n° 69

 

 

Précurseurs anglo-américains de la nouvelle presse à sensation

par Véronique CAMPION-VINCENT

Apparu au début de 1994 Infos du Monde, sous-titré hebdomadaire d'information s'inspire ouvertement de l'hebdomadaire américain Weekly World News et présente des informations des plus insolites, parfois fantastiques. Une publication proche, Actu Hebdo, a suivi Infos du Monde : elle succède à Jour de Paris publié voilà deux ans. Infos du Monde appartient au groupe Filipacchi (qui publie également France-Dimanche, hebdomadaire populaire recentré aujourd'hui sur les célébrités) et affichait en mai 1994 un succès de lancement (240 000 exemplaires). Ces hebdomadaires se distinguent de leurs modèles américains par un ton ouvertement parodique.

Les supermarket tabloïds américains et les tabloïds anglais dont s'inspirent ces deux hebdomadaires sont peu connus en France où l'on distingue mal, par exemple, les Sun anglais et américain. On présentera ici quatre ouvrages consacrés à l'histoire, la description et l'analyse de ces deux ensembles. Ces ouvrages s'adressent à des publics divers. Taylor (1), tout comme Chippindale et Horrie (2), sont des historiens du journalisme qui visent le grand public et accumulent les anecdotes ; cependant leurs livres sont également analytiques. Schechter est un universitaire, spécialiste de la culture populaire (3), qui a voulu ici distraire avant tout. Bird, enfin, a écrit un ouvrage de niveau universitaire.

L'ouvrage de Taylor est celui qui couvre le champ le plus large : il présente l'ensemble des tabloïds, britanniques et américains, mais également des journaux populaires à New York et Philadelphie ; il raconte à grands traits leur histoire, et leurs grands domaines d'intérêt; il détaille les aspects financiers des transactions des tabloïds avec leurs sources; il fait enfin la part belle à la saga des journalistes qui animent les tabloïds. Chippindale se limite àl'histoire du Sun anglais depuis 1969, et croit pouvoir prédire sa prochaine déconfiture face à son rival le Daily Mirror (4). Cet ouvrage comporte également une sociologie, il dessine un portrait au vitriol de l'Angleterre des années Thatcher, mais aussi d'un capitaine d'industrie multimédias, Rupert Murdoch. Schechter analyse des .productions culturelles de masse :
bandes dessinées, domaine de la science-fiction, films d'épouvante de série b, tabloïds, livres pour enfants ; il y retrouve la présence persistante et renouvelée de thèmes des mythes immémoriaux, mais aussi des contes (ouvertement fictionnels) et des légendes (dont on affirme l'authenticité). Bird présente à la fois un historique des supermarket tabloids américains et une étude de leur contenu, analysé ensuite comme un ensemble de messages culturels qu'elle met en perspective en soulignant leur lien à la tradition orale.

La présentation des tabloïds américains qui suit est tirée de l'ouvrage de Bird, le plus synthétique. Cependant, on retrouve les mêmes informations, mais dans une présentation plus vivante et un peu brouillonne, chez Taylor. Les deux ouvrages se complètent donc.

Les tabloïds ont de lointains ancêtres: les canards et complaintes. Ils sont directement issus des transformations d'une grande presse populaire ayant dramatiquement décliné face à la télévision aux EtatsUnis. La formule actuelle des supermarket tabloïds est largement la création d'un homme devenu légende, Generoso Pope. Ayant racheté en 1952 l'Enquirer, hebdomadaire de crimes et de tuyaux de course au modeste tirage (7 000), au groupe Hearst, Pope lança en 1958 une formule « de meurtres et accidents horribles, avec quelques mystères, fait divers insolites, échos agressifs sur gens célèbres et - avec une certaine incongruité - des images occasionnelles de mignons animaux et enfants » (5) qui atteignit le million de lecteurs. Le journal publiait alors maintes photographies de cadavres mutilés et se spécialisait dans les confessions épouvantables. Un gros titre est resté célèbre « J'ai arraché son coeur, puis je l'ai piétiné » « [I Cut Out Her Heart and Stomped on ft] », il accompagnait des photos du coeur, du tronc sans tête et d'un pied d'une skieuse olympique assassinée puis dépecée par le meurtrier auquel on prêtait la déclaration.(8 septembre 1963). Dans la lignée des canards anciens, ces "horribles détails" s'accompagnaient de déclarations moralisatrices. A la fin des années soixante, le tirage plafonnait. Pope prit alors la décision de vendre le titre dans les supermarchés et drugstores, et non plus avec les journaux et magazines. Afin de s'adapter à l'environnement familial du supermarché, le journal changea de formule, bannissant sexe et violence. En 1971 la rédaction quitta New York pour la Floride, où se concentrèrent également les autres tabloïds rivaux, le Star et le Globe.

Le Star, lancé en 1974 par Robert Murdoch, ne réussit pas à percer sur le marché américain avec la formule plus décontractée (jolies filles nues en page 3) mais aussi plus typée socialement <journal populaire) qui avait fait le succès du Sun de Londres dans les années soixante. Il fallut copier l'Enquirer, en forçant sur les potins et les célébrités, pour passer de 1 à 3 millions de lecteurs. Le Star rapportait en 1979 5 millions de dollars chaque année. Pope lança alors une campagne de publicité de 30 millions de dollars, et son tirage atteignit 5 millions en 1982. L'En quirer était alors passé en quadrichromie, et afin d'utiliser ses vieilles presses à une couleur avait lancé en 1980 le Weekly World News, qui atteignit rapidement 1 million d'exemplaire en se spécialisant dans « les histoires créativement bizarres » (6). En 1988, à la mort de Pope, Enquirer et News furent rachetés pour 412 millions de dollars. En 1990, pour 400 millions de dollars, Murdoch vendit le Star aux nouveaux propriétaires de l'Enquirer, MacFadden Holdings.

A partir d'une base canadienne (Montréal), les tabloïds du groupe Globe Communications se développèrent d'une façon proche. Tout d'abord tournés vers le sexe et la violence dans les années cinquante et soixante, le Globe (dont le nom a évolué de Midnight, à Midnight Globe, puis Globe) et l'Examiner ont changé d'orien tation au début des années soixante-dix et abandonné le sang à la une (« gore ») afin d'être distribués dans les supermarchés. En 1982, la production des journaux fut transportée de Montréal en Floride, et en 1983 le groupe lança le Sun en réplique au Weekly World News. Ces trois publications fonctionnent en complémentarité plus qu'en concurrence, tout comme celles du groupe MacFadden.


PRINCIPAUX TABLOIDS AMERICAINS : HEBDOMADAIRES

année de référence : 1990

Titres

Année

de création

Tirage

Prix

de vente

Appartenance
National Enquirer

1958

4 381 242

85 cents
MacFadden Holdin
Star

1974

3 562 367

85 cents
idem
Weekly World News

1982

1 000 000

70 cents
idem
Globe

1954

1 600 000

75 cents
Globe Communications
National Examiner

1960

1 100 000

75 cents
idem
Sun

1983

500 000

75 cents
idem

Nous ne disposons pas d'une présentation synthétique du développement des tabloïds anglais depuis la fin des années soixante, mais d'une présentation vivante de leur contenu dans l'ouvrage de Taylor ainsi que d'une étude fouillée sur le titre qui a révolutionné la formule, le Sun. La thèse de Chippindale est qu'il faut prendre le Sun au sérieux, car « il doit être reconnu comme un produit sophistiqué et de haute qualité, soigneusement ajusté au marché qu'il vise par l'un des entrepreneurs mondiaux ayant rencontré le plus de succès [Murdoch] et s'appuyant sur une philosophie forte » (7). C'est en 1969 que le groupe de presse IPC, vendit le Sun (tirage 650 000 exemplaires) qui lui coûtait cher àRupert Murdoch. Celui-ci était à la recherche d'un titre pour rentabiliser les presses de l'hebdomadaire à scandales News of the World qu'il avait acheté en 1968. Propriétaire du Daily Mirror, journal populaire de gauche qui tirait alors àprès de 5 millions d'exemplaires, le groupe IPC venait de se donner un dangereux rival et dix ans plus tard le tirage des deux quotidiens était égal (1979 :Mirror 3 650 000, Sun 3 710 000). En 1978, l'apparition d'un rival bas de gamme, le Daily Star, avait gêné la progression du Sun. mais cinq ans plus tard, en 1984, il tirait 580 000 exemplaires de plus que le Mirror (Sun 4080000 ; Mirror 3 500 000).

Le Sun rapporta vite beaucoup d'argent, et servit à financer le Times et le Sunday Times titres prestigieux acquis par Murdoch en 1980. En 1981, un nouveau rédacteur en chef beaucoup plus virulent, Kelvin MacKenzie, fut nommé et la philosophie du Sun s'épanouit.

Le Sun se présente comme un vrai journal, et Chippindale nous décrit les rivalités opposant à l'intérieur du titre le newsdesk au features department. Le Sun partage le conservatisme agressif et populiste des ta bloïds américains. Comme eux il fustige les féministes (surnommées hubby haters), les homosexuels et la modernité, mais il se mêle activement de politique, ce que ceux-ci s'interdisent. Les tabloïds américains ignorent les noirs, le Sun fait preuve d'hostilité face aux revendications organisées des minorités. A partir de l'arrivée de MacKenzie, le Sun s'est montré activement xénophobe et anti-européen. Les courageux reporters du Sun sont partis en expédition guerrière en Allemagne (1985, pour venger des insultes sur le comportement des touristes anglais en Espagne, proférées par le quotidien populaire Bild), en expédition humanitaire en Espagne (1987, pour sauver un âne promis à la mort dans une cruelle fête votive ; l'expédition mettait en rivalité Sun et Star. (C'est le second qui l'emporta, achetant l'animal et le ramenant triomphalement finir ses jours paisiblement dans le Devon). L'ennemi majeur est la France: concours récurrents de blagues anti-françaises, expédition de reporters en 1984 après des attaques de camions transportant des agneaux anglais par les agriculteurs, séance collective d'insultes qui devaientêtre hurlées vers notre pays à partir de Trafalgar Square en novembre 1990, lors d'une résurgence de la guerre des agneaux.

Un autre trait qui distingue les tabloïds anglais de leurs confrères américains est une attitude beaucoup plus libre face au sexe : femmes nues à gogo, plaisanteries, lignes d'appel téléphoniques explicitement classées par problème sexuel, le ton est bien plus osé que celui de la puritaine Amérique.

Bird a étudié l'ensemble des six ta bloïds américains de 1985 à 1990. Les grandes catégories d'histoires qu'elle présente sont aussi celles des tabloïds britanniques: Célébrités (avec une place très importante faite aux héros des séries TV), Faits divers inattendus, Enrichissement (rags to riches qui est un schéma d'inter prétation), Héros du quotidien, Miracles de la médecine, Résolution des problèmes quotidiens (savoir-faire et self-help), Insolite et mystères (strange phenomena c'est la rubrique qui fait de certain tabloïds (8) des publications cultes chez les jeunes étudiants qui assurent les lire au deuxième degré), Gâchis et incompétence administrative (que prolongent en Grande-Bretagne les informations "absurdités de Bruxelles" attaquant la réglementation de la CEE). L'article parfait de tabloïd est l'histoire insolite et passionnante, définie non par son sujet mais par son impact sur le lecteur. Ce sont les gee whiz stories (ca alors!), et leur forme supérieure la Hey Martha, ainsi nommée car elle amène la lectrice (ou le lecteur, mais ce sont surtout les femmes qui lisent les tabloïds) à se retourner vers sa voisine en disant « Hé, Martha, as tu vu cette incroyable histoire ? »

Les journalistes qui font les tabloïds sont très présents dans les ouvrages de Chippindale et surtout de Taylor (9). Ces deux ouvrages se réfèrent surtout à la Grande-Bretagne, où l'on note une fréquente circulation des journalistes entre tabloïds et presse de qualité. Tous semblent communier dans une véritable idéologie de l'irrespect, du droit à la violation de la vie privée par la presse. Aux Etats-Unis, les journalistes qui font les tabloïds sont en général méprisés par le reste de la profession bien qu'ils aient de confortables salaires. Ils comprennent peu d'Américains, et les supermarket tabloïds sont surtout rédigés par des Britanniques, Australiens, Néo-Zélandais formés pour la plupart dans les quotidiens populaires de ces pays. Systématisée par Pope pour raisons écono miques, la pratique lui a survécu. En Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis, les journalistes affirment à la fois faire du vrai journalisme d'information (news) et assurer un divertissement (entertainment). Ils jouent sur ces deux dimensions, contradictoires, pour se valoriser et se justifier. L'analyse de Bird, tout comme les portraits de Chippindale et Taylor, montre que la frontière qui sépare le travail dans les tabloïds et le travail dans les journaux "normaux" est floue. Pour Bird, c'est la raison du rejet qui s'exerce face aux tabloïds, rejet qui évite de se poser des questions gênantes.

Les tabloïds se distinguent des autres journaux par une étude poussée des attentes et réactions de leur public. Ils sollicitent la participation des lecteurs par toutes sortes d'appel à communication, de demandes d'avis par bulletins-réponses, fax ou lignes téléphoniques dédiées. Chip pindale nous donne plusieurs exemples de participation sollicitée par le Sun : la récupération des vieilles pièces d'un demi penny, pour l'enfance malheureuse, qui généra l'envoi de plus d'un million et demi de pièces; le retour des Crying Boy, chromos qui portaient malheur et provoquaient des incendies, superstition locale d'une équipe de pompiers que le Sun avait repris à son compte, qui furent renvoyés par milliers au siège du journal quand celui-ci proposa à ses lecteurs de les débar rasser de l'objet maudit; l'appel pour l'envoi de cartes postales à un petit garçon malade, Craig Shergold, qui voulait recevoir plus d'un million de cartes postales afin de figurer dans le Guinness des records du monde (28 septembre 1989, lancement de l' appel ; 9 février 1991, Craig annonce que l'appel, réussi puisqu'à cette date plus de vingt millions de cartes avaient été reçues, est suspendu; cependant des cartes arrivent toujours en 1995).

Tout comme le conteur traditionnel, les journalistes des tabloïds travaillent à partir de thèmes généraux diffus, de croyances et d'attentes vagues qu'ils structurent en une narration cohérente grâce à des formules bien établies. Bird souligne l'importance de thèmes mythiques et folkloriques immémoriaux dans les tabloïds: présence de monstres, découverte de malédictions, rencontre de sirènes, histoires de réincarnations, menaces d'envahisseurs extra terrestres, surgissement d'hybrides hommes/animaux. La narration de légendes contemporaines bien connues (comme la disparition de la grand-mère volée ou la rencontre de l'auto-stoppeuse fantôme) comme fait divers authentique est courante. Les tabloïds mettent en forme de récits des idées et croyances Bird le montre en consacrant quelques pages au développement sur plusieurs années successives des diverses facettes de la légende de J.F. Kennedy dans les tabloïds. Ceux-ci se lancent dans maintes spéculations sur les complots et conspirations ayant entraîné son assassinat; il affirment également sa survie miraculeuse ou encore sa réincarnation; la vie de Kennedy est présentée comme celle d'un héros, auquel on attribue d'innombrables liaisons féminines.

Le caractère traditionnel et folklorique de la plupart des récits des tabloïds est mis en valeur par Schechter, qui évoque de façon très vivante un grand ancêtre le londonien Illustrated Police News. Cette publication, à l'époque victorienne, mêlait scenes d'horreur, récits détaillés de crimes, évocations insolites d'apparitions de revenants ou de découvertes macabres de squelettes en les accompagnant de lithographies extravagantes et très évocatrices. Schechter a lu pendant une année, de septembre 1985 à septembre 1986, les deux tabloïds américains les plus folkloriques, le Weekly World News et le Sun. Son compte-rendu de ce voyage culturel est fort vivant, et utilise largement les titres accrocheurs, faisant un large usage des al litérations, qui constituent l'élément majeur des tabloïds. Il nous révèle avoir alors contracté la fâcheuse habitude de transformer en jargon tabloïd toutes les nouvelles authentiques, l'annonce dans le respectable New York Times de la découverte d'ossements du grand primate `Gigantopithecus' devenant, par exemple KING KONG VIVANT! ou encore DES OS D'UNE TRIBU DE YETIS DECOUVERTS PAR LA SCIENCE!

Des thèmes éternels sont facilement identifiables dernières des modernisations très superficielles (le coma ayant, par exemple, remplacé le sommeil magique de la Belle). On trouve la fécondité miraculeuse, les naissances tantôt posthumes tantôt monstrueuses, d'un bébé à deux têtes par exemple (10), parfois hybrides (11). A côté des mères extraordinaires, bien des femmes atrocement méchantes ou meurtrières hantent les pages des tabloïds. Schechter a noté pratiquement une meur trière par numéro, et repéré plusieurs cas de ventes d'enfants pour des babioles ou des objets chers (12). Amour et mariage suscitent des récits touchants, de retrouvailles merveilleuses d'amants séparés par la vie, puis réunis 30 ou 50 ans plus tard, mais aussi des récits effrayant d'unions express où dès les noces tout va mal. Quand un ménage établi se dispute, c'est le plus souvent la femme qui persécute ou tue le mari. Le thème de la Belle et la Bête est modernisé lorsqu'une épouse découvre en son mari un extraterrestre. Le parodique affleure souvent, et bien des gros titres semblent écrits avec un énorme clin d'oeil.

C'est dans une perspective anthropologique d'étude de l'intertextualité qu'il convient d'étudier les tabloids. C'est celle qu'adopte Bird, qui évoque en introduction « la trame du sens » (13) ou « la grande salle des miroirs » (14) qui unit et met en correspondance l'ensemble des phénomènes culturels. Pour Bird, les tabloïds doivent être étudiés comme un ensemble de messages, en correspondance et écho avec d'autres ensembles, comme des créa teurs de figures imaginaires par rapport auxquelles se situe leur public.

Les tabloïds rapportent beaucoup: c'est grâce aux revenus accumulés des deux côtés de l'Atlantique avec le Star (EtatsUnis) et le Sun (Grande-Bretagne) que Rupert Murdoch a pu casser les syndicats de presse britanniques, puis lancer de nouvelles chaînes télévisées (Fox par câble et Sky par satellite). Aux Etats-Unis, il s'agit d'une formule détachée des quotidiens, en Grande-Bretagne, la formule se développe en symbiose avec une presse populaire demeurée fort vivace.

Réferences

Ouvrages recensés :


TAYLOR, S.J., Schock! Horror! The Tabloids in Action London, Bantam Press, 1991, xi+354 p.

CHIPPINDALE, Peter & HORRIE, Chris Stick it up your Punter! The Rise and Fail of the Sun London, Heineman, 1990, xii+372 p.

SCHECHTER, Harold The Bosom Serpent. Folklore and Popular Art Iowa City, The U. of Iowa Press, 1988, xii+185 p. [le chapitre 4
« Archetype of Schlock » pp 83-120 est consacré aux tabloïds]

BIRD, S. Elisabeth For Enquiring Minds. A Cultural Study of Supermarket Tabloids Knoxville, The U. of Tennessee Press; 1992, 234 p.

Ouvrages cités:

GEERTZ, Clifford : The interpretation of Cultures, 1973.

TURNER, Victor : On the Edge of the Bush : Anthropology as Experience, 1985.

 

La télévision : un danger pour la démocratie

de KarI POPPER et John CONDRY
par Erik NEVEU

L'un des derniers textes rédigés par Popper fut consacré à la télévision. L'auteur de « Logique de la découverte scientifique » accordait au sujet assez d'intérêt pour lui avoir réservé beaucoup d'énergie dans les dernières années de sa vie, intervenant sur des chaînes de télévision en Al lemagne, en Italie, en Grande-Bretagne. Nul ne constestera à Popper citoyen le droit d'intervenir dans l'espace public pour traiter d'un sujet aussi important que celui des enjeux sociaux de la programmation télévisuelle. On pourra cependant regretter que celui ne prenne la plume que pour dénoncer des thèses d'une grande banalité, qui - même lorsqu'elles évoquent des question importantes - manifestent une connaissance superficielle de l'objet dont il traite.

Les remarques de Popper sont sur le fond à la fois classiques et non dénuées de pertinence. Elles s'appuient sur les ré
flexions du psychologue américain John Condry. Celui-ci observe le poids pris par la télévision dans la socialisation des jeunes enfants, l'importance quotidienne de leur présence devant le récepteur. Condry rappelle, à juste titre, le poids de la télévision dans l'incultation de stéréotypes (ce que Gerbner nommerait la fonction de cultivation). Il souligne aussi les effet « indirects » de cette consommation : recul de la lecture, moindre investissement dans les activités de jeux, obésité, agressivité supéneure des enfants téléphages. La télévision est aussi critiquée quand à son peu d'ambition éthique. Les programmes ne sont pas porteurs d'un projet cohérent de transmission de valeurs, se contentant bien souvent d'exaler la réussite sociale, ou de construire un monde manichéen de « bons » et de « méchants », où tous les actes des bons, même les violences gratuites deviennent moralement valables de par l'indentité de leurs initiateurs.

La critique de la télévision porte aussi sur son culte du présent, son incapacité à assumer une dimension de mémoire, de réflexion sur l'avenir. Le réquisitoire de Condry n'est pas excessivement original. Certains des ses attendus n'en restent pas moins
pertinents, quant à l'absence d'un parti pris réfléchi de socialisation ou d'apprentissage des rapports sociaux dans les programmes pour enfants (15). Le recours aux causalités simplettes est, par contre, moins convaincant. Il y a peut-être de « bonnes raisons » (sic) de penser que la télévision provoque la passivité, l'obésité, l'agressivité. . . mais des analyses empiriques constitueraient des démonstrations plus perti nentes. . . et tout lecteur des classiques de la sociologie de la télévision sait, par exemple, que l'explication de l'agressivité par la télévision a été maintes fois inversée... les enfants, souffrant de troubles de la socialisation, de relations familiales difficiles, sont en général plus « agressifs », et plus consammateurs de télévision (16).

L'analyse de Popper prend appui sur celle de Condry. La télévision, observe-t-il, « pourrait être un remarquable outil d'éducation. Elle pourrait l'être, mais il est peu probable qu `elle le devienne, car en faire une instance culturelle bénéfique représente une tâche particulièrement ardue. Pour dire les choses simplement, il est difficile de trouver des personnes capables de produire chauque jour, pendant vingt heures, des émissions de valeur. il est beaucoup plus facile, en revanche, de trouver des gens capables de produire, par jour, vingt heures d'émission médiocres ou mauvaises avec, peut-être, une émission de bonne qualité d'une ou deux heures ». (p. 20-1). L'auteur ne définit d'ailleurs pas cette notion de « bonne » émission, renvoyant au bon sens pour cerner cet objet, ou l'associant aux début de la télévision, au moment populiculteur qui fut aussi celui de la BBC de Lord Reith. Popper développe au passage une intéressant critique du discours de l'audimat lorsque celui-ci se présente comme une incarnation de la « démocratie », comme la réponse aux demandes du public. Il objecte que la démocratie doit aussi être entreprise de diffusion des savoirs, et d'élévation de l'éducation.

Mais le coeur du propos de Popper consiste à proposer un remède qui serait àtrouver dans la mise sur pied d'une manière d'ordre professionnel comparable àcelui des professions médicales dans de nombreux pays. Sans être très précis, l'auteur propose de conditionner l'accès aux métiers de la télévision à une « patente, licence ou brevet » qui pourrait etre retiré définitivement si un profesionnel agissait àl'encontre de certains principes. Cette démarche introduirait une forme de contrôle mutuel et de vigilance au sein des institutions télévisées, sans mobiliser la moindre censure. Le système de licence concernerait la totalité des professionnels, de sorte qu'un cameraman puisse, par exemple, refuser de se prêter à un bidonnage en arguant de sa crainte de se voir privé de sa précieuse licence professionnelle.

Le projet de Popper est visiblement plus de susciter un débat que de proposer une réforme prête à appliquer. A ce titre on peut à la fois acquiescer au dessein et s'interroger sur le remède proposé. L'expérience des « ordres professionnels » en France notamment, est-elle si positive qu'elle puisse servir de modèle ? Les professionnels - ceux du journalisme en particulier n'ont-ils pas manifesté bien des réticences envers toute démarche de ce type ? En sens contraire remettre le soin de gérer les questions de déontologie aux seuls professionnels des médias ne correspond-t-il pas à un désir à peine secret de la corporation : tenir les profanes à l'écart des débats tenus pour internes au milieu
(17) ? L' ardeur avec laquelle une partie des journalisates de télévision se sont faits les faux procureurs des dérapages de la couverture des événements de Roumanie ou de la guerre du Golfe est de nature àfaire réfléchir sur la façon dont une gestion indigène des problèmes de déontologie peut être le meilleur moyen de prévenir des verdicts plus sévères.

On peut encore observer que quelques tentatives, comme celle de « Reporters sans frontières », n'ont pas à ce jour suscité une bien efficace mobilisation des professionnels de l'information pour mettre fin à certains tra vers, marginaliser des professionnels des « gens de télévision » peut consacrer une strncture au sein de laquelle les individus et collectifs soucieux d'un minimum de vigilance éthique pourraient développer la prise de parole et l'action. La suggestion de Pooper n'est pas sans intérêt. Elle apparaît comme très partielle, insuffisamment adaptée à la complexité du problème, ce qui n'est pas sans lien avec la faiblesse générale des thèses exposées dans cette plaquette.

Cette faiblesse tient à la vision « animiste » qui sous-tend, et qui concentre sur les mérites et valeurs personnelles de professionnels des causalités qui résident dans des chaînes d'interdépendance d'une grande complexité. Le débat sur les enjeux du petit écran peut difficilement être ramené au distinguo entre « bons » et « mauvais » professionnels. Outre une vision globalement très cavalière des mécanismes du monde télévisuel, trois a priori parfaitement contestables sous-tendent le raison nement.

Le premier consiste à identifier une bonne télévision qui éduque. Or pour être essentielle, la dimension éducative ne saurait être la seule ; elle n'est pas davantage condamnée à rester pour l'éternité moulée dans les formes canoniques posées par la BBC ou l'ORTF des années soixante. On renverra sur ce point aux analyses récentes de D. Cardon, P. Chambat ou D. Mehl. La dimension « messagère » de la programmation peut parfaitement s'accomoder d'une valorisation de sa composante « relationnelle ». Et ce sont jusqu'à certains des produits les plus décriés de la « néo-télévision » (« Osons », . . évoquer les realityshow) qui peuvent offrir en certains cas un potentiel d'expression et d'échange sur des problèmes quotidiens qui sont aussi des enjeux sociaux.

En second lieu, l'opération consistant àexpliquer la « mauvaise » qualité des programmes par l'action de « mauvais » professionnels fait bon marché des logiques sociales dans lesquelles ceux-ci sont pris. Il suffit d'avoir enquêté auprès des acteurs de la production télévisuelle pour constater combien ceux-ci sont parfois critiques, voire affligés, y compris par les défauts des programmes qu'ils contribuent à produire. Si certains y répondent par le cynisme, où finissent par se convaincre de ce qu'une bonne part de marché vaut irrecevabilité de toute critique, plus nombreux sont ceux qui proposent à l'enqêteur une réflexio plus d'une fois fine sur les conditionnements qu' ils subissent. Surgissent alors des considérations sur des données budgétaires, des coûts de production, des logiques de concurrence, des hiérarchies entre services au sein des chaînes, des impératifs d'audience, des problèmes d'adéquation entre des desseins culturels et des dispositions et capacités de réception au sein des publics. L'invocation de ces contraintes objectives peut faire fonction d'alibi ou de justification du statu quo. Mais leur négligence ne peut que mener vers des propositions incatatoires. Tel risque d'être le cas d'un appel au civisme des professionnels, s'il ne se complète pas de propositions en termes de cahiers des charges, de politiques publiques de création ou de soutien vers les secteurs moins rentables de la production de programme, de réflexion sur les pouvoirs d'autorités in dépendantes de régulation, d'encouragement à la constitution de groupes de pressions représentant les téléspectateurs sous d'autres formes que les agrégats statistiques de l'audimat.

Enfin la troisième inconséquence de la critique réside dans sa vision autarcique de la télévision. John Condry observe bien que si les enfants regardent beaucoup la télévision et en sont tributaires, c'est aussi du fait de la crise d'autres institutions de socialisation (école, famille...). Mais la remarque n'est guère développée. Là aussi, une pensée plus relationnelle éviterait d'imputer au petit écran plus de méfaits qu'il ne peut en commettre. Le flou ou le cynisme des valeurs morales que propose les programmes télévisés serait-il sans rapport avec les valeurs morales que proposent les programmes télévisés serait-il sans rapport avec les valeurs implicites des années quatre-vingt ? Dans le cas américain, mais pas seulement celui-là, que sollicite Condry, le sous-développement des institutions de gardiennage de la petite enfance, la faiblesse du réseau des écoles maternelles, peuvent aussi contribuer au pids du récepteur TV comme baby-sitter électronique. Mais poser de telles questions entraîne rapidement à porter sur les modèles de sociétés contemporaines des interrogations qui s'accomodent mal des cadres idéologiques de la vulgate néoconservatrice dont la télévision est devenue depuis A. Bloom, N. Postmann et M. Henry un des objets électifs.

Ce n'est pas dévaluer l'immense penseur de la philosophie des sciences que demeurera Popper que d'indiquer que ce bref texte donne moins matière à penser sur le télévision que sur les ambiguïtés d'une posture de chercheur qui est celle de l' « intellectuel » de celui dont Sartre disait qu'il est quelqu'un « qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » (18). Souhaitons avec Sartre que les savants se mêlent de ce qui ne les regardent pas et ne laissent pas aux présidents de chaînes, aux ministres ou aux hauts fonctionnaires le terrain libre pour définir des orientations qui affectent les existences quotidiennes. Souhaitons aussi, cette contre Sartre et Popper paradoxalement réunis, que ces interventions soient armées d'une connaissance empiriquement nourrie, théoriquement construite des objets débattsu. L'espace public a besoin de la parole des philosophes, des sociologues, des psychologues... à condition que ceux-ci viennent intellectualiser les débats de la rigueur de savoirs ancrés dans une connaissance fine des objets sur lesquels ils interviennent, non dévoiler un amateurisme pas toûjours éclairé qui nuit tant àdes causes respectables qu'à la possible autorité sociale des chercheurs.

* Karl POPPER et John CONDRY: La Télévision, un danger pour la démocratie, Anatolia 1995, 93 p., 69 F.

 

La télévision : Enquête sur un univers impitoyable

de Véronique BROCARD
par Mihai COMAN

« La violence à la télé, pas celle que l'on voit sur les écrans, mais celle que l'on vit à l'intérieur, je l'ai connue le premier jour. J'en garde encore un souvenir intact » (Thierry Ardisson) ; « Cette violence est produite par le système, mais aussi par les individus. C'est un monde où les rapports de vérité sont très difficiles, où la transparence n'existe pas » (Laure Adler). Ces deux déclarations, citées par Véronique Brocard, définissent le thème majeur de ce livre, centré sur les conflits et les apaisements, sur les intrigues et les connivences, sur les gestes et les propos des vainqueurs et des victimes. A en croire l'auteur, les gens de la télé seraient « violents, mégalos, secrets, menteurs, cannibales et charmeurs ». Ils vivent « dans un monde à part » où « la réalité n'a plus de sens commun » ; ils « adorent » un dieu trifonctionnel fait « de pouvoir, de gloire et d'argent » ; ils pratiquent « les luttes fratricides » et ils n'ont peur que de « l'exil » (p. 126).

Du point de vue de la méthode, cette recherche se présente comme une ethnographie de la tribu « cathodique », comme une description de ceux qui y vivent, des gestes, des récits, des coutumes et des événements qui singularisent cet univers où « tout peut arriver ». Les informations ainsi obtenues ont produit un témoignage de type journalistique présenté dans une forme qui imite celle savante d'un dictionnaire. En bonne ethnographe, Véronique Brocard a pénétré dans le monde des autres : journaliste à « Libération », elle s est mêlée aux activités de TF1, de France 2 et France 3, de M-6, a recueilli
des histoires, a participé aux « cérémonies » de la mise en scène (télévisuelle) du quotidien, noté des réactions, rassemblé des données statistiques et a essayé de comprendre les valeurs et les façons de penser qui sous-tendent l'univers culturel des gens de télévision. En journaliste, elle s'est livrée au plaisir de l'écriture à vif, pleine de nerf et de substance narrative. Enfin, en auteur d'un livre « savant », Véronique Brocard s'est assignée un troisième rôle : celui de l'érudit qui condense l'univers « impitoyable » de la télé dans la forme d'un dictionnaire. Soixante et onze unités y sont rangées par ordre alphabétique ; certaines possèdent des sous-divisions (Audience - généfalités ; Audience - courbe d'Audience - records ou Sport- généralités ; Sport guerre des images ; Sport - achat des droits de diffusion ; etc.). Chaque unité renvoie à d'autres afin d'assurer la cohérence interne de la liste. Bien que tout cela ressemble à un dictionnaire, ce livre ne constitue pas cependant (et, je crois, ne se veut pas) un dictionnaire-standard. Les titres des unités vacillent entre des notions ayant déjà acquis droit de cité dans les sciences de la com munication (telles que : audience, déontologie, violence, parts de marché, zapping), mots-descripteurs du travail journalistique (tels que : émission politique, déprogrammation, direct, montage, météo) et des termes du jargon professionnel : bidouillage, « bible », faire des ménages, zorro, etc.).

De plus, les unités ne sont pas expliquées à l'aide de définitions ou de constructions théoriques, mais à l'aide de récits. Ainsi, chaque unité se reflète-t-elle en une situation concrète : elle prend la forme de l'histoire d'un événement, de la confession d'un (ou des) journaliste(s), de la présentation d'un état des choses, de la narration d'un conflit. Cette substance humaine, parfois émouvante, amène le lecteur non pas à définir les notions et le fonctionnement d'un système, mais àcomprendre la vie des institutions, l'en chaînement des règles et des déviations, le jeu des valeurs, symboles et réactions individuelles. Dans cette perspective, c'est l'accident (ou, plutôt, la somme d'accidents) et non pas la loi à portée générale,
ce sont les réactions des gens, leurs humeurs, leur passé et leurs aspirations, et non pas les contraintes institutionnelles qui déterminent le fonctionnement du système télévisuel. Du fait que le « dictionnaire » de Véronique Brocard ait plutôt l'air d'un recueil de récits : il joue sur la narration et non pas sur le développement argumentatif, il décrit des faits au lieu de les réduire à un schéma général, il porte en lui les signes de l'empathie et de la participation émotive, en rejetant la glaceur « objective » du regard strictement scientifique.

En parlant du monde de la télévision, Véronique Brocard se rapporte toujours àune force qui, bien que « physiquement » absente de l'espace investigué, n'en est pas moins présente : le public. On le trouve partout : audience, audimat, brouillage, déprogrammation, études, fi nancement, guerre des chaînes, longévité, paranoïa, quotas, réglementation, etc. On le retrouve aussi derrière cette opposition (qui surgit à peu près partout) entre TF1 et France 2 France 3, ou, sur un plan plus général entre télévision privée et télévision de service public. On le découvre enfin, dans les conclusions, sentimentales, qui, de temps en temps, nous rappellent que l'auteur, lui aussi, est journaliste : « Soumises à d'identiques contraintes économiques, les télévisions du monde entier ont ainsi toutes fini par se ressembler, reproduisant à l'infini les mêmes schémas tournant autour de quatre ou cinq pro grammes de base : un jeu, un film, un match et un divertissement, un journal télévisé. Prises dans la glace des contraintes rigoureuses, les chaînes de télévision commerciales passent donc leur temps àcréer, mais surtout à ne rien inventer » (p. 88). C'est d'ailleurs cette touche de sentiment, d'émotion et d'investissement personnel qui fait le charme et, encore plus, l'intérêt, la valeur de témoignage du livre de Véronique Brocard.

* Véronique BROCARD : « La télévision », enquête sur un univers impitoyable, Paris, Lieu Commun, 1994, 279 p., 120 FF.


De la télématique aux autoroutes électroniques, le grand projet reconduit.

sous la direction de Jean-Guy
LACROIX, Bernard MIEGE
et Gaetan TREMBLAY
par Fanny CARMAGNAT

Qu'y a-t-il de commun entre la télématique française, le vidéoway québécois, le système de télétexte Antiope, le projet Alex de Bell Canada et les autoroutes de l'information ? Ces aventures technologiques ne sont-elles chacune qu'une forme particulière de la même utopie partagée par le vieux et le nouveau continent, laquelle ferait passer par les réseaux électroniques aussi bien la communication entre les hommes que leur accès à la connaissance, et en ferait le nouveau moteur de la reprise économique ?

C'est moins à l'imaginaire de cette utopie que l'ouvrage franco-québécois s'intéresse qu'à l'étude de la construction de grands projets mettant en jeu des acteurs de niveaux et de poids différents, mus par des logiques différentes. L'intérêt de ce travail collectif est de rassembler les récits des histoires particulières de chacune des ces technologies ainsi que l'étude des politiques publiques en France et au Canada, pour arriver à une analyse comparative des conditions d'édification d'un projet électronique : quel rôle l'Etat peut-il jouer, comment évolue l'offre technologique, quelles stratégies sont déployées par les agents économico-industriels et enfin comment se construisent les usages sociaux de ces nouvelles technologies ?

On utilise actuellement à propos de ce projet électronique le terme de « convergence ». Il faut bien comprendre qu'il ne s'agit pas seulement de la promesse de convergence technique entre informatique, télécommunications et télévision portée par la numérisation mais de la conver gence entre des filières jusqu'alors séparées et cependant amenées à établir de nouvelles alliances et à se restructurer de manière à faire naître le grand marché des « autoroutes électroniques ».

Dans le premier chapitre, intitulé « de l'arbre de vie à l'autoroute électronique » Gaétan Tremblay, à travers l'analyse des discours et des politiques des gouvernements fédéral canadien et provincial québécois, brosse le tableau de plus de vingt ans de poursuite d'un idéal de d'innovation et d'indépendance technologique. Au cours de la première période (les années 70), la question nationaliste et linguistique québécoise ainsi que celle de l'identité de la nation canadienne a orienté le discours public sur le rêve technologique. La communication étant alors pensée comme le ciment de la nation canadienne. Ce discours qualifié de « sublime technologique » fait place dans les années 80, sur fond d'inquiétude économique, aux grandes manoeuvres d'une politique volontariste qui après l'échec de Télidon, s'attache à encourager la production audiovisuelle, sans trop de succès tant l'attrait pour les programmes américains semble irrépressible sur ce continent. Dans la période la plus récente, une succession d'ajustements réglementaires vient préparer l'avènement de cette fameuse « convergence » qui se traduira moins par une restructuration des filières industrielles que par une offre concurrente des différents services de la part d'opérateurs dont les activités d'origine auront été déréglementées.

Le texte de Bernard Miège « le privilège des réseaux » se présente comme le pendant français de celui de Gaétan Tremblay et couvre la même période, des années 70 ànos jours, qu'il découpe également en trois temps, ce qui témoigne, au delà des particularités locales, de la réalité de la mondialisation des mouvements économiques et politiques. La première période celle du plan de rattrapage des télécommunications est marquée par le même souci qu'ont les canadiens d'indépendance et de développement technologique. La seconde est, comme outre-Atlantique, celle du dévelop pement d'initiatives qui ne seront pas toutes des succès, tandis que la dernière voit se préciser les tendances à la déréglementation et aux restructurations de filières en préparation à l'ère des « autoroutes de l'information ». Miège explique le retentissement qu'a eu le rapport Nora Minc texte
considéré comme fondateur, non seulement parce qu'il annonçait les grandes tendances de la politique qui va être menée en France mais parce qu'il débordait le camp des décideurs et se faisait l'écho d'aspirations sociales. Comme l'annonçait le rapport Nora-Minc, on va privilégier la rela tion informatique/télécommunication et renforcer le pouvoir de l'opérateur de réseau au détriment de l'audiovisuel affaibli par l'éclatement de l'ORTF. Mais de même qu'au Canada, la politique de soutien à la création audiovisuelle aura du mal à produire des effets sur les contenus de réseaux câblés sur dimensionnés.

Cependant la tendance la plus marquante est la poursuite opiniâtre d'une politique dérèglementatrice de destruction du mono pole national et d'un transfert à la commission de Bruxelles de la mission d'orientation jusque là dévolue à l'Etat, mission qu'elle remplit dans le sens d'un passage au secteur privé de l' activité de réseaux.

Dans sa contribution, Patrick Pajon s'attachera à montrer comment dans ce cadre vont pouvoir s'édifier en France des groupes de communication, les « oligopoles multimédia », à partir d'acteurs aussi différents que les poids lourds des réseaux d'eau, CGE et Lyonnaise des eaux, mais également Havas, Alcatel-Alsthom, Bouygues ou la compagnie Luxembourgeoise de télévision. L'implication dans le multimédia se traduit par la volonté qu'ont ces groupes d'être présents à la fois dans le secteur des télécommunications et de l'audiovisuel. La convergence technique sera pour demain.

Et les usagers dans tout cela ? Il faut bien dire qu'il ne sont le plus souvent présents que comme alibis dans les discours et les manoeuvres des politiques et des acteurs industriels. La relative négligence àl'égard du contenu des réseaux câblés montre qu'on a même omis de s'interroger sur ce qui pourrait bien attirer les usagers dans l'aventure de la communication high tech. Les chapitres 5 et 6 nous apportent une contribution intéressante sur cette question des usages sociaux face à ce que Jean-Guy Lacroix, Pierre Moeglin et Gaétan Tremblay ont appelé la « démarche prescriptive » de l'offre. J-G. Lacroix utilise le cas de Videoway pour illustrer les trois temps d'un discours prescriptif : le discours prospectif destiné à mettre en condition les usagers potentiels d'une future innovation, le discours promotionnel àvisée publicitaire et commerciale et le discours prescriptif au sens propre qui enseigne aux usagers à quoi sert l'innovation et comment on doit l'utiliser.
Pierrre Moeglin pour sa part, traque àtravers la « lettre de Télétel » le thème de la convergence dans les discours prescriptifs de l'opérateur. Il constate le décalage entre le discours prophétique du rapport NoraMinc qui annoncait la convergence technique comme support d'un « projet collectif renouvelé par lequel la société et l'Etat non seulement se supportent mais se fabriquent mutuellement », et le ton nettement plus pragmatique de la « Lettre de Télétel ». Tout se passe comme si la convergence entre filières étant problématique et celle des usages socio-techniques encore à venir, la notion de convergence devenait partielle et ne concernait plus les usagers finaux mais les intermédiaires, les professionnels de la télématique. Pierre Moeglin en conclut que la seule convergence qui soit réalisée n'est ni industrielle ni celle des usages mais purement commerciale.

Le propre des usagers c'est d'arriver après que les offreurs, les prescripteurs ont déjà occupé le terrain et bâti l'avenir. En matière de nouvelles technologies, selon J-G. Lacroix, il n'y a pas réellement de demande préalable, et les usagers sont invités en fin de course à occuper la place qu'on a de longue date prévue pour eux, celle de consommateurs dociles. Et il souligne la force de la coercition exercée sur les usagers par le discours publicitaire.

On peut se demander si cette vision des rapports entre l'offre et les usagers n'est pas trop noire et l'on se souvient des analyses tellement plus optimistes de Michel de Certeau qui, s'il pose bien cette relation en termes de dominants/dominés met surtout l'accent sur les tactiques de détournement, les espaces de liberté que usagers savent découvrir et utiliser, ou plutôt, créer. On songe également à l'analyse que Josiane Jouet fait des utilisations des messa geries télématiques non prévues par les promoteurs et à celle de la diversité et la richesse des pratiques sociales à partir d'un même objet technique.

Cette différence d'appréciation sur la part à donner à la liberté des acteurs-usagers est une question fondamentale en sociologie et, dans le champ des nouvelles technologies, appelle plusieurs remarques. On ne peut nier que la confrontation avec les machines donne une importance particulière aux prescriptions d'utilisation, sinon d'usages. On peut noter aussi que les analyses de vidéoway ou des autoroutes de l'information portent uniquement sur l'offre qui occupe entièrement le terrain puisque les usages sociaux n'existent pas encore. Ces analyses sont donc celles que l'on peut faire au moment de la structuration de l'offre, en amont de la formation des usages et ne peuvent s'appuyer que sur les textes, obligatoirement issus de l'offre ou de la stratégie, alors que l'étude des usages demande non seulement une analyse des discours des usagers mais également l'observation de leurs pratiques. Il reste que ces usages, et là est l'apport essentiel du courant représenté dans cet ouvrage, ne peuvent être analysés qu'en rela tion avec toute la batterie prescriptive de l'offreur qui d'emblée est en position de force face à un usager potentiel qui n'a rien voulu, rien prévu et rien demandé.

La rémanence de l' idée de convergence depuis les années 1970 pourrait faire croire, a posteriori qu'elle était inéluctable et inciter à une analyse de type déterministe considérant les événements qui jalonnent son histoire comme autant d'obstacles, de résistances circonstancielles qui ne peuvent que retarder son avènement sans le menacer réellement. L'analyse qui est faite de deux échecs de technologies de la communication, l'un français avec Antiope, l'autre canadien avec Alex ne tombe pas dans ce travers. Dominique Carré ap pelle « fausse bonne idée » celle qui consistait à développer pour TDF et pour la DGT deux procédés techniques compatibles. C'était une bonne idée technique mais les acteurs politiques et industriels ont voulu au contraire qu'il y ait incompatibilité et concurrence. On voit là qu'il n'y a pas eu de déterminisme technique.

Dominique Carré note que les études portant sur des échecs de projets techniques sont rares, et il cite en référence l'école française d'anthropologie des sciences. Mais à la différence de Callon ou Latour, il adopte comme le fait Kévin Wilson, le point de vue synthétique de celui qui s'est forgé une opinion à partir de toutes les sources qu'il a eues en mains, même s'il s'inscrit dans la démarche constructiviste de l'ensemble des textes de l'ouvrage. Refusant le relativisme découlant du point de vue analytique de l'école française d' anthropologie, Kevin Wison conclut par exemple que l'échec du projet Alex, système de vidéotex grand public conçu sur le modèle de Télétel est imputable à Bell Canada dont il détaille les insuffisances pour mener à bien un tel projet.

Cet ouvrage apparait comme un essai d'explication de la complexité des relations entre les différents niveaux d'analyse de la construction d'un projet technologique : celui des logiques industrielles, celui des logiques politiques et celui de la formation des usages sociaux. A ce titre, il présente un intérêt pour la compréhension du phénomène de la convergence, mais représente également une avancée théorique et méthodologique dans la mesure où il s' attache à l'articulation entre ces trois niveaux.

 

Seducing the French. The Dilemma of Americanization

de Richard KUISEL
par Pierre SORLIN

Le livre de Richard Kuisel est un élément important dans l'étude de l'influence exercée par la presse sur l'opinion. Il devrait d'ailleurs s'appeler : L `écrit, presse et édition, contre l'Amérique. On n'en voudra pas à l'auteur d'avoir choisi un titre amusant, il n'est pas le seul à décentrer légérement son ouvrage sur la couverture. Mais un titre n'est jamais destiné seulement à la publicité et celui auquel l'auteur s'est arrêté révèle un état d'esprit. Richard Kuisel éprouve une manifeste sympathie pour la France dont les bizarreries l'étonnent parfois sans l'agacer. Il lui semble pourtant curieux que les Français aient résisté avec autant d'acharnement à la séduction américaine et il tente d'expliquer cette mauvaise volonté sur les trente-cinq ans qui séparent la Libération des années quatre-vingt.

Bien qu'il progresse par approches croisées et qu'il évite tout découpage exclusivement chronologique, l'auteur voit nettement deux époques dans le refus des Etats-Unis : la guerre froide, avec l'engagement affiché des communistes, les réticences plus nuancées mais fortes d'une partie de la gauche et d'une fraction de la droite, puis le Gaullisme qui, finalement, réunit plus ou moins tout le monde dans une attitude de méfiance. Richard Kuisel n'est cependant jamais théorique, il met en évidence, au sein de chaque période, les moments forts, les incidents qui ont ému et provoqué l'opinion, il traite à fond des question bien connues comme celle des bases américaines, il rappelle de brefs épisodes maintenant oubliés mais qui eurent leur importance comme l'affaire Libaron. Mais s'il montre de façon vivante, ironique parfois, toujours souriante, les faces les plus diverses de la résistance française, l'auteur ne parvient pas à en voir les origines. « Nowhere else in Western Europe was there such official, and probably unofficial or popular resistance » (p. 181). Prenons un cas très simple, la résistance àCoca Cola. Richard Kuisel a beau jeu de citer les cris d' alarme souvent absurdes lancés dans les années cinquante, il peut s'étonner qu'un parlement accablé de tâches urgentes ait consacré un débat à ce problème mineur. Implicitement, il lui semble incroyable que les Français n'aient pas été séduits par ce qui a séduit le monde entier, il ne fait aucun partage entre les exagérations verbales, dont il a raison de se moquer, et le refus d'un certain bourrage de crâne publicitaire, d'une volonté affichée d'imposer à tout prix X litres de Coca Cola par Français et par an. De même, quand il aborde la résistance à l'introduction des règles commerciales et des pratiques salariales américaines en France (p. 167), envisage-t-il pas une seconde que les Français aient eu certains acquis sociaux, certaines formes de relation de travail à défendre.

Dans ses deux chapitres initiaux, très bien conçus, l'auteur définit sa thèse : se fondant d'une part sur les remarques les plus critiques de Tocqueville (l'émiettement, le conformisme de la société Nord-Américaine), d'autre part sur les récits de voyage publiés entre les deux guerres, les Français se sont forgés une mythologie qui leur a fait entrevoir, dans une Amérique imaginaire, le spectre de ce qu'ils risquent de devenir. Le refus d'un avenir incertain a nourri l'essentiel d'un discours antiaméricain que l'expérience du milieu du siècle, avec la guerre froide puis le Gaullisme, est venue sans cesse relancer. Intéressante théorie. Mais, pour la soutenir, Richard Kuisle ne prend en compte que les textes antiaméricains, Sartre, Le Monde, Claude Julien, Esprit 1. C'est ici que se pose nettement la question du rapport entre médias et opinion. D'abord, les médias n'ont pas tous été hostiles. Raymond Cartier, dont Les quarante-huit Amériques se sont bien mieux vendues que Le nouveau Nouveau monde, Paris-Match qui a développée une américanophilie discrète mais constance ne sont jamais évoqués. Et il y a surtout ce qui, intervenant en dehors de la presse, àl' école, en littérature (Claude-Edmonde Magny, Marcel Duhamel sont eux aussi ignorés), au cinéma, dans les concerts, surtout à la télévision, a diffusé une toute autre vision des Etats-Unis. Quand il débouche sur les années quatre-vingt, Ri chard Kuisel est tout surpris, « by the mid1980s outsiders were saying that France had become the most pro-American country in Western Europe » (p. 212). Faut-il traiter les Français de girouettes - ou envisager une lente acculturation, sur trente-cinq années ? L'apport principal du livre de Richard Kuisel est sans doute d'avoir mis en évidence l'abîme séparant les opinions tranchées dont la presse est coutumière et les pratiques quotidiennes.

* Richard KUISEL : « Seducing the French. The Dilemma of Americanisation » (University of California Press, Berkeley, XIII-296 p. 1933).

Comment les salariés reçoivent-ils leurs instructions de travail ? Canaux de communication et formalisation des organisations ?

de Frédéric MOATY
par Sylvie VOEGELE

Ce qui d'emblée nous a interessé dans cet ouvrage, c'est la manière dont l'auteur pose l'enjeu de l'analyse sociologique des modes de communication dans l'entreprise en l'appuyant sur deux hypothèses :

- L'analyse de la productivité se déplace aujourd'hui vers une coopération des individus, obtenue notamment à travers leur adhésion et l'efficacité de leurs communications .

- Les modes de communication sont au coeur des problèmes de coordination et d'organisation des entreprises.

A partir de ces deux hypothèses (qui s'orientent d'ailleurs rapidement dans l:ouvrage vers un constat), l'auteur nous livre un résumé rapide de quelques recherches marquant un regain d'intérêt pour l'étude des communication dans le travail. Ses références sont pour l'essentiel tirées de la littérature anglo-saxonne et spécialement du courant de la sociologie des organisations ou de la sociologie des acteurs. On y analyse surtout la communication en terme de type de coordination que l'on modélise selon la structure hiérarchique (le contexte de l'action), aspect qui selon l:auteur exerce une forte influence sur les échanges au travail. Au reste, les exemples de modèles d'entreprise tirés de l'analyse des modes de communication et de coordination sont quasiment tous liés à la stratification sociale de l'entreprise et aux modes de circulation de l' information (modèles horizontal et vertical détaillés dans le chapitred) ;

Sur ce mode théorique, l'auteur nous annonce l'objet de sa recherche à partir d'une question originale : comment les instructions de travail les plus importantes sont-elles communiquées aux salariés ? Autrement dit : par quels canaux, les salariés obtiennent-ils leurs instructions de travail ?

Un tel énoncé va d'emblée orienter la recherche à deux niveaux : celui d'une part des instructions de travail, que l:'auteur définit comme relevant de communications opératoires, de nature fonctionnelle et recouvrant l'ensemble des échanges indispensables au travail. Nous trouvons donc regroupées des notions telles que :
ordres à exécuter, consignes à respecter, normes à remplir, mode d'emploi à utliser, façon de procéder ; tout ce qui à avoir avec du travail prescrit.

D'une part l'énoncé oriente la recherche sur le type de canal utilisé, selon une typologie a priori déterminée par l'enquête statistique réalisée en 1987 sur la Technique et l'Organisation du Travail auprès des Travailleurs Occupés (TOTTO).

Le modèle « logit » utilisé assez classiquement en statistique permet d'étudier ici les comportements de communications des salariés à partir de trois types de variables

- les caractéristiques organisationnelles de l'entreprise (taille, effectif, structure fonctionnelle et hiérarchique, activité...) Elles sont, nous dit l'auteur, pour partie déterminantes pour les communications formalisées (écrit et machines), et particulèrement au niveau des instructions écrites lorsqu'il s'agit d'organisations à complexité fonctionnelle.

- l'emploi du salarié (qualification, position dans la hiérarchie, responsabilités, ancienneté) ;

- ses caractéristiques personnelles (âge, niveau scolaire, sexe nationalité).

Ces deux dernières variables se montraient plus déterminantes dans l'usage de canaux oraux comme la voix et le téléphone.

De ces grandes tendances, dont nous ne restituons ici qu'une infime partie, sont ensuite déduits trois systèmes de contacts des salariés.

- Contacts de proximité, de vive voix, qui concernent majoritairement les ouvriers non qualifiés et les salariés non diplômés, c'est-à-dire des populations dont le travail nécessite une information immédiatement mobilisable, plus formalisée et davantage prescrite.

- Contacts à distance où l'information est médiatisée par l'écrit, la téléphonie ou une machine, mais où cette dimension de distance renvoie à une dimension d'autonomie et de responsabilisaiton propre à des populations intermédiaires de niveau BAC.

- Contacts interpersonnels riches et diversifiés où les canaux utilisés sont très divers et s'articulent les uns aux autres.

Si nous mesurons tout à fait la difficulté d'une telle analyse statistique de la communication en ce qu'elle tente de proposer une vision complète qui se décline à différents niveaux, celui de l'organisation, comme celui des caractéristiques personnels et salariales des acteurs, il n'en reste pas moins que l'on peut regretter chez Moatty l'absence d'une vision plus monographique. Elle offrirait une lecture plus qualifiative en terme de dispositif socio technique, dans une structure où le type de canal peut à son tour participer à la construction de différents systèmes de contacts qui échapperaient peut-être aux différents déterminants analysés par l'auteur. Ne peut-on en effet soutenir l'idée qu'un certain type de communication, dès lors médiatisée par un type de canal, modèle à son tour l'organisation, influe sur le choix de la main-d'oeuvre et détermine un certain type d'instructions et communications de travail ?

* Frédéric MOATTY : « Comment les salariés reçoivent-ils leurs instructions de travail ? » Canaux de communication et formalisation des organisations, Centre d'études de l'emploi, dossier 2, Nouvelle série 1994.

 

Nouvelle histoire de la photographie

sous la direction de Michel FRIZOT
par Françoise DENOYELLE

Dans le numéro 68 de Réseaux nous avions présenté la Nouvelle histoire de la photographie, publiée sous la direction de Michel Frizot, en nous attachant à son iconographie, un corpus rassemblant plus de mille reproductions photographiques. Nous signalions combien elle répondait aux objectifs de l' auteur : prendre en compte tous les aspects du médium, de l'oeuvre d'art àla photographie d'amateur, du document pour architecte au photomontage publicitaire et combien elle sortait de l'ombre un grand nombre d'images jusqu'ici inconnues du public. Voyons le texte.

Pour rendre compte de la pluralité des champs photographiques, de leurs supports, de leurs commanditaires et des techniques mises en oeuvre, Michel Frizot, chercheur au CNRS, conscient que l'état actuel des recherches dans le monde ne permet plus à un seul acteur d'embrasser la totalité de l'histoire de la photographie (comme ce fut le cas pour Eder, Lecuyer, de Newhall et Rosenblum), a choisi de confier la rédaction d'une part importante de l'ouvrage à des spécialistes. Le problème des compétences résolu, une autre difficulté surgit, et d'une toute autre importance. Comment affirmer à la fois un point de vue d'auteur, faire prévaloir l'originalité de ses conceptions et leur pertinence et organiser, canaliser, harmoniser une écriture collective afin de produire un discours cohérent ? Les choses n'ont pas dû être aisées. Certes l'introduction, la conclusion ; les quatorze chapitres rédigés par Michel Frizot balisent le terrain, mais cela est-il suffisant ? Le texte est loin de toujours présenter, comme le fait de façon si magistrale l'iconographie, une parfaite adéquation avec les intentions énoncées par l'auteur dans son introduction. Le « chapeau » de Michel Frizot présentant chacun des quarante et un chapitres révèle à lui seul la volonté mais aussi la difficulté de rester maître d'oeuvre de l'ouvrage.

Pour pallier l'insuffisance de la chronologie comme vecteur structurant et donner forme à une approche moins catégorielle (reportage, publicité, etc.) tout en évitant les redites dans lesquelles risquaient de s'embourber les auteurs, l'ouvrage s'organise selon trois modalités : les chapitres, les encadrés, les dossiers et propose aux lecteurs plusieurs approches.

Les chapitres s'articulent sur la chronologie pour développer une réflexion à la fois historique et esthétique. Ils présentent une pratique sociale : « Usage et diffusion du daguerréotype », « Portrait de société », « Anonymat et célébrité » ; un courant photographique propre à une période donnée : « Nouvelle vision, nouvelle photographie » ; une spécificité d'ordre technique : « Une étrangeté naturelle. L'hypothèse de la couleur » ; l'état des lieux dans un pays « le Japon et la photographie ». Des recentrages, une appréhension moins manichéenne des catégories antérieures s'avèrent justifiés. Le reportage se décline sur quatre chapitres différents ce qui permet de prendre en compte l'accès de la photographie à l'événemen tiel, les implications, exigences et nécessités des supports commanditaires, les engagements des photographes. Des chapitres jusqu'ici absents des histoires de la photographie voient le jour : « La surface sensible. Support, empreinte, mémoire », « Formes du regard. Philosophie et photographie », « Intimités et jardins secrets. L'artiste, un photographe amateur ».

La volonté de cerner les champs photographiques où se mêlent usages privés et usages médiatiques, de prendre en compte les déterminations sociales et culturelles, les interférences pluriculturelles, les influences, les filiations, les références, les codes de lecture qui, au-delà d'un déterminisme technologique, sont constitutifs des images, renvoit, comme le note l'auteur, se référant à « l'archéologie du savoir » de Foucault, à la mise en lumière « d'incidences qui définissent l'objet archéolo gique qu'est la photographie ». De là naissent une disparité, des ruptures, parfois déconcertantes pour le lecteur porté par le flux continu de l'iconographie et conditionné par une historiographie centrée sur la prédominance de la technique et les antagonismes document-art. C'est pourtant là que réside la véritable nouveauté de cette histoire de la photographie. Elle recentre les problématiques. La photographie est-elle un art ? Le débat, cent fois clos et toujours d'actualité sans être évacué, s'estompe. Il s'agit ici d'affirmer l'infinie variété de la photographie, de revendiquer un pluralisme loin des hiérarchies habituelles.

Les dossiers, précis, concis, en une demi page de texte présentent un aspect particulier de l'histoire de la photographie. Cinq ou six pages d'images illuminent le texte, donnent vie à l'érudition, infini plaisir du lecteur qui, oubliant les 780 pages du livre, son prix élevé, s'étonne cependant de ne trouver que quatorze dossiers. Pourquoi Smith et pas Rotchenko ? se lamente-t-il insatiable. Les encadrés, petites merveilles d'intelligence et d'érudition, réjouiront les étudiants et le public avides d'informations le plus souvent déjà disponibles mais disséminées dans les articles et des livres spécialisés.

Nouvelle histoire de la photographie reconsidère les champs de la photographie, réévalue l'importance déterminante de la photographie européenne . Son incontestable succès en librairie n'est pas usurpé. « Le Frizot » fera date. Impossible désormais d'écrire une histoire de la photographie sans prendre en compte celle-ci.

* Nouvelle histoire de la photographie. Sous la direction de Michel Frizot, Bordas/AdamBiro, 776 p., 1200F.



La matière, l'ombre, la fiction

de Jean-Claude LEMAGNY
par Françoise DENOYELLE

« Dans un monde qui coïncide désormais avec le communicable et l'utilitaire immédiat, un monde qui semble même avoir renoncé à l'épaisseur critique de l'histoire, l'art n'a plus d'espace où fermenter. Eclatante réussite technique issue d'une société qui commençait à rendre tout permutable et échangeable, la photographie reste-t-elle, paradoxalement, un dernier réduit où l'art pourrait survivre ? », (page 25). C'est à cette question que tente de répondre Jean-Claude Lemagny dans son dernier ouvrage : La matière, l'ombre, la fiction. L'album présente 279 oeuvres récentes appartenant aux collections de photographies contemporaines du département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque Nationale de France. Conservateur général du département, Jean-Claude Lemagny ne cesse d'accueillir les créateurs, de solliciter leurs dépôts. Son choix s'est opéré parmi les 25 000 oeuvres entrées à la BN. depuis dix ans.

Subjectif et revendiqué comme tel, le choix de Jean-Claude Lemagny traduit également un effacement devant l'oeuvre, devant sa force de fascination. Il met en valeur l'un des aspects les plus intéressants des recherches actuelles. Développant des thèses déjà avancées dans son dernier livre (19), Jean-Claude Lemagny situe la photographie au coeur des problèmes artistiques et s'attache à montrer comment des interrogations mènent à des solutions, àdes parcours différents mais toujours vigoureux qui ne résultent pas « de spéculations arbitraires, mais de la résistance des données concrètes de la technique, de l'histoire des formes et du réel », (page 9).

Mariant texte et images, l'auteur poursuit son questionnement sur la nature de la photographie, cherchant aux marges, aux limites, entre ombre et lumière, un dialogue des formes, des matières, dans la disparité des photographies, ceci pour construire un espace poétique. En ce sens Jean-Claude Lemagny fait lui aussi oeuvre photographique. A l'image de quelques livres cardinaux produits par des photographes, La matière, l'ombre, la fiction témoigne de la quête toujours inachevée d'un homme, entre liberté et rêve.

* Photographie contemporaine, « La matière, l'ombre, la fiction », Jean-Claude Lemagny, Nathan. Bibliothèque nationale de France. 192 pages. 249 F.

 

Le bestiaire d'Horvat

de Frank HORVAT
par Françoise DENOYELLE

A soixante-sept ans, Frank Horvat pourrait appartenir à ce petit lot de photographes dont la notoriété exige qu'ils consacrent l'essentiel de leur temps à gérer leurs archives, à fournir des images pour des rétrospectives célébrant leur oeuvre. Eclectique, ouvert à toutes les aventures, au confort intellectuel des positions acquises il préfère les périls des avant-postes de la création.

Graphiste de formation, Frank Horvat rencontre Robert Capa et Henri CartierBresson en 1951. Il publie alors ses reportages dans Match et Life. Italien vagabond, il s'installe à Londres puis à Paris, découvre la photographie de mode et colla bore à Vogue, Harpe r's Bazaar, Elle (1956-1986)... Associé à l'agence Magnum, où il restera trois ans, il renoue avec le reportage. En 1990, tenté par d'autres rivages il commence une série d'images numériques en utilisant la palette graphique. En 1994, le Centre national de la photographie expose et coédite Le besta ire de Frank Horvat.

L'image numérique sent le soufre. Elle menacerait le reportage et entraînerait la création dans l'exploitation mécanique de procédés sclérosants. Même si les tenants d'une photographie porteuse d'une vérité intrinsèque doivent lâcher prise sous les coups de boutoir d'une réflexion théorique, des schémas mentaux, associant l'objet et son image dans une même identité garantie par la médiation de l'objectif, restent très prégnants et conditionnent toujours les mentalités. La palette graphique, comme le matériel du daguerréotypiste à l'époque de Beaudelaire, n'a pas bonne presse dans les milieux photographiques. Avec une désinvolture toute rimbaldienne, Frank Horvat brocarde ses collègues photographes offusqués de son idylle avec l'informatique.

« Il est probable que ces manifestation de mon inconscient aient été une des sources de la présente série d'images » (page 66). L'auteur situe son travail de grand défricheur d'un univers mental dans une perspective déjà explorée, mais par d'autres moyens. Démiurge, alchimiste fusionnant des réalités sans liens directs, il structure, organise, remodèle un monde àl'image de ses rêves. D'improbables rencontres s'opèrent, chaque animal trouve sa place exacte, se plie aux proportions désirées, pose dans une nature théâtralisée. Les iguanes deviennent des monstres préhistoriques aux proportions de mammouths. Le sarcoramphe et le rhinocéros hantent des forêts sorties des songes de Lautréamont et les varans du Nil évo-luent dans une flore digne du Douanier Rousseau. A chaque page, pour chaque animal, Franck Horvat nous livre des arpents de paradis pour des scènes d'avant le déluge.

* Le bestiaire d'Horvat, Textes de Pierre Gascar et Frank Horvat, Editions Acte Sud/C.N.P., 280 F.



(1) Voir les références des ouvrages en fin d'article.

(2) Ouvrage auquel on se référera ensuite comme Chippindale.

(3) Mais au sens anglo-saxon du terme, qui correspond à notre culture de masse et inclut le secteur marchand de la production culturelle contenporaine.

(4) Le Sun connaissait quelques difficultés en 1990, mais une audacieuse guerre des prix et l'exploitation des scandales de la famille royale l'ont remis sur pied.

(5) Bird, pp. 24-25

(6) Bird, p.30.

(7) Chippindale, p. XI.£

(8) Le Star et le Sport en Grande-Bretagne, le Weekly World News et le Sun aux Etats-Unis.

(9) Celle-ci semble avoir été fasciné par leur vie aventureuse et leurs récits de négociations financières avec lesinformateurs ou les témoins-clés dont il s'agit de s'assurer à prix fort l'exclusivité contre la concurrence.

(10) Photographie très facile à truquer, et rubrique fréquemment en bonne place dans nos Infos du Monde.

(11) Femme/trois lézards, Sun, 18 fév. 86 ; femme/mouton noir, Sun, 28 oct. 86 ; chimpanzé/bébé humain, Sun 24 sept. 85 (a entraîné une campagne contre les tabloïds).

(12) Ticket de concert rock, Weekly World News, 17 juin 86 ; moto, Sun, 23 sept. 86 ; voiture de course, Sun, 23 déc. 86

(13) A la suite de Clifford Geertz, qui parle de « web of signifiance» dans le classique The Interpretation of Cultures, 1973.

(14) Citant Victor Turner, qui compare à un «hall of mirrors » la culture contemporaine dans On the Edge of the Bush : Anthropology as Experience, 1985.

(15) Cf. E. Neveu « Télévision pour enfants : Etat des lieux », « Communications », n°51, 1990, pp 124-8.

(16) Voir, entre autres, les travaux de Schramm, Lyle et Parker, «Television in the lives of our children », Stanford
University Press, 1961.

(17) L'ouvrage d'A. du Roy, « Le serment de Theophraste », Flammarion, 1993, est explicite à ce sujet.

(18) «Plaidoyer pour les intellectuels », Gallimard, 1972, p.12.

(19) Voir la note de lecture à propos de L'ombre et le temps, Réseaux, n°59, mai-juin 1993, pp. 143-144.