n° 68

Soap opera and wome's talk

de Mary Ellen BROWN

par Dominique PASQUIER

L'ouvrage de Mary Ellen Brown illustre bien le mouvement qui s'est opéré depuis quelques années au sein des recherches sur la réception de la télévision: le début des années 80 a été marqué par de grandes enquêtes (Katz et Liebes, Morley, Ang, Livingstone) centrées sur l'activité de décodage du téléspectateur. Elles ont permis de mettre en évidence l'existence de lectures culturelles très différenciées et d'illustrer, à partir d'un travail de terrain, l'alternance entre positions d'investissement et positions de distance qu'avaient formalisée les spécialistes de la réception littéraire.

Vers le milieu de la décennie apparaîtra une nouvelle série de travaux qui portent plus particulièrement sur les conditions de réception au sein de la cellule domestique, en élargissant souvent le propos à d'autres technologies que la télévision (Morley, Lull, Silverstone). Là, les chercheurs se sont intéressés à la gestion des médias (et de leurs messages) par le groupe familial. Ils ont analysé les oppositions entre hommes et femmes dans les usages et les préférences, la régulation des relations parents/enfants à travers les règles de consommation, la construction identitaire de chaque membre de la cellule familiale, ceci à partir des interactions liées au petit écran.

Enfin, plus récemment, et c'est à cette troisième génération de travaux qu'il faut rattacher l'ouvrage de Mary Ellen Brown, l'attention s' est déplacée vers tout ce qui nourrit, en aval ou en amont, la compréhension des messages, comme par exemple les discussions entendues ou échangées - à propos des programmes, et les informations glanées dans la presse spécialisée. Il s'agit donc de désenclaver le moment de la réception et de considérer que le sens des messages se joue à travers un ensemble d'interactions sociales. On l'aura compris, l'accent est mis sur l'expérience t élévisuelle comprise comme un tout dont les différents moments ne peuvent être dissociés. Bien entendu, l'ouvrage de Mary Ellen Brown n'est pas le premier à aborder ces questions. Si elles sont présentes dans la plupart des recherches sur la réception, elles ont soit été évoquées rapidement, soit traitées à travers un seul de leurs aspects (comme par exemple le travail de Boullier en France à propos des conversations sur le lieu professionnel). Là, le propos est plus ambitieux, puisqu'il s'agit d'analyser l'ensemble des réseaux de discussion autour des soaps en analysant à la fois selon quels registres ils se déroulent et la manière dont ils s'articulent avec la réception des programmes eux-mêmes. Le tout est fondé sur une observation ethnographique menée sur plusieurs années et dans plusieurs pays (Grande-Bretagne, Australie, Etats-Unis) auprès de fans.

L'auteur part donc de ce qui se dit entre ces femmes à propos des soaps : discussions autour de la vie familiale (le house talk), élaboration de jugements portés au nom de la morale domestique (scandal), expression du sentiment de frustration lié à la position subordonnée de la femme (bitching), et confidences mutuelles (chatting). L'ensemble de ces échanges oraux sert à élaborer un consensus moral au sein du groupe en validant les zones d'expertise liées à la vie domestique (l'intimité, l'échange informel, le registre de l'expérience personnelle). En d'autres termes, ces réseaux d'oralité sont un moyen de faire le lien entre l'extérieur et l'intérieur, en abordant des faits d'ordre public à travers une parole d'ordre privée. Le soap constitue une sorte de terrain référentiel commun qui permet aux membres du groupe de gagner du temps.

A travers ces observations, Mary Ellen Brown vise un propos plus large : montrer que cette parole est une forme d'expression de la résistance des femmes à la place qui leur est accordée par la culture dominante. Cette résistance se jouerait à un double niveau, à la fois par le choix même des soaps, c'est-à-dire d'un produit particulièrement dévalorisé culturellement, et par la manière dont, dans leurs échanges verbaux, ces mêmes femmes remettent en question cette culture dominante (un chapitre intéressant est consacré aux lectures parodiques). On sent bien dans cette problématique l'influence des travaux de l'école féministe critique dont Mary Ellen Brown fait partie. Cette influence est parfois même un peu lourde dans le déroulement des démonstrations (multiplication des références, « placage » des discussions sur des concepts). Et c'est sans doute un des défauts de l'ouvrage : il parvient difficilement à trouver un ton cohérent entre l'exposition des résultats de terrain et les questions d'ordre théorique.

Mary Ellen BROWN, « Soap opera and women's talk », Sage, 1994.

Mass communications. A comparative introduction

de Rowland LORIMER

par Pierre SORLIN

L'ouvrage de Rowland Lorimer est un manuel, dans le meilleur sens du terme, mais avec toutes les limitations que cela entraîne. On y trouve des résumés, des schémas, des diagrammes, tout un matériel pédagogique très à jour (les statistiques sont celles de l'année précédant la publication) ; on y trouve aussi de nombreux exemples, depuis la législation française sur l'audiovisuel jusqu'à un portrait de Silvio Berlusconi, ce qui donne au livre un ton de grande actualité, mais empêche trop souvent l'auteur de prendre le recul nécessaire. Ce qui se passe en ce moment ne suffit pas en effet pour caractériser dans son évolution d'ensemble le monde de la communication. L'auteur est parfaitement au courant des dernières théories, il ne manque jamais de synthétiser, d'une manière claire et souvent pleine d'ironie, les conclusions des plus récentes recherches. Les étudiants lui seront reconnaissants de leur épargner pas mal d'efforts. Mais que restera-t-il des enquêtes ou des statistiques ainsi décrites dans deux ou trois ans ?

Ces réserves, qui portent sur une volonté un peu trop manifeste d'être à jour, sinon en avance, ne doivent pas cacher le grand mérite du volume. Rowland Lorimer ne se borne pas à exposer, il développe une théorie. Partant des travaux d'Harold Innis et de McLuhan, il montre qu'une vision simplement instrumentale, même élargie, comme le fait McLuhan, aux dimensions d'une « société électronique », ne rend pas compte de la manière dont fonctionne la communication. Reprenant les trois facteurs mis au jour par ses prédécesseurs (temps, espace et électronique), Lorimer s'interroge d'abord sur les outils, autrement dit sur les médias. Il individualise six variables fondamentales, réglementations nationales, appropriation, maîtrise professionnelle, technologie, publics et contenus auxquelles il consacre l'essentiel de ses analyses. Une étude comparative des politiques française, allemande et britannique conduit l'auteur à relativiser l'influence des réglementations officielles ; il lui semble que si le rôle de l'Etat est prépondérant en France, et propose le cadre d'analyse le mieux adapté aux particularités de notre pays, il faut, ailleurs, faire intervenir d'autres données comme la résistance au centralisme (Allemagne) ou la perméabilité aux apports culturels extérieurs (Angleterre) . L' approche institutionnelle permet à Lorimer d'envisager le professionnalisme sous l'angle des relations avec les sources d'information officielles, une approche qui n'est pas neuve mais qui, dans le cas présent, aide à bien marquer les différences de pratiques entre différents pays.

Les pages sur les techniques, les contenus et le public réservent peu de surprises. Elles permettent toutefois de sortir des limitations trop strictement nationales. Les perspectives ouvertes sur les échanges mondiaux sont provocantes, sinon convaincantes. La communication mondiale a-t-elle un effet unificateur ? S'appuyant sur des cas dérangeants comme celui du Canada, où l'essentiel de la consommation médiatique est d'origine américaine, Lorimer avance une curieuse hypothèse : un rapprochement planétaire serait en cours, entre tous ceux qui ont un accès aisé aux moyens de communications. Mais cela entraînerait de nouvelles divisions intra-nationales, suivant le ni veau d'information disponible pour chaque groupe. Il aurait cependant fallu plus qu'un paragraphe terminal pour développer cette intéressante suggestion.

Rowland LORIMER, « Mass communications. A comparative introduction », Manchester/New York, Manchester University Press, 1994, XII-318 p.

Social scientists meet the media

de Cheryl HASLAM et Alan BRYMAN

par Erik NEVEU

Les textes consacrés à une réflexion sur les rapports des chercheurs et des médias sont encore une rareté. Et pourtant, le chantier des usages sociaux des sciences sociales est immense et prometteur. Le recueil de textes réunis par Cheryl Haslam et Alan Bryman permet d'y prendre pied. Le dénominateur commun de la plupart des textes ainsi réunis est de fonctionner sur le mode du témoignage, du récit à la première personne. Ces tranches de vie médiatique illustrent les rapports complexes, les défiances croisées entre journalistes et responsables d'émission d'un côté, sociologues et psychologues de l'autre, au point de suggérer plus souvent des situations d'in-communication que la norme idéale de l'intersubjectivité. Leur limite, mais aussi leur intérêt et en plus d'un cas leur charme, est de proposer la narration de situations très concrètes, parfois répétitives. Le lecteur en quête d'une théorie concepts en main de la médiatisation des sciences sociales restera sur sa faim. Mais le chercheur soucieux de méditer quelque peu le matériau, de le confronter à ses expériences y trouvera grand profit. L'ouvrage d'Haslam et Bryman est - involontairement ? '-un livre gai. La chose est trop rare en sciences sociales pour être tue. Suggérons à un éventuel traducteur un titre plus aguicheur qui assurera les ventes dans les rédactions et désignera assez justement une partie des contenus : « Dix façons de rouler un chercheur dans la farine », . . Les témoignages contiennent quelques morceaux de bravoure bien réjouissants sur les pièges où ne manque pas de tomber le savant attiré par la lumière des projecteurs. On évoquera ce grand moment où une spécialiste des dinosaures présente sur un plateau de télévision est invitée, mime à l'appui, à expliquer au public les techniques de copulation de ces gracieux animaux, ou l'audacieux compte rendu du Sun qui, partant d'une recherche contractuelle sur les comportements alimentaires dans les cantines, titre en pleine page sur ce professeur fou (un pléonasme pour le Sun) que l'Etat submerge de crédits pour manger des pochons de chips et des hamburgers aux côtés de garnements. Il faut en particulier lire l'article pince sans rire d'Eric Dunning faisant le bilan de ses rapports décevants avec une presse populaire en quête d'un spécialiste de la violence sur les stades. Ce texte se clôt sur quelques fortes remarques relatives à la contribution de la « gutter press » à l'essor du hooliganisme.

Anecdotiques parfois, répétitifs souvent, les textes réunis dessinent cependant, par leur addition même, les cadres d'une réflexion qui dépasse la succession des témoignages. Ils posent, dans le mouvement même de leurs redondances, une véritable grille d'interrogation en pointillé. Quelques têtes de chapitre peuvent s'y repérer, fédérant la dizaine de témoignages mobilisés... La première, classique, a trait aux contraintes du média en matière de rapport au temps, de recherche de l'image ou de la formule choc. De façon plus originale, plusieurs contributions s'arrêtent sur les représentations des sciences sociales (« garbage science » !) et des chercheurs chez les journalistes - sans toujours explicitement distinguer des types de journalisme, si ce n'est l'opposition sommaire entre la presse sérieuse et celle qui l'est moins. Quelques situations idéal-typiques et banales sont bien mises en évidence : l'instrumentalisation du chercheur sollicité pour proférer avec l'autorité de son titre quelques banalités conformes aux attentes de la rédaction, l'invitation qui masque un « ordre du jour caché ». Le texte de Dennis Howitt, relatif à la diffusion des travaux savants sur les effets de la pornographie, illustre bien la difficulté de rendre compte dans les médias de résultats d'enquête lorsque ceux-ci interviennent sur le terrain de croisades morales.

A travers les contributions de trois professionnels de la radio et de la télévision, mais aussi dans le retour réflexif des chercheurs sur leur pratique, le recueil sait éviter de restreindre le débat à un réquisitoire vite narcissique. Ce sont aussi les tics des chercheurs, leurs excès de jargon, leur souci parfois insuffisant d'adaptation qui sont analysés. Plus largement c'est tout le rapport de fascination-répulsion de nombre d'intellectuels à la visibilité médiatique, les jeux de réprobation mâtinée de jalousie à l'égard des collègues qui se commettent dans les mauvais lieux cathodiques qui sont saisis en quelques scènes. Le défilé des scènes de la vie cathodique fournit aussi les matériaux d'une analyse plus globalisante sur les enjeux de pouvoir que recèle la banalité d'un « plateau » ou d'un entretien. Les rapports des associés-rivaux du monde académique et du journalisme y suggèrent toute leur complexité, les agents d'un espace social s'appuyant sur ceux de l'autre dans des logiques de distinction, des tentatives pour s'émanciper des verdicts de leur univers. Retrouvant enfin des analyses de Sonia Livingstone et Peter Lunt (1), le texte de Graham Murdock souligne aussi combien l'évolution de la télévision vers le mélange des genres, les dérapages possibles d'une programmation qui exalte l'expression du vécu et de l'expérience aboutissent à saper toute légitimité particulière de la parole d'expertise. C'est aussi le statut de la parole savante dans ces composantes centrales de l'espace public que soulèvent les témoignages rassemblés.

Exception faite du texte de Murdock (« Tales of expertise and experience »), qui a le grand mérite de s'essayer à des théorisations plus nettes et plus ambitieuses que la moyenne de l'ouvrage, on ne cherchera donc pas dans ce recueil un ouvrage décisif dans la problématisation des usages médiatiques des sciences sociales. Il serait même facile de dresser une liste des insuffisances et des lacunes de ces témoignagnes... qui par exemple lorsqu'ils font parler les gens de médias font parler les plus porteurs de traits « intellectuels », qui par la même ne sont pas forcément les plus intéressants sur le sujet. Mais au-delà de l'anecdote, d'une apparence mosaïque, ces contributions recèlent des matériaux dignes de réflexion. Elles offrent une stimulante matière première pour amorcer un débat dont la communauté académique se débarrasse trop souvent par les facilités conjugués de la jérémiade, de la dérision et de la dénonciation. Enfin le chercheur déjà échaudé par une coopération insatisfaisante et celui qui attend fiévreusement l'invitation qui lui ouvrira les portes de la gloire médiatique liront avec profit tant le texte de Paul Wilkinson que la synthèse finale proposée par les coordonnateurs du volume. On y trouve à la fois un bilan des frustrations des chercheurs médiatisés et un ensemble de conseils utiles pour déjouer les pièges des médias, s'adapter à leurs attentes... et sur ce point rares sont les chercheurs qui n'ont pas à apprendre à savoir échapper à la lugubre alternative d'une rigueur inintelligible ou d'une clarté qui les aligne sur le discours ordinaire du journalisme.

Cheryl HASLAM et Alan BRYMAN (édition), « Social scientists meet the media », Sage, 1994, 227 pages

Nouvelle histoire de la photographie

sous la direction de Michel FRIZOT

par Françoise DENOYELLE

A propos de récentes édition ou réédition d'histoires de la photographie nous avions situé ces publications dans l'historiographie de la photographie (2). L'ouvrage de Michel Frizot doit lui aussi être abordé sous cet angle. Continuité ou rupture ? Nouvelle histoire de la photographie se positionne au carrefour de deux écoles : l'éuropéenne incarnée par Eder et Lécuyer, l'américaine illustrée par Newhall. La première privilégie les aspects techniques et la seconde les rapports qu'entretient le médium avec l'art. Le titre de l'ouvrage, Nouvelle histoire de la photographie, n'a rien d'un slogan publicitaire ; il est la traduction d'une réelle volonté d'aborder de façon différente l'histoire de la photographie, de penser autrement l'image argentique. En cela le livre est bien celui de Michel Frizot et non l'oeuvre d'une équipe de spécialistes dont il se serait borné à coordonner les travaux (3).

Quelles sont les nouvelles perspectives, les champs d'investigation déflorés, les avancées théoriques proposées par un ouvrage de près de huit cents pages comportant plus de mille illustrations réparties dans quarante et un chapitres rédigés par vingt-sept collaborateurs ? Il est toujours délicat de juger, en quelques pages, un travail fruit de plusieurs années de recherche, une réflexion élaborée lentement au cours d'une carrière mais c'est la loi du genre imposée par la note de lecture.

Commençons par l'iconographie, souvent évacuée par la critique en quelques lignes, alors qu'elle constitue un domaine de recherche aussi noble que les autres et induit un véritable discours sur le médium. En marge du texte, au fil du millier de « reproductions photomécaniques », le propos de Michel Frizot se déploie, s'articule et s'affirme. L'auteur fait sienne la définition la moins restrictive possible de la photographie, « avant tout un ensemble très hétéroclite d'images ayant pour point commun d'être engendrées par l'action de la lumière sur une surface sensible »(page 11). Il s'ensuit un corpus prenant en compte trois critères : la variété des pratiques et des usages privés et médiatiques, les champs d'influences, de filiations et d' interférences entre déterminismes sociaux-économiques et codes de perception, les implications des retards et des avancées technologiques. Pour cela l'auteur introduit des images provenant d'archives et de fonds publics et privés, d'albums de famille, de la presse, de l'édition, de la publicité, de supports relevant de la pédagogie et de la propagande. Si des images aussi incontournables que Point de vue pris de la fenêtre du Gras par Nicéphore Niepce, Sarah Bernhardt par Nadar, Omaha Beach par Robert Capa sont au rendez-vous, l' essentiel des photographies présentées est inconnu du public, fut-il averti. Qui connaissait la couverture du Chien Jaune de Simenon (1931) réalisée par le studio Lecram avec une photographie de Robert Doisneau, celle d'Algérie préhistorique (1958) avec une photographie en couleur de Marcel Bovis ? On pourrait multiplier ainsi les exemples.

L'iconographie consacrée à la photographie du XIXe siècle est sans conteste la plus excitante, la plus jubilatoire pour le lecteur. Ces termes peuvent paraître excessifs ou inappropriés au sujet d'un livre aussi sérieux. Ils sont justifiés par le plaisir de découvrir non seulement des images inconnues mais des sujets qui, à force d'avoir été ignorés par les historiens, nous semblaient avoir été délaissés par la photographie elle-même. Michel Frizot est probablement l'un des premiers chercheurs à avoir consulté ou eu recours à autant de fonds disséminés dans quinze pays (Europe, Etats-Unis). Il démontre ce que nous savions sans jamais l'avoir mis à profit de façon aussi exhaustive et magistrale : l'extraordinaire richesse et diversité des collections françaises. Les crédits photographiques (p. 776) font apparaître plus d'une quarantaine d' institutions publiques sans compter les agences, les collections particulières, les fonds privés de photographes. La diversité des sources internationales, parisiennes et provinciales traduit la volonté de l'auteur : « A la limite, il nous importe plus de savoir pourquoi on photographie (bien ou mal) que de montrer comment on photographie bien » (page 5). Pour autant, il ne délaisse pas les conditions dans lesquelles s'effectue la prise de vue, le traitement de l'image et sa diffusion. Au lieu de nous présenter le sempiternel défilé des appareils (4), de la chambre noire à l'appareil jetable, Michel Frizot s'attache aux conditions de réalisation de l' acte photographique et aux opérations qui s'ensuivent.

Le plan du pyréolophore, annexée au brevet (1807) de Nicéphore et Claude Niepce, provenant des archives de l'Institut national de la propriété industrielle, traduit la volonté de l'auteur d'inscrire les premiers travaux de Niepce dans « l'ensemble des inventions du XIXe siècle, en la (photographie) considérant comme « une machine », terme du reste repris à son sujet par beaucoup de textes autour de 1839 » (page 16). Machine conçue, à l'origine, pour une production encore artisanale. Nous découvrons ainsi le photographe en déplacement avec sa cabine portable pour la préparation des plaques (1857), page 158, le tirage en plein air (vers 1860), page 93, le dispositif d'éclairage utilisé par Nadar pour photographier les égouts parisiens, (1861), page 286, l'atelier de photographies stéréoscopiques où s'affaire une majorité de femmes et d'adolescents, (1865), page 175, le photographe ambulant, (1876), page 93, Lewis Hine photographiant les réfugiés, gare du Nord, (1918), page 393. Les conditions de diffusion, jusqu'ici pratiquement absentes de l'iconographie des histoires de la photographie, sont bien mises en valeur. Un daguerréotype, « Le salon », présente un intérieur de la haute bourgeoisie où neuf daguerréotypes trônent sur un chevalet jusqu'ici réservé à la peinture, (vers 1844), page 33. Une vue de l'exposition annuelle de la Photography Society de Londres, en 1858, témoigne de la vitalité de la photographie, du refus des commissaires d'opérer des sélections trop restrictives. Celle de la Galerie 291, (1906), page 314, affirme d'autres préoccupations : faire reconnaître la photographie picturale comme oeuvre d'art. Le photomontage publié dans le numéro du 17 avril 1912 de l'Excelsior, et réalisé à partir d'images d'archives, pour annoncer la catastrophe du Titanie, annonce le rôle majeur joué par la presse dans la diffusion des photographies au XXe siècle et souligne les carences de la transmission (page 365). La radiophoto transmise de New York à Londres, le il mai 1936, pour annoncer l'arrivée du dirigeable Hindenbourg, d'une qualité fort médiocre pour être reproduite sur du papier journal confirme qu'à une époque où les journaux sortent plusieurs éditions par jour pour mieux « coller » à l'actualité, la photographie d'actualité reste tributaire de moyens techniques encore peu performants.

« Il n'existe proprement aucun sujet que la chambre du daguerréotypiste laisse échapper... Le cosmos entier, que l'oeil peut saisir, est conçu comme un immense daguerréotype », conclut l'auteur du chapitre consacré à l'usage et la diffusion du daguerréotype (page 49). Michel Frizot, images à l'appui, met en évidence l'éclectisme des sujets traités. A côté des portraits, les plus nombreux pour des raisons de rentabilité, le daguerréotype fixe l'actualité politique : les troupes de retour d'Italie défilant dans Paris, en 1859, (page 42) ; scientifique : la première opération sous anesthésie à l'éther, en 1846 (page 54) ; les faits divers : l'incendie des moulins d'Oswego, en 1853, (page 50). Prisée pour sa précision, sa vérité, l'image daguerrienne s'inscrit dans une démarche scientifique fondée sur l'observation et l'expérimentation : autoportrait en expérimentateur chimiste de R. Cornélius, Cristal de roche sur un verre, (page 53). Tout aussi figés que les acteurs en costume de scène, mais fort loin des étoiles de fond peintes en trompe-l'oeil des ateliers pour le portrait, voici les mineurs de Sacramento dans leur mine à ciel ouvert (page 49). A mi-chemin entre la scène de genre (par sa mise en scène) et le document (par sa précision), le daguerréotype de G.H. Johnson (page 49) nous émerveille aujourd'hui, comme hier, par la finesse des détails (échelle, costumes...), la présence de personnages dispersés sur un vaste chantier qu' « une emphase optique, une insistance objective due au cadrage et à l'appareillage comparable au microscope », semble inspecter et répertorier avec une précision d'entomologiste.

Cet éclectisme se retrouve dans la pluralité des appréhensions du monde, la variété des pratiques photographiques. Faute de pouvoir être exhaustif, retenons un chapitre et un dossier. L'iconographie du vingt-deuxième : « Etats des choses. L'image et l'aura » est entièrement consacrée à la photographie du XIXe siècle. Michel Frizot reprend l'idée avancée par Herbert Moldering dans La photographie sous la République de Weimar (5) et montre comment la fragmentation du monde réel par le cadrage déréalise l'objet pour transformer « en idole potentielle le moindre artefact contemporain» (page 371), mais il développe et amplifie son propos : « La photographie idéalise ainsi le monde qui nous entoure en nous le transmettant par images véridiques d'objets perdus, pourvus d'une aura qui ne se réfère pas à une origine sacrée mais qui tient à la solennisation photographique » (page 371). Les images produites, une publicité de l'établissement physiothérapique Valfondo (page 373), un moulage d'empreinte de chien provenant de Pompéi (page 384), un heaume de la Real América (page 383) sont bien porteuses de l'aura dont Walter Benjamin déplorait la disparition par la

multiplication des reproductions (6) et que Michel Frizot réintroduit. « Si l'on peut admettre que l'image photographique fasse perdre un peu de son aura à l'objet d'art, unique dans sa splendeur, l'extraordinaire pouvoir de mimétisme de cette image insuffle aussi à toute chose photographiée l'aura du modèle premier, l'aura d'un type génétique, d'une apparition intemporelle longtemps espérée. » (page 385).

Le dossier consacré à l'album universel (pp. 679-685) présente des photos d'amateurs et des pages d'albums. La mise en page, le graphisme, l'organisation des images, les sujets familiaux, convivaux et touristiques font état d'une pratique privée de la photographie jusqu'ici ignorée par l'histoire de la photographie. Son usage non commercial, son manque de références à des critères artistiques, ses déficiences techniques l'ont longtemps cantonnée dans une indifférence polie ou amusée. Michel Frizot ouvre des perspectives, substitue à une hiérarchie restrictive des pratiques un constat de pluralité porteur « d'une autre esthétique de la photographie, moins formalisée, qui tienne compte des intentions et des sentiments de l'insertion sociale du discours visuel, des associations préconçues entre les images. »(page 679.)

L'iconographie de la Nouvelle histoire de la photographie répond parfaitement aux intentions énoncées par l'auteur dans son avant-propos. Nous verrons dans le prochain numéro de Réseaux que le texte, oeuvre d'un collectif d'auteurs, ne présente pas une adéquation aussi parfaite.

Nouvelle histoire de la photographie sous la direction de Michel FRIZOT, Bordas, Paris, 1994, 775 pages, 1 200 F.

 

Rectificatif :

 

Plusieurs coquilles ayant modifié malencontreusement la note de lecture que Michael Palmer avait consacrée à l'histoire de The Economist par Ruth Dudley Edwards, nous en republions ici la fin, en priant l'auteur de bien vouloir nous excuser.

Autre « révélation » : certains rédacteurs deThe Economist pratiquent plutôt les hommes qui occupent les sommets de l'Etat que ceux que l'on trouve en coulisse et dont l'apport au journal est non moins riche. The Economist, plus encore peut-être que le Financial Times ou l'agence Reuter, a toujours Londres comme principal port d'attache : on notera que R.E. Edwards examine plus longuement les orientations atlantistes du journal que le débat interne que suscitèrent les différentes « options » européennes. En revanche, le Financial Times se qualifie d'« Europe's business newpaper » : les marchés européens représentent pour Reuter plus de cinquante pour cent de ses recettes.

Chacun à sa manière, ces trois « médias » s' internationalisèrent, « s' européanisèrent » et se modernisèrent au cours des trente dernières années. Ils furent même aux avant-postes de la modernisation des entreprises britanniques de communication. A bien des égards, ils partagent une culture entrepreneuriale commune, dont les critères, journalistiques et autres, se propagent en dehors de leurs rangs.

 

Rapport de la section « Systèmes de documentation » et d'information sur la conférence de Séoul

La section « Systèmes de documentation et d'information » de l'AIERI a tenu à Séoul deux sessions :

La première a été consacrée à l'application des méthodes bibliométriques pour l'analyse des communications scientifiques, ainsi qu'aux bilan, perspectives et enjeux des sciences de l'écrit et du document.

La seconde a traité, d'une part, de la gestion informatisée des banques de données de la télévision et des aspects cognitifs des différents types de procédures et de navigation utilisés et, d'autre part, des problématiques relatives au rôle des technologies d'information dans les pays du Sud et des stratégies qu'ils pousuivent.

Les débats ont été animés, malgré l'absence de nombreux intervenants qui, pour des raisons financières, n'avaient pas pu se déplacer.

Plus largement, la section, notamment lors de sa réunion de travail, s'est interrogée sur plusieurs points :

- établir des liens plus étroits avec la section « Politiques des technologies d'information », comme nous l'avions fait à Dublin, en organisant, par exemple, des sessions jointes avec Robin Mansell ;

- diffuser auprès de l'ensemble des autres sections les thèmes de recherche que nous avons définis, tout en montrant leur renouvellement par rapport à la précédente section « Bibliographie ». Il s'agit de mieux montrer les liens entre l'étude des médias, qui est dominante à l'AIERI, et les nouveaux systèmes d'information et les réseaux tels que les autoroutes électroniques qui s'organisent à l'échelle planétaire, de San Francisco à Shanghaï.

Pour la prochaine conférence de Porto Rose, en Slovénie, il est souhaité que soit pratiqué un multilinguisme de fait, alliant anglais, espagnol et français, et permettant, grâce à des traductions, un échange réel entre les différentes écoles de pensée.

 

(1) Talk on television, routledge,Londres, 1994. Voir le compte rendu de D.Pasquier dans réseaux n° 65, 1994.

(2) Naomi Rosenblum : « Une histoire mondiale de la photographie », Réseaux, n° 58, mars-avril 1993, p. 171-172. Pierre-Jean Amar : «La photographie, histoire d'un art », Réseaux, n° 64, mars-avril 1994, p. 187-188.

(3) Michel Frizot est par ailleurs l'auteur de l'introduction, des textes d'ouverture de chaque chapitre et de 14 chapitres sur les 41 que compte l'ouvrage.

(5) Catalogue de l'exposition organisée par H. Moldering, pour l'Institut pour les relations culturelles avec l'étranger, Paris, 1979. Voir le chapitre consacré à la publicité pages 17-19.

(4) Voir les deux chapitres : Bref historique techniques pages 192-193 et pages 442-451 consacrés aux matériaux, appareils et procédés par Naomi Rosenblum.

(6) Walter Benjamin, «L'oeuvre d'art à l'ère de la reproductibilité technique , essais IL, 1935-1940.