n°59

 

Les médias québécois

de Marc RABOY

par Serge PROULX

Cet ouvrage rédigé par un professeur du département d'information et de communi cation de l'université Lavai de Québec constitue l'aboutissement de plusieurs an nées d'enseignement d'un cours intitulé Connaissance des médias québécois. Au fil des ans, les diverses moutures des « notes de cours » du professeur Raboy ont été critiquées, corrigées, commentées par quelques collègues et par les cohortes suc cessives d'étudiants pour finalement abou tir dans ce livre de synthèse et de vulgari sation, bien structuré, essentiellement pédagogique et qui se lit très facilement. Se présentant avec raison comme outil de formation et livre de référence pour les étudiants, les professionnels de l'informa tion et le « grand public », cet ouvrage offre au lecteur une radiographie de la structure, du fonctionnement et de la por tée sociale des moyens de communication publique au Québec. Cherchant à rendre « plus transparent » l'ensemble de l'uni vers médiatique québécois, l'ouvrage porte principalement sur quatre médias : la presse écrite, la radio, la télévision et la câ blodistribution. Le cinéma, la publicité, le livre ou l'affiche se trouvent ainsi exclus du champ d'analyse.

Ce volume fournit au lecteur les don nées sociographiques de base sur ces ques tions ; il cherche à situer le phénomène des médias dans le contexte plus global de dé veloppement des industries culturelles au Québec et dans le monde. En démontant ainsi les rouages économiques et culturels de l'univers médiatique, Raboy cherche à favoriser chez son lecteur une approche plus critique du potentiel et des limites du rôle des médias dans la société. L'ap proche de l'auteur consiste à définir les médias comme des institutions à fonctions sociales multiples (information, éducation, divertissement, publicité). En tant qu'insti tutions, les médias structurent l'ordre du jour des débats sociaux, en même temps qu'ils nous permettent de partager des expériences communes et nous fournissent les principaux éléments de notre connais sance du monde.

Le livre s'articule autour de cinq axes bien délimités : la structure du système médiatique au Québec ; l'économie poli tique des médias ; le cadre législatif et ré glementaire des médias ; les profession nels de la communication publique ; la production et la réception des contenus. La compilation des données factuelles de l'ouvrage s'arrête au 1er juin 1991. L'une des originalités pédagogiques de ce livre tient certainement au fait que le lecteur trouve au fil des pages, à côté de tableaux descriptifs complets de données s'arrêtant à 1990 ou 1991, des tableaux vierges ac compagnés des indications méthodolo giques à suivre pour les compléter avec les données les plus récentes. Quel formidable outil pédagogique pour le professeur qui utilisera ce volume dans le cadre d'un cours sur la connaissance des médias !

Le chapitre présentant les problèmes médiatiques sous i 'angle de i 'économie politique est certainement la section la plus consistante et la plus intéressante du vo lume. Cet éclairage particulier, qui consi dère les médias en tant qu'industries cultu relles, fait apparaître quelques orientations macrosociales déterminantes dans l' évolu tion du champ médiatique québécois. Mentionnons : la concentration du capital dans la propriété des entreprises média tiques ; le retrait de l'Etat des services pu blics, et par conséquent, la diminution de l'emprise des mécanismes de contrôle sur les entreprises du secteur des communica tions ; la mondialisation des marchés des biens culturels ; l'uniformisation des contenus diffusés malgré la multiplicité des formes de production. C'est à travers ce chapitre que Raboy réussit le mieux sa sensibilisation critique, ramenant constam ment ses présentations descriptives à des questions sociopolitiques pertinentes qui évoquent les principaux débats et enjeux de l'heure dans le champ médiatique. Sa question essentielle se formule ainsi : ces multiples contraintes macrosociales et ma croéconomiques, qui limitent marge de manoeuvre et portée des médias, n'entra vent-elles pas l' accomplissement de leur mission démocratique ?

Marc Raboy traduit par quatre questions décisives les principaux enjeux sociopoli tiques qui traversent le développement des médias québécois. Première question sou levée par le problème de la concentration de propriété et la tendance à la marchandi sation des médias : la société québécoise va-t-elle laisser persister une situation où la liberté d'entreprise des médias semble pré valoir sur la liberté de communication ? Deuxième question à caractère paradoxal formulée à partir des contradictions qui ap paraissent entre les impératifs respective ment sociopolitiques et économiques régis sant le développement des médias : où se situe la limite au-delà de laquelle les béné fices économiques d'une puissance indus trielle risquent d'être anéantis par les réper cussions sociopolitiques qu'elle aura entraînées ? Troisième question pointant vers un dépassement nécessaire du faux di lemme entre règles étatiques et règles du marché : ne devrait-on pas prévoir des mécanismes qui, tout en permettant une diver sification des médias, en préserveraient l'autonomie ? Dernière question, enfin, qui pose le problème du pouvoir de l'informa tion et des modes de contrôle de l'exercice de ce pouvoir par le biais des politiques de communication : comment faire en sorte que le droit du public à une information di versifiée et de qualité soit non seulement respecté sur le plan formel, mais également bien servi par les médias publics et privés ? On rejoint ici les enjeux plus globaux de la démocratisation des médias et du rôle de l'Etat qui doit développer et soutenir no tamment les efforts que certains groupes de citoyens ont amorcés pour exercer leur ca pacité critique face aux médias.

Reprenant les grandes lignes de l'ana lyse sociologique de Jean-Guy Lacroix et Benoît Lévesque à propos des tendances du marché culturel québécois, Marc Raboy fait ressortir quelques lignes de force dans le développement du marché québécois des communications : 1. Une centralisation de la diffusion et de la distribution des pro duits culturels entraîne une uniformisation massive de l'offre. 2. La faiblesse de l'ap pareil de production national le rend vul nérable aux grandes entreprises internatio nales de diffusion et de distribution. 3. La demande croissante en produits de diver tissement oblige les entreprises québé coises de communication et de loisirs à re courir aux produits étrangers (surtout français et américains). 4. Le développe ment des industries culturelles québécoises est soumis à une contrainte difficilement contournable : celle de l'exiguïté de son marché. 5. Les industries culturelles, au Québec et au Canada, dépendent substan tiellement de l'aide directe et indirecte de l'Etat, situation qui pouffait se modifier si gnificativement dans le contexte des ac cords de libre-échange tripartite Canada Etats-Unis-Mexique puisque ces accords risquent de réduire à néant la marge de manoeuvre des gouvernements canadien et québécois dans le domaine de la culture. Toutes ces caractéristiques mises au jour par l'analyse - qu'il s'agisse de la concentration de la diffusion, de la faiblesse de l'appareil de production, de la course ef frénée à la rentabilité maximale des mar chandises culturelles, ou de la dépendance du marché québécois à l'égard de l'Etat et des produits étrangers - tout cela montre l'extrême précarité des industries cultu relles au Québec. A long terme, ces ten dances risquent de conduire à une triple « désappropriation » : celle de la collecti vité qui deviendrait impuissante à orienter significativement le développement cultu rel ; celle des citoyens réduits à l'état de consommateurs de leur propre héritage culturel ; celle des créateurs, enfin, qui perdraient peu à peu le contrôle du devenir de leurs oeuvres et de leur profession.

Marc Raboy retrace rapidement, par ailleurs, l'historique de la législation cana dienne en matière de communication, de 1928 à 1991. Il s'attarde en particulier sur les événements à travers lesquels s'est ma nifestée une certaine résistance québécoise à l'égard des politiques canadienne de communication. Le champ des communi cations a constitué en effet, par intermit tences et selon les divers gouvernements québécois, le fer de lance pour la conquête (relativement infructueuse) d'une souve raineté culturelle. Cette riche et fort inté ressante thématique - peu développée dans le livre de Raboy - pourrait constituer à elle seule l'objet d'un ouvrage séparé.

Signalons également un court chapitre consacré aux professionnels de la commu nication publique : journalistes, relation nistes et publicitaires. S'il est aisé de bien distinguer théoriquement le rôle et la fonc tion de chacun de ces spécialistes, l'évolu tion actuelle des médias entraîne des sépa rations de plus en plus floues entre les uns et les autres, ce qui peut poser des pro blèmes éthiques liés à la transparence rela tive du statut des différents messages véhi culés. Alors que les relationnistes et les publicitaires travaillent essentiellement pour servir les intérêts de leurs em ployeurs, les journalistes ont un rôle plus ambigu, car, bien qu'en principe ils doi vent servir l'intérêt public, il reste qu'ils sont à l'emploi d'une entreprise ayant des intérêts de rentabilité. L' avenir de la com munication publique est lié à l'évolution des médias et, en particulier, aux pro blèmes des sources de l'information et du traitement spécifique que chaque média donne aux nouvelles.

Le dernier chapitre, intitulé « La Pro duction et la Réception des contenus », est sans doute le plus faible de l'ouvrage. L'auteur constate avec justesse, dans les premières pages du chapitre, que, malgré les innombrables données statistiques dont on dispose sur les habitudes d'écoute des auditoires, l'usage effectif que les publics font des médias demeure presque totale ment inconnu. On se serait donc attendu qu'il nous indique alors les pistes que les chercheurs en communication ont emprun tées depuis vingt ans pour tenter de rendre compte, par-delà les mesures d'audience, des usages effectifs des publics, qu'il s'agisse de l'approche dite des « uses and gratifications » (usages et satisfactions) utilisée abondamment par les services de recherche des grands réseaux québécois de télévision, ou des travaux des quelques chercheurs universitaires faisant état des usages des médias. Or il n'en est rien. Les trois quarts du chapitre sont occupés par une description formelle du processus de fabrication du contenu rédactionnel de la presse écrite puis par une série de données concernant les coûts économiques de la production en télévision. Ce n'est que dans les neuf dernières pages de l'ouvrage que sont abordés les problèmes liés à l'usage des médias. Marc Raboy nous présente ici un amoncellement de tableaux et de don nées tirés soit de sondages sur les compor tements et préférences des Québécois en matière d'activités culturelles et de loisirs, soit de statistiques sur l'équipement des ménages, soit sur des analyses secondaires de comportements d'auditoires - analyses qui sont intéressantes mais qui portent sur l'année 1984. Or l'avènement des nou velles technologies a modifié en profon deur les habitudes des usagers depuis dix ans. Il aurait été souhaitable de retrouver pour la question des usages des médias la formulation du même type d'interrogations sociopolitiques que celles du chapitre sur « l'économie politique des médias ». Dans le prolongement des traditions de recherches critiques en communication, les études sur les usages devraient en effet pouvoir nous conduire à la formulation d'interrogations fondamentales autour des articulations nouvelles que la réception des médias construit entre l'espace public et la vie pri vée, ou entre la consommation fortement individualisée engendrée par les nouveaux médias et l'avenir probable de la démocra tie politique.

Malgré ces dernières réserves, il reste que l'ouvrage de Marc Raboy - qui pos sède de multiples qualités didactiques - montre bien que les enjeux actuels liés au développement des médias sont de véri tables enjeux de société et qu'ils partici pent ainsi, à longue échéance, à la construction même de l'identité collective de nos sociétés et de leur avenir.

*Marc RABOY (avec la collaboration d'André ROY), « Les Médias québécois. Presse, radio, télévision, câblo distribution », Gaetan MORIN éditeur, Boucher ville (Canada), 1992, 280 pages.

The Cinema in France after the New Wave

de Jili FORBES

par Pierre SORLIN

Cinema _ cinéma. Les graphies sont presque identiques, le champ sémantique est sensiblement différent. Pour les Fran çais, le cinéma est un vaste ensemble où se confrontent les producteurs, le public, les films et les discours qu'on tient à leur propos. Le terme anglais est d'un emploi très souple, chacun l'utilise à son gré, quelque fois, rarement, avec une acception proche de celle que nous donnons au mot, plus souvent pour ne parler que des films. Quand le livre de Jill Forbes sera publié en France, son titre pourrait être : Les Films français depuis la Nouvelle Vague.

L' auteur a choisi une approche que je qualifierai de cinéphilique, sans donner à cet adjectif une acception péjorative ; elle aime certains films, pas d'autres, elle parle de ses goûts avec conviction en s'efforçant de les raisonner. Un lecteur français est malgré tout surpris par l'ampleur de ce qui, visiblement, ne la concerne pas. Ad mettons qu'on a peut-être trop parlé de la « crise » et de la désaffection du public : le cinéma français survit avec une fréquenta tion en salles qui dépasse à peine cent mil lions d'entrées, il sort une bonne centaine de titres chaque année et chacun, à com mencer par l'auteur, trouve dans cette pro duction numériquement considérable plu sieurs réalisations qui lui plaisent ou l'intriguent. Les films américains font deux fois plus d'entrées que les films fran çais, ils atteignent ce résultat sur une tren taine de titres seulement quand les produc tions françaises, victimes d'un éparpillement du public, ne couvrent presque jamais leurs frais. Jill Forbes n'at tache aucune importance à ces données. Je crois comprendre la logique de son propos, tout en regrettant qu'elle n'ait pas cru de voir s'en expliquer. Elle semble frappée par l'existence, en France, d'une « culte filmique », d'un environnement intellec tuel qui permet au cinéma de se perpétuer même s'il ne représente plus un bien de consommation courante. Il y a, dans l'Hexagone, des gens qui ont envie de filmer, des « auteurs » potentiels, il y a d'autre part un public restreint mais curieux, informé, relativement à l'aise, toujours prêt à aller voir ce qui est nouveau.

L'hypothèse serait, au fond, que la ren tabilité devient secondaire dès lors que le milieu est porteur et tolère, voire encou rage, une intervention financière massive de l'Etat. Mais qu'est-ce que ce « milieu » ? Jill Forbes se montre évasive à ce sujet, elle évoque seulement, mais très vite, le rôle joué par les « études cinémato graphiques » particulièrement florissantes depuis les années soixante, sa discrétion sur les autres traits culturels se justifiant, semble-t-il, par le fait qu'elle étudie uni quement un cinéma d'auteurs qui n'est ni un spectacle populaire ni une expérience d'avant-garde et ne s'adresse donc ni au plus grand nombre ni à une minorité. Jill Forbes vise juste quand elle montre, chez ses « auteurs », un grand intérêt pour le ci néma américain et un effort pour adapter le meilleur des traditions hollywoodiennes aux habitudes du public français. Mais elle relance ainsi la question qu'un lecteur français ne peut manquer de lui adresser : est-il possible de faire comme si les au teurs n'avaient aucun rapport avec le mi lieu qu'ils visent et qui les porte ? Peut-on parler de l'influence américaine sur le « polar » ou sur Tavernier sans étudier sé rieusement l' américanisation du spectacle cinématographique ? Peut-on parler de culture filmique en oubliant que la connaissance du cinéma français passe au jourd'hui par le petit écran où les films hexagonaux, contrairement à ce qui se pro duit dans les salles, font toujours de meilleurs scores que leurs concurrents américains ? Peut-on ignorer le fait que la majorité des auteurs connaissent les règles du jeu et tournent des films qui pourront passer à la télévision ? Jill Forbes a-t-elle décidé que ces problèmes étaient mineurs ou les a-t-elle ignorés ? Peut-être n'ont-ils plus de sens en Angleterre, où la culture cinématographique est moribonde. Le fait que nous nous les posions mesurerait alors la distance qui sépare les deux pays et le titre du livre deviendrait : regard étonné sur un archaïsme bien vivant.

Le meilleur de l'ouvrage, ce qui le rend très attachant, est la passion avec laquelle l'auteur décrit puis discute les oeuvres dont elle parle. Le plan ne s'embarrasse pas de subtilité. Une première partie, intitulée « genres », envisage tour à tour l'héritage immédiat de Mai 68, les films policiers et le cinéma féminin. Curieux assemblage se rait-on tenté de dire mais, rappelons-nous, genres _ genres. La seconde partie, beau coup plus longue, est consacrée aux ci néastes qu'aime l'auteur, en tête Truffaut, Godard, Tavernier mais aussi Garrel, Eus tache, Blier, Moullet, Doillon, Pialat, Allio et Téchiné. Ni Carax, ni Besson, rejetés semble-t-il dans le populaire, ni Cavalier, ni Rohmer, ni Lapoujade, un peu de Bei neix, pour le seul Diva qui lui fait côtoyer Resnais exilé, à cause de Stavisky et La guerre est finie, parmi les réalisateurs de thrillers.

Les choix de l'auteur ne sont pas théoriques, ils mettent en pratique la cinéphilie dont j'ai déjà parlé. Jill Forbes aime les scénarios construits qu'elle analyse avec finesse, en faisant preuve d'un étonnant souci du détail révélateur (l'importance du surnom Esmeralda, pourtant fugitif dans La Petite Voleuse, la brève mais significa tive référence à Bonnard dans A nos amours). Elle n'apprécie guère, en re vanche, les constructions qui lui semblent trop décousues, elle reproche à Tavernier les épisodes secondaires, « maladroitement intégrés » à Que la fête commence, elle énumère les incohérences du scénario de A nos amours. La manière dont elle parle de Blier ou d'Eustache est significative : si elle traite toutes les oeuvres comme un en semble, ce qui lui permet de confronter les films et de les évaluer les uns par rapport aux autres, elle se contente de brèves re marques sur Buffet froid ou sur La Maman et la Putain (proposé comme exemple de dialogue naturaliste, quand on pourrait aussi bien dire que peu de dialogues sont aussi « écrits » et aussi techniquement tra vaillés) alors qu'elle s'étend longuement et de manière parfaitement convaincante sur Les Valseuses ou La Rosière de Pessac.

Jill Forbes a ses partis pris, ce qui est inévitable quand on choisit une perspec tive auctoriale. Elle entend d'abord inter roger les réalisateurs qui lui plaisent, com prendre leurs présupposés, démasquer leurs contradictions ou leurs hésitations. Elle cite longuement ceux qui ont l'habi tude de parler d'eux, Duras, Garrel, Doillon, Pialat, Allio, elle leur demande de commenter leur travail pour ensuite mieux questionner leurs films ; une remarque de Doillon sur les procédures d'enquête, une allusion de Pialat au Douanier Rousseau lui servent de fil directeur pour analyser le rapport des cinéastes à leurs personnages et à leur public. Le va-et-vient des inter views ou des articles aux films se révèle très productif, le chapitre traitant de Garrel est à cet égard particulièrement réussi. Jill Forbes part des déclarations que le ci néaste a faites à propos des Enfants désac cordés, elle trie, dans le film, ce qui illustre et ce qui dépasse les propos de l'auteur puis elle reprend les autres films de Garrel, surtout Le Lit de la vierge, à la lumière des avancées, des impasses expéri mentales, des recherches sur la lumière, sur les plans longs, sur le silence qu'on peut observer dans les réalisations du ci néaste.

Sans l'impliquer nécessairement, la no tion d'auteur a souvent pour corollaire la mise en évidence d'une intention. Jill Forbes se justifie d'ailleurs avec élégance sur ce point : la figure du metteur en scène est reconnue, célébrée en France, aucun ci néaste ne peut ignorer le statut que la presse, les producteurs, le public lui confè rent, il est, parfois contre son gré (Pialat), assigné à une position sociale qu'il assume tant bien que mal. En ce sens, dès lors qu'il ne s'agit pas de « série B », le projet de l'auteur peut être légitimement pris en compte, soit qu'on le critique, soit qu'on tente de l'éclairer, quand il se veut non explicite. Faire parler l'auteur, même s'ilreste silencieux, suppose une grande sou plesse de manoeuvre. La force de Jili Forbes est qu'elle ne s'astreint à aucun système et change son angle d'attaque en fonction des réalisateurs dont elle s'oc cupe. Quand elle parle de Godard, elle place le cinéaste au centre de la scène et juge ses films par rapport à la manière qu'il a de se citer, de s'afficher, de jouer son rapport aux autres. Avec Doillon, elle prend davantage en compte les décors et le cadrage, tandis que pour Tavernier ou pour Téchiné, elle se montre attentive à la per formance des acteurs, offrant alors des pages brillantes sur Galabru dans Le Juge et i 'Assassin ou sur le couple paradoxal Deneuve/Dewaere dans Hôtel des Amériques.

L' approche auctoriale entraîne presque nécessairement une évaluation tant il est difficile de comparer les différentes oeuvres d'un même cinéaste sans en venir à les classer par ordre de mérite. Fondés sur une connaissance approfondie du ci néma français, les jugements de Jill Forbes sont redoutables et trahissent une certaine déception : Truffaut s'est perdu dans les formules après la Nouvelle Vague ; Go- dard, intéressant quand il travaillait pour la télévision, est trop vite revenu au cinéma ; Tavernier n'est qu'un libéral dépourvu d'ambition et perclus de sentimentalisme ; Blier, séduisant quand il flirte avec le fan tastique, se montre par trop irrégulier. Au fond, Jill Forbes en veut aux cinéastes contemporains de n'avoir pas tenu les pro messes de la Nouvelle Vague, elle voit bien l'intérêt ou la nouveauté de quelques films mais, pris dans son ensemble, le ci néma français lui apporte rarement ce qu'elle espère. Elle le scrute pourtant avec soin, pour ce qu'il peut lui apprendre de la société française car, en dépit de son clas sement par auteurs, elle suit, tout au long du volume, deux thèmes qui la préoccu pent spécialement, celui de la condition fé minine et celui de la critique sociale.

Le second thème a fait l'objet de trop d'études pour qu'on puisse le renouveler. Sur le premier, en revanche, Jill Forbes ouvre des perspectives inédites. Elle suit trois pistes qu'on pourrait qualifier de fé ministe, narratologique et sociologique. Puisque le cinéma est une somatographie, une mise en scène de corps, comment l'ex hibition des corps, et en particulier du corps masculin, s'est-elle développée dans les trente dernières années ? Si la structure narrative dominante affronte deux person nages autour d'un troisième, une femme est-elle toujours l'objet passif du désir masculin ? Et l'extension du travail fémi nin salarié trouve-t-elle sa traduction à l'écran ? Aucune de ces questions ne re çoit de réponse précise, les changements de point de vue qu'on observe chez la plu part des cinéastes empêchent même de dé finir une tendance dominante pour aucun d'entre eux. Cependant, ce cinéma fait par des hommes (les réalisatrices n'ont droit qu'à trente pages dont Varda et Duras prennent l'essentiel) révèle une profonde fragilité des personnages masculins entraî nant une misogynie plus ou moins avouée. La peur expliquerait pourquoi le corps masculin est rarement exhibé et pourquoi tant de scénarios s'achèvent sur la déroute du couple hétérosexuel.

Je synthétise ce que Jill Forbes se borne à laisser entendre puisque l'approche qu'elle a choisie ne lui permet pas de défi nir des tendances générales et la pousse à faire de chaque réalisateur un cas particu lier. Ce livre dû à une universitaire (Jill Forbes enseigne à l'université de Strath clyde), publié sous l'égide du très sérieux British Film Institute par un éditeur qui vise un public informé, a ceci de paradoxal et de séduisant qu'il se veut une pure cri tique d'humeur. Il est vrai que la majorité des films dont il est question sont inacces sibles sur le marché anglais mais ceci n'explique pas tout : on n'aborde pas le ci néma de la même manière quand on passe le Channel. Peut-être cet empirisme résolu auquel nous ne sommes pas habitués est-il ce qui, pour nous, rend le livre de Jill Forbes aussi passionnant.

*Jili FORBES, The Cinema in France af ter the New Wave, 1992, BFI/McMillan, Londres, 13,49 £.

L'Ecran publicitaire

de Jacques GUYOT

par Michael PALMER

« L'objet de Cet ouvrage est de s'interroger de façon critique sur la matière dont l'ac teur publicitaire a réussi à asseoir sa légitimité sociale et culturelle sur le thème de la modernité : modernité médiatique, mais aussi économique et technologique » (p. 14). Ainsi, l'auteur propose-t-il une analyse de l'évolution des attitudes du pu blic à l'égard de la publicité (depuis 1968, pour l'essentiel), et de la spécificité fran çaise de la création publicitaire télévisée ; il insiste sur l'articulation de la publicité autour du concept de la modernité et sur l'importance de la publicité au plan écono mique (d'une part, comme lubrifiant des rouages de l'économie de marché, d'autre part, comme « nerf de la guerre » des in dustries audiovisuelles en France ; pour conclure, il cherche à montrer que les pu blicitaires seraient devenus les acteurs pri viligiés (voire dominants) de la création et de la production symbolique dans la so ciété moderne. Guyot redoute la marginali sation d'autres producteurs, voire celle des utilisateurs et penseurs des nouvelles tech nologies : les publicitaires, tout au service d'une idéologie et d'un savoir-faire où « le professionnalisme » et « les techniques » sont rois, oublieraient qu'il existe des in teractions culturelles et sociales qui génè rent un imaginaire autre que le leur.

L'ouvrage résulte d'un tentative plutôt réussie d'intégrer l'apport de recherches is sues des industries publicitaires à celles de chercheurs dont la grille d'analyse n'a pas une finalité opérationnelle ou instrumen tale. Sur le plan documentaire, L'Ecran publicitaire apporte beaucoup, notamment en synthétisant toute une littérature profes sionnelle. Guyot permet d'avancer sur des pistes ouvertes ou déjà explorées par Ar mand Mattelart ou Marc Martin (Cf. Ré seaux, no 55). Partant des logiques écono miques et techniques qui sous-tendent et conditionnent la création publicitaire ; Guyot démontre que ces tendances iront en se renforçant (pp. 267-324). Il répond ainsi, en partie, à ses propres interrogations sur l'internationalisation de la création pu blicitaire. On regrette, à ce sujet, que les dimensions européennes, elles, soient rela tivement absentes de l'analyse : annon ceurs, agences et autres acteurs des indus tries publicitaires multiplient, quant à eux, les analyses à dimensions européennes. Pour appréhender les récepteurs-destina taires cibles, la catégorisation en « socio styles », issue de recherches croisant les sciences sociales, notamment la psycholo gie et le marketing, serait, à en croire ses partisans, opérationnelle et pertinente, aussi bien au plan européen qu'au seul plan français - même si la scientificité de cette approche a été mise en cause par la recherche critique.

Mais ne reprochons pas à un ouvrage de ne pas réaliser autre chose que le but que lui assigne l'auteur. Il a déjà fait oeuvre des plus utiles. Les milieux publicitaires ont déjà galvaudé le vocable « philosophie ». Faut-il pour autant que la recherche cri tique, elle - Guyot, comme bien d'autres

- parle d' « idéologie » des professionnels de la publicité ? Réserve inutile, assuré ment. Du reste Habermas lui-même - dont L'Espace public (1962) inspire encore au jourd'hui les approches critiques de « la publicité » - publia un ouvrage intitulé La Technique et la science comme « idéologie ("Technik und Wissenschaft als ideologie", 1968). Sous les pavés de la publicité, la plage de l'idéologie...


* Jacques GUYOT, « L'Ecran publicitaire », L'Harmattan 1992.

Media Moguls

de Jeremy TUNSTALL et Michael PALMER

par Erik NEVEU
Le dernier ouvrage de J. Tunstail et M. Palmer n'est pas de ceux qui se prêtent à une caractérisation rapide. Il s'articule certes autour d'une réflexion centrale sur l'économie des médias, l'évolution des paysages médiatiques nationaux et interna tionaux ; mais la forme en est à dessein éclatée entre une série d'études de cas sur les industries de communication en Europe (agences de presse, concurrence Europe - Etats-Unis...) et une seconde série de textes sur les nababs (1) des médias et leurs stratégies dans les grands pays euro péens. Une réflexion prospective ponctue l'ensemble. Mais, au-delà d'un objet, c'est aussi un ton fait de lucidité critique et d'humour rentré qui donne consistance et saveur à un ensemble qui sans se gargari ser de théorisations fournit un utile outil de travail sur les évolutions des paysages mé diatiques et des industries de la communi cation en Europe. Les auteurs qualifient d'« euro-pudding » certaines coproduc tions télévisées européennes en quête d'un plus petit dénominateur commun propre à attirer les téléspectateurs de Brême à Naples. On leur retournera la caractérisa tion, sur un mode bienveillant, en consta tant que d'ingrédients variés naît un livre en forme de savoureux « media-pud ding » : « Blessed be lie that invented pud ding, for it is a manna that lits the palates of all sortes of people » (2).

Sans chercher à donner le résumé d'un travail aux contenus variés, on soulignera ici trois domaines particulièrement suscep tibles de retenir l'attention.

Il s'agit d'abord, comme le titre l'in dique, des quatre chapitres consacrés aux « Moguls » en Grande-Bretagne, en Italie, en France et en Allemagne. Les auteurs (aidés par les contributions de G. Mazzoleni, H. J. Kleinsteuber et B. Peters) resti tuent d'abord une dimension historique et chronologique qui aide à reconstruire la trame des complexes stratégies d'OPA, fu sions, et redéploiements de ces entrepre neurs médiatiques. Au-delà de cette di mension de « cadrage », c'est plus encore la logique économique ou parfois les stra tégies de joueurs de poker des patrons des médias qui sont éclairées. Confrontés au mélange de coups de dés et de calcul ra tionnel de leurs moguls (« personnes qui possèdent et dirigent de grandes entre prises de médias, qui prennent des risques d'entrepreneur et conduisent leurs entre prises de médias dans un style personnel ou eccentrique »), J. Tunstaîl et M. Palmer s'emploient à combiner éclairage écono mique, explicitation des logiques de situa tion de la sphère économique et prise en compte de l'équation personnelle de leur véritable ménagerie médiatique où ils dis tinguent moguls, « bébés moguls », « héri tiers de la couronne », « dinosaures » et même une « pieuvre ». On ne prétendra pas que cette galerie de portraits et de stra tégies donne une description définitive ni une théorie close des logiques des acteurs ; elle offre, non sans humour, des repères qui échappent aux descriptions polémiques ou hagiographiques que véhicule volon tiers le discours médiatique sur ce sujet.

Un autre intérêt de l'ouvrage est d'intégrer explicitement la dimension des poli tiques publiques communautaires en ma tière de médias. L'analyse de « Télévision sans frontières » n'a rien de complaisant ; elle met en particulier l'accent sur la su perbe indifférence des décisions techno cratiques aux attentes et pratiques des télé spectateurs européens, orientations pourtant éclairées par nombre de travaux empiriques. L' irréalisme des politiques communautaires aurait au final plus sti mulé que ralenti l'influence américaine sur le paysage télévisuel de l'europe de Douze. Cette lecture des politiques pu bliques emprunte aussi à l'analyse des groupes de pression, dans un développe ment consacré aux stratégies des lobbies auprès des instances bruxelloises.

Enfin, la conclusion de l'ouvrage, bous culant certaines vulgates, vient apporter d'utiles indications de recherches sur le paysage médiatique qui pouffait être celui des années 90. Les auteurs soulignent l'ir ruption des entreprises japonaises, les évo lutions des consommations télévisuelles et leurs effets éventuellement déstabilisants pour l'hégémonie américaine, la montée en puissance des entreprises européennes d'information comme tendance fondamen tale, masquée par « l'effet CNN ». Corédi gées par un auteur qui avait intitulé, voici quinze ans, un de ses ouvrages « The Me dia are American » (3), ces notations finales viennent souligner les évolutions que recèlent encore la dynamique de globalisa tion et d'interdépendance de l'économie mondiale des médias.

*Jeremy TUNSTAL et Michael PALMER Media Moguls Routledge and Kegan - London 1991, 258 pages.

 


L'ombre et le temps; Essais sur la photographie comme art

de Jean-Claude LEMAGNY

par Françoise DENOYELLE

Paris n'est peut-être plus le centre mon dial de la photographie, au sens où il a pu l'être durant la période de l'entre-deux- guerres, mais le bureau de Jean-Claude Lemagny (4) demeure, depuis vingt-cinq ans, un passage obligé pour tout photo graphe dont l'ambition ne se borne pas à vivre de son travail. Qu'ils viennent de Melbourne, de Kyoto ou de Gironde sur Dro, la démarche des photographes répond, le plus souvent, à un double objectif : dé poser à la Bibliothèque nationale un choix représentatif de leurs images (5), soumettre leurs oeuvres aux observations, remarques, interrogations d'un conservateur qui, de puis 1968, a ferraillé sur tous les fronts de la critique photographique, à la fin des an nées soixante, lorsque la photographie était encore un document à l'usage des icono graphes, un objet de collection pour quelques rares spécialistes, dans les années soixante-dix, quatre-vingts, lorsque, peu à peu, expositions, galeries, publications, colloques se multipliant, elle est sortie de l'indifférence où la tenaient critiques et historiens. Jean-Claude Lemagny participa à toutes les entreprises qui, à des titres di vers, marquèrent de leur empreinte l'his toire et la critique photographiques de la dernière décennie : Les Cahiers de la pho tographie, Photographies, La Recherche photographique, etc. Il vient de réunir une grande partie de ses écrits dans l'Ombre et le temps.

L'intérêt de rassembler des textes dans un livre, car il s'agit bien d'un livre et non d'une juxtaposition d'articles (6), n'est pas de mettre à la portée d'un public plus vaste des publications maintenant difficilement accessibles (7) (même si cela n'est pas né gligeable), il est de mettre en évidence les angles d'attaque d'une réflexion sur la photographie comme art. L'ouvrage com porte cinq chapitres : théorie, méthodes, thèmes, l'histoire, l'engagement, tous arti culés sur des approches théoriques ou pragmatiques des problématiques qui divi sèrent la communauté photographique : « Continuité et discontinuité dans l'acte photographique », « Photographie et art conceptuel », « Le théâtre des réalités », « Le retour clu flou », « La photographie est-elle un art plastique ? », etc. Le propos n'est pas ici de revenir sur le fond des dé bats (ce n'est pas le lieu et la place man querait), mais de souligner un autre aspect du livre tout aussi intéressant que les thèses développées par Jean-Claude Lema gny, déjà connues dans leurs grandes lignes par ailleurs, et que nous pounions intituler : Réflexions sur dix ans de com bats au service de la photographie. Chaque texte est en effet précédé d'une présenta tion variant de quelques lignes à deux pages et demie dans laquelle l'auteur re trace la genèse de l'article, précise les cir constances de son élaboration, prend du recul, sourit de quelques illusions (qu'il a partagées avec bien d'autres). L'auteur donne ainsi un nouvel éclairage à plusieurs textes, dessille les yeux du lecteur naïf ou peu au fait des oukases qui sévirent dans le microcosme photographique. Ainsi pour « La photobiographie » (p. 171-172), édi torial du numéro 13 des Cahiers de la pho tographie, Jean-Claude Lemagny confes se, non sans une certaine jubilation, d'avoir, au bout du compte, le dernier mot : « Le rôle d'éditorialiste me faisait un devoir de tenir la balance égale entre les deux tendances qui s'étaient manifestées parmi nous. Mais ce n'était de ma part qu'hypocrisie, comme le lecteur le sentira vite à mon style contraint. En réalité, je pense, comme Nietzsche, que « toute ex pression verbale a quelque chose d'indé cent. Le verbe délaie et abêtit, le verbe dé personnalise, le verbe banalise, ce qui est rare ». Mais que viens-je de faire ! Aux Cahiers, il y en a qui se virent virés pour moins que ça ! Ou bien encore à propos du texte « En regardant un catalogue » (p. 206-209) : « Il s'agissait de parler de la photographie des années 40-50, poliment surnommée « photographie humaniste » mais, en fait, entrée au purgatoire, devenue repoussoir, pour ne pas dire tête de Turc, dans le privé, de « franchement fran chouillarde ». J'avais commencé un pre mier jet par ceci : « Quand j'entends le mot "humanisme", je sors mon révolver ». On se récria. Aussi rengainai-je. Non sans penser, au fond de moi-même, que, sous les hostilités de surface se cachent parfois des apparentements profonds. Je ne hasar dai donc que cette patte veloutée. Mais j'avais le sentiment, ressenti très souvent, et dans d'autres domaines de l'art, que s'il fallait aller jusqu'au fond des choses, il faudrait aussi tout démanteler. »

Un courant d'air frais revigore les textes comme si Jean-Claude Lemagny revenait à la charge une fois encore, ne s'encombrant plus des contraintes de cir constances, les pressions d'un groupe, les révélant même, pour se colleter avec un art dont il affirme son enracinement dans une spécificité qui lui est propre, pour redire haut et droit : « En ramenant brutalement le réel à son absurdité origi nelle, la photographie met l'homme de vant la nécessité de prendre en charge ce que sont les choses et les êtres. Et la photographie est un art. » (p. 375).

*Jean-Claude LEMAGNY, « l'Ombre et le temps », Essais sur la photographie comme art. Préface de Gilles Mora, Col lection Essais et Recherches, Nathan, Pa ris, 1992, 384 pages, 160 F.