n°58

 

Une histoire mondiale de la photographie

de Naomi ROSENBLUM

par Françoise DENOYELLE

Longtemps, l'histoire de la photographie se borna à celle de ses techniques. L'invention elle-même fut, dès son origine, source de controverses et de polémiques. Il fallut presque un siècle et la publication, en 1925, de l'Histoire de la photographie, de Georges Pottonniée, pour rendre à Niepce ce qui appartient à Niepce : la paternité de l'invention permettant de fixer, par des moyens chimiques, l'image obte nue dans la chambre noire. Dans le foison nement des recherches constantes en ma tière d'optique, de mécanique, et surtout de chimie, des premiers photographes pour améliorer les conditions de la prise de vue et la qualité de l'image, il n'est pas éton nant que la première histoire de la photographie, rédigée par Josef Maria Eder, en 1860, et six fois rééditée (1) , consacrât la quasi-totalité de ses chapitres aux différentes techniques et aux images qui en résultèrent : daguerréotype, calotype, ambrotype, etc.

Après la Seconde Guerre mondiale, trois auteurs, en moins de vingt ans, s'atta chent à embrasser l'histoire de la photo graphie dans quatre ouvrages qui restent cardinaux. Celui de Raymond Lecuyer, Histoire de la photographie (Paris, 1945) et la première édition de Helmut Gem sheim, The History of Photography : from the Earliest Use of the Camera Obscura in the Eleventh Century up to 1914 (New York, 1955), restent dans la mou vance d'une histoire des techniques, Ray mond Lecuyer concentrant l'essentiel de ses recherches sur la photographie fran çaise, alors que Gernsheim subdivisait son plan pour couvrir l'histoire de la photogra phie dans plusieurs pays. Les deux auteurs ouvraient quelques perspectives quant aux procédés de reproduction et aux applications du médium (photographie aérienne, judiciaire, scientifique, etc.) ; cependant, les considérations d'ordre esthétique res taient marginales. Si Helmut Gernsheim, dans sa préface, soulignait que la photo graphie est à la fois productrice d'images et ferment de la vie sociale, cela apparais sait bien timidement dans son premier livre. Beaumont Newhall, avec History of Photo graphy from 1839 to the Present Day (New York, 1949), et Gernsheim, dans un second ouvrage : Creative Photo graphy : Aesthetic Tends, 1839-1960 (Londres, 1962), prennent en compte l'évolution des techniques mais s'effor cent, à travers les sujets et les genres (por trait, paysage, reportage, etc.), d' appréhen der la photographie comme création, oeuvre de créateurs.

C'est dans ce contexte (2) que Naomi Rosenblum propose, en 1984, Une histoire mondiale de la photographie, dont Abbe ville publie aujourd'hui l'édition française. Comme le mentionne Anne Cartier-Bres son dans la préface, le titre de l'ouvrage annonce qu'il ne s'agit pas de l'histoire mais d'une histoire particulière dont l'en cyclopédisme (histoire mondiale) n'exclut pas une vision subjective. L'entreprise de Naomi Rosenblum traduit une volonté de récapituler les évolutions de la photogra phie bien au-delà des continents européens et américains jusqu'ici uniques objets d'étude des historiens de la photographie. L' auteur est soucieux de présenter les mul tiples applications de l'invention de Niepce dans leurs rapports avec l'évolu tion urbaine et industrielle, le commerce, les idées de progrès et les mutations des arts plastiques. Tout en examinant ces dé veloppements dans le contexte de leur pro duction et de leur diffusion, et en souli gnant le rôle joué par les structures sociales, Naomi Rosenblum tente de mettre en valeur la photographie comme moyen spécifique d'expression person nelle. Mais l'entreprise est redoutable, les écueils nombreux. Le plan retenu révèle les difficultés d'une synthèse ne confinant pas la photographie dans une juxtaposition d'éléments techniques, de réductions so cio-économiques, de considérations sur les comportements et les mentalités et d'énu mérations des grands maîtres. L'auteur os cille constamment entre un découpage thé matique : « Le portrait » (chap. 2), « Le paysage » (chap. 3), « Les objets » (chap. 3), chronologique, une première et importante séquence, de 1839 à 1890, est suivie de six autres fluctuant au gré des su jets traités : « Photographie et art 1839- 1925 » (chap. 5), « Le documentaire social jusqu'en 1945 » (chap. 8), et une approche plus esthétique : « Art, photographie et modernisme 1920-1945 » (chap. 9), « Pho tographie et art 1839-1925 » (chap. 5).

L'exigence d'une analyse propre à appréhender un champ d'investigations complexe, pour dégager une vision de la photographie en tant qu'art spécifique, se heurte également à l' ampleur du projet mené par une seule personne. Une histoire mondiale de la photographie reste encore une histoire de la photographie américaine, mise en valeur par référence à celle des grands pays européens et complétée par des allusions à des photographes d'origine géographique plus excentrée. Ainsi, dans la série des portraits des photographes les plus notoires, huit sont consacrés aux Américains, six à des Français, six à des Anglais et trois à des Allemands (3). Le Hongrois André Kertész, le Finnois Vilho Setälä, l'Italien Bragaglia, le Soviétique Alexander Rodtchenko, le Mexicain Ma nuel Alvarez Bravo, le Péruvien Martin Chambi ne sont évoqués qu'en quelques lignes au détour d'un paragraphe. Les Ja ponais Iwata Nakayama, Nakaji Yasui ne sont même pas mentionnés. Autre exemple, et on pouffait les multiplier, pour le pictorialisme, l'auteur consacre une co lonne au Linked Ring anglais et une autre au Pictorialisme en Allemagne, un mo deste paragraphe au Photo-club de Paris et un tout aussi modeste à la photographie pictorialiste italienne, pour conclure par quelques lignes concernant le mouvement en Europe centrale et en Russie. En re vanche, quatre pages de texte présentent le pictorialisme aux Etats-Unis et la photo- sécession.

Reste, et c'est sans doute là l'intérêt es sentiel du livre, que l'auteur rassemble une iconographie dont la richesse, la diversité et la pertinence allient les oeuvres majeures à d'autres plus obscures, voire inédites. Le lecteur trouve ici matière à des ouvertures peut-être plus fécondes que celles du texte lui-même.

*Naomi ROSENBLUM, Une histoire mondiale de la photographie, préface d'Anne Cartier-Bresson, Editions Abbe ville, Paris, 1992, 668 pages, 550 F

Cinéma, télévision, cognition

de Michel COLIN

par Pierre SORLIN

En regardant un film ou une émission de télévison, nous faisons jouer une recon naissance de type culturelle qui nous per met de nommer lieux, personnes, etc. Mais nous mobilisons également une capacité différente grâce à laquelle, même si rien de ce que nous voyons ne nous est familier, nous trouvons des repères spatiaux au sein de l'image. La démarche cognitive vise à élucider ces mécanismes, qui ne doivent rien à l'environnement social et semblent généralement partagés par tous les hu mains. Assez développée aux Etats-Unis, la démarche cognitive reste marginale en France. Michel Colin l'avait abordée avec enthousiasme depuis la fin des années 70 et lui consacrait le meilleur de son temps lorsqu'il fut tué, en 1988, dans un accident de la route.

Ses amis nancéiens ont voulu publier les différents articles dont il commençait à faire les chapitres d'un futur ouvrage. Leur initiative est courageuse ; ils auraient pu la mener à terme et ne pas livrer un manus crit aussi bourré de fautes typographiques. Le livre est utile parce qu'il reste sans équivalent. On y sent toutefois la naïveté et la précipitation avec laquelle l'auteur avait, dans ces textes encore hésitants, abordé un terrain mal connu. Le volume est rempli de symboles mathématiques, de pseudo-équations. Avance-t-on beaucoup la recherche en écrivant :

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pour expliquer que dans une suite de trois plans le deuxième peut participer de deux segments différents selon le type d' agencement qu'on choisit ? De longs passages traduisent l' éblouissement ressenti par Mi chel Colin devant ses découvertes ; un re marquable développement sur la manière dont, voyant tour à tour plusieurs person nages qui ne sont jamais filmés ensemble, nous parvenons néanmoins à leur attribuer un espace commun est précédé par six pages de préambules inutiles. L'ouvrage est intéressant mais il risque, en bien des endroits, de décourager son lecteur. Michel Colin aborde trois ordres de pro blèmes différents. Le plus difficile concerne les questions d'identification rap portées à la notion obscure de référent. Sé parant la description, qui peut être vague, de la désignation, l'auteur montre bien le fonctionnement logique grâce auquel le spectateur, en dehors des connaissances qu'il peut avoir a priori, détermine un en semble de liaisons en fonction des règles propres à l'univers dont on le fait témoin (un match, un film, etc.) et en fonction des moyens de nomination utilisées dans le texte parlé.

Un autre problème souvent mal traité est celui de l'espace. Michel Colin en rapproche la définition de la mise en évidence du mouvement et souligne que les rela tions spatiales sont des relations tempo relles orientées ; la combinaison d'une ou de plusieurs directions (geste, déplacement ou regard) et d'une continuité temporelle nous amène à déterminer où se déplacent les personnes que nous apercevons à l'écran, donc à les situer.

Un travail particulièrement long et abouti concerne la segmentation. Michel Colin innove moins dans ce domaine défri ché depuis longtemps par Christian Metz. Au moins aide-t-il à clarifier de nombreux points obscurs. Comment diviser un film ? On confond parfois, au moins dans l'usage courant, deux termes, celui de segment et celui de syntagme (ensemble enchaîné). Ils devraient pourtant être opposés : la seg mentation vise des parties chacunes auto suffisantes, elle se borne à diviser ; la re cherche des syntagmes repose sur l'idée qu'il y a un ensemble, dont dépend chaque unité. La seconde démarche est inductive, elle part de ce qui est attesté au cinéma. La première, en revanche, définit des types théoriques, dont certains sont rarissimes et certains mêmes impossibles bien que logi quement concevables. Il serait satisfaisant de réunir en un seul ensemble tous les types de segments mis en oeuvre. Mais cela n'est guère possible du fait que les seg ments ne s'autonomisent pas de la même manière : certains d'entre eux se caractéri sent par leur relation au contexte, ils repré sentent diverses catégories d'un ensemble ; d'autres, en revanche (par exemple un insert non diégétique) ne se définissent qu'en eux-mêmes. Michel Co lin examine longuement les critères géné ralement admis pour esquisser une seg mentation, c'est-à-dire les marques de ponctuation (surtout le fondu au noir), les changements stylistiques et les modifica tions de l'intrigue. Il montre la faiblesse de ces repères, dont personne n'avait d'ailleurs jamais ignoré la fragilité. Il sou ligne alors, toujours dans l'ordre de la syntagmatique, c' est-à-dire de l' enchaînement attesté, l'importance de la réidentification : c'est le retour de faits ou de personnages qui nous conduit à postuler une continuité et il s'agit là d'une donnée essentielle dont la segmentation ne peut tenir compte.

On a peut-être noté la prudence de ces propositions. Derrière son enthousiasme, Michel Colin cachait une grande modestie, il se faisait le champion du cognitivisme mais, comme le montre tout son ouvrage, il était conscient des impasses auxquelles conduirait une approche purement logique de l'activité spectatorielle. L' ouvrage n'impose pas une démarche nouvelle, il montre seulement comment la logique aide à mieux fonder, en même temps qu'à relativiser, les acquis de la sémiologie.

*Michel Colin, «Cinéma, télévision, cognition », 1992, Presses Universitaires deNancy, 152 p., 150F.

The Power 0f News : the History of Reuters 1849-1989

de Donald READ

par Michael PALMER

Paradoxe : le fait même que Paul Julius Reuter (PJR) - né Israel Beer Josephat à Cassel, au coeur de « l'Allemagne », en 1816 - ait été un « étranger », n'explique rait-il pas en partie son succès dans « le commerce des nouvelles » au Royaume- Uni ? Il y fonde un « bureau télé graphique » en 1851, l'année même où Douvres et Calais (et donc, potentiellement, la City de Londres et le palais Bron gniart à Paris), sont reliés par câble sous- marin et par télégraphe électrique : cela rend possible l'échange d'informations boursières le jour même - le temps réel de l'époque. « L'étranger » cherche à se faire admettre par l' « establishment » britan nique, au temps de sa splendeur impériale ; il lui importe de gagner la confiance et les abonnements des milieux d'affaires, et ceux de la classe politique et des patrons de presse à l'époque de la reine Victoria, de Gladstone et de Disraeli (israélite, lui aussi).

PJR tire profit de ses handicaps apparents. Agencier ayant déjà fait ses pre mières armes sur « le continent » - d'où il est chassé, peu à peu -, il s'attire une clientèle au Royaume-Uni qui apprécie la fiabilité de ses services d'information. Londres se trouvant au coeur du dispositif télégraphique intercontinental - l' agence Havas le regrettera amèrement - PJR adopte comme devise « suivez le câble ». Son entreprise deviendra la principale agence de l'empire britannique ; elle des servira par ailleurs d'autres pays d'in fluence anglo-saxonne. Cette politique « du grand large » évitera à Reuter d'être trop présente dans l'évolution du marché de la presse britannique. A la différence de la situation en France, la principale agence « domestique » ou intérieure, collectant et diffusant l'information locale et régionale, sera d'emblée au Royaume-Uni une co opérative de journaux (la Press Association, 1868); elle fournira Reuter en infor mations britanniques tout comme cette dernière l'alimentera en informations in ternationales. Cette presse pluraliste, qui « s'industrialise » au cours de la deuxième moitié du xIxe siècle, interviendra pour aider à « sauver » Reuter en 1941. L'agence est alors dans une mauvaise passe financière, et perçue comme étant trop proche du gouvernement tout comme Havas - devenue l'OFI (1940-44) - l'est en France. Toutefois, jusqu'en 1914 tout au moins, Reuter profite de l'importance géopolitique du Royaume-Uni et des faci lités qui lui sont accordées dans l'obten tion des informations de sources offi cielles. Elle ne subit pas trop alors les travers de cette assimilation ou identifica tion au régime qui, en France, compromet tent Havas, agence d'information. Reuter clamera haut et fort son indépendance, et convaincra.

L'ouvrage que Donald Read consacre à Reuter comporte quelques 420 pages, quinze chapitres, un glossaire, un index, et une soixantaine d'illustrations. Il retrace les dispositifs de la couverture de l'actua lité « à l'anglo-saxonne », dans l'empire britannique, en Europe, et ailleurs dans le monde, pendant près de cent cinquante ans. A la recherche non pas de la neutralité mais de l'objectivité dans la relation d'une information, Reuter aurait rendu compte de manière plus objective en 1989 qu'en 1939, et de manière nettement plus objec tive qu'en 1889. En écrivant ainsi (p. 396), l'auteur indique qu'il ne craint pas d'émettre des jugements de valeur, même si ceux-ci portent l'empreinte du Britan nique analysant les agences en cette fin du xxe siècle.

Un deuxième thème, lié au premier, est traité abondamment. Read écrit l'histoire de l'entreprise qu'est Reuter. Il y a vingt ans, la direction de l'agence se montrait prudente devant les historiens ou les socio logues des médias enquêtant sur « la maison ». En 1992 Reuter Holdings plc oc cupe la quarante-huitième place parmi les principales sociétés européennes classées par capitalisation boursière : le succès même de l'agence au cours des vingt der nières années explique peut-être la déci sion prise par la direction d'investir dans le classement des archives internes et de procéder à des recherches extérieures. L'ouvrage de Donald Read n'est pas une histoire officielle. Elle est rédigée de manière indépendante. Mais l'auteur a bénéficié d'une logistique mise à sa disposition lorsque l'entreprise crut bon de faire réali ser son « histoire autorisée. » Le lance ment de l'ouvrage, en octobre 1992, fut accompagné de maintes festivités et d'une exposition consacrée à l'agence à l'Imperial War Museum de Londres. Deux autres tomes sont prévus : ils développeront l'analyse du rôle de l'agence dans l'empire britannique et ses rapports avec d'autres agences internationales.

Pour l'heure, le lecteur doit se contenter d'un ouvrage sans note ou bibliographie, mais les scrupules de l'historien y sont manifestes. Dans un ouvrage consacré à une entreprise pour qui la référence aux sources de l'information est le b.a.-ba du métier, l'on peut s'étonner du premier constat, mais se sentir rassuré par le se cond. Read, lui - à titre d'exemple - utilise le conditionnel lorsqu'il est question de l'emploi de PJR chez Charles Havas à Paris en 1848. Pour l'historien d'Havas, Antoine Lefebure (*) cela ne fait pas de doute : il reprend à son compte un passage dans l'ouvrage de Pierre Frédérix sur Ha vas-AFP (1959), évoquant « les poulains de l'écurie Havas » que seraient PJR et cet autre Allemand et fondateur d' agence, Bernard Wolff - affirmation qui figure dans d'autres textes Havas et AFP, sans que l'on puisse en trouver, semble-t-il, la moindre preuve directe.

Read pose de bonnes questions. Pour quoi les Rothschild et quelques autres banques et entreprises internationales s'adressent-ils à Reuter, en sep tembre 1852 (p. 16) par exemple, au lieu d'expédier leurs messages ou instructions directement ? En effet, Reuter, dès qu'il commence à utiliser le câble sous-marin Londres-Paris, semble avoir été un inter médiaire expérimenté, retenu pour l'expé dition de messages « privés », plutôt qu'un pourvoyeur d'informations à « tous publics ». On a recours à son expertise en matière de transmissions (le télégraphe électrique se substituant peu à peu au télé graphe optique et aux pigeons voyageurs). Son activité de « pourvoyeur » tout autant que celle de fournisseur d'informations destinées au domaine public, sera long temps l'une des forces de l'agence.

On l'a souvent dit : à ses débuts à Londres, jusqu'en 1858, Reuter dessert une clientèle d'hommes d'affaires, et ne parvient pas à trouver des abonnés parmi les journaux britanniques. Ils n'y viendront que progressivement, y compris le Times, longtemps réticent. Sautons quelques décennies. En effet, un siècle plus tard - avec comme date symbole 1956 et la crise de Suez - le Royaume- Uni, qui perd peu à peu son empire et l'es sentiel de sa puissance géopolitique, hésite encore devant l'Europe. Reuter, elle, est en mauvaise posture : Gerald Long, le direc teur général nommé en 1963, place à la tête d'un service informatique qui vient d'être créé Glen Renfrew, l'homme qui lui succédera en 1981 comme patron de l' agence. Long dira ensuite que PJR lui servit de modèle : en 1851, il fallait « suivre le câble » ; dans les années 60, il importait de développer les réseaux d'in formatique et de télécommunication et cela pour desservir principalement les clients non médias en informations écono miques et financières, voire en informa tions générales et politiques susceptibles d'influencer les cours des marchés : « news moves markets ».

De fil en aiguille, Reuter développe des services pour des cambistes. Elle se révèle bien positionnée lorsque, avec la fin du système monétaire dit de Bretton Woods (vers 1971), l'abandon de la parité or du dollar US et le flottement généralisé, les devises deviennent elles-mêmes un marché : le cambiste vend ou achète des devises sur les places financières à travers la planète ; il a besoin d'outils tant infor mationnels et analytiques que transaction nels, pour conclure des opérations immé diates, en quelques secondes à peine. Le Reuter Money Monitor, lancé à cette fin en 1973, sera la nouvelle poule aux oeufs d'or. On paie aussi bien pour afficher ses cours sur ce marché électronique que pour avoir connaissance de ceux des autres. Le chiffre d'affaires de l'agence en 1983 est quatorze fois plus important que celui de 1973.

Les pages consacrées à ce Reuter Moni tor et à ses succédanés sont parmi les plus éclairantes de l'ouvrage. Michael Nelson, l'un des dirigeants d'alors, note, en 1975 : le système destiné aux cambistes fait de Reuter un instrument dans la réalisation d'une transaction, ce que l'agence n'a ja mais été auparavant (p. 308). Par ailleurs, en 1973, l'année même où le Royaume- Uni accède à la CEE, Gerald Long précise qu'avec la fin de l'empire britannique Reuter s'est tournée vers l'Europe occi dentale et les Etats-Unis, devenus pour elle les marchés les plus prometteurs.

En 1967, Reuter rompt ses contrats avec les agences américaines, Associated Press et Dow Jones. Depuis lors, elle développe ses propres réseaux pour couvrir l'infor mation économique et financière, mais aussi l'information générale, aux Etats Unis. Fin de l'empire et positionnement dans les marchés économiquement les plus développés coïncident avec une améliora tion des produits et des réseaux : outre l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord, l'Asie est l'une des régions où l'agence se renforce le plus rapidement au cours des années 80. Il importe de contre carrer les agences concurrentes et même certains clients (banques, notamment) en clinent à lui emboîter le pas. Le succès va au succès. L'Europe de l'Est, d'une part, le marché télévisuel, de l'autre, constituent deux secteurs où Reuter renforce sa pré sence : en juin 1992, elle est devenue l'unique propriétaire de Visnews, l'agence d'images d'actualité. En Europe de l'Est, et ailleurs, Reuter se préseute comme sus ceptible de jouer elle-même le rôle d'agence nationale.

Quinconque lit entre les lignes note chez Read la trace de critiques que d' autres ont formulées plus crûment. Le vieux débat, au sujet de l'identification de l'agence avec des intérêts britanniques à travers le monde, n'est plus de mise. Au contraire, le gouvernement britannique en serait à se féliciter que la présence d'une grande agence supranationale, ayant son siège à Londres, soit bénéfique au Royaume-Uni en tant que pays hôte...

Autre controverse : le débat, dans les années 70, à propos du rôle éventuel des agences dans la recherche d'un nouvel ordre mondial de l'information et de la communication (le NOMIC) : Reuter véhi culerait des critères anglo-saxons de l'in formation. A en croire Read, ce débat pourrait changer de termes de référence. Ainsi, lors de « la fin » des régimes com munistes en Europe soviétique, un agen cier Reuter à Beijing s'interroge : l'agence ne serait-elle pas coupable d'un certain « occidentalo-centrisme » ? A quoi lui ré pond le principal responsable rédactionnel de Reuter à Londres : cette « vision du monde » ne reflète pas une attitude tendan cieuse, ou filtre déformant ; elle témoigne du fait que l'agence consacre l'essentiel de ses efforts à ceux qui la paient le plus pour ses services ; il lui faut trouver l'équilibre entre des considérations commerciales et son obligation déontologique de fournir des services d'information dont les critères dépassent toute considération de race, de conviction politique ou de religion (p. 396).

Surtout, la place que représentent dans les ressources de l'entreprise, les revenus provenant des services et des équipements destinés principalement aux clients non médias - tels les cambistes, les banques et autres sociétés de crédit et d'investisse ment (publics aussi bien que privés), ac teurs des flux financiers et de la spécula tion - poserait une question plus éthique que déontologique. De cette question on ne peut se sortir avec une réponse pi rouette : « Ce que nous ne faisons pas, la concurrence, elle, s'empressera de le faire. » Read note avec raison : « d'eux- mêmes, les services Reuter Money Moni tor ne favorisent pas la spéculation : au contraire, en augmentant le stock d'infor mations financières disponibles à travers la planète, Monitor crée simplement un mar ché plus pur » (p. 307). Cela dit, comme le note en 1979 le Harvard Business Review - que cite Read - il existe depuis peu une véritable économie internationale à la ca dence du temps réel : on peut connaître, venant de « partout », en temps réel, les prix d'achat et de vente des devises, et de bien d'autres « objets de commerce » en core. Pourvoyeur et fournisseur, Reuter alimente ces flots et ces flux. En proposant des produits et des outils transactionnels, Reuter pressent les besoins à venir de clients appelés à utiliser des technologies permettant la mise en rapport et l'échange immédiats. La géofinance influe plus que jamais sur la géopolitique : ce ne sont pas les remous que connaît le système moné taire européen en septembre 1992 et de puis qui nous démentiront.

Imbrication des économies dans « la communication monde » (Armand Mattelart), interdépendance en temps réel des acteurs et des agents financiers de l'infor mation monde. Dans le domaine des agences - domaine bien hétérogène, il faut reconnaître - le fil ténu séparant le mes sage, le messager, les médias et autres des tinataires-récepteurs semble parfois s'ame nuiser, s'estomper. En fait, il n'en est rien. Un siècle et demi de métier garantissent à Reuter - et à l'AFP, héritière de Havas-in formation - la capacité d'effectuer les dis tinctions professionnelles qui s'imposent. Mais, pour les agences internationales, trois tendances modifient la donne et dé terminent de nouvelles configurations. Tout d'abord, leur nombre diminue. Les responsabilités s'accroissent d'autant: Reuter n'ignore pas qu'inclure une infor mation dans l'un de ses services lui confère le statut de dignus entrare est. Mais une certaine appréhension augmente également : c'est de voir se renouveler les attaques contre « l'oligopole » ou le cartel des grandes agences, telles qu'elles se sont produites dans les années 30, aux dépens de la « grande alliance des agences - dont Reuter et Havas - ou, encore, dans les an nées 70 lorsque les grandes agences d'alors - Reuter et l'AFP désormais - se voient dénoncées par les partisans d'un nouvel ordre mondial de l'information et de la communication. L'autre tendance, elle, pourrait offusquer, ou presque, cer tains médias. La clientèle média ne repré sente que 6 à 7 % des recettes de Reuters Holdings plc. Le mouvement conjoint de l'imbrication croissante des économies (du monde développé, surtout) et de l'applica tion des technologies du temps réel aug mentent le stock des données en circula tion et modifie, pour l'agence, la hiérarchie des priorités. Il importe encore, certes, de fournir le plus rapidement pos sible une information fiable. Mais il im porte aussi de la « formater » afin qu'elle favorise la prise de décision, le conclusion d'une transaction.

La clientèle médias, elle, parait en conséquence sinon à la remorque de la clientèle non médias, du moins en position d'heureuse bénéficiaire d'innovations techniques rendues possibles, pour l' essentiel, grâce aux recettes engrangées par les services rendus aux non médias. En 1992, Reuter lance Globex, un système déve loppé avec les principaux marchés à terme, et le service Dealing 2000-2, destiné aux cambistes : le cambiste s'informe, informe les autres de ses propres prix, et entre ou sort à sa convenance dans la danse des offres d'achat et de vente. Et tout cela grâce à des réseaux de télécommunications que loue l'agence et sur des terminaux, écrans et autres équipements fabriqués pour Reuter par l'une des nombreuses so ciétés que, renforçant sa propre division de recherche et de développement, elle ac quière au cours des années 1980. Ainsi, du côté de chez Reuter, il apparaît que les Rothschild et leurs épigones, ainsi que ces « golden boys » que sont les cambistes, « pèsent » en effet plus lourds que Le Monde ou TF i dans le financement de l'entreprise ; mais ils fournisent le « nerf de la guerre » qui permet aux agen ciers, longtemps méconnus, à ces « Roule tabille » sans nom, d'informer les clients aussi bien médias que non médias.

D. Read, historien de Reuter, cite non pas Gaston Leroux, père de Rouletabille, mais plutôt des romanciers anglo-saxons - Ian Fleming, le créateur de James Bond, ou Frederick Forsyth, son successeur dans la littérature des thrillers. Ceux-là prati quent la concision propre à la rédaction des papiers d'agence, en travaillant pour Reuter. Read rappelle, en somme, que l'ubiquité du « messager ailé » qu'est Her mès, descendant de Zeus, est au service de plusieurs maîtres : Hermès est le dieu des voyageurs, du commerce et des voleurs.

*Donald READ. The Power of News : the History of Reuters (1849-1939), Ox ford University Press, 1992.

Rectificatif. Dans la notice consacrée à :

A. Lefebure, Havas, Réseaux, n°57, il fal lait lire (p. 160, col. 2, 1. 3), « Lefebure insiste sur la dimension nouvelle que connaît Havas », etc.

 

Marketing des bibliothèques et des centres de documentation


de Jean-Michel SALAUN

par Fanny CARMAGNAT

Les propos de cet ouvrage annoncé dans son titre peut étonner, voire irriter le lec teur non averti. Quoi, même le secteur de la culture, un secteur non marchand, un domaine de service public, serait touché par le mercantilisme ambiant ?

Pour répondre à cette possible réaction, Jean-Michel SalaUn va revenir aux sources pour rappeler que l'approche marketing est celle qui privilégie le client et le met à l'origine de toute l'activité productive de l'entreprise, contrairement à l' approche produit plus traditionnelle qui met au centre la production en obligeant le mar ché, la clientèle à se satisfaire de ce que l'entreprise fournit.

Dans cette optique, il peut y avoir mar keting sans échange d'argent entre l'utili sateur considéré comme un « client », ce qu'on peut appeler d'un terme général de « marché », et l'institution productive de ce service particulier qu'est la fourniture d'informations ou de supports d'informa tion. Il n'y a donc pas opposition, bien au contraire, entre service public et marke ting, et Jean-Michel Salaün rappelle d'ailleurs que bibliothécaires et documen talistes n'ont pas attendu les théoriciens de l'adaptation de ces méthodes de gestion aux bibliothèques pour faire du marketing.

Cet ouvrage se veut tout d' abord une initiation aux méthodes de marketing adaptées aux services d'information que J.-M. Salaün a destinée aux professionnels, et notamment ceux de l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques où il enseigne. A ce titre, c'est un livre d'une grande clarté et aux qualités pédagogiques qui seront certaine ment appréciées de ses lecteurs étudiants. Les tableaux y sont toujours très explici tées et l'auteur n'utilise jamais un terme du jargon du domaine de la gestion (ser vuction, marketing-mix) sans l' expliquer et le replacer dans le contexte des biblio thèques et centres de documentation.

Mais il offre également une réflexion critique sur les problèmes de la gestion des services culturels, dans la lignée des tra vaux du CERSI (Centre d'études et de re cherches en sciences de l'information) dont il est membre depuis 1988.

Il amorce par exemple une réflexion sur le problème de l'avenir des bibliothèques qui seraient menacées par des nouvelles technologies mettant directement en rela tion les usagers et l'information, et fait un sort à cette idée simpliste.

Reste la question de l'adaptation de la notion de marketing aux différentes mis sions des bibliothèques. Si l'approche mar keting paraît bien « coller » à la mission de promotion de la lecture publique des bi bliothèques, on peut s'interroger sur sa pertinence en ce qui concerne leur mission patrimoniale de conservation des docu ments, mission non directement liée à l'existence d'un public ou d'une « clientèle ».

*Jean-Michel SALAUN, « Marketing des bibliothèques et des centres de documentation », Editions du Cercle de la librairie, Collection « Bibliothèques », 1992, 132 pages, 130 F.

L'échange de données informatisées

de M.A. EMMELHAINZ

par Marie-Christine MONNOYER

L'auteur s'adresse aux responsables des départements marketing, achats, logis- tique, comptabilité... des entreprises indus trielles ou commerciales qui auraient en tendu parler de l'EDI et s'interrogeraient sur les potentialités de l'outil dans leur propre structure. Les lecteurs y trouveront donc tous les éléments susceptibles de nourrir un argumentaire préalable à une décision d'investissement. Toutefois, comme il est indiqué dès le début du cha pitre 2, l'auteur se limite à un exposé des avantages de l'EDI, excluant ainsi a priori toute investigation quant à l'existence d'incidences négatives.

Présentée comme une question de survie pour l'entreprise, cette méthode de cir culation de l'information est analysée en fonction de ces quatre apports essentiels : amélioration du fonctionnement interne, meilleure réponse à l'attente des clients, amélioration de fonctionnement du canal client-fournisseur, augmentation de la compétitivité nationale et internationale. Sur ces différents points, l'analyse est ex trêmement fouillée et c'est là l'intérêt prin cipal de l'ouvrage. Dans tous les secteurs d'activité, les exemples abondent et les in formations chiffrées fourmillent, permet tant ainsi de mesurer tout à la fois le ni veau d'expérimentation de l'EDI aux Etats-Unis et les bénéfices financiers et or ganisationnels de sa mise en oeuvre dans des activités aussi diverses que l'industrie alimentaire, l' industrie automobile, l' in dustrie pharmaceutique, la vente aux dé tails, les transports et... l'administration fé dérale. Le lecteur trouvera donc là une mesure estimative de l'ensemble des coûts directs liés à l'implantation d'un système EDI et des économies nées de son usage.

Une fois convaincu, le lecteur est initié aux aspects techniques de l'implantation de l'EDI : types et structures des standards (transaction, communication, transmis sion), types de logiciels, caractéristiques des matériels et des réseaux et enfin étapes de mise en oeuvre et besoins de formation des personnels. L'objectif de ces chapitres est d'aider le lecteur qui a reçu l'ordre de mise en place des systèmes à résoudre les problèmes techniques auxquels il est confronté.

Une rapide ouverture sur l'utilisation in ternationaie de l'EDI permet de découvrir des applications originales effectuées en Corée, au Canada et en Europe.

N.-B. - On pourra être surpris de l'or thographe adoptée pour le titre de l'ouvrage qui ne correspond pas à l'usage ni sans doute à la traduction du signe anglo saxon : electronic data interchange.

*M. -A. EMMELHAINZ : L'échange de données informatisées. Éditions MASSON 1993.

 

(1)Derniére édition en 1978

(2) A ce sujet , on peut consulter l'article L'historien devant la photographie , de Jean-Claude Lemagny, publié dans les Cahiers de la Photographie, n° 3, Paris,1981, p.10 à 23.

(3) Dans les trois photographes allemands, il faut inclure Laszlo Moholy-Nagy, d'origine hongroise, mais dont l'essentiel des recherches photographiques se situe en Allemagne, où il travaille dans le cadre du Bauhaus dès 1923.

(*)Voir notice concernant l'ouvrage d'Antoine Lefebure, Havas, Réseaux, n°57