L'Invention de la communication
d'Armand MATTELART
par Isabelle PAILLIART
Dans les dernières pages de la Communication-monde
(La Découverte, Paris, 1992), Armand Mattelart indique
les trois écueils auxquels se heurte toute histoire de
la communication internationale (p. 297). D'une certaine manière,
l'Invention de la communication, son dernier ouvrage, tente
de dépasser à sa façon ces trois écueils.
Le premier d'entre eux réside dans « la poîy
sémie du mot communication » . L 'Invention de
la communication choisit claire ment une acceptation large
de ce terme, « englobant les multiples circuits d'échanges
et de circulation des biens, des personnes et des messages. Cette
défini tion couvre tout à la fois les voies de com
munication, les réseaux de transmission à langue
distance et les moyens de l'échange symbolique, tels les
expositions univer selles, la haute culture, la religion, la langue
et, bien sûr, les médias » (p. 8). Pour éviter
le deuxième écueil qui conduit à «
se laisser enfermer dans une surestima tion de la dimension internationale
» (p. 299), l'auteur conseille « une archéolo
gie des concepts doublée de celle des faits ».
Le dernier ouvrage se situe ainsi par rapport au vide dans
lequel se trouve l'histoire de la communication et tente de le
résoudre en dressant une « archéologie des
savoirs sur la communication » (p. 9). Enfin, le troisième
écueil est posé sous forme de question : «
Comment échapper aux ethnocentrismes de tous bords ? »
Là encore, l'Invention de la communication se dégage
d'une vision trop univoque de la communication. Sa réflexion
mêle allégre ment des auteurs venant d'horizons disci
plinaires variés (philosophes, économistes, politistes),
des romanciers et des cher cheurs, des théoriciens et des
ingénieurs, des écrivains classiques et contemporains.
C'est d'ailleurs l'une des grandes réussites de l'essai,
de proposer, dans cette « tâche d'enracinement »
(p. 12), une réflexion globale » à la mesure
de la complexité de la communication.
Cependant, si l'Invention de la commu nication se situe
bien dans la lignée de la Communication-monde, comme
d'ailleurs l'auteur le revendique (p. 11), l'ouvrage présente
une différence majeure : l'analyse en termes de stratégies
d'acteurs est mise de côté, elle est centrée
uniquement sur les auteurs et les courants de pensée. En
outre, l'ouvrage s'arrête là où les travaux
de re cherche ont l'habitude de commencer, dans la première
moitié du XXe siècle, au moment où
apparaissent les termes de cul ture et de communication de masse,
et où les médias apportent leur contribution à
la gestion des opinions.
Ainsi, puisque i 'Invention de la commu nication suggère
de rester dans l'ordre de la généalogie intellectuelle,
l'ouvrage avec lequel il serait possible d'établir des
«correspondances » serait Penser les médias,
en collaboration avec Michèle Mattelart (La Découverte,
Paris, 1986), qui appelle la « transversalité des
concepts » (p. 260). L'auteur est donc fidèle à
l'esprit de ce livre qui pour nous reste déterminant, et
qui n'entend pas lister les concepts à l'origine de la
communication mais les inscrire dans une dynamique, car «
sous l'enjeu des définitions conceptuelles, se jouent aussi
bien les nouveaux régimes de vérité que les
nouvelles formes d'exercice du pouvoir, les nouveaux modes d'intégration
des sociétés humaines » (Penser les mé
dias, p. 260).
L 'Invention de la communication permet donc au lecteur
habitué des ouvrages d'Armand Mattelart de retrouver une
démarche et une culture, en même temps qu'il révèle
une ambition intellectuelle originale. Celle-ci se déploie
à travers quatre grands chapitres.
Le premier, intitulé « La société
de flux », lie étroitement la naissance de la communication
moderne et les idées de liberté, de progrès
et d'évolution de la société. Certes l'auteur
note l'apport des Lumières dans ce mouvement mais il montre
également comment la question de la circulation, à
laquelle la communication mo derne est fortement liée,
devient l'objet d'un débat théorique. Cela le conduit
à re tracer la pensée des physiocrates et du premier d'entre eux, François Quesnay.Puisque « circuler
c'est mesurer » (p. 56), l'auteur s'intéresse
à l'adoption du système unique de poids et de mesures,
à la naissance de la statistique comme contribution à
l'unification d'une nation. Mais l'intérêt de cette
première partie réside dans l'analyse de la notion
d'évolution. Reprenant, entre autres, les travaux d'Adam
Smith et de Thomas Maîthus, il met en évidence la
manière dont l'idée de division du travail et celle
de lutte pour l'existence constituent les fondements d'une théorie
de l'évolution des sociétés humaines, le
modèle évolutionniste devenant « une composante
essentielle des premières formulations sociologiques sur
la communication» (p. 96).
Le second chapitre est consacré aux Utopies du lien
universel » et s'ouvre sur les travaux de Saint-Simon ainsi
que sur « le culte du réseau ». Partant des
«réseaux matériels », le chapitre se
termine par les réseaux « spirituels » tels
qu'ils ont pu être présents dans les projets de «
cité comunautaire ». «Les réseaux de
communication sont envisagés comme créateurs du
nouveau lien universel » (p 101). « Universel »
parce qu'ils représentent l'universalisme de l'idéologie
de progrès et des nations qui l'incarnent » (p.
171). L'auteur illustre son propos avec les Expositions universelles
de la seconde moitié du XIXe siècle : autant d'événements dont le rythme est scandé par les promesses d'innovation
en matière de communication. L' exemple est pertinent car
« l'Exposition universelle partage avec le réseau
de communication le même imaginaire, la même quête
d'un paradis perdu de la communauté et de la communion
hu maines. L'une et l'autre se relancent et se confortent mutuellement
dans la construction du mythe de ce lien universel transparent»
(p. 140). Quant à la pensée communautaire annonciatrice,
au cours du XXe siècle, d'idées qui croient aux
vertus salvatrices des réseaux, elle se nourrit des ouvrages
de Fourier, de ceux de Kropotkine et surtout de ceux de Geddes
qui, s'interrogeant sur la technologie comme élément
central de l'évolution de la société, inspireront
plus tard Mumford et Mac Luhan.
Le troisième chapitre est centré sur l'espace
géopolitique et est marqué par l'inégalité
des échanges internationaux. Les réseaux de communication
s'inscrivant dans l'économie-monde de cette fin du XIXe
siècle, adoptent une configuration centripète, révélatrice
des hégémonies politiques et économiques.
A l'appui de sa démonstration, l'auteur traite de l'ordre
mondial instauré à cette époque et s'intéresse à la propagation symbolique à travers le cas
de la propagande religieuse et des hégémonies linguistiques
comme « instrument d'unification du monde » (p. 217).
Le chapitre se clôt sur la manière dont le développement
des réseaux (ferré, routier et télématique)
modifie l'art de la guerre. Centré sur la géopolitique,
« cette science de l'espace et de son contrôle »
(p. 223), et sur la pensée stratégique, il confirme
com bien les conflits mondiaux ont accéléré
les découvertes technologiques dans le domaine de l'information
et de la transmission.
Le dernier chapitre, approfondissant des jalons posés
dans une partie de l'Internationale publicitaire (La Découverte,
Paris, 1989) consacrée à « la mesure »
(p. 176), retrace les différentes étapes d'une histoire
de la pensée du calcul. « L'individu-mesure »,
c'est-à-dire l'individu calculable, est au centre de nouvelles
techniques : la statistique, les premières études
démographiques, l' anthropométrie, la chronophotographie, ancêtre du cinématographe... Le chapitre
signale bien le passage du concept de foule à celui de
public à travers la lecture précise des travaux
de Sighele, de Le Bon et de Tarde. Il insiste sur la manière
dont la publicité conjugue « l'ordre de la marchandise
comme spectacle et le spectacle comme marchandise» (p.
330).
On le comprend, résumer un tel ouvrage est un exercice
délicat car cela conduit à tronquer largement la
richesse des remarques et des lectures. Le foisonnement des sources
est maîtrisé par la structure équilibrée
de chacun des chapitres, constituant de cette manière
une suite d'histoires parallèles qui, parfois, auraient
demandé à être reliées. L'ouvrage dresse
l'arbre généalogique de la communication moderne,
l'inscrivant dans la « longue durée » des modes
de régulation sociale. La découverte de la parentèle
renouvelle et ravive ainsi le regard qui est porté sur
elle : du même coup, en chargeant la communication d'une
histoire et d'une mémoire, on rappelle combien les valeurs
de visibilité, de transparence et de fluidité qui
lui sont traditionnellement attribuées, peuvent être
futiles.
*Armand MATTELART, l'Invention de la communication, La Découverte, 1994.
Histoire de la radio des années trente
de Cécile MEADEL
par Pierre SORLIN
On demande parfois aux historiens pourquoi ils s'occupent aussi
peu de la période dans laquelle ils vivent. L'ouvrage
de Cécile Méadel apporte à cette question
une des réponses possibles. Il ne s'agit pas d'un problème
de documentation. Si l'auteur avait voulu parler des années
90, elle aurait trouvé autant de sources que pour les années
30. Mais elle aurait dû citer une foule de personnes dont
tout le monde connaît vaguement le nom, de petits incidents
qui ont fait la une des journaux, des renvois de directeurs, des
changements infimes qui alimentent la chronique quotidienne.
Elle serait passée à la télévision
puis on aurait oublié sa petite chronique, alors que son
ouvrage, débarrassé des dé tails, restera
pour longtemps la référence sur le sujet.
Pour être éloignés des querelles du jour,
les historiens n'en sont pas moins prisonniers de leur temps
et Cécile Méadel le prouve. Elle a, en fait, écrit
deux thèses différentes, qui répondent à
deux préoccupations immédiates. L'une traite d'un
sujet politique brûlant quand elle a commencé ses
recherches, encore sensible au jourd'hui, celui du monopole. L'autre
répond à l'immense intérêt que les
historiens accordent aux pratiques quotidiennes, à tout
ce qui modifie la manière dont les individus vivent le
monde. Entre les deux thèses, aucun lien, simplement une
fausse suture dramatiquement inadéquate. Etait-il possible
de faire autrement ? Oui. Faut-il rappeler que des lecteurs extérieurs
n'ont, en général, rien à dire sur l'usage
des sources (surtout quand elles sont parfaite ment dominées,
comme c'est le cas ici) mais qu'ils peuvent aider à rendre
cohérente la rédaction ?
Trois modèles se sont très vite mis en place
dans le domaine radiophonique : le monopole étatique (Grande-Bretagne),
la liberté (Etats-Unis), le compromis associatif (Pays-Bas).
La France s'est située à part, avec une mixité
empirique dans la quelle la loi affirmait le monopole public tout
en légitimant les stations privées déjà
mises en place. Ce système mal défini, qui n'a pas
fonctionné moins bien que les autres, méritait,
de toute évidence, une longue étude. Comment s'est-il
mis en place, comment a-t-il fonctionné ? De nombreux exemples
suggèrent que les sans-filistes amateurs ont joué
un rôle considérable dans les premiers temps de la
radio, mais on manque d'informations précises à
leur sujet. Cécile Méadel parle modestement de «
la découverte d'un fonds d'archives inédites ».
Ce genre de « découverte » «arrive »
uniquement à ceux qui ont su les préparer, l' auteur
a dû faire de longues démarches avant de mettre à
jour des documents exceptionnels sur la vie d'une station régionale,
« Radio Nord PTT ». Dans un des chapitres les plus
neufs de l'ouvrage, elle nous montre comment les amateurs se
sont associés à la mairie, à la presse locale,
à des syndicats et à l'administration des PTT pour
faire vivre une station qui, depuis 1927, était capable
d'émettre tous les soirs. Tout ce passage éclaire
remarquablement le cas français et permet de comprendre
l'étrange compromis établi par la loi de 1928.
Malheureusement, les chapitres essen tiels sur les sans-filistes
et sur Radio Nord PTT arrivent seulement au milieu du volume,
après qu'une longue (un peu trop longue) partie consacrée
aux aspects politico-étatiques nous ait déjà
conduits au seuil de la Seconde Guerre mondiale. Le flash-back
n'a rien de condamnable, sauf quand il relègue à
la fin ce qui devait être mis en place dès le départ.
L'étroite colla boration des passionnés, qu'ils
aient été des personnes privées, des membres
de clubs ou des fonctionnaires n'explique pas, à elle seule,
l'exception française, il faut aussi tenir compte des problèmes
énormes que posait l'établissement d'un réseau
na tional et de l'hésitation des politiques. Pourtant,
sans cette collaboration étroite, le monopole revendiqué
par l'Etat dès la Première Guerre mondiale n'aurait
pas eu de mal à s'établir. La question de statut
n'existe pas en soi, elle se pose par rapport à un contexte
que l'auteur sait parfaite ment recréer mais qu'elle met
en place beaucoup trop tard.
Longtemps, stations publiques et pri vées se sont ressemblé,
non seulement dans leurs programmes mais dans leur mode de financement.
Tandis que Radio Nord PTT tirait d'importantes ressources de la
publicité, des stations privées étaient soutenues
par des mairies ou des conseils généraux. Cécile
Méadel se garde cepen dant de les confondre en un seul
en semble. En dehors du fait que les radios publiques ont dû
vivre, depuis 1935, avec le seul produit de la redevance, de nom
breuses différences ont marqué les deux secteurs.
L'auteur le montre d'abord en suivant de près les informations
relatives au 6 février, puis en analysant les grilles de
programme. Elle met bien en valeur la tentation qu'ont éprouvée
tous les gouver nements, trop divisés pour imposer leur
règles mais désireux de contrôler un moyen
d'information dont l'audience ne cessait de s'affirmer.
Avec un recul d'un demi-siècle, il devient possible
de se limiter à l'essentiel. Cécile Méadel
ne nous accable pas de noms propres. Deux hommes seulement traversent
la première partie de l'ouvrage, Marcel Pellenc, responsable
de la radio au ministère des Postes entre 1926 et 1936
et Mandel. L'auteur se garde de juger le premier dont la carrière
est surtout connue par les polémiques qui ont entouré
son élimination en 1936. Elle est plus nette sur Mandel
qui a énormément parlé et fait parler de
lui. Personnalité forte, politicien averti, il n'a pas
été le prodigieux animateur qu'ont imaginé
des publicistes à la recherche d'un héros pour
ouvrages de vulgarisation facile. Une partie des réformes
qu'il a fait adopter avaient été mises au point
avant son arrivée aux Postes, d'autres ne lui ont guère
survécu. L'histoire politique de la radio méritait
une mise au point sérieuse qui nous est enfin proposée.
Mais elle est au fond assez simple, elle aurait pu être
présentée plus rapidement.
Pour développer davantage la seconde partie du livre
qui est de bout en bout passionnante. Comment la radio, crachouilli
expérimental en 1920, est-elle entrée dans la vie
quotidienne au point de devenir - l'expérience de la Seconde
Guerre l'a montré - un instrument d'information vital pour
le pays ? L'expérience, il faut le no ter, n'est pas la
première, elle a été précé
dée par la prodigieuse diffusion du téléphone, mal connue en France mais bien étudiée dans
le cas de l'Allemagne. Cécile Méadel rappelle les
difficultés qu'elle a rencontrées : comme pour le
téléphone, il nous manque l'essentiel, la voix.
Les enre gistrements, très coûteux, étaient
rares et fragiles, la radio, de même que le théâtre
classique, nous est connue à peu près ex clusivement
par l'écrit, auquel s'ajoute ce pendant le témoignage
essentiel du cinéma qui montre assez bien la manière
dont la TSF » s'intégrait à l'existence de
chaque jour. Dans son introduction, Cécile Méadel
reconnaît qu'une coupure « entre les deux approches,
politico-institution nelle et culturelle» est artificielle.
Elle n'a pas, néanmoins, tenté d'effacer la coupure.
Le pouvait-elle ? Je le crois, à condition d'accorder toute
la place qu'ils méritent aux agents, professionnels et
auditeurs. Dans ce volume de plus de 400 pages, le public a droit
à... 9 pages. Cécile Méadel prend pour excuse
l'absence de recherches sur l'audience de la part des radios.
La situation n'est pas différente dans les autres pays,
ce qui n'a pas empêché des chercheurs allemands,
anglais, italiens, néerlandais de nous montrer, très
concrètement, comment « le poste » s'est imposé
dans les foyers, comme l'écoute a varié durant deux
décennies et comment elle s'est installée, à
l'instar d'une pratique « naturelle », dans les comportements.
En Italie, les constructeurs ont longtemps fait du récepteur
un meuble imposant, une vraie pièce de mobilier, tandis
qu'Allemands et Hollandais ont préféré la
discré tion. Les revendeurs ont partout joué un
rôle considérable, mais de manières très
différentes suivant qu'ils gagnaient davantage sur les
pièces, ou sur les postes entiers, ou sur les réparations,
ou sur le couplage disque-radio. Le pouvoir à travers
la radio présente un gamme étonnante d' attitudes,
depuis le monopole des plus riches qui rassemblent et dirigent
le voisinage, jusqu'aux conflits familiaux, en passant par le
développement de nouvelles formes d'associations. Il est
vraiment dommage que Cécile Méadel n'ait rien tenté
dans cette direction.
On le regrette d'autant plus que ses ana lyses sur la programmation
sont d'une précision et d'une clarté remarquables.
Elle cerne parfaitement l' information radiophonique, faite surtout
de chroniques qui ne visent pas à précéder
l'événement et com mentent, un peu en vrac, sans
chercher à concurrencer directement la presse écrite.
La musique et la fiction sont étudiées dans des
pages très denses où des comptages précis
(quel travail de bénédictin) soutien nent une évaluation
d'ensemble relative à l'apport de la radio comme outil
de forma tion culturelle. Cécile Méadel se rend
bien compte que la radio a changé l'échelle des
sonorités familières, elle accorde une at tention
soutenue aux voies et aux brui tages, à tout ce qui a conféré
son volume et son arrière-fond à la transmission
sonore. Je ne tente même pas de résumer, il est in
dispensable de lire ces pages si l'on veut comprendre par quelles
voies le XXe siècle s'est acculturé à
l'audiovisuel.
*Cécile MÉADEL, Histoire de la radio des années trente Anthropos/INA, 1994, 438 p. 200F.
Une société de communication ?
d'Erik NEVEU
par Bernard MIEGE
Ce petit livre, publié dans une collection de poche
spécialisée dans l'édition de textes relevant
du droit public ou des sciences politiques, n'est en rien un ouvrage d'initiation ou de vulgarisation. L'auteur, Erik NEVEU,
professeur à l'université de Rennes J, multiplie
en effet les références et les citations, et fait
montre d'une grande connaissance des objets les plus divers, qu'envisage
présentement la recherche en communication. Son approche
est à la fois celle d'un spécialiste de science
politique (nourri de la pensée de Norbert ELIAS), d'un
sociologue (proche des perspectives tracées par Michel
CALON et Bruno LATOUR) et même d'un moraliste (ou si l'on
veut d'un stoïcien). Autant dire qu'il est vain de rendre
compte en quelques lignes des propositions de l'auteur ; et
à plus forte raison d'entreprendre de les discuter.
Il nous paraît cependant possible de dis socier la thèse
centrale des propositions ou notations « partielles ».
Et pour notre part, si nous considérons beaucoup de
celles-ci comme pertinentes et ouvrant des voies productives (citons
entre autres : les cinq promesses du mythe communicationnel ;
l'effet « barbe à papa », i.e. la force
du flou dans les actions menées au nom de la communication
; l'accent mis sur le refoulement du conflictuel - cf. la société
pacifiée chère à ELIAS - et de la dimension
citoyenne du politique ; le caractère profondément
inégalitaire et asymétrique des pratiques de communication
; la nécessité de prendre la dimension du phénomène
communicationnel en l'inscrivant dans la longue durée,
etc.), nous ne portons pas le même intérêt
au fil rouge du livre.
Car Erik NEVEU, agacé après d'autres auteurs
par le rang accordé à la communication dans les
sociétés modernes, se donne avant tout pour objectif
d'élucider ce « . . que véhicule la notion
de "société de communication", promue
au rang de représentation dominante des sociétés
occidentales dans l'imaginaire social". Il s'intéresse donc
délibérément aux usages sociaux des discours et fait volontairement l'impasse
sur l'univers des technologies de la communication ou sur celui des industries
culturelles et informationnelles, ainsi que sur les stratégies des principaux
acteurs.
En gros sa démarche est la suivante :
Dans un premier temps, il s'efforce de retracer la généalogie du discours
communicationnel, en faisant aussi bien appel à certains des auteurs reconnus (N.
WIENER, M. MAC LUHAN ou G. BATESON, etc.) - sans insister sur leurs différences
-, qu'à des essayistes (G. DEBORD), des ingénieurs (J. VOGE) ou des rapporteurs officiels (S. NORA et A.MINC).
Dans un deuxième temps, il s'agit pour lui de voir comment ce discours aboutit
la formation d'un mythe, celui de la « société de communication » ; pour ce faire,
l'auteur insiste d'abord sur les promesses du mythe, fonctionnant selon «...un
incessant processus de bricolage symbolique,
de recyclage de croyances et de discours » (p. 60) ; puis il met en évidence les déterminants sociaux du mythe, dans la vie quotidienne, dans l'entreprise, dans la vie
politique ou dans la communication locale. Mais peu lui importe que ce soient ces champs sociaux qui, pour
fonctionner, fassent appel aux techniques et pratiques de la communication. L'essentiel est de préciser les voies par
lesquelles le mythe s'implante : d'où le recours au modèle de la « traduction ».
C'est le moment clé de l'argumentation, car la force du mythe de la « société de
communication » lui semble présenter bien des points communs avec celle du
pastorisme revisité par B. LATOUR : la «diffusion » du mythe, dans l'un et l'autre
cas, relèverait avant tout de conditions sociales, et non de théories ou de travaux savants.
Enfin, dans un troisième temps, tout en se refusant à confronter le mythe avec
« la réalité » (car, comme il se doit, les représentations
font partie de la réalité à analyser), il cherche à savoir pourquoi le
discours de la société de communication « marche ». Les changements dans la division du travail ou ceux observés dans
l'usage de la violence symbolique par l'Etat sont alors les principaux arguments mis en avant par Erik NEVEU, et on
peut le suivre sur ce terrain.
En conclusion, pour l'auteur « la société de communication (serait) au final
une illusion bien fondée, régie par la logique de la prophétie autocréatrice »
(p.145). Cependant, comme pris d'un doute, il en vient à signaler que tout n'est pas illusoir dans une illusion (assimilée à un mythe) que la « société de communication » est
un mythe fragile qui se heurte à des obstacles.
La démonstration d'Erik NEVEU pose nombreuses questions, et même si
elle s'appuie souvent sur des arguments originaux, elle reprend la perspective purement (ou essentiellement) discursive,
introduite par plusieurs auteurs depuis une quinzaine d'années. C'est une perspective qui a déjà
montré quelques-unes de ses limites, et qui pour nous, ne saurait à elle seule épuiser l'analyse du paradigme informationnel
et communicationnel.
En plus, on ne peut manquer de s'interroger sur le fait de considérer la communication comme la représentation dominante dans
les sociétés occidentales, au point de s'autoriser à qualifier celles-ci de
sociétés de communication (parfois avec des guillemets, et avec un point d'interrogation
dans le titre de l'ouvrage). La communition ne mérite pas autant d'excessives
attentions, ni ne concentre en elle, l'essentiel du fonctionnement des sociétés contemporaines.
*Erik NEVEU, Une société de communication?, Montchrestien, collection Clefs/Politique, 1994, 158 pages.
Les journalistes : stars, scribes et scribouillards
de Jean-François LACAN, Michael PALMER, Denis RUELLAN
par Mirela LAZAR
Trois auteurs se partagent l'espace d'un livre pour définir,
ou plutôt redéfinir un univers de travail. Identité
sociale et culturelle, espace professionnel, principes et valeurs, tels sont les fondements de l'analyse proposée par
le journaliste Jean-François Lacan (Journal d'un chien),
l'historien Michael Palmer (Les héritiers de Théo
phraste) et le socio-anthropologue Denis Ruellan (les frontières
d'une vocation).
Le liant (et l'atout d'originalité) des trois ouvrages
me semble être la remise en question des lieux communs,
des clichés liés à la représentation
traditionnelle du métier de journaliste. Rien aujourd'hui
ne donne à penser qu'il s'agit d'une activité nettement
définie, aux fonctions bien cernées, aux frontières
délimitées.
Le journalisme est une « sorte d'auberge espagnole,
ouverte à tous, enrichie perpétuellement des ingrédients
de pra ique hétérogènes, mais complémentaires
à la soupe en train de se faire » (D. Ruellan, p.
270), alors que « les pratiques journalistiques constituent,
au mieux, un ensemble hétérogène aux limites
floues, prêt à se disloquer sous les poussées
technologiques ou les contraintes économiques » (J.-F.
La can, p. 36). Il faut se défaire des « miroirs
déformants » du métier. La démarche
des auteurs s'étaie sur des arguments spécifiques.
Avec Journal d'un chien, nous sommes sur le terrain
du subjectif avoué, des angoisses, des culpabilités
conscientes ou inconscientes, des « écartèlements
psy chologiques» qui traduisent, à l'opinion de l'auteur,
« les multiples contradictions de ce métier ».
« Si, vue de l'extérieur, la profession apparaît
comme un ensemble flou de pratiques hétérogènes,
de valeurs contradictoires, il faut bien reconnaître que
je les porte aussi en moi silmultanément » (p. 46).
«Ecartelé entre le sublime et le trivial »,
le journaliste Lacan esttorités - à la fois «
source» et « objet » de cette information. Résultat
: pugnacité mais aussi compromissions illustrant cette
« porosité » entre le journalisme et les mi
lieux du pouvoir, qui caractérise encore aujourd'hui la
médiakiatura (p. 184). On rejoint ici les deux représentations
entre lesquelles ce métier a oscillé au moins de
puis le XVIIe siècle.
Et puisque tenter de spécifier « le noyau »
du journalisme apparaît impossible - en raison du caractère « polymorphe »
et « changeant » de l'activité -, Denis Ruellan se propose d'observer le métier dans son interaction
avec des territoires connexes (lettres, art, recherche, publicité,
communication), « aux confins desquels le journalisme cesse
progressivement d'être lui-même et devient autre »
(p. 219). Enrichi, au niveau des méthodes de travail,
mode de fonctionnement, spectre des compétences. Selon
les époques et les lieux, « plus littéraire,
plus positiviste, plus marchand, plus divertissant, plus politique,
plus engagé » (p. 270).
Cette perspective intégratrice remet en question un
autre lieu commun : le danger exercé, de l'extérieur,
sur le journalisme par des concurrences en rapide expansion - les communiquants surtout. « La raison de cette stratégie
est évidente. » Elle permet au journalisme de «
réduire les antagonismes » et de « conserver
son influence ». Qui voudrait mieux pour une profession
où on ressent parfois « une curieuse sensation de
ne jamais être parfaitement à sa place » ?
*Jean-François LACAN, Michael PALMER, Denis RUELLAN, « Les journalistes - stars, scribes, scribouillards », collection : Des gens, Syros, Paris, 1994, 280 pages, 145 F.
Le Langage, une approche philosophique
de FREDÉRIC NEF
par Daniela ROVENTA-FRUMUSANI
Après bon nombre de recherches pertinentes mais restrictives,
intraréférentielles (concernant un sel « champ
de l'expé rience » ) on se trouve avec l'ouvrage
de Frédéric Nef devant une tentative et une réussite
incontestables de synthèse inter-disciplinaire, au carrefour
de la philosophie, de la linguistique et de la logique.
Le langage (et corrélativement les sciences du langage)
en tant que « matrice des sciences humaines » ou «
root-para digm » participe à la révolution
« sémio tique » du monde actuel (l'expression
est utilisée par J. Baudrillard in « Pour
une critique de l'économie politique du signe »)'
révolution qui pourrait être définie de plusieurs
manières :
- comme un nouveau mode de pensée synthétique-intégratif,
fondé sur des concepts intégrateurs (du type modèle,
signe, symbole) et des disciplines intégratives (théorie
de l'information, théorie des systèmes, sémiotique)
;
- comme la resémantisation des méthodes, règles,
standards de rationalité à même d'aborder
simultanément les aspects structuraux et les aspects dynamiques-des
cription de la langue et engendrement du langage, des scripts,
des « frames »
- comme le déplacement d'accent de l'atomisme au holisme,
de la contemplation à la construction (dans la théorie
du texte, l'analyse du discours, l'intelligence artificielle,
la physique théorique...).
A côté de cette globalisation des problé
matiques, une caractéristique majeure de la modernité
intellectuelle consiste dans l'influence de la philosophie sur
le développe ment des sciences, dans un nouvel intérêt
pour l'éthique, la théorie de la valeur et le
retour à l'histoire (T. Todorov critique le formalisme
anhistorique, J. Bouveresse dé nonce le nihilisme poststructuraliste, P. Nora lance un appel aux débats éthiques, axiologiques).
Cet ouvrage de Frédéric Nef s'inscrit dans le
contexte d'un retour à l'histoire, à la philosophie,
à la réflexion critique, il se propose de mettre
en évidence la permanence du questionnement philosophique
sur le sens et la signification. Loin d'épou ser
un point de vue strictement linguistique (synchronique ou diachronique),
l'auteur circonscrit l'investigation à la problématisation cohérente des relations entre logique et langage,
langage et pensée, langage et réalité, ainsi
qu'à l'enjeu métaphysique de la grammaire le long
de trois épistémês.
L'infrastructure est représentée par la dimension
philosophique de la significa tion et sa délimitation nette
par rapport à son acception linguistique (tournée
vers l'actualisation signifiante dans les structures lexicales,
grammaticales et tex tuelles). Or la réflexion philosophique
sur le langage commence au moment où il y a une combinaison
d'au moins deux des traits suivants : dépassement du concept
empirique de langue par un concept géné ral de langage
; introduction du problème de l'origine du langage
(question exclue par la linguistique moderne) ; corrélation
des opérations linguistiques et des opéra tions
de l'esprit (relation écartée par la lin guistique
structurale et rangée du côté du psychologisme)
; problématisation du réfé rent ;
évaluation du langage dans sa fonction instrumentale
(outil cognitif, persuasif, actionnel).
Sous-tendue par la pertinente remarque sur la non-coïncidence
des coupures épistémologiques dans le domaine philosophique par rapport à la philosophie du langage (les moments
cruciaux chez Descartes, Kant ou Hegel sont à délimiter
de la scansion linguistique : nominalisme radical au XIVe siècle/logique
formelle à la fin du XIXC/sémantique moderne), la
double incursion (philosophique et histo rique) élabore
trois schématisations (dans le sens posé par Jean-Blaise
Grize de construction, modèle, et non pas réduction
ou simplification), soit :
- la sémantique antico-médiévale en tant
que période « relativement homogène »
(p. 7), basée sur les textes d'Aristote, Platon, ainsi
que sur des textes moins connus mais réhabilités
actuellement ;
- la sémantique moderne d'Occam à Frege, recouvrant
la Renaissance, l'Age classique, les Lumières, jusqu'au
XIXe siècle ;
- la sémantique nouvelle de Frege à nos jours,
où les théories du signe se détachent de
leur support linguistique.
L'option choisie pour cette périodisa tion triadique
se justifie du point de vue de l'homogénéité
relative du contenu (au fond, au Moyen Age ce sont les mêmes
textes qui sont commentés, les mêmes dis ciplines
qui forment le fondement de la vie intellectuelle, mais à
l'intérieur de la révélation chrétienne).
Ce qui peut prêter à discussion, c'est l'espace
alloué au monde des Anciens (de Démocrite, sophistes,
stoïciens, épicuriens, Plotin, néo-platoniciens - 100 pages) par rapport à la sémantique
nouvelle, à partir de Frege et allant jusqu'à Camap
et Wittgenstein (20 pages).
Si la plupart des problèmes discutés dans la
philosophie du langage contemporain sont des problèmes
antiques ou médiévaux reformulés et non
pas des questions modernes, Condillac par exemple, et si la période
moderne qui va du XVe au XIXe siècle (50
pages) est un « véritable Moyen Age (au sens
strict et presque péjoratif » - p. 6), il nous semble
que le senti ment de déséquilibre en faveur de ces
deux épistémês par rapport au XXe siècle
est une option de lecture d'un « Model Reader » fervent
admirateur des Anciens et un souci de diffusion de connaissances
sur Vico, Heder, Locke, Leibniz, à même de compléter
les connaissances lacunaires des lecteurs à ce sujet, plutôt
qu'une résul tante d'une véritable hiérarchie
en termes de pistes, d'écoles de pensée, de directions
de recherches ouvertes.
L' analyse philosophique du langage amorce le « tournant
linguistique » du XXe siècle, révolution
pertinemment pré sentée par l'apport de Frege (de
Begriff schrift et de Sinn und Bedeutung), Russell
(On Denoting) et le Wittgenstein du Trac tatus. De
même que Husserl et Meinong (plus tard), Frege a essayé
le premier de construire la langue formulaire de la pen sée
(Begriffschrift) afin de briser « la domination
du mot sur l'esprit humain, ceci pour reproduire les idées
sous leur forme pure » (Begriffschrift, préface,
apud F. Nef, p. 155). Au contraire l'accent mis sur l'intrication langage/pensée dans ses derniers écrits
pouffait servir d'exergue à la problé matisation
actuelle du dilemme qui se résout plutôt en consubstantialité
qu'en séparation radicale. « Mais la pensée
n'est-elle pas de l'ordre du langage ? Comment la pensée
peut-elle entrer en lutte avec le langage ? Ne serait-ce pas
une lutte où la pensée serait en guerre contre
elle-même ? Et ne serait-ce pas alors la fin de la possibilité
de la pensée ? » (idem, p. 158).
L'une des caratéristiques essentielles de cette représentation
des enjeux philoso phiques et logiques du langage (dans le sens
ancien du mot logos : parole et raison en même temps),
c'est, outre la mention des commentaires marginaux à l'époque
mais essentiels pour la contemporanéité (supra,
Frege), la permanente circulation, reprise et réinterprétation
des concepts fondamentaux, comme par exemple la dis tinction Darleungssprache
et Hilfssprache (ou Fonnelsprache) anticipant
celle établie par Camap dans Introduction to Semantics
et Tarski entre langage et métalangage.
Outre l'isotopie fondamentale de l'ouvrage (à savoir
les fondements logiques et linguistiques de la pensée),
le périple offre une synthèse pertinente des penseurs
im portants (Camap, Russell, Wittgenstein) et des directions qu'ils
ont ouvertes. « La contribution de Camap à la philosophie
du langage est multiple : il a éclairci les fondements
de la sémantique ; il a donné les règles
de ce qu'est en général une syntaxe logique, il
a formalisé les notions frégéennes de sens
et dénotation (...)' il a dé fini l'un des premiers
ce qu'est une pragmatique » (p. 162). Dans la perspective
d'une lecture historique et épistémologique du
langage et de la pensée, on pourrait regretter l'absence
du nom de C. S. Peirce (ayant participé à la constitution du modèle triadique du signe et de la distinction
plutôt logique que linguistique de l'interprétant
et de l'objet, i. e. du SinnfBedeutung frégéens
ou intension/ex tension carnapiennes).
Le chapitre sur le XXe siècle se clôt sur la contribution
de Ludwig Wittgenstein du Tractatus et de Logische Untersuchungen autrement dit de la Bild-théorie (théorie
représentationnelle de l'isomorphisme entre propositions et états de choses) et des
Sprachspiele-jeux de langage (théorie qui supplée l'équivalence entre signification et
vérité par une nouvelle équivalence, celle de la signification et de l'usage, « meaning
in use »). Nef met en évidence pertinemment les deux voies ouvertes
à partir de l'oeuvre wittgensteinienne : une philosophie du langage réformatrice fondée sur la
paraphrase logique et l'interprétation positiviste du Tractatus, la direction Quine, Davidson, et une philosophie du langage
ordinaire dont le meilleur continuateur est Austin (le premier à distinguer la dimension performative et constative des actes
de langage et à ouvrir le domaine le plus passionnant de la recherche actuelle : la
pragmatique (avec l'analyse de l'énonciation, la psychanalyse lacanienne (op. cit.
p.175), auxquelles on devrait ajouter l'analyse des conversations, l'étude de
l'implicite, l'analyse du discours, etc.
Ouvrage rigoureux, enrichissant par l' ample système de notes, commentaires, corrélations intra- et inter-référentielles, le Langage
vient combler un vide dans la recherche philosophique et linguistique du langage, constituant une ressource de premier ordre pour la juste compréhension de « l'essence du langage, de sa signification pour l'humanité
(...), inséparable d'un approfondissement du logos comme logique ».
de Mark CLARK
par Michel ATTEN
Depuis 1959, Technology and Culture s'est hissée au premier rang des revues d'histoire des techniques. La qualité de ses
articles tient, selon nous, au parti pris, indiqué par son titre, d'une histoire des
techniques qui convoque tous les acteurs (ingénieurs, scientifiques, bricoleurs,
entrepreneurs, banquiers, politiques), qui prend en compte tous les ingrédients qui
composent le mouvement technique. Ainsi, dans cet exemple, faut-il compter avec l'électromagnétisme, les bandes de
plastiques, les déroulements mécaniques, mais également avec la
"culture d'entreprise", la représentation symbolique de l'objet téléphone, organe de
communication libre, intime, éphémère, sans trace.
L'histoire des techniques est pleine d'exemples montrant qu'une invention,
c'est-à-dire non seulement la démonstration de faisabilité d'un prototype mais également la mise au point technique d'un
dispositif breveté et commercialisable, ne se traduit pas toujours par une
innovation. Les explications données varient suivant les cas mais tournent en général autour de
quelques thèmes, parmi lesquels nous citerons : des raisons techniques diverses, le
manque de marchés, un marketing déficient, l'apparition d'un produit concurrent,
l'occupation du terrain par un produit ancien jugé à tort désuet... L'article de Mark
Clark ajoute à cette liste un nouveau type d'explication, peu exploré : la culture de
l'entreprise.
L'invention dont il s'agit est l'enregistrement de la voix à l'aide de phénomènes magnétiques et son application au téléphone : ce que l'on appelle
aujourd'hui le répondeur-enregistreur. Il montre, de façon convaincante, que
l'American Telephone and Telegraph refuse de commercialiser pendant plus de vingt ans la machine mise au point par
son laboratoire de recherche, les Bells Labs, au milieu des années 30.
Les premières recherches sur l'enregistrement à l'aide de phénomènes magnétiques de la voix remontent à 1878, soit
quelques mois après la visite du laboratoire de Menlo Park par O. Smith, qui lui
permet de découvrir le tout nouveau phonographe de Thomas Edison. Critiquant
l'utilisation d'aiguille, source de bruit, dans le phonographe, Smith a l'idée d'un
enregistrement sans contact (magnétique). Diverses raisons (professionnelles,
financières) l'éloignent d'une éventuelle réalisation concrète. D'autres tentatives,
sans lien avec les articles de Smith, voient le jour au début du XXe siècle, dont
celle de Valdemar Poulsen, un inventeur danois qui commercialise quelques centaines d'exemplaires de son télégraphone
en Europe et aux Etats-Unis (en commun avec Bell System) avant 1914. Cette ébauche de filière technique
semble se perdre après la Première Guerre mondiale, malgré quelques recherches en
Allemagne et en Angleterre dans les années 20 et le dépôt de plusieurs
brevets.
Ce n'est donc pas dans le cadre d'une compétition industrielle entre opérateurs
- fabricants que les Bell Labs reprennent la question de l'enregistrement magnétique
au début des années 30, mais sous l'effet d'une demande externe. En effet, montre
Mark Clark, plusieurs industriels demandent aux Bell Labs d'évaluer leurs dispositifs de « répondeur » ou proposent de
vendre au Bell System leurs brevets concernant des équipements permettant
d'enregistrer une conversation téléphonique (notamment Dictaphone Corporation).
Si A T & T rejette toutes ces propositions, Frank B. Jewett, le directeur des Bell
Labs, décide, en 1929, d'explorer deux pistes. Un petit budget est confié à Clarence Hickman afin d'étudier
l'enregistrement en général et des fonds plus importants sont affectés à une recherche
concernant l'enregistrement téléphonique basée sur l'utilisation d'un dispositif phonographique.
Faute de résultats considérés comme probants, cette dernière piste
est abandonnée en 1935. En revanche les travaux de Hickman et d'autres ingénieurs
des Bell Labs apportent de nombreuses petites modifications et améliorations à des
prototypes basés sur l'ancien télégraphone. Il ne s'agit donc pas de l'invention d'un
dispositif radicalement nouveau, mais de la mise au point, par essais et erreurs, de
prototypes offrant un accroissement net de la qualité du son enregistré. En 1935,
Hickman est en mesure de présenter un dispositif capable de diffuser un message
préenregistré et d'enregistrer la réponse de l'appelant. (1) « En dépit de l'intérêt des
Bell Labs pour l'enregistrement du son, de la production d'un répondeur qui
fonctionne et du désir démontré de commercialiser les produits de son laboratoire de
recherches », le Bell System différera son offre de répondeur jusqu'au début des
années 50.
Afin de trouver une explication à ce constat, M. Clark explore diverses
hypothèses. Il montre ainsi :
- que les dirigeants d'A T & T n'ignoraient pas la demande de tels produits ;
- que la qualité des dispositifs obtenus
les rendait tout à fait commercialisables ;
- que la supériorité technologique des Bell Labs sur cette question ne semblait
pas contestable.
Ecartant encore d'autres « raisons » possibles (manque à gagner possible dû
à l'introduction d'enregistreurs de qualité), Clark en vient à ce qui lui paraît la raison
majeure : « The corporate culture of the
Bell System. » Tolérant l'utilisation d'enregistreurs dans ses propres bureaux à la
fin des années 30, la direction d'A T & T en interdit toutes les autres
applications. Deux raisons essentielles semblent
présider à cette attitude :
- de tels dispositifs risquent de changer
la nature du téléphone, de le rendre moins
utile et donc de restreindre son usage. Ce
qui est en complète contradiction avec la politique du « service universel » adoptée
depuis plusieurs années ;
- le fait que les conversations puissent
être enregistrées touche à l'intimité de la conversation privée, et c'est une part
importante du trafic qui risque de disparaître
(certains dirigeants d'A T & T estimaient
alors que les communications de nature " illégale " ou " immorale
" représentaient
un tiers des appels).
Enfin, conclut Clark, cette attitude doit
être également replacée dans le cadre des
débats sur l'interdiction des « écoutes téléphoniques « qui se développent aux Etats-Unis dans les années 30.
Ainsi, la culture de l'entreprise, synthétisée sous la formule de
"service universel", conduit la direction de A T & T à
mettre au placard un dispositif qui sera introduit dans le réseau américain après la
Seconde Guerre mondiale par d'autres entreprises.
* Mark Clark, « Suppressing Innovation : Bell Laboratories and Magnetic Recording », « Technology and Culture », vol . 34, 1993, pp. 516-538.
Spaghetti westerns. The Good, the Bad and the Violent
de Thomas WEISER
par Pierre SORLIN
Les westerns « spaghetti » sont aussi fameux que mal connus : chacun se rappelle
deux ou trois titres, peu de personnes mesurent l'ampleur d'une production sérialisée qui a, pendant très peu d'années,
envahi les écrans. Si, dans leur majorité, ces quelque six cents films n'ont aucun intérêt,
leur ensemble mérite un peu d'attention puisqu'il s'agit de la première tentative
pour créer, à l'échelle de l'Europe, « genre » cinématographique. Thomas
Weiser a eu le courage de réunir une énorme documentation sur les «
spaghettis » . Son livre, organisé comme un dictionnaire alphabétique des films qu'il a
repérés, est complété par des listes minutieuses d'acteurs, de réalisateurs, de
compositeurs, de scénaristes et de chefs opérateurs. Les quelques réserves que l'on peut
formuler à son endroit ne sont pas graves. L' auteur ne distingue jamais les films qu' il
a vus et ceux dont il parle à partir des innombrables revues qu'il a utilisées. Il
manque à l'ouvrage une liste des films par années, dont nous verrons qu'elle serait
instructive. Rien n'est dit, enfin, ni de la participation financière des différents
producteurs, ni des résultats obtenus par chaque film en particulier : ici encore nous
aurons quelques précisions à apporter. Le volume, tel qu'il se présente, est déjà
énorme ; on peut supposer que l'éditeur l'aurait refusé s'il avait fallu lui ajouter
une bonne centaine de pages.
Les premiers essais de westerns européens remontent à 1961. Le genre est alors
en pleine transformation à Hollywood, où il acquiert une nouvelle dimension, plus
critique, moins optimiste, qui semble promettre une alliance de l'aventure et de la
réflexion politique ou historique. C'est sans doute ce qui explique que de jeunes
metteurs en scène, Robert Hossein, l'Anglais Michael Carreras, aient fait une
incursion de ce côté et que des acteurs en vue, Richard Basehart, Fernando Rey et
même. . . Fernandel, aient accepté de les suivre. Les résultats financiers sont décevants, à cause d'une distribution mal
organisée, et le western européen ne s'impose qu'avec l'entrée en scène de producteurs
allemands. Les récits de l'Ouest américain dus à Karl May sont un classique de la
littérature allemande, leur héros, l'Indien Winetou, est aussi fameux que l'est, aux
Etats-Unis, le Deerslayer de Fenimore Cooper. Le projet, inauguré en 1962, était
donc de réaliser une série de films vantant l'alliance des bons cow-boys et des
Indiens, unis contre les méchants. Rien de très audacieux dans une Allemagne
dominée par le cinéma hollywoodien, sauf le choix d'équipes internationales. Les réalisateurs ont été deux Allemands, Harald
Reinl puis Alfred Vohrer, mais le bon Indien a été incarné, dans les douze Winetou,
par le Français Pierre Brice, d'autres acteurs anglais ou américains ont été recrutés
épisodiquement, les techniciens sont venus de différentes nations, la plupart des extérieurs ont été tournés en Yougoslavie.
Le western européen, qui démarrait lentement, connaît un brutal essor à partir de
1965 : de quarante-deux réalisations pour cette année-là, on en arrive progressivement
à quatre-vingt-deux en 1968 ; plus de la moitié des westerns européens sont tournés
entre 1965 et 1969 ; le genre se survit encore quelques années puis il meurt en
1975. Comment expliquer cette flambée et cette chute ? Thomas Weisser
signale avec raison l'apparition, en 1963, de nouveaux scenarios dans lesquels la distinction ne se fait
plus entre le bon et le méchant et dans lesquels les personnages luttent exclusivement
pour leur profit personnel, jamais, comme le faisait encore Winetou, pour la communauté. Pour importante qu'elle soit, cette innovation me semble secondaire. Il faudrait
davantage tenir compte de l'entrée de l'Espagne sur le marché. D'un côté, la péninsule Ibérique s'était dotée d'un personnel
compétent et d'installations modernes qu'elle ne pouvait rentabiliser avec une
production locale faible, de sorte que, en 1963, à longueur égale, un film coûtait deux fois
cher en Espagne qu'en Allemagne ou en Angleterre. D'un autre côté, vue,
une législation financière très favorable, par le gouvernement franquiste
pour développer le cinéma, assurait des subventions presque automatiques aux
films tournés en Espagne. De petites sociétés de production pouvaient réunir un capital minimum, bacler un film, rembourser
leurs frais grâce aux subventions publiques et empocher les bénéfices de l'exploitation.
Ces petits westerns, cependant, n'apportaient qu'un faible bénéfice, ils n'auraient
jamais déclenché une spéculation sur le genre sans le triomphe aussi rapide
qu'inattendu des films de Sergio Leone. Le nom de Leone, celui de ses acteurs, Clint Eastwood et Lee Van Cleef, sont
étroitement associés au « spaghetti » .
Le premier n'en a pourtant tourné que six (pour treize à Corbucci, autant à Carnimeo, vingt aux deux frères Merchent),
tandis qu'Eastwood s'est retiré après trois tournages. Mais chacune de ces trois réalisations a rapporté quelque cinq millions de
dollars 1960 - environ quatre fois plus en dollars actuels. Le fabuleux succès obtenu
par Leone a stimulé les imitateurs. La recette a été appliquée de manière aveugle :
paysage brûlé de la Castille, acteurs américains - ou européens affublés de noms
américains -, musique stridente, cynisme et violence. En 1968, déjà, Il était une fois
dans l'Ouest a marqué un recul par rapport aux précédents Leone, en dépit d'une distribution particulièrement brillante. Lassitude du public ? Sûrement — mais surtout
réaction du gouvernement espagnol qui a, d'un coup, révisé sa politique. Sans aide
automatique, le travail devenait plus risqué et l'on est retombé de quatre-vingt-trois
westerns en 1968 à quarante-deux en
1969. La tradition s'est perpétuée mais la
plupart des entreprises ont fini en désastre.
Menée sans aucune stratégie commerciale,
la première tentative de cinéma européen a coûté cher au Trésor espagnol, n'a produit
aucun oeuvre vraiment originale mais a enrichi un petit groupe de cinéastes et de spéculateurs habiles. Leçon à suivre ?
* Thomas WEISER, « Spaghetti westerns. The Good, the Bad, the Violent. 558 Euro-westerns and their Personel, 1961-1977 », 1992, Jefferson/Londres, Mc Farland, XIX-502 p.
Dizionario del cinema italiano
Vol. 3, Dal 1960 al 1969
de R. POPPI et M. PECORARI
par Pierre Sorlin
Voici le troisième volume du dictionnaire du cinéma italien publié par les éditions Gremese. A lui seul, il est presque
aussi épais que les deux tomes précédents : les années 60 ont été l'âge d'or du cinéma
italien, elles ont vu la sortie de plus de 2.000 films pour 2.300 entre 1930 et 1959.
Le nouvel ouvrage, fidèle à la tradition établie par les deux précédents, est, en un
sens, le plus important de la série ; il couvre une production d'une
extraordinaire densité, dont seuls quelques titres ont surnagé.
A la suite de différents accords entre Etats, les coproductions se sont multipliées
depuis la fin des années 50. Beaucoup d'études sur le cinéma négligent les films
qui n'ont pas été majoritairement financés par un pays. C'est oublier que des
participations minoritaires ont procuré du travail à des techniciens et à des acteurs, et
qu'elles ont, en même temps, facilité la distribution. R. Poppi et M. Pecorari n'ont
pas hésité à inclure toutes les coproductions dans leur volume. Ils ont
manifestement eu du mal, dans bien des cas, à trouver des informations : certaines notices se
bornent à donner la raison sociale de la firme italienne engagée et les résultats
financiers en Italie ne sont jamais indiqués. Aussi maigres soient-elles, ces indications
sont importantes, elles fournissent une base pour une recherche plus approfondie
en ce domaine et elles définissent assez bien l'aire géographique dans laquelle les Italiens pouvaient travailler.
A première vue, les notices ressemblent à celles des premiers tomes. Elles
comportent cependant une rubrique nouvelle, la discographie. Le disque a eu, dans le développement de la culture cinématographique, une importance comparable
à celle de la cassette aujourd'hui, du vidéodisque demain. Non seulement musique et film se
sont trouvés étroitement associés dans la curiosité du public, mais le disque a permis à une partition de prendre son autonomie et de devenir, dans beaucoup de
productions, un élément moteur, partiellement indépendant de la fiction. Pour la première
fois, ce fait fondamental est reconnu, le lecteur peut apprécier l'effort de publicité
simultanée consenti par les producteurs, évaluer la part prise par les maisons de
disques dans la diffusion des films et évaluer les bénéfices qu'elles en ont tirés. Les
deux auteurs doivent être remerciés pour cette très importante innovation.
Les informations concernant la distribution et l'équipe technique rappellent celles
donnaient les premiers ouvrages. La bibliographie particulière à chaque film a
été largement développée ; elle comporte l'essentiel de ce qui a été publié par la
presse dans l'année suivant le lancement et elle propose même des références à des
publications étrangères. Que les Cahiers du cinéma soient mentionnés n'a rien de
surprenant mais on est heureusement surpris de rencontrer également le
Canard enchaîné ou Combat, ainsi d'ailleurs que des revues allemandes ou espagnoles. Un
seul texte critique est cité longuement mais il a le mérite d'être choisi parmi les avis les
moins favorables et de donner le point de vue d'un spectateur déçu.
L'essentiel est que ce dictionnaire confère pour la première fois toute sa
dimension quantitative au cinéma italien et
permet d'en apprécier la variété. A côté
des peplums, des films policiers et des comédies qu'on s'attendait à retrouver, on
découvre des réalisations au nom inconnu
dont les chiffres prouvent qu'elles ont fait
un assez bon score auprès du public national. Après un tel travail, il va falloir réviser
l'histoire du spectacle cinématographique dans la Péninsule et l'on ne peut
qu'en recommander l'achat à tous ceux que ce problème intéresse.
* « Dizionario des cinema italiano », vol. III, Roberto POPPI et Mario POCORARI, " I film dal 1960 al 1969 ", 1992, Roma, Gremese Editore, 645 p. il., 95.000 lires.
Jean Gabin, anatomie d'un mythe
de Claude GAUTEUR et Ginette VINCENDEAU
par Myriam TSIKOUNAS
Par une démarche non plus extérieure mais interne, en observant minutieusement ce que le comédien « fait dans ses films et la manière dont ceux-ci s'adressent au public » , elle apporte la preuve que :
- entre 1930 et 1976, les personnages auxquels la vedette prête son visage chan gent de statut mais restent formellement identiques. Si, dans les réalisations posté- fleures à 1950, Jean Gabin interprète sou vent des « seigneurs », ceux-ci « conser vent des origines prolétariennes » : ils s'obstinent à faire des gestes et à avoir des goûts populaires, à se vêtir comme dans les faubourgs, à exprimer verbalement et corporellement l'ouvrier, « solide dans sa jeunesse, épais dans sa vieillesse »
- les critiques pensent à tort qu'à un jeune premier porteur des idéaux de gauche aurait succédé un vieil anarchiste de droite. En réalité, Jean Gabin n'a jamais incarné des héros du Front populaire mais des travailleurs « nostalgiques », « échappant à la conscience politique » ; or, populisme et poujadisme sont étroitement liés ;
- durant près d'un demi-siècle, Jean Gabin a joué de façon analogue ; l'immobi lisme qu'on lui reproche uniquement dans ses derniers films est déjà présent dans les oeuvres des années 30.
Mais Ginette Vincendeau ne se borne pas à bousculer des idées admises, elle in terroge aussi, avec une précision remarquable, la notion complexe de star. Prolon geant les travaux d'Edgar Morin et de Richard Dyer, elle explique les raisons pour lesquelles Gabin a été plus qu'un simple acteur. Elle montre que l'artiste a réussi rapi dement, non seulement à s'entourer de par tenaires-faire-valoir, « versions exagérées ou appauvries de lui-même « , mais à choi sir des emplois répondant à des attentes socioculturelles majeures et projetant une image d'une cohérence exceptionnelle. Par une étude sémiotique très fine, elle prouve également, avec brio, que Jean Gabin est devenu un « mythe « car il a su, à plusieurs niveaux, concilier des contraires et faire surgir de ce dialogisme subtil un Français idéal. La vedette porte la contradiction sur elle-même : sur ses traits se conjuguent cu rieusement virilité - le menton affirmé, les cheveux drus. . . - et romantisme - les yeux bleus clairs mis en valeur par les éclairages.
L'homme et le comédien s'opposent : à l'écran, Gabin est parisien ; dans la vie privée, il a depuis son enfance une « identité rurale ». Et c'est ce savant mélange qui lui « confère une dimension France profonde (...) sans le ridicule attaché aux paysans dans le cinéma français ». Alternativement ouvrier et voyou, l'acteur en dosse des rôles antagonistes. Mais, dans notre tradition culturelle, l'amalgame entre « classes laborieuses et classes dan gereuses » est tel qu'il aide Gabin à séduire tous les publics : le pauvre « lit en lui une description de sa misère, le bourgeois confirme ses préjugés » contre le prolétaire au destin meurtrier. L'artiste impose un double jeu : il s'inspire concurremment du music-hall, qui privilégie les effets, et du cinéma hollywoodien parlant, basé sur la sobriété. Or, paradoxalement, ces deux influences inverses lui permettent de symboliser le comportement masculin latin, de se contrôler longuement puis de laisser exploser sa colère. Enfin, le comédien fait « admettre l'inadmissible » par sa mise en scène. S'appuyant sur diverses études féministes anglo-saxonnes et sur l'ouvrage français Générique des années 30, Ginette Vincendeau démontre que Gabin est à la fois viril et féminin. D'un côté, les réalisateurs soulignent sa force physique, l'habillent en militaire..., de l'autre, ils l'érotisent en morcelant son corps par le montage, en le cadrant dans des miroirs... et l'invitent à se mouvoir dans des espaces traditionnelle ment réservés aux femmes - cuisine et chambre des enfants. De la sorte, Gabin, emblème de l'unité perdue, peut plaire aux spectateurs comme aux spectatrices.
On le voit, cette seconde approche est particulièrement riche. Elle se prête toute fois à deux types de reproches. Au niveau méthodologique, Ginette Vincendeau, qui brasse quatre-vingt-quinze films, tend à trop homogénéiser l'ensemble et à passer sous silence les divergences qui viendraient fissurer la cohérence des démonstrations. Par exemple, elle extrapole quand elle déclare qu'avant-guerre Gabin figure « en grande majorité des artisans » et évolue dans des lieux connotant la France. Non seulement le chômeur de la Belle Equipe loge à l'hôtel d'Angleterre et le typo Gueule d'amour à la pension Buffalo mais l'ouvrier du Jour se lève travaille dans une grande sablière. Les problèmes posés par le plan sont plus gênants. La volonté d'étudier séparément trois aspects de l'acteur :
- la « star », le « Français » et l'« hom me » - force l'auteur à constamment aban donner une piste en assurant qu'elle y re viendra - mais sans dire à quelle page - à reprendre le sujet au chapitre suivant, en répétant le début de l'argumentaire ou, dans le meilleur des cas, en le résumant après avoir signalé qu'il a déjà été partiellement traité en amont. On peut également formuler des objections concernant le style. Certains paragraphes n'échappent pas à l'amphigouri et la difficulté de lecture est encore accrue par de trop nombreuses pa renthèses dans lesquelles sont tour à tour précisés des termes, donnés des noms d'ac teurs et des références bibliographiques ou filmographiques.
Mais, on l'aura compris, Anatomie d'un mythe, même s'il suscite des réserves, est un essai important et les deux approches qui le composent, à la fois dialectiques et auxiliaires, devraient inaugurer une série d'enquêtes rigoureuses sur le star-system français.
*Claude GAUTEUR et Ginette VINCENDEAU. « Jean Gabin, anatomie d'un mythe », Nathan, 1994, 225 p.
Reporters sans frontières
Rapport 1994 : «La Liberté de la presse dans le monde», «100 photos pour la liberté de la presse »
par Française DENOYELLE
Vendues séparément, les deux publications s'adressent à deux publics différents et se complètent parfaitement. Le rapport 1994 dresse le bilan de la liberté de la presse dans cent quarante-neuf pays selon six critères et met en évidence tout un arsenal répressif allant du meurtre au harcèlement psychologique en passant par les pressions juridiques, administratives, économiques et les entraves à la circulation internationale de l'information. Journa listes de la presse écrite et de 1'audiovisuel, photographes continuent à payer un lourd tribut : au moins soixante-trois jour nalistes tués et plus de cent quarante-trois blessés. Des chiffres difficiles à établir et probablement sous-estimés. Nous n'aborderons ici que le cas des photographes, toujours en première ligne sur le front des risques en tous genres mais dont on parle moins dans les médias.
En Afrique du Sud, les récentes images de la juvénile danse de Mandela fêtant avec tout un peuple une liberté longtemps attendue et chèrement payée ne doivent pas occulter le climat de violence perma nente qui rend périlleux l'exercice du mé tier de photographe. En 1993, au moins vingt-trois photoreporters ont été agressés de multiples façons. Détention arbitraire :
le 7 juillet, un photographe du Sowetan, Mbuzeni Zulu, est relâché après avoir été kidnappé par des individus à Katlchong. Agressions, violences physiques : le il janvier, dans une banlieue du Cap, Her bert Mabuza, du Sunday Times, est touché par une balle et mordu par un chien poli cier au cours d'une manifestation de chauffeurs de minibus. Au même endroit, Joa Silva, du Star, est atteint par une brique probablement lancée par les mani festants. Le 24 mars, John Parkin, de l'agence Associated Press, lors d'une ma nifestation étudiante, est molesté par les individus qui tentent de lui voler son maté riel. Le 29 août, Len Kiumalo, photo graphe du Sowetan, est transporté à l'hôpi tal après avoir été poignardé lors du trajet de son domicile à son travail. Le 4 juin, pendant une opération de ratissage menée par la police dans un township, les policiers empêchent un photographe de l'AFP de prendre des photographies au moment où ils obligent les habitants à creuser la terre devant leurs maisons dans le but de découvrir des caches d'armes. Le photoreporter est reconduit à la sortie du bidonville par les forces de l'ordre. Pressionsdéologiques, économiques : le 7 août, la compagnie aérienne intérieure Flitestar re tire de ses avions le dernier numéro du ma gazine Tribute après avoir reçu des plaintes reprochant à la couverture du jour nal, montrant une femme noire allaitant un bébé blanc, d'être « de mauvais goût ». Ce ne sont là que quelques exemples pris dans onze pages d'un rapport qui en compte plus de cinq cents.
Certes, tous les pays ne sont pas aussi hostiles aux photographes, mais beaucoup trop n'ont rien à leur envier. En Bosnie Herzégovine, sur huit journalistes morts ou disparus, deux sont des photographes. Sept autres, dont Antoine Giory, de l'agence Sygma, ont été blessés. En Chine, Cheng Cun, arrêtée en juin 1989, pour avoir pu blié des photographies des manifestations du « Printemps de Pékin », n'est libérée qu'en septembre 1993.
En Algérie, neuf journalistes sont assas sinés en six mois, parmi eux Djamel Bou hidel, photographe de l'hebdomadaire Nouveau Tel. En Russie, rien que pour les affrontements des 3 et 4 octobre, au moins quatorze journalistes, dont sept photo graphes, sont plus ou moins grièvement blessés. Victimes de la guerre en Géorgie, en Somalie, des narcotrafiquants et des pa ramilitaires en Amérique latine, du terrorisme et de la Mafia en Europe de l'Ouest, les journalistes et, parmi eux, les photo graphes, sont toujours la cible de ceux qu'ils dérangent. Aux feuilleteurs de ma gazines, aux voyeurs plus ou moins blasés, Reporters sans frontières vient opportuné ment rappeler le prix à payer pour tenter de maintenir la liberté d'information. Mais son rapport est peu diffusé, même s'il étaye les nombreux articles publiés à l'occasion de la journée consacrée à la liberté de la presse, le 3 mai de chaque année.
100 photos pour la liberté de la presse, une publication vendue en kiosque à plus de soixante mille exemplaires l'an dernier, propose, une nouvelle fois, un choix d'images des points chauds de la planète. La couverture, comme un avertissement - il s'agit d'un milicien serbe menaçant un journaliste à Sarajevo - visualise la propension des factions, clans, Etats à contrôler l'information. Et quelle information ! En cent images défile l'horreur au quotidien banalisée, répétée, toujours identique : gibet où pendent neuf corps au ha sard d'un carrefour d'une ville d'Iran ; camps de fortune pour les réfugiés du Burundi au Rwanda ; Portadown, en Ulster, transformé en Beyrouth après un attentat de l'IRA ; non pas des images chocs à forte odeur de sang mais le travail de re porters couvrant aussi les guerres oubliées du Tadjikistan, d'Afghanistan, d'Angola, dénonçant le travail des enfants. Les photographes des agences françaises : Gamma, Sipa, AFP, Contact Press Images, Rapho, Sygma, etc., témoignent de la vitalité du reportage. On aimerait voir davantage leurs images dans les magazines .
*Reporters sans frontières, « Rapport 1994, la Liberté de la presse dans le monde », 1994, 506 p., 85 F.
* « 100 photos pour la liberté de la presse », Paris, 1994, 96 p., 38 F.
(1) M. CLARK s'appuie pour montrer cela sur les articles publiés et sur les archives des Bell Labs. Notons que la monumentale A History of Engineering and Science in the Bell System (2 volumes, 1975, 1978) ne fait pas men tion de ce type de recherches.