n°61

Le mythe de l'entreprise : critique de l'idéologie managériale

de Jean-Pierre LE GOFF par Fanny CARMAGNAT

On met souvent au crédit de l'équipe dirigeante des années 80, autrement dit au crédit de la gauche, d'avoir réconcilié les Français avec l'entreprise. En effet, quel contraste avec les décennies précédentes où, signe des temps, les étudiants, loin de se presser comme aujourd'hui vers les formations « utiles », s'engouffraient joyeusement vers les études de psycho-ethno socio-lettres en pensant de ce fait tourner le dos à l'entreprise. Celle-ci fascine aujourd'hui non seulement l'université mais toute la société française, et, paradoxalement en cette période d'explosion de la productivité où les entreprises semblent chercher à fonctionner avec toujours moins d'hommes, l'idée dominante est « hors de l'entreprise, point de salut ». Tout est désormais du domaine de l'entreprise, de ses méthodes, de son idéologie. Les ménagères avaient été priées depuis longtemps de se considérer comme des chefs d'entreprise en leur ménage (cf. Madame et le Management par Christiane de Coulange) ; quant aux institutions non commerciales comme l'école, l'université, l'hôpital, elles sont devenues des entreprises non seulement du point de vue de leur gestion, mais également du point de vue de l'idéologie sous-tendant l'action de tous leurs membres.

Ce changement dans les mentalités, qui s'est amorcé dès l'après-68 et qui a accompagné la modernisation des entreprises en France, s'est doublé d'un développement spectaculaire des méthodes « nouvelles » de management, faisant naître un vigoureux marché de conseil, formation, édition spécialisée véhiculant cette idéologie managériale dont Jean-Pierre Le Goff, philosophe enseignant au CNAM la sociologie de l'entreprise, nous offre ici une critique à la fois virulente et savante.

La richesse du catalogue de ces « outils miracles du management » a de quoi faire rêver. Jean-Pierre Le Goff en décrit certains des plus connus comme l'analyse transactionnelle où le patient (le cadre en stage) doit revivre toutes les situation relationnelles dans l'entreprise à travers le filtre des trois états du moi (enfant, parent, adulte), l'assertivité où l'on s'entraîne à répondre très gentiment « oui, comme vous avez raison » à des critiques dont la virulence va crescendo lors de scènes reproduisant des situations de travail, la programmation neurolinguistique qui prétend donner un accès aux processus internes de représentations de son interlocuteur et don ner de ce fait un avantage sur celui-ci...

Ce n'est certes pas la première fois qu'on ironise sur les excès des méthodes de mobilisation des cadres (stage de saut à l'élastique, courses d'orientation nocturnes, etc. dont la presse s'est faite, l'écho). Citons le film de Cédric Klapisc, « Riens du tout » (1991), où Fabrice Luchini campe un jeune directeur aussi enthousiaste que naïf dans son ardeur à mobiliser le personnel. Mais, au-delà de la critique des excès des modes du management, l'ouvrage de Jean- Pierre Le Goff se veut analyse à la fois historique et philosophique.

Le « nouveau » management, au rebours du taylorisme qui ne prenait du travailleur que ce qui était utile à la production, quitte à le transformer en robot humain, veut res tituer au monde du travail l'homme dans sa totalité. Mais, s'il affiche son intention de permettre le plein épanouissement des hommes, de se soucier de leur santé morale et physique, d'établir des rapports de confiance plutôt que de contrainte, en un mot d'apporter le bonheur dans l'entre prise, c'est en retour pour obtenir une mo bilisation totale des employés et surtout des cadres, qui doivent être entièrement dévoués aux buts de l'entreprise.

A l'entreprise taylorienne de type plus traditionnellement militaire fait place une nouvelle forme d'embrigadement nécessitant d'adhésion des cadres à l'esprit maison, le développement d'une culture d'appartenance, l'appel aux valeurs, l'élaboration d'une « éthique des affaires » amenant les managers participatifs à faire des incursions étonnantes dans le domaine du religieux. Ainsi en est-il de la coopéra tion entre l'abbaye bénédictine de Haute combe échangeant un mécénat destiné à financer son installation dans un prieuré du XIIe siècle contre l'offre de son savoir- faire en matière de réflexion sur les va leurs spirituelles et prêts à les appliquer au domaine de l'entreprise. On peut égale ment trouver en France des monastères bouddhistes où des lamas se chargent de former les managers au contrôle de soi.

A travers la description souvent cocasse des nouvelles « chartes » et projets d'en treprise, Jean-Pierre Le Goff traque l'établissement d'un nouvel ordre moral, d'un nouveau modèle destiné à contourner les acquis démocratiques et le droit du travail. En effet, ce droit reconnaît la légitimité du conflit dans l'entreprise et autorise donc une distanciation entre l'individu et l'entreprise à laquelle on ne reconnaît qu'une vocation limitée, ce qui ne fait pas l'affaire des nouveaux managers.

La nouveauté du discours managérial de ces entrepreneurs de troisième type, volontairement en rupture avec le taylorisme, n'est qu'apparente ; Jean-Pierre Le Goff souligne ses similitudes avec le paternalisme du XIXe siècle. Il cite M.-F. Le Play sous le second Empire, qui, dans le but de réconcilier l'économique et la morale, re commande aux patrons qu'il juge plus coupables que les ouvriers de la corruption dans les ateliers d'observer et de faire observer un code de bonne conduite alliant bienveillance envers les ouvriers (salaires et logements décents, continuité dans l'offre de travail, etc.) et respect des dirigeants et de la morale du temps (par exemple interdiction faite aux femmes ma riées et mères de famille de continuer à travailler dans l'atelier) .

La dernière partie de l'ouvrage offre une relecture des théoriciens auxquels patrons paternalistes ou de nouveau type pui sent leur inspiration, parfois même sans le savoir : Saint-Simon, les théologiens catholiques du travail et le personnalisme :

«Nos enfant», écrivait Saint-Simon, « croiront avoir de l' imagination, ils n' auront que des réminiscences. »

La vision messianique de Saint-Simon fait de l'industrie « la finalité de toutes les activités et de tous les efforts ». Toutes les sphères de la société se trouvent mobili sées par la production, non seulement les industriels et les scientifiques mais aussi les artistes qui doivent mettre leurs dons au service de la mystique de l'entreprise. Partie d'un a priori scientiste, la doctrine saint-simonienne se saisira du christianisme pour l'adapter à sa religion de l'industrie et en faire une doctrine socialement utile. Cette évolution saint-simonienne de la science vers la morale et la religion s'accentuera et il n'est pas anecdotique que sa mise en pratique à Ménilmontant par quelques fidèles de la doctrine ait pris carrément la forme d'une secte de type agraire. De la religion de l'entreprise on passe à la religion tout court.

Cet ouvrage critique apparaîtra à certains profondément inopportun parce que démobilisateur. Quand on est sur le même navire (l'entreprise), ne faut-il pas en effet accepter de se « laisser mener en bateau » par le capitaine (le dirigeant) et oublier son sens critique ? Pendant la crise, l'intelli gence n'est-elle pas un luxe dangereux ? Peu importe que l'on croie ou non aux fon dements pseudo-scientifiques ou éthiques du discours mobilisateur, diront certains. L'efficacité prime tout et tous les coups sont permis. Ce faisant, ils participent de cette morale utilitaire au service de la production industrielle ou, plus généralement, au service de l'entreprise.

Le propos de cet ouvrage n'est pas lui non plus exempt d'arrière-plans éthiques.

Il cherche à débusquer tout ce qui, dans les pratiques managériales, ressemble à une entreprise de réduction de l'humain au producteur, réduction ontologique tellement liée à notre monde occidental qu'on a tendance à ne plus en être conscient. Cet ouvrage a le mérite de nous y faire réfléchir.

*Jean-Pierre LE GOFF, «Le mythe de l'entreprise», La Découverte, 1992.

L'entreprise libérée : libération, management

de Tom PETERS

par Sylvie VOEGELE

L'entreprise libérée, dernier ouvrage de Tom Peters alimentant la déjà très consé quente littérature managériale anglo saxonne, se présente à la fois comme une suite des deux ouvrages précédents pa rus (1) et comme une remise en question des analyses développées à cette occasion.

Il n'y est plus question, en effet, d'entreprises de l'excellence où l'on encensait les immenses structures technocratiques de l'économie américaine, ni du « chaos management » prônant l'entreprise révolutionnaire. C'est un autre vocabulaire qui se fait jour au fil de ces années 90, un autre cheval de bataille qui mobilise l'auteur et préside à ce volumineux ouvrage, tout cela dans un style des plus apologétiques et narcissiques. L'entreprise des années 90 est définie comme une « adhocratie » (organisation d'experts) et ses maîtres mots sont : flexibilité, décentralisation réseau.

L'entreprise libérée ? De quoi l'entreprise peut-elle bien se libérer et comment ? C'est ce que l'auteur tente de nous racon ter tout au long de ces sept cents pages, illustrant ses propos par une série de cas, tous plus romancés les uns que les autres, décrits comme les modèles organisation nels les plus modernes et les plus perfor mants qui soient (citons parmi les plus re marquables ceux de CNN et EDS, dont les descriptions rendent hommage aux meilleurs films de science-fiction).

Il s'agit d'entreprises caractérisées pour la circonstance de sociétés de services intellectuelles (ou spécialisées) et dont les caractéristiques principales sont, avant que ne soit entamée ladite réorganisation salvatrice, de procéder à un certain nombre de désorganisations telles que (pour n'en citer que les principales) la diminution de la ligne hiérarchique, une baisse substan tielle des effectifs, une abolition des barrières fonctionnelles et une décentralisation radicale.

L'entreprise s'éclaterait alors en une sé rie de micro-entreprises individuelles, et ce par des connexions d'entités au sein de réseaux. Tout cela s'effectuant sans organigramme, sans définition de poste ou presque, car le chef de projet demeure une personne importante et sans objectifs annuels.

Le secret d'une telle entreprise réside dans un nouveau mode de management par projet où l'équipe de travail dépasse am plement le cadre local de l'entreprise par de nouvelles coopérations qui s'établissent principalement avec les clients, avec un mode de gestion traditionnellement vertical et hiérarchique, évoluant vers une structure par projet sans mode de direction formel. L'ancien modèle se verrait remplacé par une simple cohésion égalitaire composée, cela va sans dire, par des groupes de personnes pluridisciplinaires, autonomes et responsables.

Pour réussir dans cet environnement en tant que chef d'entreprise, il conviendrait d'abandonner tous les anciens repères et réflexes que la société industrielle a fait acquérir, de faire donc table rase de la hié rarchie. L'axe horizontal est privilégié, le provisoire devient la norme, seule solution pour être à même de répondre au monde impitoyable d'un marché en fluidité perpétuelle. Il faut se résoudre à l'abandon du commandement autoritaire et du style directif qui caractérisaient les firmes américaines classiques. L'important, je cite l'auteur, « est de créer les conditions idéales d'une croissance luxuriante en sélection nant les graines (au recrutement) ainsi qu'en fertilisant et en arrosant (c'est-à- dire en encourageant toutes sortes d'initiatives individuelles ou de petits groupes). De temps en temps, il faut désherber les croissances discordantes, mais en procé dant avec prudence car les herbes folles peuvent devenir les plus belles fleurs du jardin, et même, avec le temps, en changer le caractère ». Charmante allégorie, procédé dont l'auteur use abondamment, sans doute pour tenter de donner à l'inconsis tance de ses propos une fraîcheur plus facilement digeste à destination des nombreux chefs d'entreprise américains. A eux de suivre s'ils le souhaitent les multiples recommandations et d'appliquer les non moins nombreuses recettes et stratégies détaillées en cinquante points pour parvenir à libérer leur entreprise de tous les maux accumulés en plus de trente années de gestion traditionnelle.

Quant aux salariés, ils ont droit à toute une série de recommandations beaucoup plus succinctes dans le contenu et plus sèches dans la forme. Bonne nouvelle pour les ouvriers : ils sont tous des cadres en puissance, à condition qu'ils intègrent trois mots d'ordre : formation, risque et mobilité. Il faut donc se former, se développer sans relâche et se recycler, prendre des risques ou bien se retrouver sur une voie de garage, et enfin bouger en multipliant les expériences professionnelles. Pour les cadres moyens, l'avenir est moins rose. Une seule porte de sortie, se reconvertir en consultants de terrain et « mettre la pagaille », construire son réseau, sa propre entreprise. L'auteur sait de quoi il parle puisqu'il a fait ses débuts comme consultant dans le célèbre cabinet Mac Kinsey pour, au bout de quelques années et après avoir gravi de manière fulgurante différents échelons (il en subsistait encore quelques-uns), créer sa propre entreprise.

Cet ouvrage, dans un premier temps in volontairement désopilant, devient rapidement pitoyable par le nombre de lieux communs qu'il contient, par son absence d'analyse socio-économique et son enfer mement dans un parti pris de catalogue assenant au lecteur un jargon managérial tissé d'idées reçues. On doit peut-être comprendre en quoi la rédaction de cet ouvrage, comme nous le souligne Tom Peters dans son avant-propos, a constitué pour l'auteur un véritable supplice. Il devait lui rester un brin de lucidité.

Enfin et surtout, aucune référence n'est faite à la sociologie des organisations, en particulier aux théories de la contingence structurelle, courant de pensée qui s'est pourtant développé autour de l'idée que les contraintes environnant l' organisation, le marché en particulier, contribuaient à lui donner sa forme. Or toutes les entreprises dont fait état Tom Peters se rattachent bien à un certain type d'entreprise dont les produits subissent des renouvellements ra pides, lesquels nécessitent des structures plus souples et un management adaptable aux contraintes extérieures. De telles orga nisations, qui sont à la recherche de formes plus flexibles de fonctionnement, tentent de se fractionner en autant de fonctions que nécessaire (décentralisation radicale) liées les unes aux autres par de fortes coopérations (réseaux), constituées d'équipes de projets autonomes et sans cesse renouvelées. C'est sans doute ce que Tom Peters appelle l'entreprise libérée, mais cette « li bération » mériterait meilleur analyste.

Tom PETERS, « L'entreprise libérée : li bération, management», Dunod, 1993.

(1) Tom Peters : le prix de l'excellence (avec Robert Waterman), Paris, Interéditions, 1983, . Le chaos management , Paris, Interéditions, 1983. Le chaos, Paris, Interéditions, 1988.

Politique de la mémoire

sous la direction de Jean DAVALLON, Philippe DUJARDIN, Gérard SABATIER

par Jean-Pierre BACOT

Un petit test. Comme dans les news magazines, dont la récurrence des « marronniers » pourrait bien intéresser les spécialistes de la commémoration que sont les auteurs dont il va être question.

Voici une série de mots. Combien d'entre eux êtes-vous en état de définir ? Adunation, anamnèse, cause, commémoration, commensalité, concaténation, ellipse, évocation, historicisation, historicité, idiotisme, incorporation, métaphorisation, mnêmosunê, pathos, prosopopée, réaction nel, recollection, reliques, scénopégie, scénopolese, temporalité.

Si vous avez quelques doutes sur certaines acceptions, acceptez humblement de rendre grâce à Philippe Dujardin pour l'élaboration ô combien pédagogique de son glossaire en fin de volume. Munis de ce viatique, vous n'en apprécierez que mieux ce «reader» consacré à l'analyse des conditions, variables et invariantes de la célébration, et ce à partir des cinquante naire, centenaire, cent cinquantenaire et bi centenaire de la Révolution française.
Si l'idée du glossaire mérite d'être soulignée, c'est qu'elle relève d'une qualité repérable dans l'ensemble de ce bel ouvrage. Sans rien céder de la rigueur scientifique d'un champ labouré au-delà des frontières universitairement constituées, les spécialistes de la socio-histoire et de l'anthropologie historique, sans préjudice d'autres transversales, cherchent à être lisibles par d'autres que leurs pairs et ou vrent leur boîte à outils.

Dans cette même logique, on notera que ce recueil de textes franchit quelques portes étroites:

- Le fait d'avoir pris le temps de la ré flexion, largement passée la mousse du bi centenaire, mais sans traîner outre mesure, maintient utilement le souvenir du flot qui se déversa et dont on recueille ici le limon.

- La véritable francité du corpus, sans parisianisme et sans régionalisme béat, est un modèle du genre décentralisé. Vizille, la Vendée, Lille, Marseille, Toulouse et Lyon, bien évidemment, Lyon et l' « éton nante ambiguïté de (ses) propriétés mémorielles » sont étudiés, qui en 1889, qui en 1939, qui ... en 1848.

- L'équipe de politologie historique qui s'attache autour des éditeurs de ce livre, et ce depuis des années, à repérer les modes et conditions de l'agrégation (études sur le secret, les réseaux et, aujourd'hui, la com mémoration) conteste au passage la pro pension que la sociologie issue de l'Ecole de Francfort aurait à noter une « désymbolisation » de nos sociétés, attitude large ment due au développement des médias.

Jean Davallon, qui reprend la nécessité de considérer le temps long des historiens, affirme non sans raison que si l'on entend retrouver aujourd'hui des formes de fonctionnement symbolique appartenant au passé, on risque fort de perdre son temps. et de conclure précipitamment à la mort du symbole. Raison de plus, affiche-t-il dans la ligne des recherches regroupées dans cette publication, pour s'attacher à repérer les constantes d'une propension du politique à ritualiser, que la permanence des commémorations corrobore à l'envi.

Par sa transversalité proclamée et la qualité de son écriture, cette «politique de la mémoire» s'ouvre à la lecture et à la critique de tous les amateurs éclairés, de tous les « professionnels de la profession », de tout le monde des sciences humaines et so ciales, sciences naissantes de la communication comprises, et ce avant que n 'émer gent un jour, qui sait ? des filières doctorales ès commémorations.

Les récents prêches de Soljenitsyne renverront à « La Vendée, invention d'une ré gion-mémoire » de Jean-Clément Martin, les avatars récents du rituel sportif à l' article de Pierre Arnaud : « Commémorer sportivement en 1889» , la concurrence des métropoles d'équilibre au « Chacun sa commémoration » concernant Lille, Marseille et Toulouse ( Patrick Garcia et Bn gitte Marin).

Quant aux chercheurs en lyonnitude, ils auront l'embarras du choix: « Peut-on commémorer la Révolution à Lyon ? » (Bruno Benoit), « 1848, un cinquantenaire différé » (Maurice Moissonnier), « La- Chapelle des Brotteaux » (Françoise La loy), « D'une communication l'autre » (Philippe Dujardin).

L'épilogue, « Une ultime commémora tion » (Dujardin), et la postface, « Lecture stratégique, lecture symbolique du fait social: enjeu d'une politologie historique » (Davallon), ont des allures de manifeste pour un décloisonnement actif des sciences de la lucidité. Mirelingues la dé- brumée. Comprenne qui voudra...

* « Politique de la mémoire - Commémorer la Révolution », sous la direction de J. DAVALLON, P. DUJARDIN, G. SABA TIER; Presses Universitaires de Lyon, 1993, 248 pages, 135 francs.

L'invention du journalisme en France.Naissance de la presse moderne à la fin du XIXe siècle

de Thomas FERENCZI

par Pierre LEROUX

La presse française s'est trouvée à la fin du XIXe siècle à une période charnière de son histoire. Alors que les progrès techniques (imprimerie) et l'évolution culturelle (alphabétisation notamment) permet taient son développement, se dessinaient les grands principes de fonctionnement de la presse moderne. C'est sous le signe d'une rupture avec la conception purement littéraire et/ou politique de la presse des élites prévalant auparavant, mais sans adoption totale des techniques du journa lisme anglo-saxon, que se renouvelle à cette époque la presse française. Le journal, devenu entreprise économique, se dote de « professionnels » possédant un « sa voir-faire », c'est-à-dire un ensemble de techniques spécifiques. C'est ainsi qu'apparaissent les quotidiens populaires à gros tirage (les « quatre grands » tireront en 1914 à près de 5 millions d'exemplaires) et que la notion de « genre » journalistique donne au groupe professionnel en train de se constituer les bases de son autonomie.

Dans cet ouvrage, Ferenczi (rédacteur en chef au « Monde ») centre son propos da vantage sur l'évolution des pratiques que sur celle des structures, thème souvent ex ploré. Il montre l'originalité de la presse nationale dans l'intégration de certaines techniques comme l'interview et le repor tage, tout en « résistant » à l'information. « La presse française résultera d'une combinaison originale qui reste bien vivante au XXC siècle et qui pourrait sans doute se dé finir comme l'altération du journalisme d'information par le journalisme d'opinion, politique ou littéraire. » Le grand reportage devient élément essentiel du jour nalisme à la fin des années 1880, il « dote le journaliste d'une mission spécifique ». Cette technique importée d'Amérique ser vira à couvrir les guerres et les expéditions coloniales, contribuant à faire pour long temps du « correspondant de guerre » un mythe de la profession. La « chronique », genre plus littéraire, constitue une passe relle entre les milieux littéraire et journalistique ; la nouvelle critique, quant à elle, se donne pour objet d'être le reflet du sen timent du spectateur plutôt que d'un homme (le critique), si brillant soit-il. L'auteur consacre également un chapitre aux rapports entre le journalisme et la poli tique et évoque à propos de l'affaire Drey fus le rôle important qu'a eu la presse dans la formation des opinions. Le traitement de l'affaire illustre bien le particularisme du journalisme français : « Cette bataille de presse fut autant une bataille de faits qu'une bataille d'idées et la course au "scoop", à la nouvelle exclusive, au docu ment inédit, base du nouveau journalisme, n'y tient pas moins de place que la référence aux grandes valeurs, fondement de l'ancien. »

On retiendra du dernier chapitre, autour de l'interrogation « le journalisme est-il un métier ? », le rappel du fait que la recon naissance et les principes de légitimité sont des conquêtes progressives de la profession à une époque où « s'inventait » le journalisme. Ferenczi cite la définition que Delphine de Girardin proposait en 1844 :

« Nous sommes à l'historien ce que l'élève barbouilleur est au peintre, ce que le clerc est au procureur, ce que le manoeuvre est au maçon, ce que le marmiton est au chef. On appelle le premier, rapin ; le second, saute-ruisseau ; le troisième, gâcheur ; le quatrième, gâte-sauce. Nous ne connais sons pas le surnom dérisoire qu'on donne au gâte-sauce historique : ce métier infime doit avoir aussi quelque sobriquet ; nous ignorons le mot mais il doit exister ; peut- être que c'est : journaliste.»

A la fin du siècle, la profession sera suf fisamment structurée pour s'affirmer à tra vers des associations corporatives et se poser - à travers la création de la première école de journalisme - la question de la formation professionnelle : « On peut dire que le journalisme est aujourd'hui reconnu comme une science ou un art à étudier au même titre que la médecine, la peinture ou la littérature dont il est une forme », écrit un observateur en 1914. On mesure le chemin parcouru !

*Thomas FERENCZI : « L'invention du journalisme en France. Naissance de la presse moderne à la fin du XIXe siècle ». Pion, 1993, 138 francs.

Images et colonies. Actes du colloque organisé par l'ACHAC

du 20 au 22 janvier 1993

par Françoise DENOYELLE

Depuis 1960, trente ans se sont écoulés. Le temps d'une génération. La colonisa tion est devenue objet d'études après avoir été sujet tabou. On peut même parler d'une mode du kitsch exotique grand public (1) qui justifie la coédition (2) des actes d'un colloque réservé à des spécialistes. (La présentation claire et aérée, les synthèses, l'illustration soignée et judicieuse rendent l'ouvrage accessible sans pour autant tom ber dans la facilité ou la simplification.)

Entre propagande et correspondance privée, entre Tintin reporter au Congo et « Brazza le conquérant », entre Pépé le Moko et les belles mauresques des cartes postales, l'inconscient collectif s'est nourri de millions d'images au service du colo nialisme en Afrique. Affiches, publicités, dessins, photographies, films, bandes des sinées, le corpus est varié, abondant. Il a forgé, comme le souligne Gilles Manceron dans sa conclusion, « un mode de repré sentation des peuples colonisés foncière ment paternaliste et péjoratif qui n'avait pas grand-chose à voir avec la réalité et qui a laissé des traces profondes dans les mentalités collectives» (p 141). Historiens de l'art, anthropologues, littéraires, économistes, sociologues, historiens, documentalistes, collectionneurs, par approches multiples, interdisciplinaires, analysent le rôle joué par l'iconographie dans la vie quotidienne et publique des Français. Autour de quels thèmes se sont articulés la propagande, l'imaginaire collectif ? Quelles représentations du « bâtisseur d'Empire », du légionnaire conquérant, du colon porteur de civilisation ont permis d'évangéliser, d'enrôler les « barbares », de glorifier « l'oeuvre des missions », de faire rêver d'exotisme le rentier ? Autant de questions auxquelles seize articles et trois synthèses tentent d'apporter sinon une réponse, du moins un éclairage diffé rent. Dans la diversité, plusieurs constats de cohérence s'esquissent cependant. L'iconographie exhibe le colonisé mais, in fine, ne parle que du Blanc et de l'Occi dent. « Le Discours de l'absent », d'Achille Mbembe, le rappelle avec force. Le colonialisme, « c'est l'histoire d'un rapport terrible et violent où la parole de l'un s'énonce presque toujours à partir de la mise au silence de l'autre, de sa condamnation au bégaiement. » (p 135). Autre constat, mais qui fait davantage pro blème, la difficulté de mesurer l' impact de ces images sur nos contemporains. Fait-on oeuvre de démystification en les exhumant ? Catherine Coquery-Vidrovitch, dans « L'Historien, l'image et les messages », insiste longuement sur l'ambi guïté de l'entreprise, et Gilles Manceron rappelle dans « Faut-il brûler ces images ? » le malaise qu'ont éprouvé cer tains participants. Troisième constat, qui renvoie au premier : la difficulté de mettre en place de véritables « regards croisés ». Si un chapitre est consacré à ce sujet, l'iconographie prise en compte ne se réfère qu'à la production occidentale à usage des Blancs et accessoirement des colonisés. Or il existe d'autres sources iconographiques d'origine africaine, elles sont les grandes absentes de cet ouvrage. Quatrième constat qui est plutôt une confirmation : l'iconographie a bien changé de statut. De simple illustration, elle est devenue « domaine de recherche en soi » (3). Dans le champ de l'histoire coloniale, comme dans bien d'autres, le corpus est loin d'être recensé, des questions d'ordre méthodologique restent à résoudre. Un ouvrage comme « Images et colonies » est une invitation à entreprendre la déconstruction d'un imaginaire collectif encore très présent.

*« Images et colonies », sous la direction de Pascal Blanchard et Armelle Chatelier. Syros/ACHAC, Paris, 1993, 188 pages, 185F.

(1) Voir la sortie de quatre films sur l'indochine.

(2) Association connaissance de l'histoire de l'afrique contemporaine ( achac ) et Syros -Editions.

(3) Emmanuel Le Roy Ladurie, Allocution d' ouverture du colloque (p.5).

The New Optoelectronics Ball Game. The Policy Struggle between the U.S. and Japon for the Competitive edge

de Philip SEIDENBERG

par Eric ARCHAMBAULT

Bien que le titre de cet ouvrage laisse présager une analyse des négociations politiques entourant le commerce de composants opto-électroniques entre les USA et le Japon, son contenu n'est en fait qu'un plaidoyer pour un développement de la filière opto-électronique aux USA (1).

L'auteur répète inlassablement que les Etats-Unis sont en retard dans le développement des circuits intégrés opto-électroniques, les CIOÉ. Il élabore son argumentation autour d'une comparaison de la production, des dépenses de recherche et développement, des publications scientifiques et des politiques technologiques concernant ces CIOE dans les deux pays.

Cette analyse nous semble soulever plu sieurs questions. Donnons comme exemple les estimations fournies pour appuyer la thèse et qui laissent parfois le lecteur sceptique quant à leur précision. En effet, les statistiques fiables sont quasi inexistantes dans l'industrie de l'opto-électronique. L'auteur a donc souvent recours à des approximations des dépenses engagées à partir de statistiques concernant l'industrie des semi-conducteurs électroniques.

Pour ce qui est de l'analyse bibliométrique proposée, elle est limitée à cinq publications scientifiques. Ce matériau amène Seidenberg à affirmer que le Japon est en avance en s'appuyant sur le fait que les auteurs de ce pays aient publié 39 articles contre 24 pour les USA et 8 pour l'Europe !

Tout au plus peut-on sur de telles bases dégager un ordre de grandeur quant à l'effort de développement de la filière opto électronique: le Japon mène la course, consacrant deux fois plus de moyens que les USA, qui eux-mêmes investissent le double des Européens réunis.

On aura compris que, dans cet ouvrage, l'analyse des politiques technologiques est des plus limitées. Reprenant plusieurs clichés sur le Japon, l'auteur affirme par exemple que ce pays est faible en matière de recherche fondamentale alors que les travaux de Diana Hicks, du Science Pohicy Research Unit en Angleterre, suggèrent que la recherche fondamentale japonaise aurait atteint un niveau comparable à celui des pays occidentaux (2).

Le plus grand défaut de cet ouvrage est pourtant ailleurs. Il consiste en une analyse étroite de la filière. Ainsi l'auteur n'analyse-t-il que les CIOÉ semi-conducteurs (ex-GaAs), délaissant par exemple le niobate de hithium (LiNO3) et les composants servant aux écrans à cristaux liquides, dont le Japon contrôle plus de 90% de la production. De plus, cette catégorie n'inclut chez Seidenberg que les circuits comprenant à la fois des émetteurs ou récepteurs optiques et une capacité de traitement, en insistant sur le fait que ces produits ne sont pas encore disponibles commercialement. Or, si l'industrie des télécommunications produit des commutateurs optiques sur circuits intégrés depuis quelques années, ces produits ne comprennent pas de récepteurs ou d'émetteurs optiques sur le même support, ce qui veut dire qu'ils ne sont pas étudiés par Seidenberg, vu sa définition étroite du corpus.

Qui plus est, l'auteur n'analyse pas l'utilisation des composants opto-électroniques, qui sont surtout utilisés dans les biens de consommation comme les lecteurs de disques numériques et les imprimantes laser. Il conviendrait de souligner que, si cette industrie n'est guère développée aux USA comparativement au Japon, c'est que les USA ne sont pas compétitifs sur ce marché et qu'il n'y a donc pour ces composants actuellement qu'un marché local, limité aux entreprises de télécommunications et aux militaires.

Il restera à l'ouvrage de Seidenberg le mérite d'attirer l'attention sur une filière qui sera stratégique pour les économies Occidentales du début du prochain siècle. Dans quelques années, des centaines d'analystes clameront haut et fort les effets de la révolution de l'opto-électronique sur nos existences, tout comme on parlait de la révolution de l'électronique dans les années 70 et 80, alors qu'elle s'était amorcée dans les années 40. Malheureusement pour Seidenberg, les travaux de pionniers tels que le sien souffrent bien souvent d'un manque de données qui les empêchent de constituer des textes de référence.

* Philip SEIDENBERG, 1992, « The New Optoelectronics Bail Game. The Policy Struggle between the US. and Japan for the Competitive Edge », New York, IEFE Press.

(1) Les techniques opto-éléctroniques consistent en la fusion du traitement des signaux optiques et électroniques dans un même appareil. On compte généralement dans cette catégorie les lasers, les photo-diodes, les écrans à cristaux liquides, les guides d'ondes optiques, les cellules photoltaïques...

(2) Sur les politiques technologiques japonaises dans l'opto-électronique, les lecteurs intéressés pourront se tourner vers l'ouvrage de Martin Fransman (The Markets and Beyond), tant l'analyse de Seidenberg nous apparaît courte.