n°67

 

Mille scénarios

de Sabine CHALVON-DEMERSAY

par Dominique CARDON

Les scénarios des feuilletons télévisés peuvent-ils instruire notre connaissance de la société ? Peut-on en extraire les codes sociaux, les repères moraux et les conventions narratives qui forment la trame de notre culture commune, celle que la télévision thématise, construit et renforce quotidiennement ? Tels sont les objectifs que s'est fixés Sabine Chalvon-Demersay en entreprenant la lecture approfondie d'un corpus de 1120 synopsis adressés à France 2 en réponse à un concours de scénarios. l'intérêt d'un tel projet réside d'abord dans les partis pris théoriques défendus par l'auteur. Un curieux choix éditorial a renvoyé la partie méthodologique de l'enquête dans la première annexe de l'ouvrage (pp. 159-171), bien que sa lecture soit indispensable à la compréhension des enjeux qui nourrissent l'exploration de l'imaginaire des scénaristes "en temps de crise" - comme l'indique le sous-titre tout désigné de l'ouvrage. Dans ce texte, l'auteur justifie une stratégie de recherche qui l'a conduite, dans le cours même de son enquête, à abandonner la traditionnelle sociologie des producteurs de fictions, - dont on trouve cependant la trace dans la deuxième annexe de l'ouvrage (pp. 172-181) - au profit d'une interprétation compréhensive des scénarios, en considérant ce corpus comme une documentation inédite sur les ressources de l'imaginaire contemporain. c'est donc à partir du "destinataire " de ces textes, le programme télévisé " grand public ", que Sabine Chalvon-Demersay a interrogé les propositions de fiction adressées par les scénaristes, afin de mettre au jour la manière dont ils ont anticipé, de façon naïve ou calculée, l'attente, des responsables d' antenne et conjointement celle du public des téléfilms diffusés à 20 h 30. Le refus de rabattre l'interprétation des textes sur les propriétés de leurs producteurs, explique ainsi Sabine Chalvon-Demersay, ne constitue en rien une décision a priori, mais résulte de l'insatisfaction suscitée par les multiples tentatives qui ont été effectuées en ce sens, sans jamais offrir une cartographie claire et interprétable des principes de production du corpus.

Cependant, le choix d'une analyse de contenu ne signifie pas que Sabine Chalvon-Demersay ait cédé au tropisme de l'analyse symptomale ou de l'explication-reflet, qui caractérise souvent ce type de démarche (1). Servie par une écriture élégante et aérée de nombreuses illustrations extraites des scénarios, la démonstration proposée ici est rigoureuse. l'auteur s'efforce de serrer au plus près son matériel tout en sollicitant quelques repères simples pour proposer une interprétation d'ensemble. Celle-ci s'appuie d'abord sur une impression de lecture, confortée par l'analyse systématique des textes : en dépit de la très grande diversité des rédacteurs de scénarios (professionnels de l'audiovisuel ou amateurs de toute espèce), de leur inégale maîtrise de l'écriture " scénaristique ", de la variété des genres empruntés (de la comédie à la science-fiction) et des sujets abordés (immigration, journalisme, événement historique, etc.), tout ces textes partagent un même " air de famille ", l'impression d'avoir été " tricotés ensemble "comme" autant de fragments d'une culture commune " (p. 10). Sabine ChalvonDemersay compare ainsi astucieusement différentes populations de personnages évoluant dans des lieux, des époques et des intrigues extrêmement variés. Elle rapproche leurs comportements et les formes de leur engagement face à des situations très diverses et met en équivalence les justifications et les raisons dont ils entourent leurs gestes et leurs actions. l'originalité de la démarche entreprise résulte ainsi de la manière de traiter ce " commun ", de traquer les résonances qui parcourent ce corpus afin de mettre au jour le " scénario des scénarios " (p. 14) gouvernant l'ensemble de ces textes, aussi divers soient-ils.

Soumis à cette grille de lecture, le tableau dressé par l'auteur restitue sans contraste le sentiment de pessimisme général qui hante toutes ces propositions de scénarios. Sur un ton pourtant souvent enjoué, Sabine Chalvon-Demersay nous donne à lire des exemples de désespoirs sans solution, d'amours impossibles, d''njustices non réparées, de retrouvailles navrantes ou d'errances tourmentées. Collectivement, les projets de scénarios traduisent ainsi la " crise des ressources dont nous disposons pour nous représenter le monde dans lequel nous vivons "(p. 156). Autour de la représentation d'une crise du lien social caractérisée par la désinstîtutionnalisation des systèmes de régulation moraux et institutionnels, l'auteur fait évoluer d'une même manière son corpus sur trois scènes différentes : la vie sociale, la scène privée et le territoire de l'individu. La première constitue un univers hostile, atomisé, marqué par l'impuissance des institutions, la trahison des experts et le détournement du pouvoir àdes fins personnelles. Tout personnage détenant une position d'autorité sera aussitôt soupçonné, sans pour autant que l'indignation soulevée par ses méfaits puisse se fixer dans une accusation politique. l' antiracisme, à lui seul, constitue la dernière des causes pour laquelle on se mobilise. c'est que l'univers instable des scénarios est tout entier habité par la critique sans que celle-ci trouve jamais de point d'appui sur lequel s'élever durablement afin de constituer des solidarités. Seuls les enfants, les vieillards et les artistes, c'est-à-dire des personnes placées en marge de la vie sociale, incarnent des valeurs positives. Mais ils n'ont que des instruments de promotion individuels et des valeurs esthétiques à opposer à la généralisation du cynisme. Une même instabilité caractérise la gestion de la sphère privée qu'a abandonnée la rhétorique de la passion au profit de rencontres improbables et de ruptures promises. La famille, plus que jamais, est " incertaine " ; les engagements sont sans avenir et sans intensité ; la psychologisation des relations interpersonnelles est si présente qu'elle constitue une entrave à l'accomplissement des rencontres et à la sincérité des échanges. Ce sentiment de déréliction se retrouve enfin dans l'impossibilité de fixer et de construire l'identité biographique et psychologique des personnages. Ceux-ci sont toujours menacés par la " spirale de la solitude " et travaillés de l'intérieur par la fragmentation d'un moi divisé " en un comité de quasi-personnes " (p. 145). Il est symptomatique, explique Sabine Chalvon Demersay, que des personnes qui doutent autant d'elles-mêmes soient conduites àporter le soupçon sur ceux qui les entourent et à refuser leur confiance à un monde dans lequel règnent sans partage la duperie et l'incertitude.

Il faut cependant regretter que la description très fine de cet univers sans responsabilité ni solidarité étouffe quelque peu le travail d'interprétation du matériel. On pourra ainsi reprocher à l'auteur d'avoir " noirci le tableau " en écartant les anticipations projetées par les scénaristes sur la réception des fictions et en refusant de faire le partage entre les différents genres (drame, fiction, comédie), qui suggèrent chacun des contrats de lecture très variés au téléspectateur. Mais, le parti pris d'autonomisation des textes revendiqué par Sabine Chalvon-Demersay n'a rien d'absolu. Il ouvre aussi à une exploration des médiations qui se nouent entre l'univers fictionnel des scénaristes et les ressorts narratifs et figuratifs sollicités dans d'autres lieux que la fiction télévisuelle. Bien que les propositions méthodologiques avancées par l'auteur ne soient pas entièrement honorées, de nombreuses pistes sont ainsi avancées pour comprendre les phénomènes d'intertextualité conjoignant le discours de la fiction avec d'autres formes de production discursive (informations, BD, conversations ordinaires, etc.) (p. 94 et 157). Sabine Chalvon-Demersay montre aussi l'importance de la diffusion du travail critique mené par les sciences humaines (sociologie, psychologie et psychanalyse) qui nourrit les représentations fictionnelles. Elle en décèle les traces multiples dans les descriptions de la froide mécanique des déterminismes et des stratégies de pouvoir et de l'impossible gestion d'une personnalité intérieure envahissante et incontrôlable. L'ouvrage de Sa-bine Chalvon-Demersay permet ainsi de montrer comment les ressorts de l'imagination fictionnelle sont inséparables des ressources politiques et sociales qui nous aident quotidiennement à construire le monde social. Entre ces deux univers transitent les mêmes conventions narratives et les mêmes outils d'interprétation. Tout deux sont travaillés par une même crise, habitées par le soupçon, et incapables d'abriter un monde commun dans lequel il soit à la fois possible d'accuser et de faire confiance.

*Sabine CHALVON-DEMERSAY, " Mille scénarios. Une enquête sur l'imagination en temps de crise ", 1994, Paris, Métailié,192 pages, 99 F.

L'information et son analyse : culture entrepreneuriale et culture journalistique

The pursuit of reason.
"The Economist
", 1843-1993

de Ruth Dudley EDWARDS
par Michaël PALMER

Trois des " médias" britanniques dont la renommée et l'autorité dans les milieux économiques et financiers (voire politiques) vont bien au-delà du Royaume-Uni, firent réaliser, au cours de ces dernières années, une " histoire-maison " à l'occasion d'un anniversaire dont ils voulaient marquer l'importance : le Financial Times (quotidien fondé en 1888), Reuters (agence fondée en 1851) et The Economist (hebdomadaire fondé en 1843) (1). Indépendantes les unes des autres - surtout sur le plan rédactionnel )- ces trois entreprises partagent plusieurs traits. Proches géographiquement de la City de Londres, elles réussirent au cours des trente-quarante dernières années, à " accompagner " l'internationalisation toujours croissante des flux et des flots de la circulation des échanges, de l'économie-monde dont profitait la City, même lorsque l'économie britannique, elle, stagnait, voire pire. Des liens formels ou informels existent entre les trois entreprises. Le Financial Times détient 50 pour cent des parts de The Economist (le management et la rédaction des deux titres, s'ils se respectent, restent autonomes et concurrentiels). Entreprise indépendante, Reuters - agence d'information et de données alpha-numériques, partage le même état d'esprit internationaliste que les deux autres et irrigue cette circulation des flots du capitalisme moderne, qu'ils commentent ; d'anciens journalistes ou gestionnaires Reuters travaillent ensuite pour le " F.T. " ou pour The Economist. " Simple " hebdomadaire, ce dernier, lui, n'est pas une " usine à nouvelles " comme les deux premiers. Et pourtant, se targuant toujours de son appellation d'origine " newspaper " et non pas du vocable " magazine ", tels ces titres américains, Businessweek ou Time, The Economist exerce une influence en tant que " journal d'opinion " qui est peut-être d'autant plus forte que le titre est de parution hebdomadaire -on le trouve le vendredi, à Paris et àBruxelles, à Londres et à Washington - et qu'il respecte toujours l'anonymat de ses articles à quelques rares exceptions près  (2).

L'ouvrage que R. D. Edwards consacre à The Economist, 1843-1993, dépasse les mille pages et comporte plus de cinquante chapitres . Il représente l'aboutissement d'un travail entrepris dès 1981 ; dès avant cette date, le responsable de la rubrique " livres " du journal fit remarquer qu'en l'absence d'archives adéquates (correspondance et registres rédactionnels détruits lors d'un bombardement en 1941), il importait de réaliser un travail d'histoire orale, et de préparer le livre qui devait couronner le 150e anniversaire du titre, en 1993. " Je suis historienne, et non pas journaliste ", affirme l'auteur, d'emblée. Argument a contrario, si l'on veut : les trente dernières années au cours desquelles s'est renforcée l'internationalisation du titre (on y reviendra) reçoivent un traitement que certains anciens de la maison ont jugé insuffisant. l'ouvrage " a été diablement difficile à réaliser ", ajoute l'auteur. Lors de sa publication (deuxième semestre 1993), divers anciens journalistes de The Economist - dont plusieurs figurent dans les pages de l'ouvrage - en ont rendu compte, des historiens britanniques également. Il nous semble pertinent de faire de même. Le livre est un festin, pour l'historien de la presse, pour celui des débats d'économie politique qui se sont produits hier (et se produisent encore aujourd'hui) parmi les classes dirigeantes au Royaume-Uni et ailleurs, mais aussi pour tous ceux qui, en France, en Europe et dans le monde, essaient de comprendre " l'esprit " et l'influence de The Economist, ou ont intérêt à le faire. On convoquera donc au festin certains de ces anciens du journal qui, tel le fantôme de Banquo surgi lors du banquet que donne Macbeth, sont revenus hanter et accuser l' auteur.

Tout d'abord, la longévité du titre et l'évolution de sa diffusion. Lancé en 1843 par James Wilson, homme d'affaires écossais (et futur député britannique), The Economist tira alors 1 750 exemplaires. En juin 1994, sa diffusion était de 549 000 exemplaires. Dans la société victorienne, les hommes d'affaires et les milieux de la City de Londres constituaient -avec la classe politique - l'essentiel des lecteurs du journal. Walter Bagehot, le plus célèbre de ses directeurs de rédaction (poste qu'il occupa entre 1861 et 1877) voulait expliquer à ce public comment ses activités alimentaient les marchés non seulement londoniens ou impériaux, mais aussi mondiaux ; pour lui, les acteurs ou opérateurs, tout à la recherche du gain, ne saisissaient pas forcément " le tout " font ils faisaient partie (p. 297). Aujourd'hui, plus de 80 % des exemplaires sont diffusés hors du royaume. c'est en Amérique du Nord que le bond en avant de la diffusion du journal est le plus spectaculaire. La diffusion totale du titre passa de 69 000 à530 000 exemplaires entre 1963 et 1993 ; par ailleurs, entre 1958 et 1992, le classement des trois principales zones de diffusion du journal se renversa. En 1958, les hommes d'affaires et " décideurs " (politiques et autres) britanniques constituaient encore l'essentiel du lectorat ; la diffusion de The Economist " sur le continent européen" était inférieure d'un tiers ; en Amérique du Nord, elle était encore plus réduite. Trente-cinq ans plus tard, le journal se vendait plus largement sur le continent qu'au Royaume-Uni ; sa diffusion en Amérique du Nord, surtout, dépassait sensiblement celle du Royaume-Uni et de l'Europe réunis (tableaux, p. 951). Comme l'écrit Andrew Knight (directeur de la rédaction, 1974-1986), aujourd'hui The Economist est lu par l'élite de la planète (" an articulate global élite ") - celle, pounaiton ajouter, qui est concernée de près ou de loin (ou qui espère l'être) par les flux d'une économie-monde où la circulation des échanges entre multinationales, gouvernements et autres acteurs du commerce des idées et des choses se fait, le plus souvent, dans ces langues anglaise et américaine (et de leurs avatars et autres " pidgin English ") qu'utilisent d'innombrables décideurs et gestionnaires à travers la planète. The Economist sera un peu le medium où l'on s'adresse à l'élite économique et politique du village global. Edwards conclut son ouvrage avec ces propos de Geoffrey Crowther (directeur de la rédaction de 1938 à 1956 ; directeur général de l'entreprise, 1956-1962) : " dans la caravane qui accompagne le mouvement des affaires de ce monde, le journal d'opinion, à condition de rester humble et modeste, a sa place... " p. 948).

Humble et modeste ? The Economist s'est toujours voulu un journal destiné à l'élite ; au terme d'un labeur considérable, il l'est devenu (assez rapidement) et l'est resté (à quelques rares périodes près). Rédigé, donc, à l'intention de ceux qui prennent ou influencent les décisions (qu'elles soient politiques, économiques ou diplomatiques...) et de ceux qui se sentent proches du pouvoir ou aspirent y parvenir, il sert d'" humus ", et demeure un signe de " distinction " et de " habitus ", que relèverait un Bourdieu ou un Veblen britannique (3). Ceux qui écrivent pour le journal - sortis souvent, mais non pas toujours, des " public schools " (collèges privés) et d'Oxford et de Cambridge -, se croient, àleur tour, " l'élite des journalistes ". Non sans raison. R.E. Edwards retrace la formation et le parcours professionnel de nombreux rédacteurs (4). Chacun des seize directeurs de la rédaction qui se sont succédé entre 1843 et 1993 avait entre trente et quarante-neuf ans (la politique de rajeunissement s'est accentuée ces dernières années). Tous ont côtoyé l'" Establishment "britannique pour des raisons professionnelles. Certains ont fini par en faire partie : le dernier en date à quitter le journal (après avoir dirigé la rédaction de 1986 à 1993), Rupert Pennant-Rea, est devenu gouverneur adjoint de la Banque d'Angleterre. Au dix-neuvième siècle, Walter Bagehot, lui, fut l'auteur d'un ouvrage qui expliquait à un peuple qui n'avait pas de constitution écrite comment fonctionnait The English Constitution (5). Bagehot joua le rôle d'ami critique, de confident et de conseiller des ministres (de l'Economie, notamment). Un autre éditorialiste marquant du journal, H.H. Asquith deviendra par la suite ministre et, de 1908 à 1916, Premier ministre. Quant aux deux anciens de The Economist dont nous citerons les appréciations sur l'ouvrage d'Edwards, l'une, Sarah Hogg, qui dirigea la section " business " du journal dans les années 1970, est devenue conseillère économique du gouvernement de John Major, participant de près à la formulation de ses politiques ; l'autre, Andrew Knight, directeur de la rédaction de 1974 à 1986, est devenu l'un des principaux responsables au Royame-Uni du groupe de presse du canadien, Conrad Black, puis de celui de Rupert Murdoch (6).

Ecrire sans ambages fait partie de la culture de la maison. (On y reviendra.) R.D. Edwards eut à le constater elle-même. Lors de la parntion de son ouvrage, Andrew Knight n'hésita pas à relever ses défauts. Edwards serait, en effet, une historienne, plus à l'aise avec la période 1843-1960 (période où The Economist connut surtout des succès d'estime et d'influence) qu'avec les années qui suivirent et au cours desquelles, sous les directions d'Alistair Burnet, de Knight lui-même, et de Pennant-Rea, le journal devint une réussite de l'édition moderne, un des fleurons de la presse internationale - supérieur, si l'on en croit Andrew Knight, au titre americain Time, tout en ayant le quart des effectifs rédactionnels de celui-ci (7). Sarah Hogg, elle, ajouta cet argument complémentaire : Edwards analyse moins bien que d'autres (8) l'une des " raisons d'être " (en français dans le texte) de The Economist - à savoir, comment il a aidé les Britanniques à décrypter l'Amérique et - rôle qui ne cesse de grandir - comment il aide les Américains à déchiffrer le monde (9). Observation de Sarah Hogg : dès le départ, The Economist saisissait le poids croissant que prenaient les Etats-Unis dans les rapports Anglo-Américains, que les Britanniques qualifieraient ensuite, une fois le rapport de force définitivement renversé, de " special relationship " (10). Pour The Economist, la liberté des échanges commerciaux entre les deux pays servait à promouvoir de tels bienfaits à travers la palnète - " une conviction sensée, puissante et nécessaire, aujourd'hui comme à l'époque ", ajoute la conseillère de John Major (11).
Autre observation d'Andrew Knight (dont Edwards présente les qualités mais aussi les travers) : les défauts qui caractérisent l'ouvrage proviennent en partie de sa dépendance envers l'histoire orale ; il manque à Edwards la formation de journaliste. Celui-ci " doute en permanence de tout ce qu'on lui dit ; il minimise la portée de ce que lui disent ses contacts, quels qu'ils soient ; il ne craint pas de devenir l'ami des personnes qui occupent les sommets de l'Etat mais est prêt ensuite à les traiter en ennemies ; surtout, il vérifie leurs racontars et leurs ressentiments en se référant aux vrais chiffres et aux vrais textes -c'est-à-dire, qu'il tire ses conclusions àpartir des faits " (12).
De telles remarques, tout en touchant juste, reflètent bien les attitudes des journalistes, mais aussi des idéologues, dont Edwards retrace l'histoire.
Une fois les faits et les chiffres établis, le raisonnement se construit. c'est bien ce qu'annonce le titre de l'ouvrage - " The pursuit of reason " ; c'est ce pour quoi militait le fondateur de The Economist, James Wilson. Le journal est marqué, assurément, par son héritage britannique mais il l'est tout autant par cette émergence de l'étude de l'économie politique (fin du XVIIIe-début XXe siècle), à l'aune de Adam Smith et de David Ricardo mais aussi, en France, des physiocrates et de Jean-Baptiste Say (" l'existence de l'offre crée elle-même la demande ") (13). Lorsque Wilson choisit le titre de son journal, le terme "economist " s'appliquait à toute personne abordant l'analyse d'un problème en soumettant tout argument et doctrine àl'épreuve des faits - que ces problèmes soient économiques, politiques, ou autres. La primauté accordée aux faits et à la science des données statistiques, alors en genèse, reflète la conviction de son fondateur : la science des données chiffrées constitue probablement la science la plus àmême d'aider les autres sciences (p. 273). Elle est encore à la base des croyances progressistes et positivistes du journal. Aujourd'hui, chaque numéro s'achève avec trois pages où figurent des indices économiques et financiers, concernant quinze pays de l'OCDE et vingt quatre marchés en développement. Depuis 1991, The Economist fait figurer dans l' " ours " du journal, la déclaration de foi de son fondateur : il prend part à " ce rude combat qui oppose l'intelligence qui avance, à cette ignorance, indigne et timide, qui fait obstacle à notre progrès". 
Edwards insiste sur la filiation entre les idées et les méthodes de son fondateur et les prises de position de son journal à travers son histoire. Cela, quel que soit le thème qui dominait les débats d'économie politique du moment - qu'il s'agisse de la liberté des échanges que contestaient les protectionnistes de l' agriculture britannique dans les années 1840, du débat suscité par les thèses de John Maynard Keynes dans les années 1930 ou alors du débat monétariste des années 1980. Ancien entrepreneur et commerçant de l'industrie chapelière, Wilson (1805 - 1860) réclamait assidûment cette politique du " laisser faire " (en français dans le texte) et de liberté d'entreprendre que revendiquaient, avec succès, tant d'industriels de la société victorienne (14). " L'interventionnisme étatique ou gouvernemental " - formule qui n'était pas encore en vigueur qui était à proscrire, dans les domaines économique et financier et dans d'autres domaine encore (15). Wilson n'était pas un penseur abstrait ; il entendait par " économie politique " la science des opérations d'achat et de vente, et il vulgarisait volontairement ses dires afin que les hommes d'affaires puissent en saisir la portée (p. 37).
En effet, " journal d'opinion ", The Economist assume, encore auj ourd' hui, son rôle d'idéologue. Selon la formule de Bagehot, que reprennent d'autres directeurs de la rédaction comme Knight, il est " fabricant d'opinions ", voire " fabricant de convictions " (" belief producer "). Ce sera l'objectif même d'une bonne rédaction, observe A. Knight, faisant écho àJames Wilson, Walter Bagehot ou à Barbara Ward, cette femme qui, attachée au journal dans les années 1940, marqua durablement l'esprit de la rédaction. A les en croire, le journal est fondamentalement opposé à l'ordre établi et aux compromissions intellectuelles de ceux qui gèrent un pays et sa politique économique : il leur rappelle ces réalités, fondées sur les statistiques, que peuvent parfois souhaiter occulter des hommes politiques soucieux de ménager l'opinion publique. qu'il s'agisse de Bagehot ou de Bill Emmott (directeur de la rédaction depuis 1993), de la guerre de Sécession aux Etats-Unis ou de " la guerre du GATT ", le journal promeut la cause de la libre circulation des échanges qui ne peut que favoriser la prospérité tant nationale qu'internationale. Fort de ce postulat devenu credo, et une fois les faits établis (16), l'argument se construit ; quel que soit le thème d'actualité abordé, la grille d'interprétation qui résulte de cette poursuite élégante, mais implacable, de la raison, fait fi d'objections politiques, morales même, que peuvent avancer les parties en question. Deux exemples, télescopés en un rapprochement fait par Edwards (p. 301) : dans les années 1840, James Wilson condamnait le commerce des esclaves, mais tenait pour illusoires, voire aggravantes, les mesures et autres tentatives destinées à rendre ce commerce illégal. En 1988, The Economist récidiva : il utilisa des arguments analogues pour démontrer qu'il fallait cesser les mesures d'entreprises à l'encontre du trafic de la drogue (dure), devenu le commerce international le plus lucratif du monde ; faits et chiffres témoignaient de la futilité des efforts et des dépenses consacrées depuis vingt ans par des gouvernements démocratiques à une politique bien intentionnée mais erronée ; il valait mieux légaliser la vente des drogues dures, tout en la contrôlant et en décourageant leur pratique.
L' affirmation - parfois péremptoire -de certitudes est l'aboutissement d'un labeur considérable où l'élaboration de chiffres fiables et de faits vérifiés précède un débat interne aussi stimulant sur le plan intellectuel qu'exigeant et exaspérant devant les urgences du journal. Edwards cite un beau passage où Knight, faisant ses adieux au journal, évoque le rôle finalement bien solitaire du directeur face à sa rédaction (p. 938). Le successeur de Knight, Pennington-Rea, faisant ses adieux à son tour (1993), rappela que The Economist ne devait pas seulement réaffirmer ses principes de toujours mais s'en servir, chaque semaine, comme grille d'interprétation de l'actualité (p. 942).
Le fondateur, James Wilson, préconisa donc le " laisser faire ". Il y eut des périodes, par la suite, où le journal se montra plus nuancé à l'égard du rôle de l'Etat. Ainsi, en janvier 1883, il expliqua qu'après une génération de " liberté industrielle parfaite " (p. 341), les structures sociales étaient caractérisées par d'innombrables carences, dues à l'ignorance des masses et aux exagérations d'individus âpres au gain auxquelles seule pouvaient remédier (et encore) l'action directe de l'Etat (p. 341). l'auteur de cet article était H.H. Asquith, futur ministre, puis Premier ministre des gouvernements " libéraux ", réformistes et " interventionnistes ", des années 1905-1916. Evoquant le rôle du journal au vingtième siècle, Andrew Knight, pour sa part, estime que le journal se montre à son plus faible lorsque ses directeurs n'assument pas pleinement les conséquences de la vision wilsonienne d'un monde fondé sur la liberté des échanges commerciaux (17). Sous son vocable moderne, la " concurrence " ("competition"), le laisser faire demeure la cause qui soutient le plus ardemment le journal. Pennant-Rea rappela certaines " vérités premières " en mars 1993 : " c'est la concurrence qui garantit l'existence d'un choix, qui freine les prix, qui encourage l'innovation et le service et - résultante de tout cela - qui assure la croissance économique ". Il poursuit : " on nous a étiqueté favorable au monde des affaires ("pro-business"), à la droite ou, à l'occasion, à la gauche. Ce n'est pas exact. En revanche, au cours de ses cent cinquante ans d'histoire, The Economist a toujours été favorable à la liberté des échanges " (p. 942).
Ce style maison - aux accents toniques ? - se retrouve chez l'un des autres mentors du journal au cours de ces dernières années, Norman Macrae (18). En 1991, il y publia un article signé sur " l'histoire à venir, la privatisation, 1992-2022 ". Le vocable " privatisation " signifie pour The Economist le retour au secteur privé, ou plutôt à l'initiative privée et lucrative (" profitable private motivation ") de tout ce qui déclinait suite à l'intervention étatique non profitable : en Europe, celle-ci provenait en général des nationalisations (" state-ownership ") ; aux EtatsUnis, la cause en était plutôt une réglementation excessive. l' article est sur-titré " Norman Macrae anticipe sur la fin des hommes politiques " (" looks forward to the end of politicians ") ; il anticipe non sans plaisir. . .
Il y a un style Economist. Il y a aussi un ton : devrais-je écrire " taon " ? Ce sera la combinaison d'un style convaincant et incisif et d'une dévotion presque messianique aux faits, note l'auteur (p. 5) qui conféra au journal son autorité et son influence.
Regardons, un instant, un ou deux numéros du journal de l'année en cours. Couverture de The Economist datée du 13 au 19 août 1994 : un escargot aux étoiles du drapeau européen "méandre" sur le design futuriste d'une autoroute de l'information ; titre de couverture - " l' Europe court vers l'avenir " Tournons la page. Parmi les titres-commentaires du journal (p. 3) : " l'Europe avance à tâtons vers l'âge de l'information ; l'Amérique et l'Asie, elles, y courent. " Page 13, un éditorial enfonce le clou : " en matière de politique de télécommunications, l'Europe, qui a peut-être dix ans de retard sur l'Amérique, risque de voir l'écart se creuser davantage ". d'autres articles lui font écho : " les règles qui défavorisent encore les télécommunications européennes " (p. 59). Ou alors, ce papier de deux pages qu'annonce un de ces titres qui font le sel du journal - " Philips the ungreat " : le lecteur peut y voir des allusions à un roi anglais du XVI e siècle (" Alfred the great ") ou alors à Philippe de Macédoine (dont le fils, Alexandre, fut " grand "), aussi bien qu'à l'entreprise néerlandaise de l'électronique. l' article informatif et concis renferme des statistiques sur la modernisation et la diversification de l'entreprise, mais avec une tonalité dubitative ; article sérieux, assurément, mais qu'agrémente la photo d'un curé - celui qui bénit les mariés dans le film Quatre mariages et un enterrement - avec la légende : " hardware, je vous présente software ". Ton narquois, ou ton incisif - c'est selon.
Stimuler l'intellect en prenant le contre-pied des idées ambiantes, " soft " ou reçues : le journal s'y attèle de nouveau dans son éditorial-leader du 30 juillet consacré, lui aussi, à l'information du village global, " does it matter where you are ? " " Il existe un poncif de l'ère de l'information qui n'est pas faux mais qu'il faut revoir : il n'est pas exact de dire que les réseaux pensants qui irrigueront instantanément la planète vont nous libérer des servitudes spatio-temporelles habituelles ; seulement, dans les faits, les circonstances historiques et géographiques sont souvent encore déterminantes - " where you are depends very much on where you started from "(pp. 11-12). Et à The Economist de citer aussi bien Internet que les réseaux électroniques des multinationales : les " nouvelles technologies font apparaître un besoin accru de " la glu sociale " des rapports humains, que l'on se trouve dans la Silicon Valley ou dans une multinationale. Humanisme et entreprise feront encore bon ménage ".
Le cahier d'illustrations qui accompagne l'ouvrage de R.E. Edwards se termine par une photo du nouveau (1993) directeur de la rédaction : Bill Emmott y figure, en effet, mais le visage caché par un numéro du journal où la couverture proclame " l'engin de l'Europe " ; la quatrième de couverture est une publicité où apparaît distinctement le nom de la marque " Boss ", . .
Le prédécesseur d'Emmott, Pennant Rea se targua de l'indépendance bien réelle (et bien rare) dont jouissaient les rédacteurs du journal : il rappela comment, chaque semaine, The Economist doit non seulement réaffirmer mais également appliquer ses principes afin de pouvoir interpréter une gamme étendue de thèmes et de sujets d'actualité. Processus hasardeux. Il est arrivé que le journal se trompe. Même Walter Bagehot, le plus célèbre de ses directeurs de la rédaction, s'est mépris sur les enjeux de la guerre de Sécession aux Etats-Unis et sur les qualités d'Abraham Lincoîn : il voulait que la confédération Sudiste obtienne son autonomie et que dans ce Sud, pays faible, l'esclavage disparaisse peu à peu, " par l'opération de causes économiques " (p. 310). Le management du journal, lui aussi, commit des erreurs - tel l' échec du projet, insuffisamment pensé, d'une édition latino-américaine (1967-1970). Ainsi, R.E. Edwards relève des erreurs d' appréciation rédactionnelle ou de stratégie commerciale commises par The Economist. Elle laisse entendre que la coterie des journalistes ne fut pas la plus facile de toutes les catégories du personnel du journal avec lesquelles elle cohabita pendant la rédaction de l'ouvrage. Ces journalistes qui s'adressent à l'élite, qui se montrent tantôt incisifs, tantôt sentencieux, et qui s'efforcent de maintenir l'autorité d'un titre qui repose à la fois sur un " devoir d'impertinence" (19) aussi bien que sur le devoir d'exactitude, risquent de compter dans leurs rangs, en effet, des esprits aussi peu commodes que percutants. Travers inévitable d'un " journal global et multidisciplinaire ayant une forte présence locale " ?
R.E. Edwards fait revivre les débats et différends au sein de la rédaction. Chaque section ou service du journal est jalouse de ses pages, de " l'espace de sa baronnie ". Tous les rédacteurs seraient hostiles à la régionalisation du titre, avec des textes différents selon les zones du monde desservies (p. 891). Par ailleurs, certains " barons " accepteraient mal l'internationalisation du titre - et notamment l'augmentation du lectorat nord-américain, recherché au débat des années 1960, afin d'attirer davantage de ressources publicitaires (p. 885). Il existe, par ailleurs, plusieurs cultures journalistiques au sein de l'entreprise : le journaliste d'enquête doit faire bon ménage avec celui dont la force est le commentaire, l'analyse et la mise àjour des thèses de Wilson et de Bagehot.
Homme de télévision autant que journaliste de la presse écrite, Alistair Burnet dirigea la rédaction de 1965 à 1974 en modernisant la formule du journal tout en mécontentant les anciens. Les débats de politique économique, et les modalités de sa vulgarisation ont divisé parfois les ténors du journal - oppositions intellectuelles longtemps cachées et que R.E. Edwards ici expose. Autre " révélation ".
Certains rédacteurs de The Economist pratiquent plutôt les hommes qui occupent les sommets de l'Etat que ceux que l'on trouve en coulisse et dont l'apport au journal est non moins riche.
The Economist,
plus encore peut-être que le Financial Times ou l'agence Reuter, a toujours Londres comme principal port d'attache : on notera que RE. Edwards examine plus longuement les orientations atlantistes du journal que le débat interne que suscitèrent les différentes " options "européennes. En revanche, Le Financial Times se qualifie " d'Europeís business newpaper " ; les marchés européens représentent pour Reuter plus de cinquante pour cent de ses recettes.
Chacun à sa manière, ces trois " médias " s' internationalisèrent, " s' européanisèrent " et se modernisèrent au cours des trente dernières années. Ils furent même aux avant-postes de la modernisation des entreprises britanniques de communication. A bien des égards, ils partagent une culture entrepreneuriale commune, dont les critères, journalistiques et autres, se propagent en dehors de leurs grands .

(1) D. KYNASTON, The Financial Times. A Centenary History, Londres, Viking, 1988 ; D. Read, The Power of News. The Hisrory o fReuters, Oxford, Oxford University Press, 1992.

(2) Ceux-ci, au nombre de 70 à 80 par numéro, sont le fruit d'un important travail collectif, d'écriture et de réecriture.

(3) R.D. EDWARDS est également l'auteur de romans policiers qui se déroulent dans les milieux de l'" Establishment ". Dans l'un d'entre eux, l'instrument du crime n'est autre qu'un exemplaire de The Economist.

(4) Pour la période récente, surtout, elle respecte l'anonymat des articles, l'un des gages de l'autorité collective du journal, à quelques rares exceptions près. " Il est beaucoup trop tôt pour examiner le rôle qu'ont pu jouer dans l'éveil des sentiments du directeur de la rédaction actuelle ses rapports avec son ours en peluche...

(5) Ouvrage édité à partir d'articles publiés d'abord dans une autre revue, le Fortnightly Review, de 1865 à 1867. Depuis la France, le lecteur relèvera que Bagehot, comme Tocqueville, vint à analyser le système politique de son pays après avoir analysé le système politique américain.

(6) Quatre des journalistes qui dominaient The Economist en 1982 devaient se trouver, huit ans plus tard, à des postes clés au sein du groupe de Murdoch, News International - situation d'" inceste " que relève R.D. Edwards, p. 622.

(7) A. KNIGHT, "Free trade crusader ", The Times, 2.9.1993.

(8) Tel A. BURNET, The Economist on America, Londres, Hamish Hamilton, 1993. 

(9) S. HOGG, " Paper profits and high passions ", The Independent on Sunday, 10.10.1993.les rapports Anglo-Américains, que les Britanniques qualifieraient ensuite, une fois le rapport de force définitivement renversé, de " special relationship " (10). Pour The Economist, la liberté des échanges commerciaux entre les deux pays servait à promouvoir de tels bienfaits à travers la planète - " une conviction sensée, puissante et nécessaire, aujourd'hui comme à l'époque ", ajoute la conseillère de John Major (11).

(10) Edwards consacre un chapitre ainsi intitulé à la couverture par The Economist de ce "rapport privilégié" ; il retrace l'évolution des ressources et des attitudes rédactionnelles du journal à l'égard des Etats-Unis depuis les années 1940 - la section " American survey " du journal fut créée en 1942 - jusqu'aux années 1980. Bien d'autres passages de l'ouvrage portent sur la place accordée par The Economist aux Etats-Unis. Les analyses de la couverture de la France, de l'Allemagne, voire des diverses forme de l'Europe moderne (C.E.E., etc), font piètre figure par comparaison. (A. Knight créa la section "Europe " du journal, avec un bureau à Bruxelles, en 1973)

(11) S. HOGG, art. cit.

(12) A. KNIGHT, art. cit.

(13) Un portrait d'Adam Smith figure sur la page de garde de l'ouvrage. A Paris, dans les années 1760, Adam Smith rencontra François Quesnay, autour duquel se regroupaient les physiocrates (appelés également les " économistes ") et qui, forts de leur croyance dans l'ordre naturel des choses, souhaitaient modifier le système fiscal qui obérait l'agriculture, c'est-à-dire la terre, source naturelle de richesse. Avant que Quesnay ne meure, Smith pensait lui dédier The Wealth of Nations. Cf. R.L. Heilbroner, The Essential Adam Smith, New York, W.W. Norton and Company, 1986.

(14) Politique fondée sur la vision d'Adam Smith : la concurrence entre les hommes afin d'améliorer leur sort est profitable à la société.

(15) Plusieurs rédacteurs de The Economist appartenaient dans les années 1840 à 1870 au Political Financy Club, créé en 1821 afin de militer pour la liberté des échanges et des prix.

(16) Faisant écho aux dires de James Wilson, Walter Layton, dans les années 1920, créa The Economist Intelligence Branch (devenu ensuite " Intelligence Unit "), centre de recherche et d'analyse statistique.

(17) A. KNIGHT, art. cit.

(18) Né en 1923, il y écrivit dès 1949 et ce jusqu'aux années 1990.

(19) Formule qu'utilisait Claude Julien, ancien directeur du Monde Diplomatique.

 

 

Annexe

Morphologie du numéro
de The Economist, August 13-19 1994

De format 21 x 27, ce numéro-" témoin " du 13-19 août 1994 se ventile en quatorze rubriques ou sections (dont neuf sont groupées en deux ensembles ou cahiers).

- " Europe " (six articles, tel " Franceís Algeria policy ") ;

- " Britain " (huit articles, dont la colonne d'analyse politique " Bagehot ", consacrée à " Murdoch and Labour ") ;

- " International " (huit articles, qui portent tour à tour sur l'Amérique latine, l'Afrique et le Moyen-Orient) ;

- " American Survey " (huit articles, dont la colonne d'analyse politique " Lexington ", qui traite de l'analyste de sondages agréé de Bill Clinton (" Bill Clinton's polîster ") ;

- " Asia " (six articles, dont le premier propose une évaluation du développement économique en Asie du Sud-Est, et se centre sur la Malaisie et la Thaïlande qui s'efforcent de rejoindre quatre autres pays nouvellement industrialisés).

- " Business " (huit articles, dont la colonne " Economics Focus " - qui évalue favorablement l'action d'instances britanniques de réglementation des secteurs de l'eau, du gaz, de l'électricité, et des télécommunications) ;

- " Finance " (sept articles, dont la rubrique " Market Focus ", consacrée à Wall Street) ;

- " Science and Technology " (quatre articles, dont " sick lions and videotape ") ;

- " Indicators " (trois pages d'indices et d'analyses économiques et financières) .

Quant aux autres rubriques, " Letters "(le courrier des lecteurs) occupe
une page où sont traités sept thèmes... Les "leaders " ou éditoriaux portent sur six sujets (dont le retard qu'accusent les politiques européennes de télécommunications). . . La rubrique " Special " (trois pages) propose une analyse du problème posé, à travers la planète, par le financement de la retraite . . . " Summary " est un résumé de deux pages où le journal signale d'autres faits marquants de la semaine (telle cette brève sur les marchés des pompes funèbres, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis) . l' avant-dernière section (avant les " Indicators "), traite des " Arts, Books and Sport " (sept articles). (Le journal examine souvent, mais pas dans ce numéro-ci, des questions de politique culturelle et linguistique, sur un ton mi-figue, mi-raisin.)

En tout, plus de soixante-dix articles figurent dans les cent pages du numéro, dont trente-cinq pages de publicité. La pagination de ce numéro est inférieure à la moyenne : dans l'hémisphère Nord, le mois d'août, c'est l'été... Le numéro du 9 au 15 juillet, lui, totalise cent seize pages.
Pour l'essentiel, le format et la formule rédactionnelle de The Economist reflètent les politiques menées par A. Burnet, A. Knight, et R. Pennant-Rea. Si la section " American Survey " date, elle, de 1942 (après l'entrée de l'alliée américaine dans la guerre), la section " Europe " fut crée par Knight en janvier 1973 (et sur décision de Burnet), lors de l'admission effective du Royaume-Uni au " Marché commun ". La section des Arts, qui englobe les pages " livres " (rubrique bien ancienne), fut lancée par Knight. Pennant-Rea, lui, créa la section " Asie " , les " spéciaux " de trois pages, les colonnes " Lexington " et " Bagehot ", ainsi que la page consacrée à l'économie d'un sport.

*Ruth Dudley EDWARDS : The pursuit of reason. The Economistí 1843-1993 ISBN, 241 12939 7. £30.

It ain't as easy as it looks.
Ted Turneris amazing story

de Porter BIBB
par Michaël PALMER

Au cours des années 1960 et 1970, Ted Turner - né en 1938 - fit sien le vieil adage " no news is good news " : ses stations de radio, ses chaînes de télévision hertzienne et de télévision par câble ne diffusaient pas alors d'émissions d'information (1). Or, depuis 1991, la notoriété mondiale de Robert Edward Turner III tient, surtout, à la couverture de " la guerre du Golfe " par sa chaîne d'information en continu, Cable News Network (lancée en 1980), que complémentent CNN Headline News (1982) et d'autres produits d'information " en direct et de partout ". Tout dernièrement, un journaliste américain affirmait : " at CNN, no news is bad news " (2). " Faute de crise internationale impliquant directement des soldats américains, les chiffres d'audience de CNN déclinent (seulement 375 000 foyers américains en moyenne) ", commente le journaliste français, Serge Halimi (3).

" L'information télévisuelle à l'aune américaine et publicitaire privilégierait l'ascendant de l'information en tant que divertissement (1' "infotainment") à une époque où la brièveté de chaque flash, et le simplicisme réducteur de chaque " sound bite " - jeu des " petites phrases " - fait apparemment bon ménage avec une approche " soft " ou " magazine " ; elle privilégierait également l'angle local et le prisme national dans la couverture de l'actualité mondiale. " Telles seraient certaines des critiques formulées par des observateurs américains et internationaux à l'encontre d'une information " light ", à l'heure du " music and news ", avec CNN en ligne de mire. Ces formules et formats de programme à l'américaine trouvent, depuis dix ans surtout, des émules à travers la planète ; de même ces programmes et "media moguls " (nababs) américains exportent leurs " concepts " et leurs chaînes afin que le totem du village global soit " made in USA ". Turner et CNN seraient le symbole de ce processus. Ici, on versera au débat non seulement divers témoignages présentés par Porter Bibb, mais aussi deux observations formulées par le géniteur du " produit " CNN, Reese Schonfeld. A l'époque, en 1980, le marché de l'information télévisuelle aux EtatsUnis était dominé par les trois grands réseaux -ABC, CBS, NBC - dont les journaux télévisés étaient de vingt-deux minutes ; la couverture en continu, et surtout en direct que préconisait Schonfeld, serait vendable parce qu'elle associerait de manière nouvelle les téléspectateurs au déroulement même d'événements dont personne ne pouvait connaître l'issue (4). Ainsi Schonfeld deviendra-t-il le père des " news junkies " de la télévision (5).
L'intérêt de l'ouvrage de Porter Bibb - un ancien journaliste et réalisateur de documentaires devenu banquier - réside ailleurs. Turner serait avant tout un entrepreneur des médias, maître ès programmations. Le discours promotionnel - « le McLuhan moderne », « le héraut de la télévision par câble et par satellite » - masque l'essentiel (6). 
Issu du sud-est des Etats-Unis, le « phénomène » Turner chamboule le paysage médiatique, de New York à Hollywood, depuis dix, quinze ans. Fils d'un entrepreneur de publicité, Turner explora au départ, et sur une petite échelle, les potentialités nouvelles du plus ancien support qui soit - l'affichage : cela dans le « deep south » du pays, avec pour base Atlanta, territoire qui devint son terroir d'adoption (culte des soldats confederates de la guerre de Sécession, d'Autant en emporte le vent, etc.). De même lança-t-il des stations de radio, chaînes de télévision (d'abord hertziennes, ensuite par câble), avec une programmation établie sur des produits anciens - séries des années 1940-1960 - habillés en programmation alternative à celle proposée par les trois grands réseaux hertziens qui, jusqu'au début des années 1980, dominaient le marché télévisuel du pays. Résumant par la suite ce qu'il fit à l'époque, Turner se voulait (et se veut toujours) maître des marchés de programme quel qu'en soit le contenu (films long métrage, sports, téléfilms et séries, information, bandes dessinées) et quelqu'en soit les moyens de transmission (télévision par câble, par satellite ou, tout bonnement, terrestre). Que de fois joua-t-il l'empêcheur de tourner en rond ; il dénonça notamment les grands réseaux qui « accaparaient » les chaînes affiliées, tout comme elles s'opposaient au développement de la télévision par câble.
Cette biographie non autorisée fait une grande place à des considérations qui portent sur le caractère et le comportement de Turner et des siens (famille, proches). Turner serait un cyclothymique, ce qui expliquerait et les contradictions de certains de ses propos et sa tenacité, tant dans les affaires que comme sportsman. L'image de David et de Goliath revient une seule fois sous la plume de Bibb. Mais on a affaire une fois de plus, dans une étude consacrée à l'un de ces Citizen Kane ou autres nababs qui essaiment de Hollywood à Madison Avenue (et, avec Turner, jusqu'à Atlanta), aux métaphores habituelles concernant l'outsider qui triomphe face aux oligopoles et à l'Establishment de l'industrie des médias. On sous-entend que Turner, depuis son acquisition en 1986 du filmothèque des studios MGM (7), s'est rangé quelque peu, ayant conclu une « paix des braves » avec ses alliés objectifs, les grands câblo-opérateurs (1987), même s'il ferraille encore avec les grands réseaux, qu'il s'efforce d'acquérir, l'un après l'autre.
Yachtman de tout premier plan, il se présentait, dans les années 1970-1980, comme un amateur face aux professionnels et à l'élite de Newport, Connecticut et autres hauts lieux du yachting international. Malgré les extravagances du personnage - rapports conflictuels avec son père, qui se suicida ; une liste de conquêtes féminines que ne renierait pas Don Juan - P. Bibb est lui-même séduit par le côté idéaliste et la franchise naïve qu'il constate chez Turner. l'écologie y a sa place, tout comme les " Goodwill Games ", ces rencontres sportives internationales, lancées en 1986, et qui se tiennent tous les quatre ans (8). Mariage symbolique : en décembre 1991, ce nouvel époux de Jane Fonda allia Atlanta à Hollywood, une nouvelle génération d'entrepreneurs vidéo à une ancienne dynastie cinématographique. La nouvelle femme de Turner partage avec lui et bien d'autres "baby-boomers " et " yuppies " des années Bush et Clinton, les mêmes passions -" gardez la forme ", " sauvez la planète " - ainsi qu'un savoir-faire média où l'information et l'" entertainment "sont logés à la même enseigne. La preuve en est, ces fadaises débitées par Larry King, l'interviewer du talk-show vedette de CNN, lorsqu'il questionnait Fonda et Turner qui apparurent ensemble lors d'un " Larry King Live " (9).
Ainsi, les téléspectateurs du " village global " prirent-ils conscience du phénomène CNN en 1989-1991 - lors de la crise et la guerre du Golfe (1990-J), pendant le putsch avorté contre Mikhaïl Gorbatchev, où Bons Eltsine se savait filmé par CNN quand il montait sur un char pour signaler aux Moscovites et au monde que la résistance s'organisait (1990) et lors des manifestations à Pékin (Beijing) sur la place Tien An Men (1989). Bernard Shaw, correspondant qui couvrait la Maison-Blanche à Washington D.C., et qui était à Bagdad comme à Beijing, observera en direct de Pékin : " nous sommes venus pour couvrir un sommet (visite de Gorbatchev) ; nous nous trouvons face à une révolution" (p. 340). Ces trois événements phares paraissent après coup comme les trois " apothéose now " de la nouvelle donne de l'information télévisuelle. Nouveau programme. En fait, les techniques et politiques CNN furent mises en place aux Etats-Unis bien avant ce tournant des années 1980-1990 - d'où l'intérêt de l'ouvrage de Porter Bibb. Elles se comprennent par une référence américaine ou figurent le clinquant de l' " info-tainment " et la logique publicitaire, l'engouement des journalistes devant les possibilités de la technique, mais aussi les agissements des entrepreneurs multimédias et de divers conglomérats pour qui les médias sont susceptibles d'engranger des bénéfices tangibles et moins tangibles.
Turner, lui, apparaît dans cet ouvrage surtout comme un enfant du câble. Dans les années 1976-1985, il fournit à un marché de câblo-opérateurs encore balbutiant où prédominaient des opérateurs locaux, des produits clefs en main ; il devint lui-même, avec sa " super-station qui sert la nation ", WTCG, un fournisseur national auquel s'abonnèrent des chaînes locales. La naissance de CNN s'inscrit dans cette optique : fournir des services d'information à des câblo-opérateurs à qui manquaient ces produits. Ainsi, CNN a ses débuts consacrait l'essentiel de ses propres ressources rédactionnelles à la couverture de l'actualité états-unienne. Le journalisme électronique ou " vidéo journalisme" était prisé par Reese Schonfeld : pour contrôler les coûts de la masse salariale, il importait de recruter une maind'oeuvre non syndiquée ; en 1979-1980, on embaucha des jeunes, frais émoulus des écoles de journalisme, susceptibles de "tout faire " - réaliser, écrire, tourner, présenter (10). Hommes et femmes (d'où le recrutement de nombreux couples, jouant Monsieur et Madame Stakhanov), ces jeunes n'étaient pas, pour l'eesentiel, des vedettes, à la différence des présentateurs des grands réseaux : "seule l'information est la star", proclama-t-on. Ainsi, CNN parvint-elle à la fois à couvrir en direct, et à recycler l'information-produit : en janvier 1986, deux journalistes CNN restèrent à l'antenne pendant treize heures pour couvrir le lancement et l'explosion de la navette spatiale « Challenger », ainsi que ses séquelles (11) ; en 1982 débuta CNN 2, chaîne des gros titres en continu (vingt-deux sujets traités en huit minutes). CNN lança ainsi et banalisa ensuite la conception et la présentation de cette information télévisuelle fast-food qui s'est généralisée par la suite.
« CNN, c'était l'information sans vedette, l'information sans fin, l'information presque sans mise en forme » (p. 192). Des images seront transmises d'endroits fort éloignés des Etats-Unis, et parfois commentées, depuis Atlanta, en direct, sans que le journaliste en sache plus long que le simple téléspectateur. Les propos rapportés par Bibb - lui-même ancien journaliste - privilégient l'enthousiasme et le zèle de ceux qui donnent à voir, et commentent en direct, le matériau brut de l'information - « news not after but as it happens ». Ce sera surtout à d'autres, ailleurs et par la suite, de s'inquiéter des dérapages éventuels. 
Pourtant, il y avait déjà, au sein de CNN, des professionnels expérimentés aux prises avec les changements de priorité rédactionnelle que supposait l' information diffusée en direct. Le flot en continu semblait minimiser la part de l'analyse, du commentaire, et la mise en contexte. Turner lui-même, au début des années 1980, aurait préconisé que l'on s'abstienne de toute prise de position, d'attitude éditoriale explicite. Le 29 mai 1982, il viola lui- même sa consigne et préconisa à l'antenne d'interdire les films tenus pour trop violents  ; le journaliste expérimenté Dan Schorr, principal correspondant CNN à Washington, émit peu après à l'antenne un avis contraire, sous forme d'un « droit de réponse ». Turner citera cet incident comme une illustration du pluralisme qui à CNN. En fait, Schorr, journaliste en 1980 pour son nom et la qualité professionnelle qu'il représentait pour une chaîne sortant des limbes, vit disparaître la clause garantissant son indépendance rédactionnelle dans le contrat qui lui fut proposé en 1984. La politique rédactionnelle de Turner serait surtout celle de l'entrepreneur défendant les intérêts de son «affaire ».
Tout en luttant contre les autorités (la Maison-Blanche au temps de Ronald Reagan), et contre les grands réseaux, pour ne plus être traité « en mineur », Turner préconisait par ailleurs que l'on évite tout commentaire sur l'étranger, afin de pouvoir s'implanter aussi bien à Bagdad qu'à Beijing : voulant percer au Japon, il ne fallait pas mécontenter celui-ci, observe Dan Schorr, justement (12). Cette critique voilée refera surface en 1991, lorsque CNN se maintiendra à Bagdad, après que d'autres médias occidentaux eurent été contraints de retirer leur personnel. En effet, les chaînes Turner disposaient alors non seulement de moyens de transmission avancés, mais aussi de contacts nourris par Turner avec les autorités irakiennes depuis plusieurs années - irakiennes, mais également koweitiennes ou iraniennes. Car, à une époque où les grands réseaux réduisaient l'importance de leur dispositif de couverture de l' actualité internationale, Turner multipliait les démarches avec des télévisions à travers la planète — dans l'hémisphère Sud comme dans l'hémisphère Nord. On se rappellera le rôle joué à cet égard par l'émission « World Report » ; chaque semaine, pendant deux heures, des séquences (documentaires, actualités) fournies par un réseau comportant une centaine de pays étaient diffusées depuis Atlanta, sans censure ou autre modification rédactionnelle (13). Fournir le soutien logistique pour favoriser de tels échanges  correspond à l'une des politiques évidentes de Turner : augmenter l'offre et la diversité des images portant sur l'actualité internationale aiderait à parfaire les connaissances des téléspectateurs aux Etats-Unis blague tout en aidant la chaîne à mieux s'implanter et aux Etats-Unis, et à l'étranger. La légende retiendra peut-être une autre image du prisme CNN : « Holy Cow ! » s'écria l'un des trois correspondants à Bagdad lorsque commença le bombardement de la ville, le 16 janvier 1991, au début d'une « nuit américaine» qui s'avérerait bien longue . . .
Des télévisions à travers la planète reproduisirent alors, souvent en direct, le signal CNN. On entendra par la suite de nouveaux commentaires sur « CNN et le village global » ; à l'époque, aux Etats- Unis, les journalistes remarquèrent surtout «la victoire » de CNN sur les trois grands réseaux. Selon P. Bibb, les effectifs en personnel des sociétés audiovisuelles de Turner sont passés de 50 en 1970 à plus de 4 000 en 1990 : CNN serait devenue l'agence de collecte et de rediffusion de l'information la plus importante au monde (p. 410). Propos qu'il conviendrait de relativiser, mais Bibb, pour sa part, fait déjà oeuvre utile en restituant par écrit le parcours d'un homme d'action, d'images et de sons. Nombreuses sont — ou plutôt furent — les indiscrétions Turner. Ainsi, ce livre foisonne de citations, de chiffres, de certitudes, mais aussi de contradictions et d'incertitudes, dont beaucoup viennent de Turner (recueillies après une analyse de la presse américaine - généraliste et professionnelle -, que complémentent de nombreux entretiens réalisés par Bibb). L'information « light » alimente (?) en fast food les « news junkies » : Turner se fera lui-même l'écho de ces discours des « drogués de l'info », tout en adoptant la perspective de l'entrepreneur. Que surgissent, en 1989, les manifestations sur la place Tienanmen : à Turner de s'exclamer - " un événement important à rebondissements en continu, c'est la meilleure chose possible pour CNN. Cette affaire chinoise, c'est bien. Ce qu'il faut maintenant, c'est que les étudiants s'insurgent... Bien sûr, je blague " (p. 341). Plus pertinente aujourd'hui, serait peut-être la reprise par Turner de l'image de l'éleveur de poulets en batteries : « l'éleveur utilise tout du poulet — les entrailles comme le reste ; c'est ce que nous faisons avec les produits télévisuels ; l'objectif est d'utiliser tout le contenu, tous les programmes, au maximum. » Contrôlant les filmothèques deMGM et autres, Turner détient les droits de certains classiques du cinéma — tels Casablanca ou King Kong ; il procède à la « colorisation » des pellicules noir et blanc d'origine, diffuse les deux versions noir et blanc et « couleurs » sur ces diverses chaînes et vend des vidéo-cassettes des deux versions.
Car l'âge de raison « corporate » est bel et bien venu. Si prolixe autrefois, « the voice from the South » sait garder. TBS, la société mère, est devenue un conglomérat média, où Turner doit composer avec un noyau d'entreprises institutionnelles, issues de la télévision par câble, mais aussi de groupes tel que Time Inc (lui-même devenu ensuite (1989) Time-Warner). Les stratégies d'implantation internationale et de diffusion globale gagnent en importance. Aux Etats-Unis, le groupe dispose d'une gamme étendue de produits qu'il diffuse aux principaux câblo-opérateurs ; il lorgne encore vers un des grands réseaux, tout en prenant le contrôle (en 1993) de studios de production « indépendants ». Hors des Etats-Unis - en Amérique latine, en Asie, mais aussi en Europe - des chaînes thématiques lancées par le groupe s'efforcent d'accroître un leadership symbolisé par CNN, mais que contestent des groupes aussi différents que celui de Rupert Murdoch (dont le « Sky News » en 1990 singe CNN) la BBC. CNN diffuse des produits d'information en direct à plus de six cents télévisions à travers la planète ; relayé par huit satellites, le signal CNN permet des coupures publicitaires segmentées continent par continent, le but ultime étant une segmentation par pays et par langue . . . . 
Telle serait la nouvelle vulgate. L'un des intérêts de cette biographie de Turner est de démontrer comment les logiques financières aussi bien qu' audiovisuelles,  « made in USA », expliquent le dynamisme de l'expansion internationale du groupe. On n'y trouvera pas, en revanche, une réflexion approfondie sur les publics et sur la réception des programmes. Avec CNN, il existe, en fait, au moins trois publics et deux pratiques : les publics comportent aussi bien les protagonistes de l'événement (les George Bush et Saddam Hussein tout comme les O.J. Simpson...), les journalistes eux-mêmes, et ces légions de téléspectateurs qui assistent (et que Reese Schonfeld souhaitait associer) à l'événement. Réunir le direct et le continu renforce l'illusion de la transparence et l'apparence de la communion. Elles paraissent comme l'aboutissement du discours qui doit légitimer le journaliste auprès de son public. 
Le Matin (disait-on du grand journal français vers 1900) « sait tout, voit tout, dit tout ». Schonfeld, pour sa part, insistait pour que le design des studios CNN permît au téléspectateur de voir la ruche en pleine activité, des journalistes et les techniciens entourant les présentateurs. Mais par leurs pratiques, les vidéo-journalistes du direct et du continu s'apparentent plus encore aux protagonistes de l'actualité, ou du moins à ceux qui leur servent d'yeux et d'oreilles. Journalistes et protagonistes font du « monitoring » : d'innombrables téléspectateurs, eux, font du « zapping ». L'odyssée du groupe Turner illustre à bien des égards cette rencontre du « monitoring » et du « zapping » qu'ont rendu possibles les développements techniques et géopolitiques des années 1970-1990. Le phénomène des « drogués de l'information » n'est pas chose nouvelle : déjà, dans les années 80, Zola s'inquiétait de l'énervement des esprits qui pourrait résulter du flot des dépêches télégraphiques livrées " brutes "aux lecteurs de journaux comme Le Matin. Georges Orwell aurait-il pu rebaptiser CNN - " Chained to the News Network " ?

* Porter Bibb It aint' as easy as it looks. Ted Turner's amazing story.
Crown Publishers Inc, New York,1993,468 p., $25.

(1) A l'exception de sa chaîne WTCG, qui en réalisait une, afin de satisfaire à l'instance de réglementation, la FCC, mais la diffusait à trois heures du matin, et avec un présentateur bouffon...

(2) Washington Post, " natioanl weekly edition ", 20.6.1994

(3) " Les médias américains délaissent le monde", Le Monde Diplomatique, août 1994. Cf. aussi " American cable television : not now darling ", The Economist, 3-9 septembre 1994.

(4) Propos de Schonfeld rapportés dans H. Whittemore, CNN : The Indide Story, Little Brown and Company, Boston, 1990. (Ouvrage surtout utile pour les témoignages recueillis auprès de Turner et ses associés — « a bunch of mavericks » — à propos des dix premières années de CNN.)

(5) Formule que l'on traduit communément par « drogués de linfo », « news junkies » recèle d'autres connotations : plusieurs des «golden boys » de Wall Street des années 1980 finançaient leurs opérations par l'émission de «junk bonds » — obligations ou actions tenues en piètre estime, parce que considérées par trop risquées et sans fondement, par des opérateurs «établies » du marché. Turner lui-même eut recours plusieurs fois à l'émission de «junk bonds ». Par ailleurs, absorber du «junk food », c'est manger... sans se nourrir.

(6) Symbole, quand tu nous tiens... Alvin Toffler, auteur de l'essai best-seller La troisième vague, rencontra Turner et lui dit : « vous êtes cette troisième vague » ; Turner ajouta : «c'est moi en effet qui mets en application les possibilités ouvertes par la télévision par câble, les réseaux de satellite et la fragmentation des audiences... ». A la même « convention » ou salon où Turner annonça, en 1979, la lancement prochain de CNN, il se trouva à l'es trade avec Marshall McLuhan (relève H. Whittemore, op. cit, p. 55).

(7) Et donc de Citizen Kane, qu'il aurait visionné plus de cent fois, et d'Autant en emporte le vent, autre film fétiche.

(8) Sorte de " jeux olympiques " de la contre-programmation, ils se déroulent deux avant (ou après) les JO réels. Ils allient l'oecuménisme sportif de Turner à sa politique de programmation pour chaînes à vocation "globale". Les GoodwillGames de l'été 1994 se sont tenus à Saint Pétersbourg ; ceux de 1998 se produiront à New York. Entre les deux, en 1996, les Jeux Olympiques se tiendront à Atlanta, le fief de Coca Cola, et de Ted Turner.

(9) Et qu'encadraient des journalistes plus âgés, souvent venus des grands réseaux.

(10) En 1985, CNN adapta pour la télévision l'émission lancée par King à la radio en 1978 : le "talk radio" annonçait "reality programming"

(11) Couverture exclusive, ABC, CBS et NBC n'ayant pas couvert l'événement en direct : c'est alors que des chaînes de télévision en Europe multiplièrent leur retransmission du signal CNN.

(12) P. BIBB, p. 231.

(13) Cf. D. FLOURNOY, CNN World Report, Londres, John Libbey, 1993 ; cf. compte rendu in Réseaux, n°ree; 64, pp. 179-180..

 

 

Logique
Méthodes formelles pour l'étude des programmes
Volume 2

de Paul GOCHET
et Pascal GRIBOMONT
Par Radu LAZAR

De plus, " l'approche formelle de la programmation ne s'oppose pas à l'intuition et à la créativité du programmeur, notent les auteurs. Au contraire, la logique permet au programmeur d'exprimer ses idées dans un langage simple et précis puis de vérifier leur validité " (p. 196).

Cependant, comme la plupart des applications informatiques importantes sont réalisées avec des programmes concurrents, le chapitre 4 aborde la logique pour programmes parallèles. Ainsi que le font remarquer Gochet et Gribomont, " la complexité de la programmation parallèle rend d'autant plus nécessaire une approche formelle ", mais les méthodes pour l'analyse des programmes sont, dans ce cas, bien plus compliquées.

Afin de nous introduire dans la problématique des systèmes formels pour l'analyse de la programmation parallèle, on nous propose une méthode mise au point par Gribomont, démontrée exemples à l'appui. Le lecteur peut espérer sortir de cette démonstration avec un point de vue bien documenté. On retiendra une de ses conclusions qui résume pratiquement le stade actuel des recherches dans le domaine : " En ce qui concerne la vérification formelle exhaustive des programmes, on observe que la longueur des preuves, déjà importante en programmation séquentielle, devient critique en programmation parallèle. On peut cependant espérer que les progrès de la recherche en démonstration automatique rendront ce problème moins critique dans un avenir proche (p. 256).

L'ultime chapitre est consacré à la " Théorie du point fixe " et à ses applications à l'informatique, à l'étude des programmes fonctionnels, impératifs et logiques. Le développement consacré à l'" Application à la programmation logique " en est le plus attractif par son ouverture vers l'intelligence artificielle.

*Paul GOCHET, Pascal GRIBOMONT Logique. Méthodes formelles pour l'étude des programmes. Volume 2. Collection langue, raisonnement, calcul. Editions Hermès, Paris, 1994, 352 pages.

 

"Technologies de communication et d'information au Sud : la mondialisation forcée ".

sous la direction d'Yvonne MIGNOT-LEFEBVRE

par Josiane JOUET

Ce numéro de la revue Tiers-Monde aborde l' internationalisation des nouvelles technologies sous l'angle, trop souvent ignoré, des pays du Sud. Il rassemble une douzaine d'articles dont l'une des originalités est d'être majoritairement écrits par des chercheurs de ces pays. Les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) y sont essentiellement abordées en tant que facteurs de production et les analyses portent sur les succès, les insuffisances ou les échecs des transferts de technologie.
Le secteur des télécommunications est largement couvert, qu'il s'agisse du processus de privatisation et de modernisation des télécommunications en Amérique latine ou en Asie. Certes les politiques nationales varient et, si de nombreux pays ont privatisé leurs télécommunications, d'autres maintiennent encore un monopole étatique. Ainsi l'Etat brésilien détient une majorité de 51 % dans le capital de Telebras. Mais, selon Anne-Marie Delaunay Maculan, la privatisation semble irréversible. Elle est d'ailleurs déjà largement engagée, en particulier dans les nouveaux services, qui attirent de nombreux investisseurs étrangers au détriment des infrastructures téléphoniques de base, pour couvrir les zones rurales par exemple, qui sont par contre délaissées.
Les nouveaux pays industriels (NPI) de l'Asie du Sud-Est sont devenus des partenaires dans la nouvelle division internationale du travail et Meheroo Jussawalla insiste sur la dynamique de la technologie des télécommunications. De plus, par les accords de sous-traitance et les joint-yentures, les NPI sont parvenus au rang de producteurs dans le marché de l'électronique grand public, tout comme ils affichent des taux de croissance élevés.
Les transferts de technologie dans les secteurs de l'industrie électronique et des services informatiques montrent également comment certains pays du Sud sont parvenus à créer une industrie nationale. l'industrie du logiciel, au Brésil, au Mexique ou en Inde par exemple, est bien existante, mais Jorge Borrego soulève la question des défaillances de l'aide de l'Etat à cette industrie sur le marché national, et de sa place, qui demeure très marginale sur le marché mondial.
Malgré ces exemples prometteurs, qui semblent liés à une série de facteurs non seulement économiques mais tout autant politiques que culturels, il demeure que, d'une part, ces industries contribuent souvent au renforcement de la structure dualiste de ces sociétés et que, d'autre part, elles ne jouent pas encore de rôle moteur dans le marché mondial. Ainsi les technologies de pointe demeurent l'apanage des pays du Nord et la recherche-développement paraît encore fort embryonnaire dans les pays du Sud.
Qui plus est, l'internationalisation des processus de production ne touche qu'une partie des pays du Sud et laisse pour compte un grand nombre de pays d'Afrique subsaharienne et d'Amérique latine qui se trouvent de fait marginalisés. Aussi Fernando Cardoso parle-t-il de l'évolution des rapports de dépendance qui ne se fondent plus sur une relation classique d'un centre capitaliste aux pays du tiers-monde fournisseurs de ressources naturelles ; l'heure est à l'interdépendance, qui n'exclut pas d'ailleurs de nouvelles formes de dépendance. Dans ce nouveau contexte mondial, la question cruciale est celle de la non-dépendance, qui, revers de l'histoire, devient la pire calamité !
Ce numéro illustre bien la fragmentation des pays du Sud, la diversité des niveaux dans l'accès aux nouvelles technologies, la complexité des processus économiques qui se mettent en place autour de ces dernières. Il souligne la difficulté de l'appropriation et de l'adaptabilité aux besoins nationaux tout comme l'impératif de la constitution d'une couche d'entrepreneurs locaux et l'importance de la formation d'une culture technique. Autant de facteurs qui ne permettent pas, comme l'explique Nikhil Sinha, de mesurer les nouvelles technologies à la une des théories classiques du développement linéaire ni des théories révolutionnaires qui voient dans les NTIC le moyen de sauter les étapes et de rattraper les économies avancées. Les NTIC ne sont pas une panacée et la question du développement est beaucoup plus complexe car elle repose sur le rapport optimal capital/travail.
 Les années 90 se caractérisent, sous l'effet de la politique du FMI, de la Banque mondiale et des accords du GATT, par " l'imposition du modèle concurrentiel mondialisé ", comme l'exprime Yvonne Mignot-Lefèbvre. Cet auteur et responsable du numéro montre bien comment les pays du Sud sont acculés àsuivre ce mouvement de libéralisation et de privatisation généralisées, sans que pour autant ils n'aient de garanties, loin s'en faut, sur ses effets supposés démultiplicateurs sur le développement. Les pays du Sud connaissent aujourd'hui des bouleversements tout aussi intenses que ceux des pays du Nord. La constitution de vastes zones de libre-échange, comme îíALENA, assurera à terme une recomposition de l'économie mondiale. Si les pays du Sud demeurent encore des acteurs minoritaires, certains d'entre eux sont dorénavant entrés dans l'économie informationnelle. La lecture de ce numéro de Tiers-Monde permet non seulement d'en mieux prendre conscience, mais encore de comprendre les mécanismes à l'oeuvre dans le Sud, dont l'économie et le devenir sont intimenent liés au nôtre.

* " Technologies de communication et d'information au Sud : la mondialisation forcée ", sous la direction d'Yvonne Mignot-Lefèbvre, revue Tiers-Monde, tome XXXV, n°138, avril-juin 1994.

 

 

Droit et politique des réseaux câblés (GRAL)

par Jean-Pierre BREHIER

On a pu s'interroger, non sans pertinence, sur le point de savoir si le citoyen câblé des années 80-90 n'était pas destiné à supplanter dans l'imaginaire collectif l'abonné au gaz du début du siècle ou mieux encore, le " raccordé " au téléphone.
Comparés à l'invention de M. Bell, les services du câble sont considérables et, s'il n'y a souvent qu'un pas à franchir du laboratoire au prétoire - les graves questions d'éthique nous le rappellent aujourd'hui -on constate cependant que la technique est allée comme d'habitude plus vite que le droit.
A l'instar du régime de protection des logiciels, le droit des réseaux câblés restait à inventer.
C'est chose faite.
Il faut bien reconnaître d'ailleurs que les premières interrogations sont nées en même temps que l'installation du premier mètre de câble.
On s'est interrogé par exemple sur la nature du câble : était-ce un équipement du bâtiment ou un outil de production, grave question qui a été l'objet d'une intéressante chronique dans la Gazette du Palais du 10juillet1993 et l'on s'aperçoit, au hasard de ces questions, que la comparaison avec l'abonné au gaz ou au téléphone n'est pas aussi saugrenue qu'il y paraît.
La solution juridique n'est en effet pas la même selon que l'on adopte l'une ou l'autre option, notamment pour les effets de la " réception " de l'ouvrage.
Diverses études existent donc aujourd'hui au sujet du câble mais l'une des plus intéressantes et des plus systématiques du point de vue du juriste aussi bien que du câblo-opérateur ou de l'élu local est bien ce livre.
Paraître aux PUF est d'abord un gage de sérieux, n'est-il pas vrai ? Ensuite l'approche et les divers angles d' attaque doivent retenir l'attention :
Il s'agit en effet d'un ouvrage collectif élaboré dans le cadre du groupe de travail sur les réseaux câblés (GRAL), groupe qui s'est réuni pas moins de dix-huit fois de 1987 à 1991 et traite de questions aussi diverses et essentielles que la propriété du réseau câblé, son incidence sur le droit de l'urbanisme, la situation juridique de l'abonné, la notion de service public ou encore l'incidence du droit communautaire parmi la bonne quinzaine de sujets traités dans cet ouvrage de référence.
Le praticien est à l'évidence concerné au premier chef par l'ouvrage. Il est en effet essentiel de pouvoir appréhender une définition aussi cohérente que possible de la nature juridique du réseau câblé malgré le foisonnement de textes en la matière et leur clarté parfois discutable. Les enjeux sont loin d'être négligeables sur des points aussi importants que le régime de l'antenne ou du terminal et le point de savoir s'il y a liberté de réception ou soumission au droit des télécommunications.
- Rôle du CSA dans les spécifications techniques d'ensemble.
- Quid des autorisations d'établissement pour les réseaux à cheval sur diverses collectivités territoriales.
Toutes questions qui étaient particulièrement délicates entre 1986 et 1990, période intermédiaire entre les deux textes de loi fondamentaux.
Il est clair que, de la même manière, les câblo-opérateurs ou les élus locaux vont avec le plus grand profit se tourner vers les chapitres concernant la question du service public, du droit de l'urbanisme ou des relations avec les collectivités locales.
Il convient enfin de souligner que cet ouvrage de 290 pages constitue un outil particulièrement précieux pour le sociologue ou le politologue et, d'une manière générale, tous les chercheurs concernés par les nouvelles sciences de la communication.
Que l'on s'interroge par exemple sur les logiques et stratégies des principaux acteurs dans l'utilisation de ce nouveau média,
- ou sur les nouveaux pouvoirs des collectivités locales issus de la décentralisation ;
- ou sur le fonctionnement de la société civile et l'influence d'une communication de proximité encore plus communicante, pour ainsi dire : l'avenir des jeux interactifs, du télé-achat, des banques de données ou des chaînes thématiques est effectivement lié au développement de cette technique médiatique.
Cette interrogation, donc, induit la question de savoir si nous nous dirigeons vers une société plus ouverte et conviviable ou vers le meilleur des mondes.

* Groupe de travail sur les réseaux câblés (GRAL) : " Droit et politique des réseaux câblés ", PUF, 1994.

 

 

L'orientalisme
L'Orient des photographes au XXe siècle

Introduction de Mounira KHEMIR
par Françoise DENOYELLE

On doit à Robert Delpire quelques-uns des livres cardinaux concernant la photographie de la seconde moitié du XXe siècle (1), mais sa plus remarquable entreprise éditoriale est sans conteste la collection Photo Poche. Une soixantaine de publications couvre tous les champs de la photographie. Monographies, sujets historiques, thématiques ou techniques varient à l'infini une iconographie totalement inconnue du grand public. Cependant, la richesse et la diversité des images ne peuvent, à eux seuls, expliquer l'énorme succès de librairie (près de deux millions d'exemplaires diffusés pour un tirage initial de 10 000 à15 000 exemplaires par ouvrage). Robert Delpire a su marier les exigences d'une élite de spécialistes avec celles d'un vaste public, tout aussi difficile à séduire mais dont les attentes sont différentes. Conçu comme un véritable livre d'art (qualité exceptionnelle de l'impression, préface d'auteur, bio/bibliographie rigoureuses) la photo poche à tous les avantages des poches (format : 12,5 x 19, prix : 50 F).

Comme pour dissiper un regret de vacances achevées, les derniers-nés de la collection sont autant d'invitations au voyage dans l'espace et dans le temps. l'Orient des photographes au xlxe siècle, en soixante photographies, décline toute la fascination qu'exercèrent les villes de légende, les lieux bibliques et les sites archéologiques. Cas-bah d'Alger, palais de Damas, harems de Constantinople, désert de Judée, église du Saint-Sépulcre à Jérusalem, temples de Baalbeck, pyramides d'Egypte, autant de noms empreints de romantisme pour les bourgeois européens de l'époque. Orient de l'imagination, du rêve, de la peinture, univers de clichés et de stéréotypes. Les photographes, comme les peintres, vont orientaliser l'Orient et reconstituer, en studio, des portraits typiques et des scènes de genre : cafetier ambulant, atelier de menuisier, épicier arabe... Univers clos, comme son homologue parisien ou londonien, le studio est envahi d'accessoires : tapis, tentures, armes, narguilés, éventails dont la fonction est d'attester la réalité des scènes parfois insolites et donner forme et force à des rêves sur papier salé.

Si certains photographes, tel Francis Bedford accompagnant le Prince de Galles dans son " Grand Tour " : Palestine, Syrie, Constantinople, Athènes, ne sont que des hôtes de passage (2), dès 1860, beaucoup d'entre eux deviennent résidents et ouvrent des studios. Les trois frères Abdullah, d'origine arménienne, s'installent àIstanbul en 1860 et sont promus, trois ans plus tard, photographes officiels du sultan.
De nombreux Français quadrillent littéralement tous les points stratégiques : Béchard et Varroquier en Egypte, Bonfils àBeyrouth, Geiser et Portier à Alger, Rubellin à Smyrne. Ce que ne montre pas assez Mounira Khemir, dans son introduction, c'est la dimension économique du phénomène qui n'est pas sans répercussion sur la nature des images. 
Certes, les photographes sont membres de prestigieuses sociétés photographiques européennes, ils obtiennent des médailles à différents concours mais ces certificats artistiques ne doivent pas occulter une production souvent massive des photographes éditeurs. En 1871, le studio Bonfils opère dans tout le Moyen-Orient et fait état de son stock comprenant 15 000 tirages et 9 000 plaques stéréoscopiques. En 1904, Lehnert et Landrock habitent chacun un palais arabe dans la Médina et créent une entreprise dont la vocation est annoncée au dos d'une carte postale : " Photographie d'art. Types Paysages (oasis-Sahara)-Etudes de nu artistique oriental-Gravures-Albums-Cartes postales-Images en costumes arabe ". Destinées à un public occidental, les images doivent pouvoir être vendues loin du lieu de leur prise de vue. Les types " Mauresque ", " Femmes arabes ", " Femmes fellah ", stéréotypés à l'extrême, comme les scènes de genre, mais présentés comme des photographies " artistiques " sont reproduits à l'infini en grand format et en cartes postales avec des légendes en français, allemand ou anglais, à une époque où les colonies renvoient aux occidentaux des images qui sont autant de preuves de l'excellence de leur civilisation.

* L'Orientalisme. l'orient des photographes au XIXe siècle. Introduction de Mounira Khemir, Centre national de la photographie. Collection Poche Photo, n°58, sous la direction de Robert Delpire, Paris, 1994, 50 F.

 

Felice Beata et I'Ecole de Yokohama

Introduction d'Hélène BAYOU
par Françoise DENOYELLE

Rien ne destinait Beato à produire une oeuvre photographique subtile, proche de l'estampe, évoquant un japon ancestral et révolu. Né à Venise en 1825, Felice Beato réalise ses premières photographies àMalte en 1850 et rencontre James Roberto. Avec lui, il embrasse une carrière qui n'existe pas encore mais qui aura de l' avenir : correspondant de guerre. Son premier grand reportage, les batailles de Crimée, en 1855, le fait connaître à Londres où il est rapidement naturalisé anglais. Mais déjà il couvre la révolte des Cipayes et produit les premières images de guerre montrant des cadavres lors de la répression anglaise à Luckow. En 1860, il accompagne, en Chine, le corps expéditionnaire franco-britannique et réalise un reportage sur l'occupation du Palais d'été à Pekin. Il se lie alors d'amitié avec le dessinateur et correspondant de l' Illustrates London News, Charles Wirgman. En 1863, il le rejoint au Japon, à Yokohama. Ensemble, ils fondent le premier journal de langue anglaise, le Japon Punch, et ouvrent un studio. Pendant quinze ans Beato constitue de véritables archives photographiques documentaires sur les moeurs et les coutumes du Japon ; Wirgman, aquarelliste de talent, colorie les épreuves. Ils bénéficient d'une renommée rapide et doivent faire appel, pour répondre à la demande, à des artistes locaux qui utilisent les coloris des estampes japonaises. Le grand incendie qui ravage Yokohama, en 1866, détruit une partie du fonds mais Beato reconstitue assez rapidement ses collections. En 1885/1886 il renoue avec le reportage àl'occasion de la guerre du Soudan. Il meurt, en 1903, en Birmanie où, après avoir délaissé la photographie, il s'est consacré au commerce des antiquités.
Pionnier de la photographie occidentale au Japon, Beato capte les dernière lueurs d'une société encore féodale, ancrée dans une puissante tradition, à la veille des transformations de l'ère Meiji. En 1868, il publie un recueil de ses photographies. Le premier volume " Views of Japon " présente des paysages saisis lors de voyages où il accompagne des missions diplomatiques (seul prétexte admis pour sortir du périmètre de 40 km autour de Yokohama). Le second " Natives types " se compose d'un série de portraits. Contrairement à la production presque industrielle qui ne manque pas de se développer, l'oeuvre de Beato fait montre d'une sensibilité, d'un regard étonné qu'analyse parfaitement Hélène Bayou. Elle justifie les choix techniques de Beato comme celui du coloriage à la main des épreuvse en noir et blanc reproduites d'après des plaques à l'albumine iodurée, préparées longtemps à l'avance et imprimées sur papier salé viré au soufre. L'existence d'une tradition de l'estampe, forte d'un passé où elle puise ses conventions techniques et stylistiques, mais néanmoins déclinantes, à la fin de l'époque Edo, met à disposition du Studio Beato, une main d'oeuvre hors pair. Beato délaisse alors les pigments à l'huile, plus opaques, généralement utilisées en Occident pour ce genre de travail, au profit des couleurs d'aquarelles dont la transparence est plus apte à mettre en évidence les subtilités du rendu photographique. Le coloriage, source d'un style, nouveau lié à l'estampe, n'est pas le seul lien de parenté avec ce genre particulier. Le lyrisme des paysages, la composition des scènes de genre, les thèmes déclinés répondent certes à la curiosité occidentale mais renvoient également aux maîtres de l'estampe comme Hokusai. Les vues du Mont Fuji, la cascade de Shirabe, les glycines à Kameido, mais aussi les portraits de geishas, de samouraïs, de lutteurs, de moines bouddhistes, tout comme les mises en situation du fleuriste, de la visite du médecin, du fabricant d'ombrelles, du seigneur féodal montant dans un palanquin, traduisent un art de la composition où chaque sujet témoigne de la sensibilité de Beato à l'univers japonais.

* Felice Beato et l'Ecole de Yokohama. Introduction d'Hélène Bayou. Centre national de la photographie, Collection Photo Poche n°57, sous la direction de Robert Delpire, Paris, 1994, 60 F.