui rend le livre vivant, presque familier. Partant d'un schéma chronologique, les auteurs ont eu la sagesse de réserver un sort particulier à la Corse et de tenter une synthèse sur les productions régionales. Ils n'ont, d'autre part, évité aucun des problèmes délicats posés par l'inévitable recoupement entre vie régionale et ambitions politiques. Avec humour, ils montrent Gaston Defferre avançant ses pions au moment du lancement de la station, introduisant un savant dosage de Provençal et de Méridional dans la rédaction, mais se trouvant finalement court-circuité par le gaullisme et réduit à se plaindre de ne pas parvenir à se faire entendre sur « sa » télévision. Ils ont osé, également, aborder les problèmes de personnes, souligner le rôle d'Alexandre Toursky, définir, avec netteté, les caractères de « l'époque Bellair », marquer la signification du départ de Robert Bellair en 1977. Bref, le livre est précis, condensé, sérieux. Pourquoi laisse-t-il, néanmoins, une impression décevante ? Les auteurs n'y sont pour rien, c'est le sujet qui leur a manqué. La vie d'une station régionale relève davantage de l'anecdote que de l'histoire. Ce n'est pas, les deux auteurs le soulignent, que le contrôle de Paris soit écrasant. C'est simplement que, dans les Régions, l'indis pensable information locale passe essentiel lement par la presse, tandis que les nouvelles générales viennent des chaînes nationales. Qu'on la trouve scandaleuse ou simplement regrettable, cette situation n'est pas près de changer.

* Jérôme BOURDON et Cécile MEADEL, « Les écrans de la Méditerranée. Histoired'une télévision régionale, 1954-1994 »,éditions Jeanne Laffitte / INA, 126 pages, 1994, 100 francs).


Hollywood in Europe

de D. W. ELLWOOD et R. KROES
par Michael PALMER

En 1953, selon une source italienne, anonyme : « 95 % des Européens - qu'ils soient amis ou ennemis de l'Amérique - jugent la société américaine à partir de ce qu'ils voient au cinéma (p. 7). » Des années 20 aux années 90, des voix se sont élevées en Europe pour signaler que l'impact de l'industrie cinématographique américaine est autrement plus grande que ne le feraient croire sa seule présence commerciale ou même son rôle de modèle d'une certaine culture populaire (p. 2). C'est à partir de ce double constat que quatorze chercheurs européens et américains - analysent ici les enjeux d'un débat presque séculaire, qu'aurait symbolisé en France, pendant la période du GATT de 1'audiovisuel, « Germinal contre Jurassic Park », . .

Organisé en trois sections de quatre chapitres chacune, l'ouvrage se ventile chronologiquement et thématiquement. Quatre des contributions portent sur les années d'avant 1939 : actions ou représentations de Hollywood l'Amérique en Allemagne et aux Pays-Bas, voire dans plusieurs pays européens - telles les réactions européennes àl'arrivée des films parlants « made in Hollywood », Une deuxième section traite des « années de puissance » hollywoodienne, 1945-1960. La dernière section, recouvrant sensiblement la même période, a pour problématique « la réception, l'appropriation et la résistance ». L'essentiel des pays traités (études de cas ou études transversales) se situe en Europe occidentale - encore que l'Autriche, elle, exemplifie la politique culturelle américaine et la guerre froide en Europe centrale. Les « grands pays » prédominent, à l'exception de l'étude de Rob Kroes, Hollywood in Holland.

Ces derniers temps, le « dossier audiovisuel de la négociation de l'Urnguay round » et l' actualisation de la directive européenne dite « télévision sans frontières » suscitent de nombreuses analyses économiques des flux de « l'américanisation de l'audiovisuel ». A lire cet ouvrage, l'enjeu fondamental, toutefois, porterait sur l'effet miroir de cette confrontation, pour les Européens eux-mêmes. Selon l'historien américain R. Kuisel (5 ), que cite ici D. Ellwood, si le débat sur « le modèle américain » troubla tant les élites françaises, c'est qu'il les obligeait à « penser l'avenir » ; le fond du débat touchait à la modernité, à l'indépendance et à l'identité nationale (p. 4). Pour Ellwood, ces trois termes éclairent les réactions passionnelles des élites de plusieurs Etats-nations en Europe, lors des diverses phases de « l'invasion hollywoodienne », Propos que confirme l'article de R. Maltby et de R. Vasey qui étudient l'arrivée de films parlants et leur impact dans plusieurs pays européens : le nationalisme culturel de la bourgeoisie identifiait la culture de masse àl'Amérique, et ce afin de se protéger, de se définir contre toute autre culture nationale européenne, notamment.

Certaines études analysent, en effet, les « réponses » à l'américanisation, à la fois en termes d'espaces (national, transnational) et de classes sociales. Des attitudes ambivalentes caractériseraient aussi bien les classes populaires (ou, du moins, leurs « médiateurs ») que les élites culturelles. En Angleterre - notent Ellwood et V. Camporesi -` J.B. Priestley pourfendit l' « Admass » américain et joua, pendant la Seconde Guerre mondiale et par la suite, un rôle de vox populi à la radio de la BBC : de tels médiateurs ou porte-parole du « bon sens populaire » (voire des classes moyennes) auraient milité avec succès pour qu'on ne suive pas aveuglément le modèle américain - qu il s'agisse de la radio commerciale dans les années 20 (lorsque commence BBC « sound broadcasting » ) ou de la télévision commerciale, lorsque est créée la télévision « privée, indépendante et commerciale », ITV, en 1954-195...

Plusieurs contributions explorent les liens entre Hollywood, Washington DC. et la géopolitique. Vecteur d'influences américaines, « l'utopie » hollywoodienne renforcerait une hégémonie américaine et nécessiterait une action coordonnée, tant politique et économique que diplomatique et culturelle. Qu'il s'agisse du combat contre Hitler, contre Staline ou, tout simplement, en faveur d'une diplomatie culturelle destinée àpromouvoir les valeurs américaines, trois études démontrent l'action des lobbys qui défendent l'exportation des produits ciné matographiques en Europe, et le rôle que joua le Stade Department - lors des accords Blum-Burnes pour la France, ou lors d'accords anglo-américains analogues. P. Swann analyse l'action des lobbys des « majors d'Hollywood » - MPAA et MPEA - après 1945 et constate : dans la bataille tant commerciale que symbolique qui oppose, en matière d'audiovisuel, les Etats-Unis au monde, Hollywood a plus profité du soutien du gouvernement fédéral que la globalisation de la culture populaire américaine n'en a profité à Washington (p. 177).

Swann cite un discours de Jack Valenti, président du MPEA, en octobre 1991 : « Ce que nous faisons - nous autres créateurs de l'industrie audiovisuelle américaine - emporte l'adhésion à travers la planète et réussit mieux que tous les autres (p. 176). » Ainsi, une fois terminée la lecture de cet ouvrage qui regroupe des recherches passionnantes, le lecteur visionnera un des derniers Woody Allen - cinéaste que l'on qualifie souvent « le plus européen » des américains. A sa manière, il identifie l'importance des intérêts que représente J. Valenti. Dans Coups de feu sur Broadway (1994), il donne le nom de « Valenti » à celui qui joue un caïd new-yorkais et finance la production d'une pièce pour permettre à sa petite amie de monter enfin sur les planches. Anecdote symbole que pourrait bien analyser une éventuelle suite de Hollywood in Europe.

* D. W. Ellwood, R. Kroes, Hollywood in Europe, VU Universily Press, Amsterdam,1994. ISBN9O-5383-303X, 302 p.

 

Auguste et Louis Lumière Correspondance 1890-1953

Edition établie par Jacques RITTAUD-HUTINET
par Françoise DENOYELLE

Le cinéma a cent ans. Cela n'a pas échappé à l'édition. Les publications sur les origines du cinéma sont nombreuses et celles sur les travaux des frères Lumière se sont multipliées durant les derniers mois. La parution de leur correspondance ne pouvait que réjouir les chercheurs. Las ! Il leur faut bien vite déchanter. Dans son introduction, Jacques Rittaud-Hutinet ne dit pas un mot concernant sa méthode de travail. A-t-il publié l'ensemble de la correspon dance disponible ? Les spécialistes comprendront qu'un seul volume, fût-il de quatre cents pages, est un peu mince pour rassembler la correspondance, sur plus de soixante années, de deux hommes aux multiples activités. Alors il faut bien parler de critères de sélection. Ils peuvent avoir leur pertinence mais encore faudrait-il les énoncer et les justifier. La même remorque s impose en ce qui concerne le choix de la première lettre. Le livre s'ouvre de façon abrupte par une missive d'Auguste à un correspondant anonyme, en date du 30 sep tembre 1890. Pourquoi avoir choisi cette date ? N'existe-t-il plus de correspondance antérieure ? Sauf à vérifier par lui-même, le lecteur n'en saura rien. Reste qu'à cette époque l'usine de MM. A. Lumière et ses fils fonctionne depuis huit ans et produit mille cinq cents douzaines de plaques photographiques par jour. En une dizaine d'années, la famille Lumière est passée de la menace de faillite à « l'honnête aisance » digne des grands bourgeois lyonnais. Les lettres ont dû être nombreuses et riches d'intérêt.

Grands capitaines d'industrie, les frères Lumière étaient aussi des chercheurs au sens où on l'entendait au XIXe siècle. L'auteur, comme les biographes des frères Lumière, centenaire du cinéma oblige, axe son ouvrage sur l'invention du cinéma et néglige l'histoire de la photographie et de son industrie. Il y a bien des lettres de Lipp mann, de Ducos du Hauron concernant la photographie en couleur, de Balagny, Planchon au sujet des pellicules souples, Marey, Edison à propos de la photographie animée, mais l'essentiel est réservé au cinéma. Pourquoi, par exemple, avoir négligé la lettre importante de Louis Lumière à Georges Demenÿ en date du 28 mars 1895 ? (Elle a été publiée ailleurs.)

En vain le lecteur est à la recherche de lettres sur l'état du marché de la photographie, sur son évolution. Rien ou très peu n'apparaît concernant la concurrence de Kodak et ses tentatives de rachat, sur la conquête du marché du film et de la pellicule, sur la fusion Jougla/Lumière, sur l'abandon des recherches concernant la couleur, rien sur le semi-échec de diversification industrielle, lorsque la société Lumière s'engage dans la production d'appareils photographiques.

Dans cette hagiographie, les frères Lumière apparaissent comme des savants uniquement préoccupés de leurs recherches, des humanistes au grand coeur, des mécènes n'hésitant pas à venir en aide à des confrères moins fortunés, comme ce pauvre Ducos du Hauron. La réalité est singulièrement plus complexe et plus intéressante. S'il est vrai que l'invention du cinéma est àl'origine de leur renommée mondiale, c'est à la photographie qu'ils ont consacré une grande partie de leur vie. La plaque « étiquette bleue », l' autochrome ont été vendus dans le monde entier. A partir de 1935, le quasi-monopole mondial des Lumière sur la photographie en couleur est battu en brèche par des brevets étrangers, Commence alors le déclin de la société Lumière mais aussi de l'industrie française de la photographie. A l'orée de la vieillesse, il n'y eut pas, pour les deux frères, que les honneurs et les médailles, comme le laisse entendre la fin du livre.

* Auguste et Louis Lumière. Correspondance 1890-1953. Préface de Maurice Tra rieux-Lumière. Edition établie et annotée par Jacques Rittaud-Hutinet, avec la collaboration d'Yvelise Dentzer. Cahiers du cinéma, Paris, 1994, 400 pages, 180 F.


(1) Cf. E. Neveu, « Télévision pour enfants : Etat des lieux », «Communications », n° 51, 1990, pp. 124-8.

(2) Voir, entre autres, les travaux de Schramm, Lyle et Parker, « Television in the lives of our children », Stan-ford University Press, 1961.

(3) L'ouvrage d'A. du Roy, «Le serment de Théophraste », Flammarion, 1993, est explicite à ce sujet.

(4) « Plaidoyer pour les intellectuels », Gallimard, 1972, p. 12.

(5) Seducing the French, University of California Press. Berkeley, 1953. Cf. le compte rendu de P. Sorlin, inRéseaux, n° 69.