n°66

 

 

 

L'Invention de la communication

d'Armand MATTELART

par Isabelle PAILLIART

Dans les dernières pages de la Communication-monde (La Découverte, Paris, 1992), Armand Mattelart indique les trois écueils auxquels se heurte toute histoire de la communication internationale (p. 297). D'une certaine manière, l'Invention de la communication, son dernier ouvrage, tente de dépasser à sa façon ces trois écueils. Le premier d'entre eux réside dans « la poîy sémie du mot communication » . L 'Invention de la communication choisit claire ment une acceptation large de ce terme, « englobant les multiples circuits d'échanges et de circulation des biens, des personnes et des messages. Cette défini tion couvre tout à la fois les voies de com munication, les réseaux de transmission à langue distance et les moyens de l'échange symbolique, tels les expositions univer selles, la haute culture, la religion, la langue et, bien sûr, les médias » (p. 8). Pour éviter le deuxième écueil qui conduit à « se laisser enfermer dans une surestima tion de la dimension internationale » (p. 299), l'auteur conseille « une archéolo gie des concepts doublée de celle des faits ». Le dernier ouvrage se situe ainsi par rapport au vide dans lequel se trouve l'histoire de la communication et tente de le résoudre en dressant une « archéologie des savoirs sur la communication » (p. 9). Enfin, le troisième écueil est posé sous forme de question : « Comment échapper aux ethnocentrismes de tous bords ? » Là encore, l'Invention de la communication se dégage d'une vision trop univoque de la communication. Sa réflexion mêle allégre ment des auteurs venant d'horizons disci plinaires variés (philosophes, économistes, politistes), des romanciers et des cher cheurs, des théoriciens et des ingénieurs, des écrivains classiques et contemporains. C'est d'ailleurs l'une des grandes réussites de l'essai, de proposer, dans cette « tâche d'enracinement » (p. 12), une réflexion globale » à la mesure de la complexité de la communication.
Cependant, si l'Invention de la commu nication se situe bien dans la lignée de la Communication-monde, comme d'ailleurs l'auteur le revendique (p. 11), l'ouvrage présente une différence majeure : l'analyse en termes de stratégies d'acteurs est mise de côté, elle est centrée uniquement sur les auteurs et les courants de pensée. En outre, l'ouvrage s'arrête là où les travaux de re cherche ont l'habitude de commencer, dans la première moitié du XXe siècle, au moment où apparaissent les termes de cul ture et de communication de masse, et où les médias apportent leur contribution à la gestion des opinions.
Ainsi, puisque i 'Invention de la commu nication suggère de rester dans l'ordre de la généalogie intellectuelle, l'ouvrage avec lequel il serait possible d'établir des «correspondances » serait Penser les médias, en collaboration avec Michèle Mattelart (La Découverte, Paris, 1986), qui appelle la « transversalité des concepts » (p. 260). L'auteur est donc fidèle à l'esprit de ce livre qui pour nous reste déterminant, et qui n'entend pas lister les concepts à l'origine de la communication mais les inscrire dans une dynamique, car « sous l'enjeu des définitions conceptuelles, se jouent aussi bien les nouveaux régimes de vérité que les nouvelles formes d'exercice du pouvoir, les nouveaux modes d'intégration des sociétés humaines » (Penser les mé dias, p. 260).
L 'Invention de la communication permet donc au lecteur habitué des ouvrages d'Armand Mattelart de retrouver une démarche et une culture, en même temps qu'il révèle une ambition intellectuelle originale. Celle-ci se déploie à travers quatre grands chapitres.
Le premier, intitulé « La société de flux », lie étroitement la naissance de la communication moderne et les idées de liberté, de progrès et d'évolution de la société. Certes l'auteur note l'apport des Lumières dans ce mouvement mais il montre également comment la question de la circulation, à laquelle la communication mo derne est fortement liée, devient l'objet d'un débat théorique. Cela le conduit à re tracer la pensée des physiocrates et du premier d'entre eux, François Quesnay.Puisque « circuler c'est mesurer » (p. 56), l'auteur s'intéresse à l'adoption du système unique de poids et de mesures, à la naissance de la statistique comme contribution à l'unification d'une nation. Mais l'intérêt de cette première partie réside dans l'analyse de la notion d'évolution. Reprenant, entre autres, les travaux d'Adam Smith et de Thomas Maîthus, il met en évidence la manière dont l'idée de division du travail et celle de lutte pour l'existence constituent les fondements d'une théorie de l'évolution des sociétés humaines, le modèle évolutionniste devenant « une composante essentielle des premières formulations sociologiques sur la communication» (p. 96).
Le second chapitre est consacré aux Utopies du lien universel » et s'ouvre sur les travaux de Saint-Simon ainsi que sur « le culte du réseau ». Partant des «réseaux matériels », le chapitre se termine par les réseaux « spirituels » tels qu'ils ont pu être présents dans les projets de « cité comunautaire ». «Les réseaux de communication sont envisagés comme créateurs du nouveau lien universel » (p 101). « Universel » parce qu'ils représentent l'universalisme de l'idéologie de progrès et des nations qui l'incarnent » (p. 171). L'auteur illustre son propos avec les Expositions universelles de la seconde moitié du XIXe siècle : autant d'événements dont le rythme est scandé par les promesses d'innovation en matière de communication. L' exemple est pertinent car « l'Exposition universelle partage avec le réseau de communication le même imaginaire, la même quête d'un paradis perdu de la communauté et de la communion hu maines. L'une et l'autre se relancent et se confortent mutuellement dans la construction du mythe de ce lien universel transparent» (p. 140). Quant à la pensée communautaire annonciatrice, au cours du XXe siècle, d'idées qui croient aux vertus salvatrices des réseaux, elle se nourrit des ouvrages de Fourier, de ceux de Kropotkine et surtout de ceux de Geddes qui, s'interrogeant sur la technologie comme élément central de l'évolution de la société, inspireront plus tard Mumford et Mac Luhan.
Le troisième chapitre est centré sur l'espace géopolitique et est marqué par l'inégalité des échanges internationaux. Les réseaux de communication s'inscrivant dans l'économie-monde de cette fin du XIXe siècle, adoptent une configuration centripète, révélatrice des hégémonies politiques et économiques. A l'appui de sa démonstration, l'auteur traite de l'ordre mondial instauré à cette époque et s'intéresse à la propagation symbolique à travers le cas de la propagande religieuse et des hégémonies linguistiques comme « instrument d'unification du monde » (p. 217). Le chapitre se clôt sur la manière dont le développement des réseaux (ferré, routier et télématique) modifie l'art de la guerre. Centré sur la géopolitique, « cette science de l'espace et de son contrôle » (p. 223), et sur la pensée stratégique, il confirme com bien les conflits mondiaux ont accéléré les découvertes technologiques dans le domaine de l'information et de la transmission.
Le dernier chapitre, approfondissant des jalons posés dans une partie de l'Internationale publicitaire (La Découverte, Paris, 1989) consacrée à « la mesure » (p. 176), retrace les différentes étapes d'une histoire de la pensée du calcul. « L'individu-mesure », c'est-à-dire l'individu calculable, est au centre de nouvelles techniques : la statistique, les premières études démographiques, l' anthropométrie, la chronophotographie, ancêtre du cinématographe... Le chapitre signale bien le passage du concept de foule à celui de public à travers la lecture précise des travaux de Sighele, de Le Bon et de Tarde. Il insiste sur la manière dont la publicité conjugue « l'ordre de la marchandise comme spectacle et le spectacle comme marchandise» (p. 330).
On le comprend, résumer un tel ouvrage est un exercice délicat car cela conduit à tronquer largement la richesse des remarques et des lectures. Le foisonnement des sources est maîtrisé par la structure équilibrée de chacun des chapitres, constituant de cette manière une suite d'histoires parallèles qui, parfois, auraient demandé à être reliées. L'ouvrage dresse l'arbre généalogique de la communication moderne, l'inscrivant dans la « longue durée » des modes de régulation sociale. La découverte de la parentèle renouvelle et ravive ainsi le regard qui est porté sur elle : du même coup, en chargeant la communication d'une histoire et d'une mémoire, on rappelle combien les valeurs de visibilité, de transparence et de fluidité qui lui sont traditionnellement attribuées, peuvent être futiles.

*Armand MATTELART, l'Invention de la communication, La Découverte, 1994.

Histoire de la radio des années trente

de Cécile MEADEL

par Pierre SORLIN

On demande parfois aux historiens pourquoi ils s'occupent aussi peu de la période dans laquelle ils vivent. L'ouvrage de Cécile Méadel apporte à cette question une des réponses possibles. Il ne s'agit pas d'un problème de documentation. Si l'auteur avait voulu parler des années 90, elle aurait trouvé autant de sources que pour les années 30. Mais elle aurait dû citer une foule de personnes dont tout le monde connaît vaguement le nom, de petits incidents qui ont fait la une des journaux, des renvois de directeurs, des changements infimes qui alimentent la chronique quotidienne. Elle serait passée à la télévision puis on aurait oublié sa petite chronique, alors que son ouvrage, débarrassé des dé tails, restera pour longtemps la référence sur le sujet.
Pour être éloignés des querelles du jour, les historiens n'en sont pas moins prisonniers de leur temps et Cécile Méadel le prouve. Elle a, en fait, écrit deux thèses différentes, qui répondent à deux préoccupations immédiates. L'une traite d'un sujet politique brûlant quand elle a commencé ses recherches, encore sensible au jourd'hui, celui du monopole. L'autre répond à l'immense intérêt que les historiens accordent aux pratiques quotidiennes, à tout ce qui modifie la manière dont les individus vivent le monde. Entre les deux thèses, aucun lien, simplement une fausse suture dramatiquement inadéquate. Etait-il possible de faire autrement ? Oui. Faut-il rappeler que des lecteurs extérieurs n'ont, en général, rien à dire sur l'usage des sources (surtout quand elles sont parfaite ment dominées, comme c'est le cas ici) mais qu'ils peuvent aider à rendre cohérente la rédaction ?
Trois modèles se sont très vite mis en place dans le domaine radiophonique : le monopole étatique (Grande-Bretagne), la liberté (Etats-Unis), le compromis associatif (Pays-Bas). La France s'est située à part, avec une mixité empirique dans la quelle la loi affirmait le monopole public tout en légitimant les stations privées déjà mises en place. Ce système mal défini, qui n'a pas fonctionné moins bien que les autres, méritait, de toute évidence, une longue étude. Comment s'est-il mis en place, comment a-t-il fonctionné ? De nombreux exemples suggèrent que les sans-filistes amateurs ont joué un rôle considérable dans les premiers temps de la radio, mais on manque d'informations précises à leur sujet. Cécile Méadel parle modestement de « la découverte d'un fonds d'archives inédites ». Ce genre de « découverte » «arrive » uniquement à ceux qui ont su les préparer, l' auteur a dû faire de longues démarches avant de mettre à jour des documents exceptionnels sur la vie d'une station régionale, « Radio Nord PTT ». Dans un des chapitres les plus neufs de l'ouvrage, elle nous montre comment les amateurs se sont associés à la mairie, à la presse locale, à des syndicats et à l'administration des PTT pour faire vivre une station qui, depuis 1927, était capable d'émettre tous les soirs. Tout ce passage éclaire remarquablement le cas français et permet de comprendre l'étrange compromis établi par la loi de 1928.
Malheureusement, les chapitres essen tiels sur les sans-filistes et sur Radio Nord PTT arrivent seulement au milieu du volume, après qu'une longue (un peu trop longue) partie consacrée aux aspects politico-étatiques nous ait déjà conduits au seuil de la Seconde Guerre mondiale. Le flash-back n'a rien de condamnable, sauf quand il relègue à la fin ce qui devait être mis en place dès le départ. L'étroite colla boration des passionnés, qu'ils aient été des personnes privées, des membres de clubs ou des fonctionnaires n'explique pas, à elle seule, l'exception française, il faut aussi tenir compte des problèmes énormes que posait l'établissement d'un réseau na tional et de l'hésitation des politiques. Pourtant, sans cette collaboration étroite, le monopole revendiqué par l'Etat dès la Première Guerre mondiale n'aurait pas eu de mal à s'établir. La question de statut n'existe pas en soi, elle se pose par rapport à un contexte que l'auteur sait parfaite ment recréer mais qu'elle met en place beaucoup trop tard.
Longtemps, stations publiques et pri vées se sont ressemblé, non seulement dans leurs programmes mais dans leur mode de financement. Tandis que Radio Nord PTT tirait d'importantes ressources de la publicité, des stations privées étaient soutenues par des mairies ou des conseils généraux. Cécile Méadel se garde cepen dant de les confondre en un seul en semble. En dehors du fait que les radios publiques ont dû vivre, depuis 1935, avec le seul produit de la redevance, de nom breuses différences ont marqué les deux secteurs. L'auteur le montre d'abord en suivant de près les informations relatives au 6 février, puis en analysant les grilles de programme. Elle met bien en valeur la tentation qu'ont éprouvée tous les gouver nements, trop divisés pour imposer leur règles mais désireux de contrôler un moyen d'information dont l'audience ne cessait de s'affirmer.
Avec un recul d'un demi-siècle, il devient possible de se limiter à l'essentiel. Cécile Méadel ne nous accable pas de noms propres. Deux hommes seulement traversent la première partie de l'ouvrage, Marcel Pellenc, responsable de la radio au ministère des Postes entre 1926 et 1936 et Mandel. L'auteur se garde de juger le premier dont la carrière est surtout connue par les polémiques qui ont entouré son élimination en 1936. Elle est plus nette sur Mandel qui a énormément parlé et fait parler de lui. Personnalité forte, politicien averti, il n'a pas été le prodigieux animateur qu'ont imaginé des publicistes à la recherche d'un héros pour ouvrages de vulgarisation facile. Une partie des réformes qu'il a fait adopter avaient été mises au point avant son arrivée aux Postes, d'autres ne lui ont guère survécu. L'histoire politique de la radio méritait une mise au point sérieuse qui nous est enfin proposée. Mais elle est au fond assez simple, elle aurait pu être présentée plus rapidement.
Pour développer davantage la seconde partie du livre qui est de bout en bout passionnante. Comment la radio, crachouilli expérimental en 1920, est-elle entrée dans la vie quotidienne au point de devenir - l'expérience de la Seconde Guerre l'a montré - un instrument d'information vital pour le pays ? L'expérience, il faut le no ter, n'est pas la première, elle a été précé dée par la prodigieuse diffusion du téléphone, mal connue en France mais bien étudiée dans le cas de l'Allemagne. Cécile Méadel rappelle les difficultés qu'elle a rencontrées : comme pour le téléphone, il nous manque l'essentiel, la voix. Les enre gistrements, très coûteux, étaient rares et fragiles, la radio, de même que le théâtre classique, nous est connue à peu près ex clusivement par l'écrit, auquel s'ajoute ce pendant le témoignage essentiel du cinéma qui montre assez bien la manière dont la TSF » s'intégrait à l'existence de chaque jour. Dans son introduction, Cécile Méadel reconnaît qu'une coupure « entre les deux approches, politico-institution nelle et culturelle» est artificielle. Elle n'a pas, néanmoins, tenté d'effacer la coupure. Le pouvait-elle ? Je le crois, à condition d'accorder toute la place qu'ils méritent aux agents, professionnels et auditeurs. Dans ce volume de plus de 400 pages, le public a droit à... 9 pages. Cécile Méadel prend pour excuse l'absence de recherches sur l'audience de la part des radios. La situation n'est pas différente dans les autres pays, ce qui n'a pas empêché des chercheurs allemands, anglais, italiens, néerlandais de nous montrer, très concrètement, comment « le poste » s'est imposé dans les foyers, comme l'écoute a varié durant deux décennies et comment elle s'est installée, à l'instar d'une pratique « naturelle », dans les comportements. En Italie, les constructeurs ont longtemps fait du récepteur un meuble imposant, une vraie pièce de mobilier, tandis qu'Allemands et Hollandais ont préféré la discré tion. Les revendeurs ont partout joué un rôle considérable, mais de manières très différentes suivant qu'ils gagnaient davantage sur les pièces, ou sur les postes entiers, ou sur les réparations, ou sur le couplage disque-radio. Le pouvoir à travers la radio présente un gamme étonnante d' attitudes, depuis le monopole des plus riches qui rassemblent et dirigent le voisinage, jusqu'aux conflits familiaux, en passant par le développement de nouvelles formes d'associations. Il est vraiment dommage que Cécile Méadel n'ait rien tenté dans cette direction.
On le regrette d'autant plus que ses ana lyses sur la programmation sont d'une précision et d'une clarté remarquables. Elle cerne parfaitement l' information radiophonique, faite surtout de chroniques qui ne visent pas à précéder l'événement et com mentent, un peu en vrac, sans chercher à concurrencer directement la presse écrite. La musique et la fiction sont étudiées dans des pages très denses où des comptages précis (quel travail de bénédictin) soutien nent une évaluation d'ensemble relative à l'apport de la radio comme outil de forma tion culturelle. Cécile Méadel se rend bien compte que la radio a changé l'échelle des sonorités familières, elle accorde une at tention soutenue aux voies et aux brui tages, à tout ce qui a conféré son volume et son arrière-fond à la transmission sonore. Je ne tente même pas de résumer, il est in dispensable de lire ces pages si l'on veut comprendre par quelles voies le XXe siècle s'est acculturé à l'audiovisuel.

*Cécile MÉADEL, Histoire de la radio des années trente Anthropos/INA, 1994, 438 p. 200F.

Une société de communication ?

d'Erik NEVEU

par Bernard MIEGE

Ce petit livre, publié dans une collection de poche spécialisée dans l'édition de textes relevant du droit public ou des sciences politiques, n'est en rien un ouvrage d'initiation ou de vulgarisation. L'auteur, Erik NEVEU, professeur à l'université de Rennes J, multiplie en effet les références et les citations, et fait montre d'une grande connaissance des objets les plus divers, qu'envisage présentement la recherche en communication. Son approche est à la fois celle d'un spécialiste de science politique (nourri de la pensée de Norbert ELIAS), d'un sociologue (proche des perspectives tracées par Michel CALON et Bruno LATOUR) et même d'un moraliste (ou si l'on veut d'un stoïcien). Autant dire qu'il est vain de rendre compte en quelques lignes des propositions de l'auteur ; et à plus forte raison d'entreprendre de les discuter.
Il nous paraît cependant possible de dis socier la thèse centrale des propositions ou notations « partielles ». Et pour notre part, si nous considérons beaucoup de celles-ci comme pertinentes et ouvrant des voies productives (citons entre autres : les cinq promesses du mythe communicationnel ; l'effet « barbe à papa », i.e. la force du flou dans les actions menées au nom de la communication ; l'accent mis sur le refoulement du conflictuel - cf. la société pacifiée chère à ELIAS - et de la dimension citoyenne du politique ; le caractère profondément inégalitaire et asymétrique des pratiques de communication ; la nécessité de prendre la dimension du phénomène communicationnel en l'inscrivant dans la longue durée, etc.), nous ne portons pas le même intérêt au fil rouge du livre.
Car Erik NEVEU, agacé après d'autres auteurs par le rang accordé à la communication dans les sociétés modernes, se donne avant tout pour objectif d'élucider ce « . . que véhicule la notion de "société de communication", promue au rang de représentation dominante des sociétés occidentales dans l'imaginaire social". Il s'intéresse donc délibérément aux usages sociaux des discours et fait volontairement l'impasse sur l'univers des technologies de la communication ou sur celui des industries culturelles et informationnelles, ainsi que sur les stratégies des principaux acteurs.

En gros sa démarche est la suivante : 

Dans un premier temps, il s'efforce de retracer la généalogie du discours communicationnel, en faisant aussi bien appel à certains des auteurs reconnus (N. WIENER, M. MAC LUHAN ou G. BATESON, etc.) - sans insister sur leurs différences -, qu'à des essayistes (G. DEBORD), des ingénieurs (J. VOGE) ou des rapporteurs officiels (S. NORA et A.MINC). 
Dans un deuxième temps, il s'agit pour lui de voir comment ce discours aboutit la formation d'un mythe, celui de la « société de communication » ; pour ce faire, l'auteur insiste d'abord sur les promesses du mythe, fonctionnant selon «...un incessant processus de bricolage symbolique, de recyclage de croyances et de discours » (p. 60) ; puis il met en évidence les déterminants sociaux du mythe, dans la vie quotidienne, dans l'entreprise, dans la vie politique ou dans la communication locale. Mais peu lui importe que ce soient ces champs sociaux qui, pour fonctionner, fassent appel aux techniques et pratiques de la communication. L'essentiel est de préciser les voies par lesquelles le mythe s'implante : d'où le recours au modèle de la « traduction ». C'est le moment clé de l'argumentation, car la force du mythe de la « société de communication » lui semble présenter bien des points communs avec celle du pastorisme revisité par B. LATOUR : la «diffusion » du mythe, dans l'un et l'autre cas, relèverait avant tout de conditions sociales, et non de théories ou de travaux savants.
Enfin, dans un troisième temps, tout en se refusant à confronter le mythe avec « la réalité » (car, comme il se doit, les représentations font partie de la réalité à analyser), il cherche à savoir pourquoi le discours de la société de communication « marche ». Les changements dans la division du travail ou ceux observés dans l'usage de la violence symbolique par l'Etat sont alors les principaux arguments mis en avant par Erik NEVEU, et on peut le suivre sur ce terrain.
En conclusion, pour l'auteur « la société de communication (serait) au final une illusion bien fondée, régie par la logique de la prophétie autocréatrice » (p.145). Cependant, comme pris d'un doute, il en vient à signaler que tout n'est pas illusoir dans une illusion (assimilée à un mythe) que la « société de communication » est un mythe fragile qui se heurte à des obstacles.
La démonstration d'Erik NEVEU pose nombreuses questions, et même si elle s'appuie souvent sur des arguments originaux, elle reprend la perspective purement (ou essentiellement) discursive, introduite par plusieurs auteurs depuis une quinzaine d'années. C'est une perspective qui a déjà montré quelques-unes de ses limites, et qui pour nous, ne saurait à elle seule épuiser l'analyse du paradigme informationnel et communicationnel.
En plus, on ne peut manquer de s'interroger sur le fait de considérer la communication comme la représentation dominante dans les sociétés occidentales, au point de s'autoriser à qualifier celles-ci de sociétés de communication (parfois avec des guillemets, et avec un point d'interrogation dans le titre de l'ouvrage). La communition ne mérite pas autant d'excessives attentions, ni ne concentre en elle, l'essentiel du fonctionnement des sociétés contemporaines.

*Erik NEVEU, Une société de communication?, Montchrestien, collection Clefs/Politique, 1994, 158 pages.

 

Les journalistes : stars, scribes et scribouillards

de Jean-François LACAN, Michael PALMER, Denis RUELLAN

par Mirela LAZAR

Trois auteurs se partagent l'espace d'un livre pour définir, ou plutôt redéfinir un univers de travail. Identité sociale et culturelle, espace professionnel, principes et valeurs, tels sont les fondements de l'analyse proposée par le journaliste Jean-François Lacan (Journal d'un chien), l'historien Michael Palmer (Les héritiers de Théo phraste) et le socio-anthropologue Denis Ruellan (les frontières d'une vocation).
Le liant (et l'atout d'originalité) des trois ouvrages me semble être la remise en question des lieux communs, des clichés liés à la représentation traditionnelle du métier de journaliste. Rien aujourd'hui ne donne à penser qu'il s'agit d'une activité nettement définie, aux fonctions bien cernées, aux frontières délimitées.
Le journalisme est une « sorte d'auberge espagnole, ouverte à tous, enrichie perpétuellement des ingrédients de pra ique hétérogènes, mais complémentaires à la soupe en train de se faire » (D. Ruellan, p. 270), alors que « les pratiques journalistiques constituent, au mieux, un ensemble hétérogène aux limites floues, prêt à se disloquer sous les poussées technologiques ou les contraintes économiques » (J.-F. La can, p. 36). Il faut se défaire des « miroirs déformants » du métier. La démarche des auteurs s'étaie sur des arguments spécifiques.
Avec Journal d'un chien, nous sommes sur le terrain du subjectif avoué, des angoisses, des culpabilités conscientes ou inconscientes, des « écartèlements psy chologiques» qui traduisent, à l'opinion de l'auteur, « les multiples contradictions de ce métier ». « Si, vue de l'extérieur, la profession apparaît comme un ensemble flou de pratiques hétérogènes, de valeurs contradictoires, il faut bien reconnaître que je les porte aussi en moi silmultanément » (p. 46). «Ecartelé entre le sublime et le trivial », le journaliste Lacan esttorités - à la fois « source» et « objet » de cette information. Résultat : pugnacité mais aussi compromissions illustrant cette « porosité » entre le journalisme et les mi lieux du pouvoir, qui caractérise encore aujourd'hui la médiakiatura (p. 184). On rejoint ici les deux représentations entre lesquelles ce métier a oscillé au moins de puis le XVIIe siècle.
Et puisque tenter de spécifier « le noyau » du journalisme apparaît impossible - en raison du caractère « polymorphe » et « changeant » de l'activité -, Denis Ruellan se propose d'observer le métier dans son interaction avec des territoires connexes (lettres, art, recherche, publicité, communication), « aux confins desquels le journalisme cesse progressivement d'être lui-même et devient autre » (p. 219). Enrichi, au niveau des méthodes de travail, mode de fonctionnement, spectre des compétences. Selon les époques et les lieux, « plus littéraire, plus positiviste, plus marchand, plus divertissant, plus politique, plus engagé » (p. 270).
Cette perspective intégratrice remet en question un autre lieu commun : le danger exercé, de l'extérieur, sur le journalisme par des concurrences en rapide expansion - les communiquants surtout. « La raison de cette stratégie est évidente. » Elle permet au journalisme de « réduire les antagonismes » et de « conserver son influence ». Qui voudrait mieux pour une profession où on ressent parfois « une curieuse sensation de ne jamais être parfaitement à sa place » ?

*Jean-François LACAN, Michael PALMER, Denis RUELLAN, « Les journalistes - stars, scribes, scribouillards », collection : Des gens, Syros, Paris, 1994, 280 pages, 145 F.

Le Langage, une approche philosophique

de FREDÉRIC NEF

par Daniela ROVENTA-FRUMUSANI

Après bon nombre de recherches pertinentes mais restrictives, intraréférentielles (concernant un sel « champ de l'expé rience » ) on se trouve avec l'ouvrage de Frédéric Nef devant une tentative et une réussite incontestables de synthèse inter-disciplinaire, au carrefour de la philosophie, de la linguistique et de la logique.
Le langage (et corrélativement les sciences du langage) en tant que « matrice des sciences humaines » ou « root-para digm » participe à la révolution « sémio tique » du monde actuel (l'expression est utilisée par J. Baudrillard in « Pour une critique de l'économie politique du signe »)' révolution qui pourrait être définie de plusieurs manières : 
- comme un nouveau mode de pensée synthétique-intégratif, fondé sur des concepts intégrateurs (du type modèle, signe, symbole) et des disciplines intégratives (théorie de l'information, théorie des systèmes, sémiotique) ;
- comme la resémantisation des méthodes, règles, standards de rationalité à même d'aborder simultanément les aspects structuraux et les aspects dynamiques-des cription de la langue et engendrement du langage, des scripts, des « frames »
- comme le déplacement d'accent de l'atomisme au holisme, de la contemplation à la construction (dans la théorie du texte, l'analyse du discours, l'intelligence artificielle, la physique théorique...).
A côté de cette globalisation des problé matiques, une caractéristique majeure de la modernité intellectuelle consiste dans l'influence de la philosophie sur le développe ment des sciences, dans un nouvel intérêt pour l'éthique, la théorie de la valeur et le retour à l'histoire (T. Todorov critique le formalisme anhistorique, J. Bouveresse dé nonce le nihilisme poststructuraliste, P. Nora lance un appel aux débats éthiques, axiologiques).
Cet ouvrage de Frédéric Nef s'inscrit dans le contexte d'un retour à l'histoire, à la philosophie, à la réflexion critique, il se propose de mettre en évidence la permanence du questionnement philosophique sur le sens et la signification. Loin d'épou ser un point de vue strictement linguistique (synchronique ou diachronique), l'auteur circonscrit l'investigation à la problématisation cohérente des relations entre logique et langage, langage et pensée, langage et réalité, ainsi qu'à l'enjeu métaphysique de la grammaire le long de trois épistémês.
L'infrastructure est représentée par la dimension philosophique de la significa tion et sa délimitation nette par rapport à son acception linguistique (tournée vers l'actualisation signifiante dans les structures lexicales, grammaticales et tex tuelles). Or la réflexion philosophique sur le langage commence au moment où il y a une combinaison d'au moins deux des traits suivants : dépassement du concept empirique de langue par un concept géné ral de langage ; introduction du problème de l'origine du langage (question exclue par la linguistique moderne) ; corrélation des opérations linguistiques et des opéra tions de l'esprit (relation écartée par la lin guistique structurale et rangée du côté du psychologisme) ; problématisation du réfé rent ; évaluation du langage dans sa fonction instrumentale (outil cognitif, persuasif, actionnel).
Sous-tendue par la pertinente remarque sur la non-coïncidence des coupures épistémologiques dans le domaine philosophique par rapport à la philosophie du langage (les moments cruciaux chez Descartes, Kant ou Hegel sont à délimiter de la scansion linguistique : nominalisme radical au XIVe siècle/logique formelle à la fin du XIXC/sémantique moderne), la double incursion (philosophique et histo rique) élabore trois schématisations (dans le sens posé par Jean-Blaise Grize de construction, modèle, et non pas réduction ou simplification), soit :
- la sémantique antico-médiévale en tant que période « relativement homogène » (p. 7), basée sur les textes d'Aristote, Platon, ainsi que sur des textes moins connus mais réhabilités actuellement ;
- la sémantique moderne d'Occam à Frege, recouvrant la Renaissance, l'Age classique, les Lumières, jusqu'au XIXe siècle ;
- la sémantique nouvelle de Frege à nos jours, où les théories du signe se détachent de leur support linguistique.
L'option choisie pour cette périodisa tion triadique se justifie du point de vue de l'homogénéité relative du contenu (au fond, au Moyen Age ce sont les mêmes textes qui sont commentés, les mêmes dis ciplines qui forment le fondement de la vie intellectuelle, mais à l'intérieur de la révélation chrétienne). Ce qui peut prêter à discussion, c'est l'espace alloué au monde des Anciens (de Démocrite, sophistes, stoïciens, épicuriens, Plotin, néo-platoniciens - 100 pages) par rapport à la sémantique nouvelle, à partir de Frege et allant jusqu'à Camap et Wittgenstein (20 pages).
Si la plupart des problèmes discutés dans la philosophie du langage contemporain sont des problèmes antiques ou médiévaux reformulés et non pas des questions modernes, Condillac par exemple, et si la période moderne qui va du XVe au XIXe siècle (50 pages) est un « véritable Moyen Age (au sens strict et presque péjoratif » - p. 6), il nous semble que le senti ment de déséquilibre en faveur de ces deux épistémês par rapport au XXe siècle est une option de lecture d'un « Model Reader » fervent admirateur des Anciens et un souci de diffusion de connaissances sur Vico, Heder, Locke, Leibniz, à même de compléter les connaissances lacunaires des lecteurs à ce sujet, plutôt qu'une résul tante d'une véritable hiérarchie en termes de pistes, d'écoles de pensée, de directions de recherches ouvertes.
L' analyse philosophique du langage amorce le « tournant linguistique » du XXe siècle, révolution pertinemment pré sentée par l'apport de Frege (de Begriff schrift et de Sinn und Bedeutung), Russell (On Denoting) et le Wittgenstein du Trac tatus. De même que Husserl et Meinong (plus tard), Frege a essayé le premier de construire la langue formulaire de la pen sée (Begriffschrift) afin de briser « la domination du mot sur l'esprit humain, ceci pour reproduire les idées sous leur forme pure » (Begriffschrift, préface, apud F. Nef, p. 155). Au contraire l'accent mis sur l'intrication langage/pensée dans ses derniers écrits pouffait servir d'exergue à la problé matisation actuelle du dilemme qui se résout plutôt en consubstantialité qu'en séparation radicale. « Mais la pensée n'est-elle pas de l'ordre du langage ? Comment la pensée peut-elle entrer en lutte avec le langage ? Ne serait-ce pas une lutte où la pensée serait en guerre contre elle-même ? Et ne serait-ce pas alors la fin de la possibilité de la pensée ? » (idem, p. 158).
L'une des caratéristiques essentielles de cette représentation des enjeux philoso phiques et logiques du langage (dans le sens ancien du mot logos : parole et raison en même temps), c'est, outre la mention des commentaires marginaux à l'époque mais essentiels pour la contemporanéité (supra, Frege), la permanente circulation, reprise et réinterprétation des concepts fondamentaux, comme par exemple la dis tinction Darleungssprache et Hilfssprache (ou Fonnelsprache) anticipant celle établie par Camap dans Introduction to Semantics et Tarski entre langage et métalangage.
Outre l'isotopie fondamentale de l'ouvrage (à savoir les fondements logiques et linguistiques de la pensée), le périple offre une synthèse pertinente des penseurs im portants (Camap, Russell, Wittgenstein) et des directions qu'ils ont ouvertes. « La contribution de Camap à la philosophie du langage est multiple : il a éclairci les fondements de la sémantique ; il a donné les règles de ce qu'est en général une syntaxe logique, il a formalisé les notions frégéennes de sens et dénotation (...)' il a dé fini l'un des premiers ce qu'est une pragmatique » (p. 162). Dans la perspective d'une lecture historique et épistémologique du langage et de la pensée, on pourrait regretter l'absence du nom de C. S. Peirce (ayant participé à la constitution du modèle triadique du signe et de la distinction plutôt logique que linguistique de l'interprétant et de l'objet, i. e. du SinnfBedeutung frégéens ou intension/ex tension carnapiennes).
Le chapitre sur le XXe siècle se clôt sur la contribution de Ludwig Wittgenstein du Tractatus et de Logische Untersuchungen autrement dit de la Bild-théorie (théorie représentationnelle de l'isomorphisme entre propositions et états de choses) et des Sprachspiele-jeux de langage (théorie qui supplée l'équivalence entre signification et vérité par une nouvelle équivalence, celle de la signification et de l'usage, « meaning in use »). Nef met en évidence pertinemment les deux voies ouvertes à partir de l'oeuvre wittgensteinienne : une philosophie du langage réformatrice fondée sur la paraphrase logique et l'interprétation positiviste du Tractatus, la direction Quine, Davidson, et une philosophie du langage ordinaire dont le meilleur continuateur est Austin (le premier à distinguer la dimension performative et constative des actes de langage et à ouvrir le domaine le plus passionnant de la recherche actuelle : la pragmatique (avec l'analyse de l'énonciation, la psychanalyse lacanienne (op. cit. p.175), auxquelles on devrait ajouter l'analyse des conversations, l'étude de l'implicite, l'analyse du discours, etc.
Ouvrage rigoureux, enrichissant par l' ample système de notes, commentaires, corrélations intra- et inter-référentielles, le Langage vient combler un vide dans la recherche philosophique et linguistique du langage, constituant une ressource de premier ordre pour la juste compréhension de « l'essence du langage, de sa signification pour l'humanité (...), inséparable d'un approfondissement du logos comme logique ».

* Frédéric NEF, le Langage, une approche philosophique, Bordas, collection « Philosophie présente », 1994, 188 pages.

 

L'innovation étouffée 

de Mark CLARK 
par Michel ATTEN 

 Depuis 1959, Technology and Culture s'est hissée au premier rang des revues d'histoire des techniques. La qualité de ses articles tient, selon nous, au parti pris, indiqué par son titre, d'une histoire des techniques qui convoque tous les acteurs (ingénieurs, scientifiques, bricoleurs, entrepreneurs, banquiers, politiques), qui prend en compte tous les ingrédients qui composent le mouvement technique. Ainsi, dans cet exemple, faut-il compter avec l'électromagnétisme, les bandes de plastiques, les déroulements mécaniques, mais également avec la "culture d'entreprise", la représentation symbolique de l'objet téléphone, organe de communication libre, intime, éphémère, sans trace.
L'histoire des techniques est pleine d'exemples montrant qu'une invention, c'est-à-dire non seulement la démonstration de faisabilité d'un prototype mais également la mise au point technique d'un dispositif breveté et commercialisable, ne se traduit pas toujours par une innovation. Les explications données varient suivant les cas mais tournent en général autour de quelques thèmes, parmi lesquels nous citerons : des raisons techniques diverses, le manque de marchés, un marketing déficient, l'apparition d'un produit concurrent, l'occupation du terrain par un produit ancien jugé à tort désuet... L'article de Mark Clark ajoute à cette liste un nouveau type d'explication, peu exploré : la culture de  l'entreprise. 
L'invention dont il s'agit est l'enregistrement de la voix à l'aide de phénomènes magnétiques et son application au téléphone : ce que l'on appelle aujourd'hui le répondeur-enregistreur. Il montre, de façon convaincante, que l'American Telephone and Telegraph refuse de commercialiser pendant plus de vingt ans la machine mise au point par son laboratoire de recherche, les Bells Labs, au milieu des années 30. 
Les premières recherches sur l'enregistrement à l'aide de phénomènes magnétiques de la voix remontent à 1878, soit quelques mois après la visite du laboratoire de Menlo Park par O. Smith, qui lui permet de découvrir le tout nouveau phonographe de Thomas Edison. Critiquant l'utilisation d'aiguille, source de bruit, dans le phonographe, Smith a l'idée d'un enregistrement sans contact (magnétique). Diverses raisons (professionnelles, financières) l'éloignent d'une éventuelle réalisation concrète. D'autres tentatives, sans lien avec les articles de Smith, voient le jour au début du XXe siècle, dont celle de Valdemar Poulsen, un inventeur danois qui commercialise quelques centaines d'exemplaires de son télégraphone en Europe et aux Etats-Unis (en commun avec Bell System) avant 1914. Cette ébauche de filière technique semble se perdre après la Première Guerre mondiale, malgré quelques recherches en Allemagne et en Angleterre dans les années 20 et le dépôt de plusieurs brevets.
Ce n'est donc pas dans le cadre d'une compétition industrielle entre opérateurs - fabricants que les Bell Labs reprennent la question de l'enregistrement magnétique au début des années 30, mais sous l'effet d'une demande externe. En effet, montre Mark Clark, plusieurs industriels demandent aux Bell Labs d'évaluer leurs dispositifs de « répondeur » ou proposent de vendre au Bell System leurs brevets concernant des équipements permettant d'enregistrer une conversation téléphonique (notamment Dictaphone Corporation).
Si A T & T rejette toutes ces propositions, Frank B. Jewett, le directeur des Bell  Labs, décide, en 1929, d'explorer deux pistes. Un petit budget est confié à Clarence Hickman afin d'étudier l'enregistrement en général et des fonds plus importants sont affectés à une recherche concernant l'enregistrement téléphonique basée sur l'utilisation d'un dispositif phonographique. Faute de résultats considérés comme probants, cette dernière piste est abandonnée en 1935. En revanche les travaux de Hickman et d'autres ingénieurs des Bell Labs apportent de nombreuses petites modifications et améliorations à des prototypes basés sur l'ancien télégraphone. Il ne s'agit donc pas de l'invention d'un dispositif radicalement nouveau, mais de la mise au point, par essais et erreurs, de prototypes offrant un accroissement net de la qualité du son enregistré. En 1935, Hickman est en mesure de présenter un dispositif capable de diffuser un message préenregistré et d'enregistrer la réponse de l'appelant. (1) « En dépit de l'intérêt des Bell Labs pour l'enregistrement du son, de la production d'un répondeur qui fonctionne et du désir démontré de commercialiser les produits de son laboratoire de recherches », le Bell System différera son offre de répondeur jusqu'au début des années 50. 
Afin de trouver une explication à ce constat, M. Clark explore diverses hypothèses. Il montre ainsi :
- que les dirigeants d'A T & T n'ignoraient pas la demande de tels produits ;
- que la qualité des dispositifs obtenus les rendait tout à fait commercialisables ;
- que la supériorité technologique des Bell Labs sur cette question ne semblait pas contestable.
Ecartant encore d'autres « raisons » possibles (manque à gagner possible dû à l'introduction d'enregistreurs de qualité), Clark en vient à ce qui lui paraît la raison majeure : « The corporate culture of the Bell System. » Tolérant l'utilisation d'enregistreurs dans ses propres bureaux à la fin des années 30, la direction d'A T & T en interdit toutes les autres applications. Deux raisons essentielles semblent présider à cette attitude : 
- de tels dispositifs risquent de changer la nature du téléphone, de le rendre moins utile et donc de restreindre son usage. Ce qui est en complète contradiction avec la politique du « service universel » adoptée depuis plusieurs années ; 
- le fait que les conversations puissent être enregistrées touche à l'intimité de la conversation privée, et c'est une part importante du trafic qui risque de disparaître (certains dirigeants d'A T & T estimaient alors que les communications de nature " illégale " ou " immorale " représentaient un tiers des appels).
Enfin, conclut Clark, cette attitude doit être également replacée dans le cadre des débats sur l'interdiction des « écoutes téléphoniques « qui se développent aux Etats-Unis dans les années 30.
Ainsi, la culture de l'entreprise, synthétisée sous la formule de "service universel", conduit la direction de A T & T à mettre au placard un dispositif qui sera introduit dans le réseau américain après la Seconde Guerre mondiale par d'autres entreprises.

* Mark Clark, « Suppressing Innovation : Bell Laboratories and Magnetic Recording », « Technology and Culture », vol . 34, 1993, pp. 516-538.

 

Spaghetti westerns. The Good, the Bad and the Violent

de Thomas WEISER
par Pierre SORLIN

Les westerns « spaghetti » sont aussi fameux que mal connus : chacun se rappelle deux ou trois titres, peu de personnes mesurent l'ampleur d'une production sérialisée qui a, pendant très peu d'années, envahi les écrans. Si, dans leur majorité, ces quelque six cents films n'ont aucun intérêt, leur ensemble mérite un peu d'attention puisqu'il s'agit de la première tentative pour créer, à l'échelle de l'Europe,  « genre » cinématographique. Thomas Weiser a eu le courage de réunir une énorme documentation sur les « spaghettis » . Son livre, organisé comme un dictionnaire alphabétique des films qu'il a repérés, est complété par des listes minutieuses d'acteurs, de réalisateurs, de compositeurs, de scénaristes et de chefs opérateurs. Les quelques réserves que l'on peut formuler à son endroit ne sont pas graves. L' auteur ne distingue jamais les films qu' il a vus et ceux dont il parle à partir des innombrables revues qu'il a utilisées. Il manque à l'ouvrage une liste des films par années, dont nous verrons qu'elle serait instructive. Rien n'est dit, enfin, ni de la participation financière des différents producteurs, ni des résultats obtenus par chaque film en particulier : ici encore nous aurons quelques précisions à apporter. Le volume, tel qu'il se présente, est déjà énorme ; on peut supposer que l'éditeur l'aurait refusé s'il avait fallu lui ajouter une bonne centaine de pages. 
Les premiers essais de westerns européens remontent à 1961. Le genre est alors en pleine transformation à Hollywood, où  il acquiert une nouvelle dimension, plus critique, moins optimiste, qui semble promettre une alliance de l'aventure et de la réflexion politique ou historique. C'est sans doute ce qui explique que de jeunes metteurs en scène, Robert Hossein, l'Anglais Michael Carreras, aient fait une incursion de ce côté et que des acteurs en vue, Richard Basehart, Fernando Rey et même. . . Fernandel, aient accepté de les suivre. Les résultats financiers sont décevants, à cause d'une distribution mal organisée, et le western européen ne s'impose qu'avec l'entrée en scène de producteurs allemands. Les récits de l'Ouest américain dus à Karl May sont un classique de la littérature allemande, leur héros, l'Indien Winetou, est aussi fameux que l'est, aux Etats-Unis, le Deerslayer de Fenimore Cooper. Le projet, inauguré en 1962, était donc de réaliser une série de films vantant l'alliance des bons cow-boys et des Indiens, unis contre les méchants. Rien de très audacieux dans une Allemagne dominée par le cinéma hollywoodien, sauf le choix d'équipes internationales. Les réalisateurs ont été deux Allemands, Harald Reinl puis Alfred Vohrer, mais le bon Indien a été incarné, dans les douze Winetou, par le Français Pierre Brice, d'autres acteurs anglais ou américains ont été recrutés épisodiquement, les techniciens sont venus de différentes nations, la plupart des extérieurs ont été tournés en Yougoslavie. 
Le western européen, qui démarrait lentement, connaît un brutal essor à partir de 1965 : de quarante-deux réalisations pour cette année-là, on en arrive progressivement à quatre-vingt-deux en 1968 ; plus de la moitié des westerns européens sont tournés entre 1965 et 1969 ; le genre se survit encore quelques années puis il meurt en 1975. Comment expliquer cette flambée et cette chute ? Thomas Weisser signale avec raison l'apparition, en 1963, de nouveaux scenarios dans lesquels la distinction ne se fait plus entre le bon et le méchant et dans lesquels les personnages luttent exclusivement pour leur profit personnel, jamais, comme le faisait encore Winetou, pour la communauté. Pour importante qu'elle soit, cette innovation me semble secondaire. Il faudrait davantage tenir compte de l'entrée de l'Espagne sur le marché. D'un côté, la péninsule Ibérique s'était dotée d'un personnel compétent et d'installations modernes qu'elle ne pouvait rentabiliser avec une production locale faible, de sorte que, en 1963, à longueur égale, un film coûtait deux fois cher en Espagne qu'en Allemagne ou en Angleterre. D'un autre côté, vue, une législation financière très favorable, par le gouvernement franquiste pour développer le cinéma, assurait des subventions presque automatiques aux films tournés en Espagne. De petites sociétés de production pouvaient réunir un capital minimum, bacler un film, rembourser leurs frais grâce aux subventions publiques et empocher les bénéfices de l'exploitation. 
Ces petits westerns, cependant, n'apportaient qu'un faible bénéfice, ils n'auraient jamais déclenché une spéculation sur le genre sans le triomphe aussi rapide qu'inattendu des films de Sergio Leone. Le nom de Leone, celui de ses acteurs, Clint Eastwood et Lee Van Cleef, sont étroitement associés au « spaghetti » . Le premier n'en a pourtant tourné que six (pour treize à Corbucci, autant à Carnimeo, vingt aux deux frères Merchent), tandis qu'Eastwood s'est retiré après trois tournages. Mais chacune de ces trois réalisations a rapporté quelque cinq millions de dollars 1960 - environ quatre fois plus en dollars actuels. Le fabuleux succès obtenu par Leone a stimulé les imitateurs. La recette a été appliquée de manière aveugle : paysage brûlé de la Castille, acteurs américains - ou européens affublés de noms américains -, musique stridente, cynisme et violence. En 1968, déjà, Il était une fois dans l'Ouest a marqué un recul par rapport aux précédents Leone, en dépit d'une distribution particulièrement brillante. Lassitude du public ? Sûrement — mais surtout réaction du gouvernement espagnol qui a, d'un coup, révisé sa politique. Sans aide automatique, le travail devenait plus risqué et l'on est retombé de quatre-vingt-trois westerns en 1968 à quarante-deux en 1969. La tradition s'est perpétuée mais la plupart des entreprises ont fini en désastre. Menée sans aucune stratégie commerciale, la première tentative de cinéma européen a coûté cher au Trésor espagnol, n'a produit aucun oeuvre vraiment originale mais a enrichi un petit groupe de cinéastes et de spéculateurs habiles. Leçon à suivre ? 

* Thomas WEISER, « Spaghetti westerns. The Good, the Bad, the Violent. 558 Euro-westerns and their Personel, 1961-1977 », 1992, Jefferson/Londres, Mc Farland, XIX-502 p. 

 

Dizionario del cinema italiano

Vol. 3, Dal 1960 al 1969

de R. POPPI et M. PECORARI
par Pierre Sorlin

Voici le troisième volume du dictionnaire du cinéma italien publié par les éditions Gremese. A lui seul, il est presque aussi épais que les deux tomes précédents : les années 60 ont été l'âge d'or du cinéma italien, elles ont vu la sortie de plus de 2.000 films pour 2.300 entre 1930 et 1959. Le nouvel ouvrage, fidèle à la tradition établie par les deux précédents, est, en un sens, le plus important de la série ; il couvre une production d'une extraordinaire densité, dont seuls quelques titres ont surnagé. 
A la suite de différents accords entre Etats, les coproductions se sont multipliées depuis la fin des années 50. Beaucoup d'études sur le cinéma négligent les films qui n'ont pas été majoritairement financés par un pays. C'est oublier que des participations minoritaires ont procuré du travail à des techniciens et à des acteurs, et qu'elles ont, en même temps, facilité la distribution. R. Poppi et M. Pecorari n'ont pas hésité à inclure toutes les coproductions dans leur volume. Ils ont manifestement eu du mal, dans bien des cas, à trouver des informations : certaines notices se bornent à donner la raison sociale de la firme italienne engagée et les résultats financiers en Italie ne sont jamais indiqués. Aussi maigres soient-elles, ces indications sont importantes, elles fournissent une base pour une recherche plus approfondie en ce domaine et elles définissent assez bien l'aire géographique dans laquelle les Italiens pouvaient travailler.
A première vue, les notices ressemblent à celles des premiers tomes. Elles comportent cependant une rubrique nouvelle, la discographie. Le disque a eu, dans le développement de la culture cinématographique, une importance comparable à celle de la cassette aujourd'hui, du vidéodisque demain. Non seulement musique et film se sont trouvés étroitement associés dans la curiosité du public, mais le disque a permis à une partition de prendre son autonomie et de devenir, dans beaucoup de productions, un élément moteur, partiellement indépendant de la fiction. Pour la première fois, ce fait fondamental est reconnu, le lecteur peut apprécier l'effort de publicité simultanée consenti par les producteurs, évaluer la part prise par les maisons de disques dans la diffusion des films et évaluer les bénéfices qu'elles en ont tirés. Les deux auteurs doivent être remerciés pour cette très importante innovation.
Les informations concernant la distribution et l'équipe technique rappellent celles donnaient les premiers ouvrages. La bibliographie particulière à chaque film a été largement développée ; elle comporte l'essentiel de ce qui a été publié par la presse dans l'année suivant le lancement et elle propose même des références à des publications étrangères. Que les Cahiers du cinéma soient mentionnés n'a rien de surprenant mais on est heureusement surpris de rencontrer également le Canard enchaîné ou Combat, ainsi d'ailleurs que des revues allemandes ou espagnoles. Un seul texte critique est cité longuement mais il a le mérite d'être choisi parmi les avis les moins favorables et de donner le point de vue d'un spectateur déçu.
L'essentiel est que ce dictionnaire confère pour la première fois toute sa dimension quantitative au cinéma italien et permet d'en apprécier la variété. A côté des peplums, des films policiers et des comédies qu'on s'attendait à retrouver, on découvre des réalisations au nom inconnu dont les chiffres prouvent qu'elles ont fait un assez bon score auprès du public national.  Après un tel travail, il va falloir réviser l'histoire du spectacle cinématographique dans la Péninsule et l'on ne peut qu'en recommander l'achat à tous ceux que ce problème intéresse.

* « Dizionario des cinema italiano », vol. III, Roberto POPPI et Mario POCORARI, " I film dal 1960 al 1969 ", 1992, Roma, Gremese Editore, 645 p. il., 95.000 lires. 

 

Jean Gabin, anatomie d'un mythe

de Claude GAUTEUR et Ginette VINCENDEAU

par Myriam TSIKOUNAS

Par une démarche non plus extérieure mais interne, en observant minutieusement ce que le comédien « fait dans ses films et la manière dont ceux-ci s'adressent au public » , elle apporte la preuve que :

- entre 1930 et 1976, les personnages auxquels la vedette prête son visage chan gent de statut mais restent formellement identiques. Si, dans les réalisations posté- fleures à 1950, Jean Gabin interprète sou vent des « seigneurs », ceux-ci « conser vent des origines prolétariennes » : ils s'obstinent à faire des gestes et à avoir des goûts populaires, à se vêtir comme dans les faubourgs, à exprimer verbalement et corporellement l'ouvrier, « solide dans sa jeunesse, épais dans sa vieillesse »

- les critiques pensent à tort qu'à un jeune premier porteur des idéaux de gauche aurait succédé un vieil anarchiste de droite. En réalité, Jean Gabin n'a jamais incarné des héros du Front populaire mais des travailleurs « nostalgiques », « échappant à la conscience politique » ; or, populisme et poujadisme sont étroitement liés ;

- durant près d'un demi-siècle, Jean Gabin a joué de façon analogue ; l'immobi lisme qu'on lui reproche uniquement dans ses derniers films est déjà présent dans les oeuvres des années 30.

Mais Ginette Vincendeau ne se borne pas à bousculer des idées admises, elle in terroge aussi, avec une précision remarquable, la notion complexe de star. Prolon geant les travaux d'Edgar Morin et de Richard Dyer, elle explique les raisons pour lesquelles Gabin a été plus qu'un simple acteur. Elle montre que l'artiste a réussi rapi dement, non seulement à s'entourer de par tenaires-faire-valoir, « versions exagérées ou appauvries de lui-même « , mais à choi sir des emplois répondant à des attentes socioculturelles majeures et projetant une image d'une cohérence exceptionnelle. Par une étude sémiotique très fine, elle prouve également, avec brio, que Jean Gabin est devenu un « mythe « car il a su, à plusieurs niveaux, concilier des contraires et faire surgir de ce dialogisme subtil un Français idéal. La vedette porte la contradiction sur elle-même : sur ses traits se conjuguent cu rieusement virilité - le menton affirmé, les cheveux drus. . . - et romantisme - les yeux bleus clairs mis en valeur par les éclairages.

L'homme et le comédien s'opposent : à l'écran, Gabin est parisien ; dans la vie privée, il a depuis son enfance une « identité rurale ». Et c'est ce savant mélange qui lui « confère une dimension France profonde (...) sans le ridicule attaché aux paysans dans le cinéma français ». Alternativement ouvrier et voyou, l'acteur en dosse des rôles antagonistes. Mais, dans notre tradition culturelle, l'amalgame entre « classes laborieuses et classes dan gereuses » est tel qu'il aide Gabin à séduire tous les publics : le pauvre « lit en lui une description de sa misère, le bourgeois confirme ses préjugés » contre le prolétaire au destin meurtrier. L'artiste impose un double jeu : il s'inspire concurremment du music-hall, qui privilégie les effets, et du cinéma hollywoodien parlant, basé sur la sobriété. Or, paradoxalement, ces deux influences inverses lui permettent de symboliser le comportement masculin latin, de se contrôler longuement puis de laisser exploser sa colère. Enfin, le comédien fait « admettre l'inadmissible » par sa mise en scène. S'appuyant sur diverses études féministes anglo-saxonnes et sur l'ouvrage français Générique des années 30, Ginette Vincendeau démontre que Gabin est à la fois viril et féminin. D'un côté, les réalisateurs soulignent sa force physique, l'habillent en militaire..., de l'autre, ils l'érotisent en morcelant son corps par le montage, en le cadrant dans des miroirs... et l'invitent à se mouvoir dans des espaces traditionnelle ment réservés aux femmes - cuisine et chambre des enfants. De la sorte, Gabin, emblème de l'unité perdue, peut plaire aux spectateurs comme aux spectatrices.

On le voit, cette seconde approche est particulièrement riche. Elle se prête toute fois à deux types de reproches. Au niveau méthodologique, Ginette Vincendeau, qui brasse quatre-vingt-quinze films, tend à trop homogénéiser l'ensemble et à passer sous silence les divergences qui viendraient fissurer la cohérence des démonstrations. Par exemple, elle extrapole quand elle déclare qu'avant-guerre Gabin figure « en grande majorité des artisans » et évolue dans des lieux connotant la France. Non seulement le chômeur de la Belle Equipe loge à l'hôtel d'Angleterre et le typo Gueule d'amour à la pension Buffalo mais l'ouvrier du Jour se lève travaille dans une grande sablière. Les problèmes posés par le plan sont plus gênants. La volonté d'étudier séparément trois aspects de l'acteur :

- la « star », le « Français » et l'« hom me » - force l'auteur à constamment aban donner une piste en assurant qu'elle y re viendra - mais sans dire à quelle page - à reprendre le sujet au chapitre suivant, en répétant le début de l'argumentaire ou, dans le meilleur des cas, en le résumant après avoir signalé qu'il a déjà été partiellement traité en amont. On peut également formuler des objections concernant le style. Certains paragraphes n'échappent pas à l'amphigouri et la difficulté de lecture est encore accrue par de trop nombreuses pa renthèses dans lesquelles sont tour à tour précisés des termes, donnés des noms d'ac teurs et des références bibliographiques ou filmographiques.

Mais, on l'aura compris, Anatomie d'un mythe, même s'il suscite des réserves, est un essai important et les deux approches qui le composent, à la fois dialectiques et auxiliaires, devraient inaugurer une série d'enquêtes rigoureuses sur le star-system français.

*Claude GAUTEUR et Ginette VINCENDEAU. « Jean Gabin, anatomie d'un mythe », Nathan, 1994, 225 p.


Reporters sans frontières

Rapport 1994 : «La Liberté de la presse dans le monde», «100 photos pour la liberté de la presse »

par Française DENOYELLE

Vendues séparément, les deux publications s'adressent à deux publics différents et se complètent parfaitement. Le rapport 1994 dresse le bilan de la liberté de la presse dans cent quarante-neuf pays selon six critères et met en évidence tout un arsenal répressif allant du meurtre au harcèlement psychologique en passant par les pressions juridiques, administratives, économiques et les entraves à la circulation internationale de l'information. Journa listes de la presse écrite et de 1'audiovisuel, photographes continuent à payer un lourd tribut : au moins soixante-trois jour nalistes tués et plus de cent quarante-trois blessés. Des chiffres difficiles à établir et probablement sous-estimés. Nous n'aborderons ici que le cas des photographes, toujours en première ligne sur le front des risques en tous genres mais dont on parle moins dans les médias.

En Afrique du Sud, les récentes images de la juvénile danse de Mandela fêtant avec tout un peuple une liberté longtemps attendue et chèrement payée ne doivent pas occulter le climat de violence perma nente qui rend périlleux l'exercice du mé tier de photographe. En 1993, au moins vingt-trois photoreporters ont été agressés de multiples façons. Détention arbitraire :

le 7 juillet, un photographe du Sowetan, Mbuzeni Zulu, est relâché après avoir été kidnappé par des individus à Katlchong. Agressions, violences physiques : le il janvier, dans une banlieue du Cap, Her bert Mabuza, du Sunday Times, est touché par une balle et mordu par un chien poli cier au cours d'une manifestation de chauffeurs de minibus. Au même endroit, Joa Silva, du Star, est atteint par une brique probablement lancée par les mani festants. Le 24 mars, John Parkin, de l'agence Associated Press, lors d'une ma nifestation étudiante, est molesté par les individus qui tentent de lui voler son maté riel. Le 29 août, Len Kiumalo, photo graphe du Sowetan, est transporté à l'hôpi tal après avoir été poignardé lors du trajet de son domicile à son travail. Le 4 juin, pendant une opération de ratissage menée par la police dans un township, les policiers empêchent un photographe de l'AFP de prendre des photographies au moment où ils obligent les habitants à creuser la terre devant leurs maisons dans le but de découvrir des caches d'armes. Le photoreporter est reconduit à la sortie du bidonville par les forces de l'ordre. Pressionsdéologiques, économiques : le 7 août, la compagnie aérienne intérieure Flitestar re tire de ses avions le dernier numéro du ma gazine Tribute après avoir reçu des plaintes reprochant à la couverture du jour nal, montrant une femme noire allaitant un bébé blanc, d'être « de mauvais goût ». Ce ne sont là que quelques exemples pris dans onze pages d'un rapport qui en compte plus de cinq cents.

Certes, tous les pays ne sont pas aussi hostiles aux photographes, mais beaucoup trop n'ont rien à leur envier. En Bosnie Herzégovine, sur huit journalistes morts ou disparus, deux sont des photographes. Sept autres, dont Antoine Giory, de l'agence Sygma, ont été blessés. En Chine, Cheng Cun, arrêtée en juin 1989, pour avoir pu blié des photographies des manifestations du « Printemps de Pékin », n'est libérée qu'en septembre 1993.

En Algérie, neuf journalistes sont assas sinés en six mois, parmi eux Djamel Bou hidel, photographe de l'hebdomadaire Nouveau Tel. En Russie, rien que pour les affrontements des 3 et 4 octobre, au moins quatorze journalistes, dont sept photo graphes, sont plus ou moins grièvement blessés. Victimes de la guerre en Géorgie, en Somalie, des narcotrafiquants et des pa ramilitaires en Amérique latine, du terrorisme et de la Mafia en Europe de l'Ouest, les journalistes et, parmi eux, les photo graphes, sont toujours la cible de ceux qu'ils dérangent. Aux feuilleteurs de ma gazines, aux voyeurs plus ou moins blasés, Reporters sans frontières vient opportuné ment rappeler le prix à payer pour tenter de maintenir la liberté d'information. Mais son rapport est peu diffusé, même s'il étaye les nombreux articles publiés à l'occasion de la journée consacrée à la liberté de la presse, le 3 mai de chaque année.

100 photos pour la liberté de la presse, une publication vendue en kiosque à plus de soixante mille exemplaires l'an dernier, propose, une nouvelle fois, un choix d'images des points chauds de la planète. La couverture, comme un avertissement - il s'agit d'un milicien serbe menaçant un journaliste à Sarajevo - visualise la propension des factions, clans, Etats à contrôler l'information. Et quelle information ! En cent images défile l'horreur au quotidien banalisée, répétée, toujours identique : gibet où pendent neuf corps au ha sard d'un carrefour d'une ville d'Iran ; camps de fortune pour les réfugiés du Burundi au Rwanda ; Portadown, en Ulster, transformé en Beyrouth après un attentat de l'IRA ; non pas des images chocs à forte odeur de sang mais le travail de re porters couvrant aussi les guerres oubliées du Tadjikistan, d'Afghanistan, d'Angola, dénonçant le travail des enfants. Les photographes des agences françaises : Gamma, Sipa, AFP, Contact Press Images, Rapho, Sygma, etc., témoignent de la vitalité du reportage. On aimerait voir davantage leurs images dans les magazines .

*Reporters sans frontières, « Rapport 1994, la Liberté de la presse dans le monde », 1994, 506 p., 85 F.

* « 100 photos pour la liberté de la presse », Paris, 1994, 96 p., 38 F.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) M. CLARK s'appuie pour montrer cela sur les articles publiés et sur les archives des Bell Labs. Notons que la monumentale A History of Engineering and Science in the Bell System (2 volumes, 1975, 1978) ne fait pas men tion de ce type de recherches.