n°65

 

 

La souffrance à distance

de Luc BQLTANSKI

par Dominique CARDON

Qu'est-ce qu'être spectateur de la souffrance du monde ? Comment agir vers ceux que les médias nous présentent quoti diennement dans les fers, sous le joug de la nécessité ou abandonnés au désespoir, quand la distance qui nous sépare du siège de leur souffrance interdit d'entrevoir la possibilité d'une médiation efficace ? Dans quelles conditions la parole du spec tateur peut-elle être tenue pour « agissante » et écarter le soupçon de pha risaïsme qui pèse sur les « bons sentiments » ou les « vaines accusa tions » ? Le livre que Luc Boltanski a consacré à ces questions offre un outil d'analyse ingénieux et original. Cepen dant, le statut indéfini de l'ouvrage (essai ou analyse universitaire ?), les différents objectifs qu'il poursuit (construire un cadre analytique tout en instruisant une critique morale), la multiplicité de ses ré férences (théologie, philosophie morale, pragmatique de l'action, histoire littéraire, sociologie politique) risquent de dérouter (et d'irriter) plus d'un lecteur. Le texte qui nous est proposé introduit en effet plu sieurs contrats de lecture. Luc Boltanski se fait d'abord le grammairien détaché des différentes « topiques » dans lesquelles sont construits les énoncés du spectateur de la souffrance. Mais il ne se refuse pas non plus, de façon nettement plus polé mique, à utiliser, à « faire jouer » cette grammaire sur certaines situations contem poraines afin d'éclairer les incohérences savantes ou politiques qui participent au mouvement identifié dans la troisième par tie de La souffrance à distance comme une crise de la position du spectateur contem porain. Le commentaire de l'ouvrage s'en trouve aussitôt contrarié ; rabattre l'inter prétation de l'ouvrage, soit sur son apport original aux méthodes des sciences so ciales, soit sur sa seule visée morale ne rendrait pas justice à son auteur. L'une ou l'autre de ces lectures manquerait sans doute l'enjeu majeur du travail de Luc Boltanski, celui de réinvestir, sans naïveté complice ni facilité critique, la relation quelque peu oubliée par les développe ments récents des sciences sociales, entre les outils de pensée de la sociologie et les instruments de l'action politique.

La souffrance à distance s'appuie d'abord sur une remarque d'Hannah Arendt, opposant le mouvement de la compassion, qui se noue dans la proximité silencieuse et agissante avec les malheu reux, à la pitié que les jacobins ont intro duite en politique en transportant, par le discours, un cortège de « malheureux exemplaires » destinés à fédérer des atta chements émotionnels. L'entrée de l'argu ment de la pitié en politique au XVIIIe siècle, explique Luc Boltanski, introduit ainsi une distance d'un type nouveau entre les souffrants et ceux qui les contemplent. Elle instaure un espace « entre la vue et le geste », qui sera aussitôt occupé par la pa role éloquente de l'émotion que le specta teur se découvre à la vue des souffrances d'autrui. La « politique de la pitié », qui ne reconnaît les personnes que dans les di mensions du bonheur et du malheur, se dé marque ainsi de la « politique de la justice », dont Luc Boltanski et Laurent Thévenot avaient précédemment exploré les différentes architectures dans De la jus tification. L'auteur insiste sur le recouvre ment de l'apparition de l'argument de la pitié en politique et de l'émergence de l'espace public démocratique. Cependant l'espace public de Luc Boltanski, celui qui s'instaure avec la politique de la pitié, n'est pas habermassien. La formule d'en gagement dans l'espace public à laquelle se consacre l'auteur n'est pas de l'ordre de la délibération ou de l'argumentation mais de l'émotion et de la sympathie. Elle passe principalement par la mobilisation autour de causes auxquelles des citoyens jusque- là indifférents sont brusquement convoqués.

C'est dans cette perspective que Luc Boltanski propose de considérer l'oeuvre morale d'Adam Smith à la fois comme un symptôme et comme un puissant outil de lecture des problèmes nouveaux que pose le transport des souffrances dans un uni vers de « purs spectateurs » . Avec un ha bile sens de la grammaticalisation des textes philosophiques, le sociologue entre prend d'extraire de la Théorie des senti ments moraux un système de places, une configuration mobile de différents person nages. Ce modèle confronte d'abord deux figures, un malheureux et un spectateur, auquel Adam Smith ajoute un agent, qui peut être soit un persécuteur soit un bien faiteur, selon que la sympathie du specta teur s'oriente vers la bienfaisance ou la justice. Cependant, la principale nouveauté introduite par le philosophe écossais tient dans le dédoublement de la figure du spec tateur, dans lequel est intériorisé un spec tateur impartial (le « spectateur du specta teur »), indispensable pour que l'expérience du spectateur ordinaire puisse être observée d'un point de vue désengagé (celui du nouvel espace public) et communiquée à d'autres. Ce mécanisme de réflexivité incorporé dans la personne du spectateur l'oblige, lorsqu'en parlant il s'engage, à rendre compte à la fois du ta bleau de la situation des malheureux et de l'effet que ce spectacle provoque en lui- même. La lecture d'Adam Smith proposée par Luc Boltanski présente ainsi deux as pects novateurs. En premier lieu, la parole du spectateur ne renvoie pas au style mo dalisant de l'opinion mais à un « style émotif » qui est de l'ordre de l'affirmation plus que de la discussion. En second lieu, ce modèle ne se résume pas à une simple psychologie dyadique du spectateur confronté à un malheureux ; il permet de rendre compte des modes de coordination entre différents spectateurs confrontés aux mêmes scènes de souffrance. Le spectateur impartial n'introduit pas simplement la présence des autres dans le compte rendu par un effet d'imitation ou d'anticipation sur l'opinion commune, mais il facilite une forme de coordination dans laquelle cha cun, par imagination, se met à la place du malheureux et dans laquelle les émotions servent d'opérateur à la convergence des jugements et de ressorts à l'engagement dans une action commune.
A partir de ce schéma, Luc Boltanski propose d'identifier trois formes stabilisées de représentation de la souffrance, des « to piques », qui constituent dans notre société les principaux modes d'engagements moraux du spectateur. Tour à tour, il explore les topiques de l'indignation (dans laquelle le spectateur ne s'attarde ni sur le sort de la victime ni sur ses propres émotions, afin d'organiser, à partir de preuves et d'un principe de justice universalisable, le pro cès du persécuteur), du sentiment (dans la quelle le spectateur sympathise avec le bienfaiteur en retenant le malheureux dans son propre coeur) et du sublime (dans la quelle un spectateur émancipé des impéra tifs moraux et politiques sympathise avec le peintre qui lui présente la situation du malheureux dans toute son horreur). Pour construire ces topiques, Luc Boltanski sol licite de façon quelque peu audacieuse des perspectives habituellement tenues pour in conciliables. Le schéma d'allure structurale extrait de la Théorie des sentiments moraux est confronté à une approche historique, vi sant principalement à repérer, à travers l'étude de pamphlets politiques et de ro mans, les différentes conventions narra tives qui permettent au spectateur de for mer des énoncés sur le tableau des souffrances auquel il est confronté. Mais cette perspective, explique Luc Boltanski dans une note succincte (p. 86), a aussi pour visée la construction d'une « pragmatique du spectateur ». Cette démarche pré sente l'intérêt de permettre d'étudier à la fois des ensembles plus ou moins systéma tisés de compétences d'ordre pragmatique (comme la connivence pratique de cer taines formes émotionnelles avec des ré gimes d'actions spécifiques ou les condi tions de félicité des différentes formes d'engagements publics), tout en rapportant les traits sémantiques propres à chacun des régimes d'engagement investi par le spec tateur à des univers discursifs historique ment constitués et aujourd'hui condensés dans ce que Luc Boltanski se résout finale ment à appeler des « idéologies ». Si l'arti culation, parfois incertaine, de ces diffé rentes perspectives chagrinera les épistémologues sourcilleux, l'usage qu'en propose l'auteur présente l'avantage, à la fois simple et modeste, d'offrir un système de description articulé de notre sens ordi naire de l'action politique.

On ne peut rendre compte ici de l'en semble des éclairages que suggère le parcours dans l'architecture des différentes topiques (le rôle joué par les sciences so ciales, « instance critique par excellence », dans la consolidation de l'indignation ; la forme particulière de coordination « des intériorités » qui se déploie dans le senti ment ; l'exploration des formes de politisa tion « esthétique » de la souffrance, qui a trouvé son paradigme dans la figure sa dienne de l'accusé coupable). Insistons simplement sur quelques-uns des aspects les plus originaux de la démarche, qui constituent autant d'invitations à reformu ler des perspectives parfois routinisées dans le travail des sciences sociales. La première d'entre elles a trait à la prise en compte des émotions dans la description des engagements publics. Alors que, dans les travaux de sociologie, l'émotion est fréquemment tenue comme une variable dépendante, dont il faut retrouver le prin cipe dans des dispositions d'arrière-plan incorporées par les personnes, le travail de Luc Boltanski invite à ne pas considérer les émotions comme de simples affecta tions qui pourraient être réduites aux goûts ou à l'ethos des agents sociaux, mais comme un « pré-jugement », pouvant en trer, sous certaines contraintes, dans la vi sée d'un jugement public. La tâche du so ciologue, qu'il s'intéresse à la mobilisation politique ou à la réception des médias, doit dès lors viser à approcher les états émo tionnels comme des moments de bascule dans l'engagement et comme des ressorts pratiques à la coordination de l'action - ce que la sémantique de l'action a depuis longtemps élucidé trouve ainsi dans le tra vail de Luc Boltanski les conditions d'une mise à l'épreuve empirique. L'entrée par les émotions invite aussi à reconsidérer la manière dont les sciences sociales traitent la question de l'imagination. Sans réacti ver les notions peu opérantes de représen tations ou de mentalités, Luc Boltanski s'efforce de comprendre comment nos possibilités de sympathiser et d'agir publi quement sont nourries par des images col lectives diffusées à travers différents sup ports (pamphlets, romans, reportages d'actualité, oeuvres de fictions). Comme souvent dans cet ouvrage, qui ouvre plus de pistes qu'il n'offre de balisage précis à la conduite de recherches empiriques, les développements consacrés à l'imagination (p. 80-87) mériteraient d'être plus complè tement explorés. Plus ou moins explicite ment, Luc Boltanski adhère, en effet, à une conception diffusionniste des ressources (informations, fictions, images, etc.) per mettant de nourrir et de coordonner les en gagements des différents spectateurs. Une telle hypothèse, qui ne s'applique certes qu'à des ensembles extrêmement stéréoty pés de représentation du malheur ou de l'injustice, invite à un travail empirique beaucoup plus complet, qui peut se révéler riche d'enseignements - en facilitant no tamment le rapprochement de l'étude des pratiques sociales et politiques des usages ordinaires des conventions narratives aux quelles la littérature, le cinéma ou la télé vision nous exposent.

Les différentes perspectives de re cherche auxquelles introduit La souffrance à distance restent cependant inséparables de la radiographie de la « crise de la pitié » établie par l'auteur dans la dernière partie de l'ouvrage et du souci qui s'y manifeste de se départir du scepticisme « à l'égard de toute forme d'action politique orientée vers un horizon d'idéaux moraux» (p. 10). En ceci, le projet intellectuel de Lue Bol tanski revendique sa connivence avec cer tains impératifs moraux et politiques rela tifs à la place et au projet de la sociologie dans une « société critique », marquée par l'instabilité croissante des ressources et des instruments permettant de donner sens et de véhiculer une action en direction des malheureux et des victimes. Ces différents aspects trouvent notamment à s'éclairer dans les pages que Luc Boltanski consacre à la critique de la critique de la représenta tion et à la suspicion croissante pesant sur les médias et les médiateurs, que certains travaux de sciences humaines sont venus nourrir. Analysant successivement les dif férentes incertitudes qui ont contribué à déstabiliser les topiques du spectateur de la souffrance, l'auteur s'attache aux difficul tés croissantes rencontrées par les figures de l'indignation (incapable de fixer vic times et persécuteurs dans un système d'accusation) et du sentiment (qu'incarne aujourd'hui l'action humanitaire). Afin de donner des fondements plus solides à cette dernière, il suggère aussi d'établir des ins truments de rapprochement entre specta teurs et souffrants et de mieux articuler la relation entre une « politique du présent », toute à l'urgence de l'action, et la projec tion d'une visée en justice. C'est pourquoi, au-delà du renouvellement du question naire sociologique auquel le livre de Luc Boltanski apporte une contribution origi nale, il faut aussi en retenir le plaidoyer en faveur du renforcement des possibilités d'action du spectateur.

*Luc BOLTANSKI, « La souffrance à dis tance. Morale humanitaire, médias et po litique », Paris, Métailié, 282 pages, 120F, 1993.


Le sens de l'action et la compréhension d'autrui

de Patrick PHARO

par Miorita COSMESCU

Fonder la possibilité et préciser les contraintes de l'acte, de « l'intelligence mutuelle » - l'acte d'une apparence si na turelle, mais d'une réalité problématique - semble, plus que jamais, dans cet ouvrage, le thème central de la réflexion de Pharo.

Sa dernière étude est conçue comme un parcours exégétique à travers une diversité parfois étonnante des théories existantes. Pharo n'est point tant intéressé par un choix entre les fondements de ces théories que par une recherche de prétextes à la (re)construc tion d'un projet de sociologie compréhen sive. A y bien regarder, on peut d'ailleurs considérer que l'auteur refuse tout le théo rique existant. Refus d'une conception de la compréhension des activités sociales basée sur la typologie nominaliste weberienne, mais aussi refus de l'abandon de la quête du sens « réel » ou endogène de l'action.

Pharo rejette la présupposition soutenue aussi bien par les analystes du langage que par les ethnométhodologues, selon laquelle le sens de l'action sociale serait seulement le résultat de la mise en rapport des com portements visibles avec leurs possibles descriptions dues au langage, et cela sans impliquer aucune référence aux états de conscience. En fait, l'auteur cueille les fruits des analyses de structure sémantique du langage, mais après en avoir coupé les branches de l'arbre.

Selon l'auteur, le refus de la distinction entre l'action instrumentale et l'action communicationnelle est une dichotomie qui oblige Habermas à réduire le sens de l'action à sa validation (le jugement d'ac ceptabilité de cette action) par autrui.

Quant à l'insistance des ethnométhodo logues sur les règles du rapport social, Pharo s'intéresse davantage à leur valeur expressive qu'à leur fonction instrumen tale et refuse le préjugé empiriste d'une règle liée à son cas par des moyens conventionnels. Une règle impersonnelle, indéterminée par rapport au temps et à l'espace ne peut être associée à une situa tion déterminée que par l' intervention de certaines contraintes sémantiques.

Essayant de transformer la sociologie compréhensive en une sémantique de l'ac tion sociale, Pharo s' accorde avec la pen sée de E. Auscombe, mais il renonce à dé velopper une théorie empirique générale concernant les critères nécessaires à la compréhension d'une intention particu lière.

Finalement, l'invocation historique à Descartes est selon Pharo la seule façon de maîtriser une difficulté de la pensée ac tuelle : concevoir la réalité des idées et re lier le corps à l'âme, le visible à l'invi sible. Un immense retour en arrière, un effort pour trouver un lieu d'entente philo sophique entre les analystes du langage et les phénoménologues.

Faire l'inventaire des dichotomies qui ont modelé la philosophie du XXe siècle, ne s'accrocher à aucune d'entre elles, tout cela pour se trouver au plus près des intui tions du sens commun quant à la possibi lité et aux modalités de l'intelligence mu tuelle. . .

La manière avec laquelle Pharo pose le problème de la compréhension d'une acti vité sociale (comme celle d'un sens singu lier intégré à un sens commun) semble être au croisement de deux présupposés. L'un, originé dans le sens commun : l'intention d'autrui (vécue et non simplement attri buée) sera comprise comme un cas sub sumé à son type ; l'autre, d'inspiration phénoménologique, affirme que ce sont les mêmes structures sémantiques qui permet tent au sujet de se comprendre et qui le rendent intelligible pour les autres.

Quant à la solution choisie par l'auteur, c'est la manière même de concevoir le rap port entre les discussions impliquées dans une sémantique de l'activité sociale (l'ob jet intentionnel, la modalité de son repé rage par le sujet agissant, les données com portementales qui rendent visible cette intentionnalité) qui constitue l'intérêt principal de la lecture du livre.

Réaliste dans son effort d'accommoder les paradoxes, l'ouvrage de Pharo se rend ainsi nécessaire, ne serait-ce que par son intention, celle de fonder une thérapie du lien civil (voir page 8), ancien espoir de la science modeme.


*Patrick PHARO, « Le sens de l'action et la compréhension d'autrui », L'Harmat tan, 1993.


TaIk on television, audience participation and public debate

de Sonia LIVINGSTONE et Peter LUNT

par Dominique PASQUIER

Dans son premier ouvrage Making sense of television (1990), Sonia Living stone nous avait proposé une analyse du modèle texte-lecteur appliqué au cas de plusieurs soap operas anglais et améri cains. Ses observations ouvraient un cer tain nombre de pistes sur la question des relations entre les téléspectateurs et les personnages des feuilletons, en suggérant notamment d'opérer une distinction entre perception consensuelle et perception di vergente selon que le téléspectateur consi dère les caractéristiques générales des per sonnages ou leurs attitudes particulières dans les différentes intrigues. Par là même, elle soulignait la complexité des processus d'identification à la fiction télé visuelle. Le débat sur ce point n'est pas clos, comme en témoigne le texte de Ta mar Liebes récemment publié dans Ré seaux (1). Il semble toutefois que l'intérêt principal du premier ouvrage de Sonia Li vingstone résidait dans sa longue - et brillante - généalogie des travaux sur les contenus et le public et sa synthèse cri tique sur les conditions et limites de leur convergence.

Ce deuxième ouvrage, écrit avec Peter Lunt, présente des qualités et des défauts inverses du précédent. Le terrain qui ve nait, dans le premier cas, simplement illus trer un propos théorique occupe ici une place décisive dans la construction conceptuelle. En revanche, la problémati que d'ensemble sur l'évolution des formes de l'espace public est par moment plaquée sommairement, voire quelquefois arbitrai rement. Bref, c'est un texte qui nous apprend moins de choses par sa discussion de la notion d'espace public chez diffé rents auteurs dont Habermas, que par ses analyses très fines de dispositif d'émissions.

Sonia Livingstone a, en effet, aban donné le secteur de la fiction pour celui des émissions de débat en présence d'un public participant (l'analyse porte sur deux talk shows américains - Oprah Winfrey et Donahue - et deux programmes anglais- The Time, the Place et Kilroy). Les ap proches sont multiples : interviews du pu blic présent aux émissions, des invités sur le plateau et des animateurs, analyses tex tuelles d'émissions, études des dispositifs scéniques, et enfin organisation de groupes tests de téléspectateurs amenés à réagir sur les contenus (Sonia Livingstone est psy chosociologue de formation). De ce maté riau très riche - mais parfois un peu désor donné ou répétitif dans la manière dont il est intégré au texte - il ressort plusieurs idées extrêmement importantes.

La première est que les talk shows peu vent être analysés comme des « occasions sociales » dans lesquelles les différents ac teurs (qu'ils soient dans ou devant l'écran) se voient attribuer des positions non seule ment différentes mais aussi évolutives. De par ses contenus même, le genre est en ef fet profondément ambivalent : il emprunte des éléments au débat télévisuel classique, au roman chevaleresque et à la cure psy chique. Ce n'est pas un débat traditionnel entre experts, mais une confrontation d'ex périences vécues individuellement par des profanes. Et pourtant, parfois, les argu ments discursifs renvoient à des formes d'échange telles que nous les connaissons dans les émissions de débats. A d'autres moments, on change de registre. L' anima teur, tel ces héros de la littérature chevale resque, part en croisade pour faire triom pher la vérité (généralement celle du profane) contre ses détracteurs (les traîtres et félons institutionnels représentés dans l'émission par les experts). A d'autres mo ments enfin, l'émission bascule dans le mode thérapeutique avec des invités qui jouent le rôle de patients et un animateur qui, en bon psychanalyste, écoute et sus cite les confidences... Or cette instabilité des registres ne concerne pas seulement ceux qui participent aux émissions, mais aussi ceux qui les regardent. De l'autre côté de l'écran, les positions sont tout aussi changeantes, et ces changements af fectent la manière dont les contenus de l'émission sont évalués et perçus : on peut par exemple considérer qu'en tant que dé bat, l'émission n'est pas très réussie (parce que les échanges d'arguments ont été som maires ou superficiels), mais qu'en re vanche elle a bien tenu ses promesses ro manesques ou rempli son rôle cathartique. Plus encore, rappellent les auteurs, le juge ment des téléspectateurs évolue d'une émission à l'autre ou au cours d'une même émission. A chaque moment se définit un nouveau cadre participatif qui conditionne les positions des acteurs à l'écran d'une part, les perceptions et les évaluations du public de l'autre.

L'ouvrage s'intéresse aussi au phéno mène de renversement de la position d'ex pertise, puisqu'ici l'authenticité de l'expé rience profane est placée plus haut dans la hiérarchie que le savoir des experts. Pour Livingstone et Lunt, ce bouleversement entraîne des conséquences importantes tant sur les contenus des messages que sur les positions des acteurs (2). Ces émissions illustrent de ce fait des changements pro fonds liés à la diffusion du savoir « scienti fique » dans le grand public. Le sens com mun s'est emparé d'un certain nombre de notions auparavant réservées à une élite d'experts. Mais en se diffusant, ce savoir ne s'est pas médiatisé, il s'est transformé : les concepts sont utilisés de façon isolée sans être rattachés à un ensemble théo rique, ils sont utilisés partiellement, et en fin, ils sont utilisés « en plus » comme une sorte de complément du savoir populaire. Mais surtout, ce savoir transformé est em ployé à de nouveaux desseins et dans de nouvelles circonstances. En d'autres termes, il est profondément détourné de sa conception de départ. Il suffit d'analyser le dispositif textuel et scénique des émis sions pour s'en convaincre : refus systéma tique de la généralité au profit du « cas d'espèce », refus des discussions abstraites au profit des expériences concrètes, refus de toute conclusion tranchée. Les pro blèmes doivent être posés mais il ne s'agit pas de les résoudre. Pour l'expert, l'art est difficile : s'il exprime son savoir au nom d'une autre entité que lui-même (une insti tution, une discipline ou un corps profes sionnel), il est discrédité. Les messages ne peuvent pas être simplement énoncés, ils doivent être incarnés. Ces nouvelles émis sions ont établi leur propre épistémologie des formes de savoir.

Enfin, on retiendra l'idée que ces émis sions fonctionnent comme un forum où sont débattues des questions jusqu'alors peu présentes sur la scène publique, et qui reflètent les préoccupations d'individus en situation de marginalité sociale (comme les femmes). C'est une piste importante, que défriche actuellement en France un en semble de travaux sur les émissions de pa role à la télévision (3). Pour Sonia Living stone et Peter Lunt, cette ouverture s'accompagne en outre d'une véritable transformation des formes du discours pu blic : avec ces émissions s'amorce un dé clin du débat argumentaire de type huma niste au profit d'une prise de parole moins rationnelle et d'une expression moins cen tralisée. L'individu est entré à la télévi sion, et avec lui c'est tout le registre des émotions qui est entré dans le débat social.

*Sonia LIVINGSTONE et Peter LUNT « Talk on television, audience participa tion and public debate », Routledge, Londres, 1994.

L'invention des sciences modernes

d'Isabelle STENGERS

par Fanny CARMAGNAT

Isabelle Stengers ouvre son ouvrage par l'annonce d'une nouvelle attaque des sciences « dures » par les sciences hu maines, attaque perpétrée par le mouve ment de l'anthropologie des sciences, ap pelé à son origine en Angleterre «social studies in sciences ». Mais si, depuis que les sciences modernes existent, et surtout depuis l'avènement de la méthode expéri mentale, les historiens, philosophes, socio logues et maintenant anthropologues des sciences semblent être en position d'at taque, c'est bien parce que la science se présente comme une forteresse impre nable, inaccessible à la critique puisqu'elle se prétend uniquement occupée à dire le vrai, et ce dans le but désintéressé de faire avancer la connaissance. Quel démon mauvais pousse donc ces sociologues, ces historiens, ces philosophes à faire fi des évidents triomphes de la science moderne et de s'en prendre à ce que l'esprit humain a produit de plus pur, si ce n'est un mé chant sentiment de jalousie que les non- scientifiques doivent normalement éprou ver à l'égard des scientifiques ? Pour dé passer cette querelle mesquine, Isabelle Stengers pose d'abord que « le roi n'est pas nu » et que la critique de la science ne la fera pas disparaître. « La singularité des sciences n'a pas besoin d'être discutable » dit-elle, se démarquant d'une sociologie réductrice qui traiterait la pratique scienti fique comme n'importe quelle autre pra tique humaine. Cherchant à réhabiliter la contrainte liebnitzienne selon laquelle « la philosophie ne doit pas se donner pour idéal de renverser les sentiments établis », elle propose, tout en se référant au principe d'« irréduction », énoncé par Bruno La- tour, garde-fou contre le danger de faciles victoires rhétoriques, de réapprendre à rire de la science, non pour la détruire par l'ironie ou la dérision mais pour l'aimer, d'un rire proche de l'humour que les so ciologues pourraient même partager avec les scientifiques. On doit rappeler ici que le parcours d'Isabelle Stengers l'a conduite de la chimie à la philosophie des sciences. Non pas à l'épistémologie dont elle récuse la prétention de pouvoir décou vrir ce qui différencie radicalement les sciences expérimentales des autres disci plines auxquelles on sera amené à refuser le nom de science. Elle refuse également de se réclamer d'une « sociologie » des sciences, faisant remarquer que, dès son origine, A. Comte et E. Durkeim ont insti tué la sociologie comme « science de la société », plaçant durablement son idéal philosophique et méthodologique dans la lignée du positivisme.

De ce point de vue, Isabelle Stengers se place bien dans la tradition des philo sophes des sciences qui n'ont pas cessé d'interroger les sciences en se démarquant d'une lecture étroitement positiviste qui les aurait privés de toute possibilité de re cul critique. Même Kari Popper, qui s'est pourtant attaché à trouver la démarcation entre les « vraies » sciences et les autres, refuse l'assimilation faite par le scientisme positiviste orthodoxe entre les énoncés non scientifiques et les énoncés dénués de sens. Son « falsificationnisme » ne tend pas à décider ce qui est vrai et ce qui est faux mais à montrer quelle est l'attitude d'un vrai scientifique, qui, tel Einstein, ex pose sa théorie à la réfutation, au contraire des marxistes ou des psychanalystes qui expliquent tout grâce à leur théorie qui se trouve dès lors inattaquable (irréfutable car impossible à prouver).

Quant à la description kuhnienne des ré volutions scientifiques à partir d'une suc cession de paradigmes, modèles explica tifs à l'intérieur desquels les scientifiques inscrivent leur action, si elle a satisfait les scientifiques, ce n'est pas parce qu'elle laissait intacte la forteresse scientiste mais parce qu'elle laissait de côté toute lecture sociologique ou politique de la science. L'homme de science selon Kuhn peut et même doit poursuivre ses recherches à l'intérieur de sa bulle paradigmatique tant que celle-ci résiste à l'érosion d'observa tions ou d'explications concurrentes et sans se laisser troubler par elles, ce qui lui procure un confort certain dans la pour suite de son action.

Isabelle Stengers se démarque du relati visme total, on pourrait dire militant de Feyerabend non parce qu'il ne respecte pas la contrainte de Leibnitz citée plus haut (en comparant l'activité scientifique à l'ac tivité mafieuse ou vaudoue), mais parce qu'en mettant sur le même plan toutes les cultures, modes de pensée humaines, il ne donne pas d'explication à la grande démar cation entre les sociétés qui ont produit la science4 des autres. « Même la dénoncia tion de l'arrogance occidentale qui s'est crue intrinsèquement différente des autres cultures, explique-t-elle, n'annule pas la différence ».

Loin d'être une vérité intangible qu'il n'y aurait qu'à découvrir, la science plonge les racines de son historicité dans le fait que les constructions des scientifiques se présentent comme des récits combinant des faits et des raisonnements pour l'élabora tion d'une fiction. Ces faits ne sont pas simplement découverts tels quels dans la nature mais nécessitent une élaboration, une mise en scène et placent la science « sous le signe de l'événement ».

L'invention des sciences modernes trouve son origine chez Galilée, non pas parce que ce qu'il a proposé serait plus « vrai » que ce que disaient ses prédéces seurs ou parce qu'il a eu a lutter contre le dogmatisme de l'Eglise mais parce que le premier, il a construit un dispositif de la boratoire destiné à exposer ses théories en matière de chute des corps graves : le plan incliné sur lequel une boule roule avant d'atteindre un plan horizontal (une table) dont elle finit par tomber en chute libre. Comme Pasteur qui a su attirer dans son laboratoire les différents acteurs de l'aven ture microbienne ; médecins, hygiénistes, microbes, malades, opinion publique, pour leur imposer ses catégories, ses procé dures, et pour finir sa vision théorique, Ga lilée a construit un dispositif de laboratoire combinant plusieurs cas de chute des corps, fabriquant un objet à la fois abstrait et expérimental qui force ses contempo rains et les générations suivantes à adhérer à sa théorie du mouvement.

Isabelle Stengers partage certainement avec Bruno Latour auquel elle dédie son livre (comme à Félix Guattari) ce style d'une qualité particulière et dont l'ouvrage « Aramis ou l'amour des techniques » donne un exemple particulièrement réussi. Par contre il n'est pas sûr que la règle qu'elle a faite sienne de ne pas choquer les sentiments établis soit aussi celle de Bruno Latour, tant il semble parfois s' amuser a pousser le paradoxe jusqu'à la provoca tion. Mais il est probable que les idées du mouvement de l'anthropologie des sciences qu'il a, avec Michel Callon, contribué à introduire en France sont dé sormais suffisamment connues et recon nues pour ne plus laisser traîner ce parfum de soufre qui les accompagnait il y a peu.

On retire de cet ouvrage l'impression que l'épistémologie moderne, l'histoire ou l'anthropologie des sciences s'emploieront éternellement à montrer l'impossibilité d'une définition de la vérité scientifique, qu'elle soit de nature philosophique ou méthodologique, sans pour cela pouvoir jamais renoncer à tenter de l'établir.

*Isabelle STENGERS « L'invention des sciences modernes », La Découverte, 1993.



Voir, comprendre, analyser les images

de Laurent GERVEREAU

par Française DENOYELLE

Exercice périlleux, mais nécessaire, la vulgarisation déverse sur le marché nombre de guides, introduction à..., ap proche de..., initiation à... en direction des étudiants dont le nombre, sans cesse crois sant, offre à l'édition une clientèle toujours renouvelée de lecteurs pressés. L'image n'échappe pas au phénomène et les ma nuels de synthèse des connaissances se multiplient (1). Beaucoup laissent à dési rer. Ouvrages de commande, vite faits, vite lus, ces produits sont à consommer avec modération.

Tout autre est l'ouvrage de Laurent Ger vereau, dans la collection « Guides Re pères ». Animateur du groupe de recherche « L'image fixe » (2), l'auteur travaille sur la propagande et l'affiche po litique. Son ouvrage reflète les errements, les difficultés rencontrées devant un cor pus complexe, diversifié, souvent négligé ou minimisé et tente de répondre aux pro blèmes méthodologiques rencontrés par le chercheur travaillant sur l'image. On pour rait écarter d'emblée le premier chapitre consacré à l'histoire des méthodes d'ana lyse. Il a les défauts majeurs des oeuvres de vulgarisation : synthèses réductrices, géné ralisations hâtives. Peut-il en être autre ment quand on a l'ambition de présenter les origines et les modalités de l'interprétation des images dans ces conditions ? Toute l'histoire de l'art, des prémices à nos jours en neuf pages, suivie d'un pano rama de la sémiologie, de De Saussure au groupe « Mu » (3) en passant par Barthes en quatre pages et, pour conclure, une his toriographie réduite, elle aussi à quatre pages. Si simplificateur qu'il soit, le cha pitre n'est pourtant pas exempt de vertus. Il met en relief la pluralité des approches, marque les limites de chacune d'entre elles, souligne leur spécificité et naturelle ment (l'auteur est conservateur au Musée d'histoire contemporaine) valorise l'apport des historiens dans le champ de l'interdis ciplinarité. « L'historien étend en effet ses outils, dans le même temps où les sociologues et ethnologues font également oeuvre d'histoire », pp. 34-35.

Le second chapitre, quoique assez bref (50 pages), renferme l'essentiel du propos. Conjuguant les préoccupations propres aux différentes disciplines, Laurent Gervereau les rassemble dans une grille d'analyse gé nérale. Comment décrire, étudier le contexte, interpréter ? Pour chaque phase, l'auteur propose une grille de travail. Pre mière séquence : décrire. Elle donne une assise factuelle et prend en compte la tech nique, la stylistique et la thématique. Phase deux : étudier le contexte. En amont, il s'agit de déterminer les origines du proces sus de production et les conditions tech niques de sa réalisation en se référant à l'image, à l'auteur et au contexte plus gé néral de la société de l'époque. En aval in terviennent les modes de diffusion, contemporains puis postérieurs. Quelles mesures ou témoignage a-t-on de la per ception/réception de l'image à travers le temps ? L'auteur marque assez bien la complexité des paramètres, le manque d'informations et la difficulté d'apporter des réponses exhaustives. Troisième temps : interpréter les significations ini tiales et ultérieures avant de procéder à un bilan et une appréciation personnels. Chaque grille est suivie d'un exemple d'application : une photographie publiée dans Pour la science, un dessin sur ordina teur, un emballage de sucre russe. La mé thode se veut opératoire pour l'iconogra phie scientifique, artistique, décorative, technique, etc.

Le dernier chapitre est une sorte de ré pertoire des corpus illustré d'exemples propres à mettre en évidence l'ampleur et la diversité des sources. En marge des types d'images bien connus (affiches, cartes postales, gravures, etc.), Laurent Gervereau envisage des ensembles moins étudiés (plans, documents architecturaux, signalétiques, logotypes d'entreprises, pac kaging, etc.) Les seize rubriques sont ac compagnées de repères pour un historique dont l'intérêt ne nous apparaît pas évident. Qu'apporte une histoire de la presse en deux pages et demie ? Les injonctions de la vulgarisation, des directeurs de collec tion ne sont pas toujours bénéfiques. Spé cialiste de l'image, l'auteur n'embrasse pas tous les domaines ce qui rend le guide de sources approximatif. Pour la photogra phie, par exemple, il signale le Centre mé dico-technique des hôpitaux de Paris (pourquoi lui ?) mais omet deux références essentielles : le service des archives photo graphiques du fort de Saint-Cyr et le dé partement des estampes et de la photogra phie de la Bibliothèque nationale.

Reste l'essentiel, une grille d'analyse d'une grande souplesse qui « ne résout rien, mais incite à s'interroger » p. 160. Elle balise la recherche, la structure et ouvre des perspectives. Elle évitera au néophyte bien des hésitations, des oublis et des affirmations sans fondements. Fruit d'une réflexion individuelle et collective maintes fois éprouvée sur le terrain, elle fera gagner du temps à tous ceux, et leur nombre ne cesse de croître, qui s'intéres sent aux images fixes. Chacun l'adaptera, la complétera au gré de ses besoins, de ses exigences. Par exemple l'auteur apprécie bien l'importance de la commande, «une oeuvre ne peut ainsi être comprise sans le rappel de tout ce qui l"'enveloppe" (de la commande royale, religieuse, privée, à la fonction) » p. 60, mais il néglige le rôle de premier plan du marché pour les images reproductibles. Si la carte postale est « une création sous cahier des charges » p. 110, elle est d'abord un produit commercial inscrit dans un marché. Les cartes postales de Lehnart et Landrock, publiées avant 1914, présentent une collection de stéréo types (danseuses mauresques, bédouins dans les dunes, etc.) loin d'être la vision réductrice de photographes blancs. L'en semble de leur oeuvre témoigne d'une per ception bien plus fine. Ces clichés répon dent à un autre impératif : être vendables du Caire à Tunis. L'exemple n'est pas une critique, il démontre, et l'auteur entend bien ainsi, que chacun doit adapter l'outil proposé.

Pour conclure, non comme un regret mais comme une invitation à d'autres pu blications, soulignons que Laurent Gerve reau envisage toujours le document dans son unicité. (Un dessin, un timbre-poste, une caricature, etc.). Devant l'importance des fonds iconographiques d'autres pro blèmes méthodologiques surgissent. Com ment aborder les trois millions de négatifs du fonds Harcourt, les deux cent mille clichés de l'Agence Rol conservés à la Bibliothèque nationale pour lesquels il n'existe pas même un inventaire, les milliers d'images du fonds France/URSS récemment sauvés par la BDIC ? Mais cela est un autre livre.


L'étude des sciences sociales : une journée d'études

Textes réunis par Dominique PESTRE

par Michel ATTEN

Publiée par le Centre de recherche en histoire des sciences et des techniques (di recteur : Dominique Pestre) de la Cité des sciences et de l'industrie de la Villette, cette brochure regroupe les communica tions présentées en mai 1992, lors d'une journée de travail intitulée « L'étude des sciences sociales : bilan des années 1970 et 1980 et conséquences pour le travail historique ». Elle a le grand mérite de faire connaître un courant d'histoire des sciences (et des techniques) qui se développe, à partir des années 70, principale ment dans les pays anglo-saxons et qui reste inégalement connu en France.
Dans son introduction, D. Pestre pro pose une périodisation et une topologie du développement des diverses composantes de ce courant. Jusqu'aux années 60, les sciences sont « perçues comme se construisant selon des procédures expli cites, des procédures largement imperméables aux vicissitudes de l'humain et du social ». Considérant que la science suit une logique propre de croissance, les historiens spécialisés jugent que cette activité ne peut avoir qu'une histoire à part, une histoire qui met au centre de ses préoccupations les questions épistémologiques.

Un premier déplacement a lieu avec la publication du livre de T. Kuhn (La structure des révolutions scientifiques) et sa mise en perspectives de ce qu'il baptise « science normale », c'est-à-dire la prise en compte des pratiques, de l'activité quo tidienne et du rôle de l'apprentissage et de l'acquisation des savoirs et du savoir-faire. A sa suite, David Bloor et Harry Collins questionnent historiens et épistémologues sur les fondements de leur démarche. Parmi les règles proposées par le premier, citons la nécessaire impartialité a priori vis-à-vis de la vérité et de l'erreur, l'indis pensable « symétrie » des explications historiques des croyances, qu'elles soient considérées ultérieurement comme vraies ou comme fausses. Le second insiste sur le détail de la « science en train de se faire », ce qui lui permet de questionner radicale ment la fausse « évidence » de la réplica tion des expériences et l'importance de la « négociation entre chercheurs » dans la définition des phénomènes et l'établisse ment des résultats. Avec pour résultat un réel malléable qui rend bien schématiques sinon abstraites les descriptions historiques données sous forme de théories prédictives départagées par des « faits » d'observa tion incontestables. Ces conceptions s'ap puient sur une « lecture » du philosophe Wittgenstein, lecture confrontée aux textes originaux par la communication de G. de Vries (université du Limbourg).

Du milieu des années 70 à la seconde moitié des années 80, ce courant s'enrichit d'apports venus de trois directions d'in vestigations, assure D. Pestre. La première s'est attachée à l'analyse de controverses scientifiques, travaux dont le grand mérite tient à ce qu'ils permettent d'éviter l'écri ture d'une histoire « jugée » et ainsi de montrer l'anachronisme d'une histoire s'appuyant sur les « vérités » de la science d'aujourd'hui pour analyser le passé.

La deuxième piste de recherches est de nature anthropologique. Une rencontre avec l'ethnométhodologie californienne des années 60 a produit, par une manière minimale et ascétique de traiter les phéno mènes sociaux, un effet décapant par rap port au réductionnisme sociologique. D' autre part, le livre de Latour et Woolgar Labo ratory Life, qui analyse un laboratoire en évitant la « question essentielle » de la production de connaissances rationnelles, jette « un regard inattendu sur un monde qui paraissait pourtant familier ». Par ailleurs, la sociologue I. Baszanger présente les travaux des interactionnistes américains.

Le dernier apport pris en compte par Pestre est celui de Callon et Latour qui, récusant la distinction « classique » entre univers des artefacts et univers des hommes, cherchent à comprendre la puis sance et l'efficacité de la science et de la technologie en action afin de rendre compte du comment les pratiques de labo ratoires en viennent à transformer le monde.

Dans les dix dernières années, bon nombre d'historiens des sciences et des techniques s'emparent des questions po sées par ces sociologues et/ou anthropo logues philosophes pour reposer de nom breuses questions : place et rôle des instruments scientifiques, des savoir-faire et savoirs pratiques, tacites ou explicites ; historicisation des processus de preuve, de certification des « faits » ; analyse en termes de « technologies» sociales, maté rielles, littéraires... Une démarche qui, sur les cohérences liant les diverses pratiques, scientifiques, technologiques, sociales, culturelles, matérielles, écono miques, jette des ponts nouveaux entre spécialistes de l'histoire des sciences, spécialistes de l'histoire des techniques et historiens. Les deux dernières communica tions complètent cette analyse. L'historien S. Pumfrey (université de Lancaster) s'ap puie sur les travaux de sociologie de la connaissance scientifique pour réinterroger ce qui se passe entre 1540 et 1720, baptisé traditionnellement de « révolution scienti fique ». Enfin, J. Christie (université de Leeds) conduit une réflexion qui lui fait analyser l'évolution historiographique actuelle comme un déplacement de la no tion de science comme savoir vers une compréhension de la science comme action, comme pouvoir sur le monde.
Au total, une brochure dense qui pré sente quelques photographies d'un courant en pleine ébullition et qui témoigne des questions posées aux historiens par le for midable développement des sciences et des techniques depuis la Seconde Guerre mondiale.

*Dominique PESTRE, « L'étude des sciences sociales : une journée d'études », CRHST, Cité des sciences et de l'industrie, 75930 Paris cedex 19.


La fin de la publicité

de Gérard LAGNEAU

par Michaël PALMER

Choisir de « signaler » cet ouvrage, re cueil de trois essais, c'est mettre en avant son « enseigne » parmi tant d'autres qui sollicitent l' attention du lecteur, « consom mateur » d'idées. Certes, n'est pas Wat teau peignant l'enseigne du marchand de tableaux Gersaint qui veut. Alors emprun tons un de ces passages qu'évoque La gneau (en compagnie de Walter Benjamin, mais aussi de Montaigne) qui mènent tan tôt à la statue équestre de Louis XIV de vant « le grand Louvre », tantôt au « noren », rideau-enseigne qui marque l'entrée des boutiques au Japon. En effet, on ne rend pas compte de ce livre ; on in dique pourquoi on l' « apprécie » (appré cier, 1391, « mettre à prix »), . . même si, parfois, on est tenté de marchander avant de goûter son plaisir.

Passages fulgurants et analyses perti nentes se croisent tout au long du livre. « Tout a une fin, même la publicité. En core faudrait-il qu'elle ait un commence ment» (p. 142) : les dix pages qui suivent - où l'on passe de Montaigne, et son essai n° 35, 1er tome ; «Je cherche à vendre des perles ; je cherche des perles à vendre...à l'enquête toute récente du ministère des Finances et du conseil de la Concurrence sur les mécanismes du marché des espaces publicitaires en France - pounaient servir d'introduction pour le lecteur peu habitué à l'approche, et à l'écriture de Lagneau. La thèse de doctorat de l'auteur (1982 ; mal heureusement non publiée comme livre), divers articles et un « Que sais-je ? » l'ont déjà démontré : Lagneau fait partie de cette poignée de chercheurs en France qui scrutent « l'espace public/publicitaire » d'aujourd'hui avec le regard du socio logue, de l'économiste et de l'historien, et avec une perspective comparative. Ici, l'essayiste laisse courir sa plume. Ses en volées peuvent dérouter parfois. Mais ceci est d'autant plus nécessaire que la littéra ture sur la publicité - qu'il s'agisse des in dustries publicitaires ou de la sémiologie de la réception - est marquée par bien des discours intéressés ou para-littéraires ; La gneau, lui aussi, procède parfois par allu sion, fait du détournement du message pu blicitaire (... « ressemble à de la communication, . . . a le goût de la commu nication, mais... est l'inverse de la com munication, à savoir de l'information. La communication échange, l'information soumet », p. XV). L'agacement que sus cite ce genre de remarques ne devrait pas empêcher une lecture plus approfondie.

Même si l'ouvrage ne s'y prête pas, si gnalons pourtant certains mots clés, leit motiv ou trames autour desquels le lecteur peut baliser son approche du «Lagneau ». La mythologie et l'histoire surdéterminent le tout : la cruche cassée et le tonneau des Danaides, en passant par « le père Hermès et la mère Aphrodite », et le regard froid de Narcisse. C'est à partir de « la destruc tion créatrice » que l'auteur appréhende la publicité, où décèle deux types de logiques - le conflictuel et l'harmonique (p. 86). La France de Montaigne (publicité-renseigne ment pour favoriser les échanges de ser vices, pour informer « l'offre» sur « la de mande », et vice versa), de Renaudot et de Louis XIV (publicité comme mesure de philanthropie sociale mais aussi de protec tion sécuritaire - faciliter l'emploi, l'inser tion des « gueux » ou sans-emploi de l'époque - et comme marquée par la pro pagande, par l'apparat de Versailles, poli tique-spectacle avant la lettre), privilégie la publicité harmonique. Autrement dit, en France, la propagande politique surdétermine la publicité commerciale. Outre- Manche et outre-Atlantique, il n'en serait pas ainsi. La publicité serait mercantile (doctrine qui pourtant avait comme objec tif de remplir en or et en argent les caisses de l'Etat) et conflictuelle : à la place de la main de Dieu règne la main invisible d'Adam Smith, O.K. ? Dans un passage sémillant, Lagneau juxtapose Renaudot (qui crée « le premier embryon d'agence- conseil en publicité au monde, en 1631, et au coeur de Paris », p. 162) et les frères Fielding : Henry (le romancier, père de Tom Jones) et son frère John, dit « bec aveugle », font agir « conjointement une agence de publicité et un support de presse », dans ce Londres des années 1750, qu'a dépeint et caricaturé Hogarth, ami d'Henry. Lagneau force le trait : dire que The Times - émule, à certains égards, d'un journal lancé par Henry Fielding - n'aura pas de « publicity department » avant 1857, c'est minimiser l'ascendant de ce journal dans le marché publicitaire des quotidiens londoniens dès l'aube de l'ère Victorienne (1837). Mais forcer le trait est propre à tout essayiste. Le décapant de l'essai est nécessaire aux sciences de l'in formation et de la communication. Surtout lorsqu'il s'agit de la publicité. L'essayiste picore ; il y a par ailleurs chez Lagneau un travail de fond, qui laboure avant d'ense mencer.

Autres mots clés : « identité et noto riété », « communication interne et externe» ; «le produit et la marque» ; «la consommation et la consumation ». En effet, Lagneau a beau jouer à plusieurs reprises sur « la fin » et « la faim », cet essai relativise le discours du sérail des publicistes à l'aune des surréalistes et de l' internationale situationniste (1). L'auteur se met en scène de temps en temps - en fance/adolescence sous Vichy, vivre mai 68 en adulte, son odyssée personnelle éclaire utilement la prise de conscience du «phénomène publicitaire » de toute une génération de Français depuis l'avènement de la publicité de marque à l'ORTF, en oc tobre 1968 - dont il ne parle pas - et de la campagne Saint-Gobain contre BSN, c'est-à-dire de Michel Bongrand contre Marcel Bleustein-Blanchet : à bien des égards, la communication institutionnelle ou corporate en France porterait encore les traces de ces campagnes autour d'une OPA inamicale. Les acteurs français - créatifs et commerciaux - sont revus à l'aune des logiques de la publicité concur rentielle, dont la mise en place aux Etats Unis au xîxe siècle est finement retracée. Les grandes entreprises - sociétés géné rales dont certaines deviendront des conglomérats - auraient développé des po litiques de relations publiques afin de ne pas laisser apparaître qu'elles se soucient peu d'avoir ou non la confiance du public (comme l'a fait le magnat des chemins de fer Vanderbilt). Lagneau évoque les connotations du mot « trust » dans les Etats-Unis des années 1870 à 1890, comme du mot « publicity » dans l'Angle terre des frères Fielding : il n'emporte pas toujours la conviction, en forçant par trop le trait. Il nous emmène ensuite au Japon : le deuxième essai, « l'effet Néron », op pose en effet « la destruction créatrice » à l'européenne - après un passage brillant sur le Bernin et Saint-Pierre de Rome (Quod non facerunt Barbari, facerunt Bar berini) - à « l'effet Noren » au Japon, où la publicité restaure « imaginairement un passé disparu, en dépit de ce qu'il est ad venu» (p. 93). Ce « noren » ou rideau-en seigne qui délimite les contours d'un espace publie indéterminé lorsqu'il devient un espace où le particulier reçoit le publie pour « commercer », fascine Lagneau, tout comme le Japon, à la fois pays sym bole depuis plus d'un siècle, de l'Orient « violé » par l'Occident et pays dont l'agence Dentsu lutte, à sa manière, avec d'autres « grands » de l'internationale pu blicitaire.

*Gérard LAGNEAU, La fin de la publi cité, PUF, cou. « Politique aujourd'hui », 1993.


Publicité et économie de marché

de Robert B. EKELUND Jr. et David S. SAURMAN

par Michael PALMER

Universitaires états-uniens, nos deux auteurs souhaitent pallier des manques dans l'approche des économistes libéraux du rôle de la publicité. Leur message ? « Autriche/Etats-Unis, même combat », si l'on peut ainsi détourner un slogan, bien de chez nous.

Joseph Schumpeter l'avait annoncé : la compétition est une « destruction créatrice ». Pour les économistes autrichiens si influents au cours des années Reagan-Thatcher - tel Friedrich Hayek - la publicité fait partie du processus de compétition. Elle n'est nullement liée au fonctionnement monopolistique ; la coopétition suppose la liberté d'entrée sur le marché, qui, lui, est en perpétuel déséqui libre : « La publicité joue un rôle essentiel dans la liberté d'entrer et le brassage par le déséquilibre ». « Elle permet aux entrepre neurs de signaler aux consommateurs l'existence de nouveaux produits et de les informer des différences de prix et de qua lité. » L'information est achetée avec le produit ; ils constituent un ensemble indis sociable. (pp. 80-1).

Ainsi, cet ouvrage - dont l'avant-propos est d'Israel Kirzner, autre économiste néo libéral, de l'école dite de Chicago - appréhende-t-il la publicité comme moyen d'in formation nécessaire au fonctionnement de la concurrence : elle contribuerait à faire baisser les prix, voire à favoriser une meilleure qualité des produits et des ser vices. Pour se défaire de la mauvaise image dont pâtit depuis si longtemps la publicité - aux Etats-Unis (Ralph Nader, Vance Packard...) comme en France - il importerait de traiter le consommateur en être rationnel, susceptible de décider tout seul, en connaissance de cause : «consu mer choice », on se le rappelle, fut l'une des devises de Margaret Thatcher. Les économistes, nous apprend-on, en s'inté ressant par trop à tout ce qui porte sur l'équilibre, auraient minimisé l'aspect bé néfique de la publicité ; celle-ci fonctionne dans un univers de finalités ouvertes ; il y est possible, justement, de surprendre le consommateur, en lui apportant des infor mations, grâce aux annonceurs en compé tition, de vaincre donc sa méconnaissance, et d'élargir sa conscience de la gamme de choix possible. Capter l'attention afin d'in former avant que le consommateur n'ef fectue son choix rationnel - voilà ce que permet la publicité.

Et aux deux auteurs de démontrer, in fine, qu'il existe des affinités fondamen tales entre « le marché des idées » et celui de « l'information publicitaire ». Et de ci ter John Milton et Adam Smith avant de conclure : « Il est paradoxal à nos yeux que les individus qui s'opposent le plus fermement à la régulation des opinions et des idées par le gouvernement soient aussi le plus souvent les individus qui réclament une régulation gouvernementale de la pu blicité» (p. 182).

Le lecteur une fois informé des postu lats d'un ouvrage dont l'édition française fait partie d'une collection destinée à pro mouvoir les idées libérales, il doit recon naître qu'il dispose ici, pour un prix mo dique, d'une synthèse de plus de vingt ans de travaux états-uniens sur l'économie de la publicité, travaux que l'on oserait quali fier de « politically correct » . Les thèses des adversaires de la publicité sont présen tées et rejetées ; ainsi apprend-on que la publicité ne crée pas de fidélité de marque, ne constitue donc pas une barrière d'entrée sur le marché, ne permet pas d'économies d'échelle et ne favorise pas la croissance des profits des oligopoles ; au contraire, elle serait un facteur de baisse des prix. Ailleurs, Ekelund aurait démontré que « la hausse des prix résulte surtout de l'inten sité des restrictions étatiques » (p. 130, n° 23).

Les auteurs contestent, au nom du choix des consommateurs, l'action de réglemen tation de la publicité menée soit par le gouvernement fédéral, soit par le gouver nement de tel ou tel Etat de l'Union. Les politiques gouvernementales évoluent : « la tentation réglementaire» de la Federal Trade Commission se réduit depuis la fin des années 1970 ; en revanche, divers Etats seraient plus interventionnistes, au nom de la protection des consommateurs. Nos auteurs de protester : de telles restric tions sont d'un coût élevé pour la société. «Le Vermont ainsi est un Etat très beau, mais très irritant à visiter. Les interdictions passées par l'Etat concernant les panneaux publicitaires placés sur le bord de la route peuvent créer des bénéfices pour certains citoyens, mais elles créent aussi des pro blèmes d'information pour tous les consommateurs. » Les coûts de l'informa tion s'accroissent en conséquence (p. 187).

Le lecteur européen ne peut rester indif férent à ces dires. Au sein de l'Union euro péenne, adoptera-t-on la thèse de «la sub sidiarité» à propos de la réglementation de la publicité, laissant à chaque Etat la lati tude maximale ? On relèvera pourtant qu'il est d'autres travaux d'économistes de la publicité qui indiquent comment, par le passé, des instances européennes - la Commission et divers directoriats-généraux - se sont référées à la réglementation états-unienne lors de l'élaboration de textes communautaires (telle la directive portant sur la publicité mensongère, 1974) (1). Ceux qui réglementent ont coutume d'être mal vus aux Etats-Unis - qu'ils s' appellent la Federal Trade Commission ou la Federal Communication Commis sion, etc. (2). Or on sait que dans le do maine des industries publicitaires, et non obstant des discours portant sur «l'exception publicitaire française » (chez les créatifs, notamment), l'osmose entre logiques états-uniennes et acteurs euro péens de l'économie de marché est des plus avancée.

Ainsi l'ouvrage d'Ekelund et de Saur man (publié aux Etats-Unis en 1988) per met-il d'entrevoir l'importance des travaux des économistes néo-libéraux de la publi cité. De manière plus générale, on notera qu'après des décennies de débats autour de la réglementation, de la déréglementation, voire de la re-réglementation, voici qu'il nous est donné de lire un ouvrage réfutant les arguments en faveur de la réglementa tion des marchés publicitaires. On sait, par ailleurs, que les publicitaires eux-mêmes, au sein de leurs associations interprofes sionnelles, regroupant annonceurs, agences et supports, notamment, préconi sent tout au mieux « l'auto-discipline », re joignant en cela d'autres « professions li bérales ». La nouvelle analyse néo-clas sique légitimerait leur action : travaillant sous l'égide d'Adam Smith et à partir de pistes suggérées par Alfred Marshall - dont les Principles of économics furent pu bliées en 1890 - ils démontrent : 1) que la publicité permet aux consommateurs de « satisfaire leurs désirs sans fatigue ou perte de temps » ; 2) que le coût que les consommateurs supportent en procédant à des transactions sur le marché peut se trou ver abaissé grâce à la publicité. CQFD... ?

*Robert B. EKELUND Jr., David S. SA URMAN, Publicité et économie de mar ché, Litec, 1992.

Leviathan et la pompe à air Hobbes et Boyle entre science et politique

de Steven SHAPIN et Simon SCHAFFER

par Michael PALMER

Au cours des années 1650-1660, le café émerge comme une institution sociale, à Londres et à Oxford, villes encore mar quées par les plaies de la guerre civile et d'une révolution régicide. A la même époque, le laboratoire se constitue comme un lieu de reconnaissance et de légitima tion de la science expérimentale. Dans les deux espaces, on fait usage public de la raison. Le café (« coffee-house ») est fré quenté par des gentlemen des milieux ai sés, à prétentions sociales. Le laboratoire de même. Il est un espace à la fois public et clos : on s'y réunit entre pratiquants de la science expérimentale, afin de «donner à voir » et à « dé-montrer » à ses «co-religionnaires » les diverses étapes conduisant à l'illustration, à la vérification, voire à la réfutation, de telle ou telle hypothèse. Les expériences menées par Robert Boyle (1627-1691) à partir de la pompe à air construite pour lui par Robert Hooke découlent de la mise en évidence de l'action de la pression atmosphérique par Evange lista Torricelli en 1643. Elles deviennent des symboles tant des modalités de dé monstration et de diffusion d'une philosophie expérimentale à la recherche du consensus que du raisonnement empirique et inductif, conduit à partir de la création de faits « incontrovertibles ».

Voilà le processus que reconstituent Shapin et Schaffer, dans ce beau travail portant sur la sociologie des connais sances. Ils ne s'arrêtent pas là. Ils font re vivre des controverses qui, elles aussi, au ront valeur de symbole, d'exemplification. Non pas tant par la confrontation des thèses en présence (qui, cependant, est re constituée avec minutie et finesse, et dont l'enjeu reflète les visions antinomiques du rôle qui revenait à la science expérimen tale, controverse aux résonnances du rables), mais plus encore par la restitution des mécanismes de socialisation - on n'oserait dire « sensibilisation » - utilisées sciemment par Boyle et par ses sem blables. Il devient, en effet, « le chef de file » d'une communauté expérimentale qui se constitue, peu à peu, autour du Gre sham College de Londres, d'où émergera en 1660 la Royal Society : forte de la re connaissance royale, donc, celle-ci dispose du droit d'éditer des livres sous son propre imprimatur, et acquiert une légitimité scientifique que n'entameront pas les paris sur l'issue des expériences pneumatiques des membres de la Society qu'affection nait le roi Charles II...

Nos auteurs insistent sur les trois tech nologies de Boyle - matérielle, littéraire et sociale - qui s'entrecroisent. Les modalités de la communication à autrui des résultats, de faits produits et attestés, tout comme celles des conventions, des règles de conduite à observer déterminent le proces sus de l'échange des connaissances et du débat qui en résulte ; elles se voient accor der une place tout aussi grande que la réa lisation de l'expérience elle-même. D'où ces nombreux inter-titres : « De la manière de disputer» ; « Du bon usage des que relles », voire « Discipline et philosophie de café ». Nos auteurs étudient la concep tion de l'adversaire qui se dégage de l'action de Boyle ; dans The sceptical chemist, il emploie une technique de conférence, à laquelle participe des convives représentant plusieurs points de vue, alors que le dialogue socratique est une technique pri sée par plusieurs de ses adversaires.

Thomas Hobbes (1588-1679) s'avère être le plus important de ces derniers, de loin. La généalogie de la controverse Hobbes-Boyle, les tenants et aboutissants d'un conflit où s'affrontent deux concep tions différentes de la philosophie et de la connaissance, occupent l' essentiel de l' ou vrage. Hobbes, le père du Leviathan, plus estimé sur le continent que dans l'Angle terre de la monarchie restaurée des Stuarts, défend son pré carré face à la science ex périmentale : « La vérité selon Leviathan et celle engendrée par la pompe à air sont des produits de formes de vie sociale diffé rentes » (p. 157). Boyle démontre que le fait constitue un fondement des connaissances véritables, fruits de l'expérimentation. Hobbes, lui, conteste la valeur du sa voir factuel : le fait n'est «rien d'autre que sensation et mémoire» : «un catalogue de faits, séparés de toute recherche causale et non structuré par la méthode causale » s'avère sans objet : «Nous ne pouvons ti rer. . . aucune proposition universelle, quelle qu'elle soit, de l'expérience » (p. 154). Philosophe naturel (« natural phi losopher »)' penseur politique et mathéma ticien - encore que sa réputation de géo mètre, ici, durera peu - Hobbes fait autorité. Boyle récuse cette stature, de même que sa rhétorique. Ayant à se dé fendre de Hobbes, il imagine la réplique de son adversaire, en arguant de son invrai semblance et de l'abus de l'autorité dont Hobbes serait coupable : «Je demande à tout homme doué de raison si je dois croire quelque chose d'aussi peu vraisemblable sur la seule foi de ce qu'en dit M. Hobbes» (p. 176) (1). Boyle utilise le «peut-être» et préconise le doute ; il ré cuse tout discours ex cathedra, fondé sur l'autorité. Tout autre est la rhétorique que requiert l'ontologie politique du Leviathan Hobbes, le scientifique récuse la notion du vide, tout comme Hobbes, le penseur poli tique, refuse le désordre : tout programme qui ne repose pas sur la contrainte - contrainte que l'on s'est choisie - peut aboutir à la guerre civile.

Les auteurs reconstituent, avec subti lité, la controverse d'où sortira en écho de Pascal, de Newton et de Descartes, mais aussi de William Harvey et de Théo phraste Renaudot, « la victoire» des ex périmentalistes. Boyle n'a pas toujours le beau rôle : s'il soigne la représentation graphique, les illustrations sous forme de planches (« photos » de l'époque, car « donner à voir» à ceux qui n'assistent pas à l'expérience aide ) pour emporter la conviction, il surcharge par contre sa syn taxe, à force de multiplier les détails pour qu'on le croie. La méthode S. et S. repose sur l'empathie, notamment à l'encontre de Hobbes et des critiques de l'expérimenta lisme, afin de dissiper « le halo d'évidence dans lequel baigne la production des connaissances au moyen de la mé thode expérimentale » (p. 18). Le «consensus philosophique favorable à la méthode expérimentale n'a rien d'évident et d'inéluctable » (p. 19). S. et S. se récla ment des notions du « jeu de langage» et de la « forme de vie » - l'une « informant» l'autre - de Wittgenstein. Ils démontrent l'antinomie des réponses par Hobbes, d'une part, par Boyle, de l'autre, à ce qu'il convient d'appeler « la connaissance », et au-delà, que celle-ci est elle-même surdéterminée par le problème de l'ordre social. Pour Boyle, les modali tés de travail et d'exposition de la philoso phie expérimentale permettraient de ré soudre les désaccords qui marquaient la philosophie naturelle. Pour Hobbes, philo sophie naturelle et pensée politique sont consubstantielles : « l'univers entier n'est que corps ; ce qui n'a pas de corps n'existe pas... Il ne peut y avoir de vide... L'élimination du vide contribue à prévenir la guerre civile ». (Résumé de la démons tration S. et S., pp. 100-111). Boyle n'ignore pas l'objectif politique qui sous- tendait l'exclusion du vide par Hobbes.

La politique détermine la science. S. et S. exposent qu'il en était ainsi au cours des années 1660 : ceci serait toujours le cas. «Les solutions au problème de la connaissance sont des solutions au pro blème de l'ordre social » (p. 331). Dans le débat opposant les vacuistes et les plé nistes (où les positions de Hobbes et de Boyle sont plus nuancées que certains au raient pu le faire croire) Hobbes devait lui aussi triompher, d'une certaine manière - nonobstant les apparences. Le succès même des expérimentalistes, regroupés autour de la machina Boyleana, la pompe à air - emblème du laboratoire scienti fique de la Royal Society - n'exclura pas une certaine victoire à terme de Hobbes. « Un nouvel ordre social émergeait au moment où un ordre intellectuel ancien était rejeté. » Il en serait de même au jourd'hui, au moment où la communauté scientifique reconnaît que « les connais sances autant que l'Etat sont le produit de l'action humaine. Hobbes avait vu juste » (p. 344). Qu'on ait la tête de Janus ou non, il faut lire ce livre (2).

*Steven SHAPIN, Simon SCHAFFER. Leviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique. La Découverte, 1993.