n°57

 

 

Le cinéma en perspective : une histoire

de Jean-Louis LEUTRAT

par Myriam TSIKOUNAS

Longtemps le cinéma s'est enseigné par le biais de l'esthétique, de la narratologie et d'autres approches particulièrement achroniques. L'histoire n'avait pas droit de cité car, aux yeux de la communauté uni versitaire, elle ne répondait pas aux exi gences minimales de scientificité. Ecrite par des amateurs plus préoccupés de re trouver films et documents y afférents que de s'interroger sur leurs objectifs, elle res tait un vaste panorama impressionniste dé coupé en tranches chronologiques raccor dées de manière linéaire, un survol cavalier jalonné de chefs-d'oeuvre hétéro clites et émaillé de bio(hagio)graphies. Depuis quelques années, la situation a changé. Des chercheurs ont fait un pas vers l'histoire, discipline leur paraissant apte à endiguer la crise - tant de la théorie que du 7e art - et sont désormais « occupés à la tâche d'élaborer des histoires du ci néma d'une autre nature », C'est à partir de leurs travaux et dans le prolongement de ses propres explorations que Jean-Louis Leutrat relève le défi de raconter en 128 pages - à peine 100 si l'on retire an nexes et nombreuses citations - une pos sible histoire du cinéma ou plus exacte ment trois histoires partielles, selon trois perspectives, qu'il appartient au lecteur d'enchevêtrer.

Mais avant de suivre ces « trois fils conducteurs parmi d'autres », l'auteur exa mine d'où vient le cinéma et démontre, avec brio, que ce dernier est né d'une série de déplacements de la perception qui se sont opérés dans la vie quotidienne. Il explique que, durant la seconde moitié du XIXe siècle, tout tend vers le cinémato graphe, des nouveaux moyens de transport - dans le train, le voyageur, assis et immo bile, regarde défiler des paysages à travers une fenêtre rectangulaire - aux nouvelles formes de spectacle - le mélodrame exige changements de décors et jeux d'éclairage - en passant par les nouveaux schémas de pensée - Bergson réfléchit sur le mouve ment, Taylor décompose le travail de l'homme en segments... - et les obsessions majeures de la période - le désir de préser ver la vie au-delà de la mort, la volonté de continuer à découvrir des continents au moment où « la terre ou presque a été sillonnée... »

Lorsqu'il nous a convaincus que « le cinéma n' est pas apparu n'importe où, n'importe quand et par la grâce de n'im porte qui », Jean-Louis Leutrat esquisse sa première histoire, celle du cinéma resi tué dans son contexte sociopolitique et culturel. Après avoir ramené, avec une concision extrême, les conflits qui ont tourmenté le siècle à « un bras de fer entre deux conceptions du monde et deux types d'économies », s'achevant par la faillite du communisme et la victoire d'une sorte de postlibéralisme, il prouve à quel point le cinéma a été affecté par cette conjoncture. Non seulement chaque groupe dirigeant, des Soviets aux nazis via les Américains du maccarthysme, a cherché à faire de lui un instrument de propagande mais le néocapitalisme au jourd'hui triomphant l'accapare pour re modeler l'opinion mondiale et l'appauvrit stylistiquement en l'obligeant à renoncer à ses particularismes pour être universel lement compris. S'il entretient un rapport étroit avec le pouvoir, le cinéma occupe également une place intermédiaire entre les arts et les médias. Aux premiers, il a emprunté des genres spectaculaires, avec les seconds, il a contracté des alliances di verses : après avoir concurrencé la presse - qui lui a fourni des scénarios - et la radio - qui l'a aidé à devenir « parlant » - il est maintenant menacé par la télévision conquérante.

La deuxième histoire relatée est celle des formes esthétiques. Jean-Louis Leutrat commence par expliquer comment et par quels concours de circonstances, parmi les multiples forces en présence au départ, un mode de représentation, dont Hollywood est le parangon, a fini par l'emporter. Il prouve ensuite que cette « grande forme qui a traversé l'histoire du cinéma jusqu'à ces vingt dernières années » n'est pas un bloc compact, pur et figé, mais une figure éparse, hybride et en perpétuel devenir. En effet, pour survivre, elle a dû se réactiver et s'adapter continuellement, se raffiner et innover sur elle-même des techniques - comme la caméra subjective - et des genres, telle la comédie musicale avec ses expériences singulières sur le son et la couleur. En outre, tout au long de son exis tence, ce modèle n'a cessé de subir les influences de cinémas qui n'allaient pas dans son sens. A l'époque du « muet » se sont élaborées des « écoles » qui l'ont superbement ignoré (l'expressionnisme allemand, le mouvement impressionniste français), l'ont rejeté radicalement ou tourné en dérision (les artistes sovié tiques). Or non seulement ces films ont trouvé un écho à l'étranger mais, dans l' entre-deux-guerres, certains de leurs auteurs sont venus se réfugier et travailler à Hollywood. Ultérieurement, d'autres courants expérimentaux se sont dévelop pés contre la production dominante mais l'ont suffisamment marquée pour lui ino culer, à doses homéopathiques, quelques- unes de leurs trouvailles.

La troisième histoire, celle des « corps cinématographiques », reste à construire puisque, dans ce chapitre, trois fois plus court que les précédents, Jean-Louis Leu trat ne retrace pas un itinéraire mais creuse des pistes de recherches. Il dit combien il serait utile d'entreprendre une histoire des stars car celles-ci ont infléchi la pratique filmique, ont imposé des équipes fixes, des opérateurs et des partenaires pour les mettre en valeur, ont suscité des scéna rios... Il signale les matériaux qui permet traient d'entreprendre une histoire de la ré ception encore balbutiante. Il souligne l'intérêt d'écrire des histoires marginales : celle des réalisateurs qui passent devant la caméra, celle du dimorphisme sexuel à l'écran et bien d'autres encore qui aide raient le cinéma à « ne pas disparaître de la mémoire des hommes ».

Ainsi, dans ce petit ouvrage très riche et qui stimule la réflexion, Jean-Louis Leutrat fournit-il les règles et « la gamme des outils indispensables » pour confectionner une « nouvelle » histoire du cinéma, sou mise aux mêmes exigences et en butte aux mêmes obstacles épistémologiques que l'histoire générale dont elle est une simple branche.

Conscient que le cinéma est un objet hétérogène et un « fait social total », l'auteur ne prétend ni couvrir toute son histoire ni trouver un principe unificateur. Il se contente de circonscrire trois champs d'études et de dévider ces trois fils rouges qu'il sépare volontairement. Il ne tente, in fine, aucune synthèse mais abandonne au lecteur le soin de constituer des réseaux relationnels entre les différents niveaux, d'établir des correspondances entre la traversée politico-culturelle du siècle et la transformation des formes filmiques.

Si l'histoire du cinéma ne peut qu'être plurielle et lacunaire, Jean-Louis Leutrat refuse cependant de la laisser en miettes et essaie, par le truchement du récit, de lui donner une cohérence. Il s'interroge sur le type d'intelligibilité qu'il souhaite restituer car « toute histoire voulant un point d'ori gine », le risque est grand de raisonner en termes de progrès et de causalité. Pour éviter cet écueil, dans le « premier chapitre obligé », il ne décrit pas les curieuses machines scientifiques qui précèdent la création du cinématographe mais explique pourquoi le 7e art est apparu à la fin du xIxe siècle, dans le monde occidental.

Jean-Louis Leutrat affirme aussi ses buts : il cherche à comprendre « le mouve ment par lequel des singularités ont pu émerger », c'est-à-dire à démontrer que la « grande forme » a triomphé pour des rai sons contingentes. Pour lui, ce sont les guerres qui ont assuré son hégémonie. Les conflits ont non seulement démantelé la production européenne et permis aux dis tributeurs américains, très bien organisés, d'inonder les marchés étrangers, mais ils ont contraint à l'exil des artistes hors pair qui ont été astucieusement récupérés et « mis au pas » par Hollywood.

Suivre les avatars de cette « grande forme » permet également à l' auteur de prouver que l'histoire n'est « ni évolutive ni chronologique ». En effet, depuis les années 60, le cinéma américain, loin de progresser, sombre dans la commémora tion, à grands renforts de remakes, et s'affadit pour plaire à un public habitué aux caractéristiques du spectacle télévisé.

Enfin, d'un bout à l'autre de ce trop bref essai, Jean-Louis Leutrat ne cesse de dénoncer les fausses évidences et les prénotions. Il s'interroge notamment sur la pertinence des découpages nationaux prati qués empiriquement par les historiens du cinéma. Il montre que, dans certains cas, tel celui des coproductions, ces délimita tions n'ont guère de sens mais que, dans d'autres, au contraire, elles sont impor tantes. Ainsi, après la guerre, les cinémas européens, à partir d'un traumastisme commun, exposent-ils « une série de mau vaises consciences toutes originales » : les Allemands tournent des comédies tyro liennes mièvres, les Français, frappés d'amnésie, se révèlent incapables de mettre en scene le passé, en Italie éclôt le néoréalisme.

On le voit, la gageure de « mettre le cinéma en perspective » en 128 pages est soutenue. On ne peut donc reprocher à Jean-Louis Leutrat, qui avoue avoir dû « brosser à grands traits », de traverser l'histoire politique du siècle de façon si lapidaire que fascismes italien et allemand sont indifférenciés et d'être si elliptique que la métamorphose du cinéma révolu tionnaire (soviétique) en cinéma au service de la révolution est conférée à la « venue du parlant ». En revanche, certains désé quilibres sont plus gênants. Alors que l'auteur pose la question : « Ne faut-il pas reconnaître à l'histoire du cinéma d'autres centres de gravité que les Etats-Unis et l'Europe ? » et nous demande de ne pas surestimer la « grande forme », il accorde de substantiels paragraphes à Hollywood, mais décrit avec une excessive sobriété les seuls cinémas allemand, français, italien et soviétique. En outre, comme sortir des routes carrossables ne va pas de soi, Jean- Louis Leutrat est parfois tiraillé. Par instants, il rentre dans l'ornière de l'his toire du cinéma traditionnel. Il reproche à cette dernière d'être une « litanie de noms », « une suite de dates, de titres... mais ne peut s'empêcher ni d'énumérer à son tour les oeuvres qui lui semblent être « les plus belles réalisées au cours des dix dernières années » ni de partager les vedettes en stars et simples acteurs. Enfin, tandis qu'il appelle le lecteur à ne pas exagérer l'importance des innovations techniques, pour la plupart expérimentées dès le début du siècle, il part néanmoins en quête de paternités et attribue aux réalisa teurs de la Biograph, principalement à Griffith, des inventions favorisant l'émer gence de la - « grande forme ». Or, en Russie - et vraisemblablement ailleurs - plusieurs cinéastes, Ivanov-Gaï en tête, élaborent eux aussi, entre 1908 et 1912, - une écriture conduisant vers une repré sentation classique de l'espace », « mêlent les plans selon leur grosseur », utilisent le flash-back et le montage parallèle... Inver sement, pour aller de l'avant, Jean-Louis Leutrat s'appuie sur les travaux d'autres pionniers qui, chacun à sa manière, ont également proposé une « nouvelle histoire » du cinéma. Il fait alors siennes des hypothèses certes séduisantes mais contestables, comme celle, émise par Serge Daney sur l'« isomorphisme des entrées dans la salle et dans le champ ». Naturellement, les contre-exemples ne manquent pas. Si, en 1926, Eisenstein et Lang dirigent des milliers de figurants, respectivement pour amorcer Octobre et achever Métropo lis, la même année, Koulechov projette dans ses salles immenses et pleines Dura-Lex, film porté par trois comédiens uniquement. A l'opposé, aujourd'hui, aux Etats-Unis, Spike Lee ou Walter Hill peuplent l'écran de foules regardées par des spectateurs clairsemés.

Mais ces quelques remarques, mineures, n'enlèvent rien aux qualités de cet ouvrage d'« initiation » (?), foisonnant et très agréable à lire, qui parvient, remarquable ment, à faire du cinéma et de son histoire « des matières vivantes, en devenir ».

*Jean-Louis LEUTRAT. « Le Cinéma en perspective : une histoire ». Nathan, 1992, 128 p.

Football et télévision

de Bernard POISEUIL

par Gérard DEREZE

Republier aujourd'hui les deux tomes (I. Sophismes et vérités, 1986 Il. La Télé vision des autres, 1987) de l'ouvrage de Bernard Poiseuil, c'était s'exposer inéluc tablement à un certain manque de fraî cheur des données et informations, tant les dispositifs techniques, les coûts, les droits de retransmission, les accords sont soumis à fluctuation dans le domaine effervescent des relations entre la télévision et le sport (le football en l'occurrence). Si nous re grettons l' absence totale de mise à jour qui aurait pu actualiser le propos, le livre n' en est cependant pas, pour autant, irrémédia blement périmé. Il reste au lecteur la pro fusion d'éléments historiques, techniques et institutionnels, les témoignages, les anecdotes, les réflexions et prises de posi tion de l'auteur ainsi que les descriptions du fonctionnement des chaînes étrangères à la France (tome Il).

Dans le premier volume, l'auteur aborde de nombreuses questions cruciales. Retra çant les premiers pas du football à la télé vision et l'évolution de leurs rapports tu multueux, il couvre toute la période qui s'étend du 4 mai 1952, date de la première retransmission en direct (finale de la Coupe de France), à la moitié des années 80. Sous un amoncellement de renseigne ments divers et en recourant fréqueniment aux propos de quelques spécialistes et pionniers - parmi lesquels on retrouve Raymond Marcillac et René Lucot - il évoque les péripéties des premiers repor tages, les brouilles, conflits et divergences de vues entre les instances officielles du football et de la télévision, les aspects juri diques de la question, les problèmes liés aux relations avec les annonceurs publici taires et leurs enjeux pécuniaires, les conditions de retransmission, le rôle et la fonction des organes de presse...

Si tout cela soulève un intérêt indéniable, tant au point de vue historique que factuel, on peut regretter, par ailleurs, que les positions personnelles de Bernard Poi seuil prennent le pas sur l'analyse critique. Tentant d'expliquer et d'argumenter plus que de comprendre, il se transforme trop souvent en zélateur de ce qu'il appelle lui- même « le plus grand spectacle du monde » (p. 66).

Ne cachant pas son parti pris militant - ce qui est, à tout le moins, un signe d'hon nêteté et de clairvoyance - il succombe, néanmoins, à ces déformations de vue et d'analyse qui accablent ceux qui pensent que « les problèmes qui surgissent à pro pos de l'argent, du dopage, de la violence ou de la politique ne seraient que des dé viations malignes risquant de compro mettre [le sport] de l'extérieur, alors que sa nature resterait profondément étrangère à de telles malversations (1) » .

Les quelques extraits qui suivent, tout en étant soumis à l' arbitraire de notre choix et à une décontextualisation mutilante, mon trent assez bien les fondements et les a priori idéologiques et réducteurs du propos (2) : « Les intermédiaires dont les intérêts n'ont certes pas le caractère idéaliste de ceux des dirigeants du football » (p. 48), « une large faculté d'enthousiasme, dont l'idée est, à notre gré, inséparable de celle de football » (p. 96), « Michel Drucker [...] qui a su donner des preuves de son attache ment sincère à notre discipline » (p. 123). Enfin, traitant des perspectives d'avenir dans les dernières lignes de son texte, il propose à la télévision et aux dirigeants du football français de s'unir « pour sauvegar der l'identité de notre football [et] assurer en France même son rayonnement » (pp. 203-204) et il conclut sur ces mots :

« Télespectateurs footballomanes, don nons-nous la main et adorons ensemble ce deus ex machina » (p. 204).

Le deuxième volume élargit le propos à une quinzaine de pays (l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, les Etats Unis, l'Australie, etc.), aborde rapidement quelques questions liées aux « aspects politiques de la télé-football », aux télédiffuseurs, à l'organisation des services sportifs et, enfin, propose une typologie des pro grammes sportifs. En soulignant l'intérêt que peut revêtir une approche descriptive et comparative comme celle qui nous est proposée ici, il nous faut cependant relever une confusion en ce qui concerne la Bel gique, le seul pays dont nous connaissons assez précisément l' organisation télévi suelle. En effet, l'auteur n'a pas opéré les distinctions adéquates entre les centres ré gionaux (et non locaux) de la télévision de service public de la communauté française de Belgique (la RTBF) et les télévisions communautaires et régionales qui sont des institutions totalement indépendantes de celle-ci. Quoi qu'il en soit et en invitant le lecteur à un minimum de prudence et de vérification, il faut mettre l'accent sur la quantité de chiffres et d'informations in édites qui se trouvent mises à sa disposi tion.

En conclusion, il nous apparaît que, malgré le ton péremptoire et le déficit d'analyse distante et critique, cet ouvrage peut se révéler bien utile par la somme de renseignements, certes souvent dépassés aujourd'hui, qu'il contient et met à dispo sition du lecteur à la recherche d'éléments historiques.


*Bernard POISEUIL, « Football et Télévision ». Tome I, Sophismes et vérités. Tome Il, La Télévision des autres, Paris, Tekhne, 1992.

(1)PARLEBAS P., « Le sport , fait social », La Recherche, n°245,juillet-août 1992,p.858
(2) C'est nous qui soulignons les termes dans les extraits qui suivent.

 


Économie des télécommunications et réglementation

de Nicolas CURIEN et Michel GENSOLLEN

par Etienne TURPIN

Depuis l'aube des années 80, le secteur des télécommunications est devenu un su jet de prédilection pour les économistes et un laboratoire privilégié d'expérimentation de nouveaux concepts. Cet engouement a deux racines. L'immense débat autour du démantèlement d'ATT, puis de la dérégle mentation, est évidemment à citer en pre mier lieu. Mais les télécommunications sont apparues également comme l'un des secteurs emblématiques de la nouvelle économie industrielle qui est avant tout une nouvelle microéconomie centrée sur l'analyse de la concurrence imparfaite et les situations d' information asymétrique. A mi-chemin entre une macroéconomie re venue du keynésianisme pour réduire ses prétentions à des conseils de rigueur bud gétaire et de tenue de la monnaie, et une microéconomie traditionnelle psalmodiant les bienfaits d'un équilibre général de concurrence pure aussi idéal que fantoma tique, cette nouvelle économie a réalisé des avancées théoriques permettant de mieux comprendre le fonctionnement réel des marchés et des entreprises et s'est ré vélée capable de produire des recommandations opératoires sur la nature des réglementations à établir.

C'est dans cette mouvance que se si tuent les auteurs, Nicolas Curien, directeur adjoint de î'ENSAE, et Michel Gensollen, chef du Service des études économiques de la direction de la planification et de la stratégie de France Télécom. Leur parfaite connaissance du secteur les conduit cepen dant à adapter ce cadre à la réalité tech nique de celui-ci. Pour tenter de décrypter l' organisation future des télécommunica tions, les auteurs s'appuient ainsi sur trois fils conducteurs.

En premier lieu, les télécommunications sont une industrie de réseau. Elles se struc turent donc autour des mêmes dominantes que leurs homologues des transports ou de l'énergie ; clivage potentiel entre infra structure et services ; complémentarité entre distribution capillaire et « transport » sur les grands axes ; fortes externalités. Les lames de fond qui ont affecté certains de ces secteurs sont donc susceptibles d'at teindre le nôtre. On a bien sûr en tête la déréglementation sauvage des transports aériens ou la lutte féroce que se sont livrés les différents modes de transport terrestre. Les auteurs sont cependant trop fins connaisseurs des télécommunications pour se laisser emporter par la puissance d'un raisonnement analogique dont on connaît les vices et les vertus.

En second lieu, la prospective écono mique d'un secteur tel que les télécommu nications ne peut se faire sans un examen précis des développements techniques en cours. Malgré toutes leurs tentatives dont les plus fameuses sont sans doute celles de Schumpeter ou de Kondratieff, les écono mistes n'ont jamais réussi dans leurs ef forts pour endogénéiser l'innovation tech nique. La question du monopole naturel est ainsi fonction d'un certain état de tech nique. Aussi, c'est dans une juste prospec tive technique que réside l'espoir de pré voir les structures qui s'imposeront dans les prochaines années. Celle-ci ne peut ce pendant s'opérer sans référence constante aux conditions économiques de l'émer gence de l'innovation, C'est à cette subtile dialectique que s'attache le premier cha pitre de l'ouvrage. Un tel début peut sem bler naturel à l'ingénieur, mais, pour l'éco nomiste, il s'agit là d'un grand aveu d'humilité qui est, je crois, à porter au crédit des auteurs.

En troisième lieu, l'expérience des autres pays reste à méditer. « Ceux qui ignorent le passé sont condamnés à le re vivre », a dit le penseur indien Santayana. C'est pourquoi le second chapitre retrace l'histoire du démantèlement d'ATT, en en montrant les enseignements toujours ac tuels. Plus généralement, sont passées en revue les politiques suivies par les grands pays développés ainsi que la politique communautaire (chapitre 3). Au-delà du factuel, on s'efforce de reconstituer avec la plus grande objectivité les argumentaires, en tenant des comptes des situations spéci fiques de chaque pays.

Ces trois fils conducteurs se trouvent entrelacés dans la trame du quatrième cha pitre conclusif qui s'interroge sur l'organi sation future des réseaux de télécommuni cations. On y rappelle les vertus de la concurrence dont l'introduction ne doit pas être démonisée. Celle-ci est en effet la meilleure structure de marché sous trois conditions : peu ou prou d'externalités ; des coûts fixes pas trop lourds ; absence d'innovation radicale. Ces conditions sont évidemment loin d'être remplies dans les activités liées aux télécommunications. Mais il est normal que les régulateurs cherchent à exploiter toutes les niches dis ponibles pour une concurrence saine. L'opérateur ne doit alors surtout pas me ner de maladroits combats d'arrière-garde, tels que ceux qui furent fatals à ATT - qu'on se souvienne de la ridicule affaire « Hush-a-phone » - en recherchant des protections juridiques illusoires, mais chercher au contraire à participer loyale ment à cette concurrence sans pratiquer de subventions croisées abusives. Quant au régulateur, il ne doit pas rêver à une concurrence idéale mais chercher en pre mier lieu à favoriser les grands projets in novants que seuls les grands groupes, voire des coalitions de ceux-ci, sont ca pables de mener à bien, pour ensuite per mettre à la concurrence d'éclore autour de ceux-ci afin de décliner et d'épuiser toutes les potentialités de services que ces projets portent en germe.

Ayant, je crois, suffisamment montré que la lecture de cet ouvrage était indis pensable, j'ajouterai quelques critiques. La première est le revers d'une louange anté rieure. On peut regretter que les auteurs renvoient souvent les argumentaires dos à dos sans vouloir trancher. Par exemple, sur la viabilité de l'Open Network Architec ture américaine qui prévoit la possibilité pour chaque offreur de service d'utiliser et de recomposer les différentes briques constitutives du réseau.

La seconde est relative à la prédomi nance donnée au monde des entreprises et à une certaine prudence dans la prospec tive technique. Si l'accent est mis sur les réseaux intelligents, le pouvoir unificateur des technologies large bande est sans doute sous-estimé. Ainsi, l'essor des ré seaux résidentiels en fibre optique et la révolution communîcationnelle qui peut s'ensuivre sont rejetés au-delà de l'horizon de l'ouvrage.

La troisième critique porte sur les straté gies des acteurs. L'ouvrage a tendance à se consacrer, sans doute pour des raisons de dimensionnement, à l'interaction entre opérateurs, entreprises de services et régu lateurs. Ainsi, dans la bataille pour le contrôle de l'intelligence, le jeu des fabricants d'équipement n'est que rapidement évoqué. Plus généralement, les stratégies industrielles des grands groupes de la com munication et de l'information ne sont que rapidement évoquées. On peut avoir ainsi parfois l'impression d'une rationalisation forcée du jeu des acteurs accordant la meilleure part aux régulateurs qui, au-delà de leurs hésitations ou de leur capture, semblent les seuls à môme de rechercher l'optimum collectif. Ensuite, ce n'est que dans un court développement conclusif qu'est abordé le rôle des réseaux comme place de marché. Organiser celle-ci sous une forme concurrentielle forcément im parfaite, n'est-ce pas courir le risque de biaiser la concurrence qui doit s'y instau rer en aval entre les agents économiques qui réalisent leurs transactions sur cette place de marché ? Enfin, l'impasse est faite sur la description quantitative des ac teurs et des marchés, description qui, loin de transformer l'ouvrage en un ennuyeux annuaire statistique, aurait permis de préci ser les enjeux.

La dernière critique est paradoxale. Alors que les auteurs connaissent à fond ce domaine, ils ont choisi par souci de lisibilité envers des publics non économistes de rester discrets sur les nouvelles avancées de l'économie industrielle (théorie des contrats, information asymétrique, tarifica tion non linéaire), celles-ci n'apparaissant le plus souvent qu'en arrière-plan de leur réflexion.

En conclusion, si l'ouvrage de N. Cu rien et M. Gensollen est indispensable à toute personne cherchant à obtenir une vi sion globale du secteur des télécommuni cations, il ne constitue pas la somme qu'auraient permis d'espérer la mobilisa tion et la réactualisation des travaux anté rieurs des auteurs ainsi que d'autres écono mistes réputés avec lesquels ils ont travaillé dans le passé (citons en particulier J.-J. Laffont ou J. Tirole, ou les auteurs des numéros spéciaux de la Revue économique ou d'Annales des télécommunications). nation, trouvent le temps de s'y consacrer dans les mois futurs.

*Nicolas CURIEN et Michel GENSOLLEN « Economie des télécommunications. Ouverture et réglementation ». Editions Economica, 1992.

Les journalistes et le système médiatique

de Michel MATHIEN

par Denis RUELLAN

Edité au sein d'une collection destinée à l'enseignement supérieur, l'ouvrage se veut une synthèse exhaustive des savoirs dispo nibles sur un sujet peu visité par la re cherche : le journalisme. Adepte de l'ap proche systémique (déjà utilisée pour le Système médiatique : le journal et son en vironnement, 1989), l'auteur réussit une mise en perspective rarement essayée : le journalisme dans son contexte social, éco nomique et entrepreneurial. La dernière tentative approchante était due à Marc Paillet, elle va dejà sur ses dix-neuf années.

Ancien journaliste, aujourd'hui cher cheur spécialiste de la presse régionale, Michel Mathien offre une lecture très do cumentée du métier : statuts, organisation sociale, groupe professionnel, modes de production, libertés de l'information. Et il n'est jamais aussi convaincant qu'à propos de la presse quotidienne et de ses organisa tions productives. L'entreprise est décrite avec finesse, au travers de nombreux exemples, expliquée au moyen d'habiles schémas. L'ambition de situer le journa liste comme partie prenante d'un système complexe, ramifié et dépendant, est parfai tement servie par la connaissance intime des fonctionnements des entreprises contemporaines. On appréciera notamment l'analyse des problèmes liés à la moderni sation des processus de production de l'in formation (la gestion du temps compté « à rebours », l'informatisation et les conflits socioprofessionnels qu'elle entraîne).

Très intéressantes aussi les pages consacrées à la formation professionnelle des journalistes (ou plutôt à son absence chronique en France, le taux relatif des di plômés des écoles spécialisées étant re tombé à 14,8 % des journalistes profes sionnels reconnus par la Commission de la carte. Lire à ce sujet l'étude réalisée par l'Institut français de presse, publiée par la Documentation française, 1992). M. Ma thien souligne que la tradition de forma tion « sur le tas » se traduit en réalité par un déficit brut de préparation des nou veaux journalistes qui intègrent et pro gressent dans le métier sans aucune espèce de recul. Il dénonce aussi l'orientation ac tuelle des programmes des écoles de jour nalisme qui « privilégient la formation technique aux dépens de la formation gé nérale ». Remarquant que ce choix péda gogique sert avant tout les intérêts des en treprises de presse, l'auteur estime : « La dominante technicienne (...) traduit une orientation qui ne va pas dans le sens du développement des valeurs et principes liés à une profession. » La formation, as surée par les professionnels eux-mêmes, « se fonde essentiellement sur le mimé tisme reproducteur de savoir-faire acquis et éprouvés », elle ne prépare pas à l'inno vation et à l'évolution. Ne produisant pas de recherche « ou de propositions particu lières pour mieux assurer son rôle et sa fonction dans l'ensemble du corps so cial », elle ne facilite pas non plus « l'ad hésion à une profession dont la philoso phie s'estompe lentement ». Pour finir, M. Mathien a cette phrase radicale : « S'il y a des professions où existe une passion pour les réformes (enseignants, magistrats, médecins...), le journalisme en est quasi ment exclu. (...) Tout se passe comme si le système et ses différents acteurs (éditeurs, journalistes, sources diverses...) ne peu vent qu'engendrer la satisfaction (quasi) générale, récompense d'une mission so ciale accomplie sans problèmes particu liers et manifestes, sur lesquels la collecti vité aurait pu se prononcer. »

Paradoxalement, cet immobilisme, que dénonce avec talent M. Mathien, contraint aussi sa démonstration. Stigmatisée, l'atti tude de « satisfaction » n'est pas réelle ment dépassée ; elle persiste à imprégner profondément la pensée de l'auteur. Trop rarement, celui-ci remet en cause ce qui, de notre point de vue, constitue la base de cet immobilisme : la représentation tradi tionnelle qui place « les journalistes comme acteurs déterminants de l'informa tion dans la société » et qui octroie au journalisme une « mission sociale dans les régimes démocratiques » ou encore une « mission désintéressée de l'information du citoyen ».

Cette représentation n'est pas critiquée au titre des constructions idéologiques, c'est-à-dire comme un discours, certes ap puyé sur des éléments de réalité, mais aussi bâti de toutes pièces et défendu par un groupe social (ou plutôt, plusieurs groupes) aux intérêts identifiables.

De ce point de vue, l' analyse systéma tique se révèle un piège dès lors que, ne poussant pas la critique au coeur de ce qui construit le système, elle est réduite à en interpréter ses « dérives » (l'auteur parle de « distances entre pratiques et valeurs de la profession ») comme de simples dys fonctionnements incidents et qu' il convient de traiter comme tels.

Quand M. Mathien conclut que le « journalisme moderne » a pour tâche de permettre « à l'homo mediaticus émer geant de la société câblée ou de la société en réseaux d'échapper à l'emprise des clercs, des mandarins ou des notables de la culture complexe, intellectuelle ou techni cienne », il semble exclure que le système journalistique puisse être construit et di rigé par ceux-là même stigmatisés par lui. Il ne conçoit pas non plus le journalisme comme une construction mue par ses propres logiques internes, ses propres va leurs très indépendantes des « points saillants » (Boltanski) offerts par la repré sentation traditionnelle. Il n'envisage pas que le journalisme soit une machine so ciale dont le rôle réel n'est que très partiel lement en rapport avec celui affiché.

Ces perspectives ont pourtant été tra vaillées avec succès. Entre autres par Yves de la Haye (« Instrument parmi d'autres de la conquête et du maintien de l'hégémonie, l'information est moins à prendre en tant que somme de contenus qu'en tant que mode de relation, schéma de communication productive entre groupes et forces so ciales », Journalisme, mode d'emploi, 1985) et par Rémy Rieffel (à propos des dirigeants de l'information : « Ni complai sants, ni véhéments, ils confortent l'ordre établi sans vouloir vraiment l'encourager. C'est pourquoi leur idéologie est davan tage reproductrice que subversive », l'Élite des journalistes, 1984).

Ces perspectives, qui opèrent une rup ture radicale avec l'interprétation idéolo gique de la « mission » véhiculée par les professionnels (éditeurs et journalistes confondus), sont, à notre avis, les plus à même aujourd'hui de produire du sens à propos des « dérives » de l'information spectacle (Golfe, Somalie), la surmédiati sation événementielle (procès Roman- Gentil), la collusion des genres et des per sonnes (Botton), l'accélération des flux (Roumanie), la tromperie (PPDA et Castro).

Parce qu'elles ne s'embarrassent pas de présupposés - idéologiques à souhait ! - sur l'anormalité ou la normalité des faits médiatiques, et ni de la mesure des « dys fonctionnements », ces perspectives sont les plus à même d'expliquer au maintien de quel système social réel servent ces « dérives » et non pas seulement à quelles « déviances » d'un système virtuel elles sont dues.

*Michel MATHIEN. « Les journalistes et le système médiatique ». Hachette, 1992.

Introducciân a os medios de comunicaciôn

par Pierre SORLIN

Certains livres méritent d'être signalés par ce qu'ils révèlent d'une situation ou d'un état de la recherche. L'ouvrage publié par les Ediciones Paulinas n'est, en un sens, qu'un manuel, mais il dégage assez bien quelques traits des études médiatiques espa gnoles. La maison d'édition est une entre prise catholique qui ne cache pas ses inten tions apologétiques, le volume est préfacé par deux membres de la commission épiscopale pour les médias, il s'achève sur deux gros chapitres concernant la morale et la théologie des médias. Si l'introduction et la conclusion se réclament ouvertement du message de l'Eglise, les auteurs des diffé rents chapitres ont eu une entière liberté et, dans la plupart des cas, ont fait abstraction de leur croyance, ils se sont même efforcés, à plusieurs reprises, de définir une position « laïque » en face de leur sujet. Un certain moralisme n'est jamais absent de leurs textes, on le voit même se manifester de fa çon intéressante à propos de la télévision qui reste, pour beaucoup de croyants, un instrument dangereux dont on ne peut faire abstraction mais qu'il convient d'utiliser avec prudence.

Le cadre étant dessiné, que contient le volume ? Cent cinquante pages sur la com munication, les médias en général et leur « langage », quatre chapitres sur la presse, la radio, la télévision et le cinéma, une très sommaire étude de la publicité et de la pro pagande. Aucun cadre n'a été imposé aux auteurs, ce qui entraîne une grande diversité dans l'abord de chaque médium : énuméra tion catégorielle pour la presse, interroga tions pour la télévision, histoire pour le ci néma. Le meilleur chapitre est celui qui parle de la radio, on y fait place à la fois aux problèmes pratiques, aux aspects poli tiques du droit d'émission, aux différentes fonctions de la radio avec une insistance marquée sur l'information. Ce qui manque au volume est à la fois une tentative de syn thèse et une étude sérieuse des publics et de leur participation. Les pages introductives se cantonnent dans les généralités et propo sent une assez étonnante leçon de gram maire : il n'est pas trop surprenant que les étudiants parsèment leurs devoirs d'incor rections mais fallait-il leur rappeler les règles de l'accentuation ou la liste des prin cipaux verbes irréguliers ?

Dans sa rédaction même, l'ouvrage semble écartelé entre le goût des indica tions factuelles (le chapitre sur la presse est plein de données chiffrées et se termine sur un long « vocabulaire », le chapitre sur la télévision énumère un à un tous les types de programmes possibles) et le désir de fournir aux lecteurs un bagage concep tuel minimum. Sur ce plan, la méthode adoptée est discutable ; dans leur désir d'être précis et rigoureux, les auteurs ali gnent les unes à la suite des autres, sans hiérarchie, différentes théories de la com munication dont beaucoup nous semblent dater. Peut-on se contenter du « modèle » de Jakobson (qui, d'ailleurs, ne visait pas la communication en tant que telle, mais une définition des « genres » littéraires à partir du « niveau » qui caractérise chacun d'entre eux) ? Peut-on réduire la sémiolo gie à l'essai de Barthes, en ignorant totale ment Peirce ? L'honnêteté, la compétence des auteurs ne sont pas en cause ; ce que le livre manifeste est un certain stade de la réflexion sur les médias et en ce sens il mérite d'être lu.

*« Introducciòn a los medios de comuni caciôn ». Ediciones Paulinas, Madrid, 1992, 470 p.

 


Media Events. The Live Broadcasting of History

de Daniel DAYAN et Elihu KATZ

par Pierre SORLIN

L'histoire des médias n'est pas écrite seulement pour faire plaisir aux nostal giques du passé, elle sert d'abord à nous rappeler que nous sommes nés dans un univers déjà médiatique, que nos parents étaient habitués au téléphone, au cinéma, à l'enregistrement sonore, à la radio, et que ce qui, aujourd'hui, pouffait nous sembler prodigieusement neuf a, souvent, été expé rimenté depuis longtemps. La télévision change notre approche des événements, elle nous les fait vivre de plus près, elle crée une illusion de participation mais ra dio et cinéma avaient anticipé cette trans formation de notre rapport à l'histoire im médiate. Le précédent souvent évoqué est Triumph des Willens, ce film qui avait im mergé l' Allemagne entière dans l' atmosphère du Parteitag de Nuremberg mais il ne s'agissait pas là d'une innovation ; l'histoire du premier cinéma allemand, maintenant qu'elle nous est mieux connue, montre comment, à l'aube du siècle, tout le Reich se fondait dans une célébration collective du Kaiser.

Qu'y a-t-il de vraiment nouveau dans la retransmission télévisuelle ? C'est à cette question que veulent répondre Daniel Dayan et Elihu Katz. Ils le font avec énor mément de précision, dans un texte clair, rigoureux, élégant aussi bien dans l'ex pression que dans la présentation des exemples sur lesquels se fonde la démons tration. Ayant observé pendant de longues heures les enregistrements de quelques événements dont le retentissement a été mondial, ils en proposent une classifica tion simple en trois catégories :

1°) Conquête, intervenant là où un chal lenger affronte une opinion ou un milieu hostile, comme le fit par exemple Sadate en se rendant à Jérusalem ou le pape en allant à Varsovie. C'est de loin la catégorie la plus évidente, elle est longuement analysée et les auteurs montrent bien (p. 161 sqq.) comment des événements de ce type, spec taculairement organisés dans un moment de crise, aident à dénouer la situation.

2°) Compétition, qu'il s'agisse d'une confrontation sportive ou d'un débat entre candidats à une même fonction. Les ren contres sont prévues, elles obéissent à des règles connues de tous, les adversaires sont de valeur en principe égale, le public est invité à constater que le meilleur gagne.

3°) Couronnement. Comme les auteurs le savent parfaitement, cette catégorie où se croisent les funérailles de Kennedy et le mariage du prince Charles est la moins évidente ; il s'agit surtout de dénicher l'analogie possible entre une cérémonie qui marque un arrêt bouleversant, inat tendu, de l'histoire américaine et un mo ment privilégié dans le rituel auquel la fa mille royale se prête à longueur de semaine.

Radio et cinéma ont, depuis longtemps, mis en relief le même type d'événements. A partir du mariage du duc d'York célé bré, après cinq siècles d'interruption, à Westminster (1923), la Cour d'Angleterre a su parfaitement orchestrer ses « couron nements » et y faire intégrer tout le pays, directement ou par médium interposé. La télévision, cependant, introduit dans les rites une note différente. Les auteurs décri vent avec minutie toutes les caractéris tiques de la retransmission télévisuelle ; leur scrupule les conduit à définir un en semble de caractères très généraux comme la rupture des habitudes quotidiennes dans la participation à une expérience festive ou la mise en mouvement d'énormes au diences qui se vérifiaient en Allemagne avant 1914 ou en Angleterre depuis 1923. Je ne crois pas les trahir en isolant quelques traits proprement télévisuels qui sont le direct, l'absence d'interruption, l'entrée de l'événement dans le domicile privé et la fonction intégrative.

Les auteurs sont trop prudents pour faire des paramètres qu'ils isolent des ab solus, ils signalent au contraire le fait qu'aucun événement n'a été retransmis dans des conditions telles que toutes leurs catégories puissent être vérifiées. Le di rect, par exemple, est une notion toute théorique, les Californiens qui ont voulu suivre les funérailles de Kennedy, les Po lono-Américains curieux de voir le pape à Varsovie ont dû, à cause du décalage ho raire, aménager leur emploi du temps, ils ont vu au moment même mais au prix d'un bouleversement chronologique qui les a totalement séparés des témoins immédiats. Quant au mariage de Lady D, programmé dans plus de soixante-dix pays, il a été transmis en différé presque partout sauf dans les fuseaux horaires européens. Les auteurs proposent donc un cadre qui leur permet d'abord d'analyser très finement, et de manière diversifiée, les événements dont ils parlent, puis de montrer comment leur transmission est négociée à l'avance, dans un échange qui implique à la fois les acteurs et les chaînes télévisuelles, de dé crire les rituels de présentation caracté risques de chaque catégorie, enfin d'expli quer pourquoi les destinataires, c'est- à-dire le public, interviennent dans la diffusion et lui donnent tout son sens. Les « media events » ne sont pas, en eux- mêmes, fondamentalement différents des faits dont nous entretiennent ordinairement les médias, ce qui les distingue est qu'ils sont déclarés « historiques », la télévision n'étant là que pour garantir à la fois leur parfait déroulement et leur caractère ex ceptionnel (pp. 32, 79). Cette apparente neutralité ne doit pas tromper : c'est bien la télévision qui énonce les traits distinctifs propres à chaque événement, c'est elle qui en offre une interprétation. Davantage, l'adoption d'une forme narrative, ample ment soulignée (pp. 29, 31, 83, 114-115), est constitutive de l'événement lui-même, elle prédétermine des étapes comme l'at tente ou le suspens, elle construit le mes sage (p. 48) et annonce une suite pro bable : le récit est une promesse de changement.

Très facile à lire, l'ouvrage est à la fois soucieux des détails (pourquoi multiplier les reporters, perdus dans la foule, qui voient moins de choses que les téléspecta teurs?) et très ferme dans ses conclusions générales. On s'étonnera peut-être d'affir mations surprenantes (« The catholic church persistently denies permission to broadcast the mass », p. 71; l'un des au teurs vit pourtant en France !), de détails superflus (le tableau de la p. 68, les longues références données p. 134 pour appuyer l'idée banale que l'on reçoit un message différemment suivant les circons tances), d'un effort systématique et pas toujours convaincant pour intégrer à cette recherche, en elle-même très originale, tout un attirail socio-anthropologique (fal lait-il vraiment confronter les trois catégo ries d'événements aux trois formes de do mination selon Weber ou intégrer de force le chamanisme dans l'analyse des rapports entre acteurs, diffuseurs et spectateurs ?).

Rien de tout cela n'est vraiment impor tant et, même si l'on juge superflues les ré férences anthropologiques, on doit souli gner la nouveauté d'une étude qui insère la télévision dans l'ensemble des formes céré monielles. Je ne vois donc qu'une vraie question à poser aux auteurs : malgré les ré serves qu'ils multiplient sur la validité de modèles généraux (pp. 39, 45, 49-50, 55, 112), ne sont-ils pas trop affirmatifs dans leurs conclusions, en particulier à propos du public ? Sur quelles preuves se fondent-ils pour détecter un effet de soulagement (p. 173), une solidarité mécanique entre spectateurs (p. 196), un effet de réconciliation (p. 198), une « désintermédiation », une interaction (p. 211) ? Je crains qu'ils n'aient donné d'avance la réponse : « All of us have our own experience to drain upon » (p. 135). Toutes les données qu'ils analy sent sont pertinentes pour la radio, et sans avoir d'autre preuve que « my own expe rience » je pourrais proposer un modèle dif férent du leur. Pour les funérailles de Sta line, la radio a fonctionné exactement comme ils le décrivent. Davantage, la radio laissait jouer l'imagination, elle misait à fond sur une remarquable mise en onde qui impliquait les spectateurs. Il y a aussi un film des funérailles où l'on voit ce que la télévision aurait montré ; pendant que Mo lotov prononce, d'une voix admirablement modulée, une oraison funèbre grave, ten due, religieuse, Beria, placé à ses côtés, ne cesse de retirer ses lunettes, de les essuyer, de les ranger, de les remettre sur son nez : quel spectateur resterait insensible à ce ma nège et ne se mettrait à rire ou ne s'interro gerait sur la nervosité du chef de la police ? Il serait facile de soutenir que la télévision est infiniment moins impliquante que la radio, et qu'elle relatîvise les phénomènes de fusion, de communion, de réconciliation, etc. Le bénéfice, sans doute, ne serait pas énorme mais il aiderait à relancer la question de fond : est-ce bien la télévision qui a changé notre rapport aux « grands » événements ?

*Daniel DAYAN et Elihu KATZ, « Media Events. The Live Broadcasting of History ». Harvard Un. Press, Cambridge, Mass., Londres, 1992, XI, 306 p.

Visions du sport Photographies 1860-1960

de Jean-Claude GAUTRAND.

par Françoise DENOYELLE

Les histoires de la photographie restent rares si on les compare à celles du cinéma né trois quarts de siècle plus tard. Plus rares encore sont les histoires thématiques. Il n'existe aucune publication française concernant la photographie de mode, de reportage, de portrait. Le lecteur doit se re porter à des éditions étrangères ou consul ter des catalogues d'expositions circons crits à une période ou à une oeuvre. Avec Visions du sport, Jean-Claude Gautrand, photographe, critique, historien, comble une lacune d'autant plus importante que la photographie de sport, en tant que genre spécifique, n'est apparue que tardivement et qu'elle est rarement évoquée dans les histoires générales. Présenté de façon chronologique, Visions du sport s'attache à répertorier les photographes : les précur seurs (Durieux photographiant la muscula ture athlétique d'un modèle), les sportifs (les frères Buisson escaladant, avec plus de deux cents kilos de matériel, les pentes du mont Blanc pour photographier les pre mières cordées de citadins en costume de ville), les scientifiques (Marey, Muybridge analysant le mouvement), les esthètes, Jean Reutlinger, athlète accompli, immor talisant, dans des poses empruntées à la statuaire antique, le champion Hans Braun), les marginaux (Lartigue tenant le journal photographique des exploits spor tifs familiaux), les novateurs (Jules Beau premier reporter sportif).

La photographie du monde sportif, plus que toute autre, est liée au développement technique. Jusqu'à l'arrivée de l'instan tané, elle se résume à des portraits. Por traits, les images des Frères Marseille, lut teurs d'exhibition immortalisés par Léon Crémière (1865), portraits encore les images équestres de Delton (1880) et les planches de Charles Barenne illustrant « le caractère sportif et récréatif de la bicy clette. » Les mutations technologiques s'accompagnent d'une évolution des men talités. La photographie témoigne de la li bération des corps. Les femmes quittent leur corset le temps d'une baignade et montrent leurs jambes quand elles font de la bicyclette. Alors que l'Olympisme re naît, que la presse sportive se développe, paradoxalement, la photographie de sport n'apparaît pas en tant que genre spécifique au même titre que la photographie de mode qui prend son essor à partir des an nées 20. Jean-Claude Gautrand traduit ce constat dans le titre même de son ouvrage :Visions du sport, qui renvoie à nombre d'images ayant pour thème le sport mais dont la production est restée marginale dans l'oeuvre d'un auteur ou n'a pas été re tenue par la postérité. Kertèsz a réalisé quelques belles images, en Hongrie, de na geurs et de jeux sportifs, mais l'essentiel de son oeuvre s'attache au paysage urbain. Munkasci, son compatriote, plus spécialisé dans la photographie sportive (il travaille pour A. Z. Sport à partir de 1913) devien dra un grand photographe de mode en uti lisant l'expérience acquise dans sa pre mière fonction. Contrairement à Hoynîngen Huene qui photographie des corps d'athlètes en studio, Munkasci fait courir ses mannequins sur la plage. Mais nous sommes là dans une vision de sport plus que dans la photographie de sport. Si l'auteur signale les beaux reportages de Capa sur le Tour de France et d'Henri Car tier-Bresson sur l'un des derniers Six Jours du Vel'd'Hiv de Paris, on peut regretter qu'il ne mentionne pas le rôle déterminant qu'a joué le Tour de France. Compétition longue, mais populaire, il a permis aux grandes agences photographiques de l'entre-deux-guerres de mettre au point la transmission des reportages.

Ce qu'analyse bien, en revanche, Jean Claude Gautrand, c'est qu'au-delà d'un in térêt artistique, la photographie est un do cument irremplaçable pour retracer l'évolution des techniques corporelles, des équipements sportifs, du rapport au corps et le lien étroit entre vitesse et modernité. Il présente un corpus iconographique riche, varié. Beaucoup d'images sont peu connues ou même totalement ignorées des spécialistes. Si les photographies des frères Bisson, de Lartigue, de Leni Riefensthal, de Gjon Mili, illustrent nombre de publica tions, le lecteur découvre avec intérêt les images des jeux et spectacles de la rue de Tournier, les jeux de quilles saisis par Tongue, les premiers reportages de Jules Beau.

*« Vision du sport. Photographies 1860-1960 ». Admira, Aix-en-Provence, 1989.

Havas, Les arcanes du pouvoir

d'Antoine LEFEBURE

par Michael PALMER

Voici l'empereur mis à nu : le résultat, souvent, n'est pas beau à voir. Deux siècles de la vie des agenciers de la maison Havas sont ici retracés, accompagnés d'une série de portraits de personnages souvent peu reluisants, dont certains inquiètent et qui, à l'occasion, laissent pantois, à cause même de leur rouerie épous touflante.

Dû peut-être à la rareté de documents attestant directement les agissements des premiers dirigeants de la maison Havas, Lefebure multiplie les références litté raires, de Balzac (Illusions perdues, L 'Illustre Gaudissart, Gobseck...) à Zola, en passant par Stendhal et Maupassant. Cela s'avère moins nécessaire pour faire revivre Havas, rouage du capitalisme et du pouvoir, au xxe siècle. En effet, après avoir dépeint une agence dont les dirigeants pa raissent avoir eu pendant l'Occupation un comportement des plus noirs, l'auteur cite archives d'entreprise et témoins à la barre pour démontrer l'interdépendance de lo giques apparemment contradictoires : Ha vas est alors tiraillée, une fois de plus, entre la nécessité de vivre en bonne intel ligence avec le pouvoir et les obligations d'une entreprise privée. Sous la Quatrième République, en 1948, l'agence connaîtra brièvement une situation loufoque où elle sera dotée de deux conseils d'administration rivaux, « l'un avec les actionnaires privés, l'autre avec les administrateurs pri vés. Le même secrétaire, Louis Kieffer, as sure le partage de la salle du conseil et la « cohérence » de la situation » (p. 309) !

Enchevêtrement symbolique : la « branche » information de la maison Ha vas tirera sa force, jusqu'en 1940, du fait que l'agence était, pourrait-on dire, « officiellement officieuse ». Elle la perdra lorsque la mainmise de l'Etat apparaîtra par trop voyante : subventions en 1931, « nationalisation » de la branche informa tion en 1940 (et sa transformation en « office » - OFI), sans parler d'un traitement de faveur dont bénéficia Havas dès les années 1830...

Grande est l'ambition de l'auteur ; im pressionnantes sont les recherches accom plies pour mener à bout une enquête qui fait remonter au XVIIIe siècle, et se poursuit jusqu'aux années 90. L'ouvrage, de 400 pages, examine tour à tour les acteurs des marchés de l'information et de la pu blicité et le rôle qu'y joue Havas. Lefebure a travaillé pour l'agence actuelle, mais ce livre n'est nullement une histoire offi cielle, ni vraiment une histoire d'entre prise. L'essentiel des fonds d'archives uti lisés ici provient de la branche Havas-information, fonds déposés aux Ar chives nationales, ainsi que d'archives dé posées dans d'autres établissements pu blics. Certaines pièces, les unes concernant l' entre-deux-guerres (dessins publicitaires, p. 203), les autres issues du conseil d' ad ministration de l'agence depuis la sépara tion des branches information et publicité en 1940, étayent environ trois chapitres du récit. Depuis longtemps les historiens des médias souhaitent accéder aux archives de la maison Havas, domiciliée un temps rue de Richelieu à Paris et actuellement à Neuilly : à en juger par ce qu'a pu en voir Lefebure, les archives que conserve l'agence Havas actuelle ne couvrent guère la période d'avant 1940.

Ces manques expliquent peut-être la dé marche de l'auteur. Il s'agit ici parfois moins d'une histoire de l'agence, qui connaît divers statuts et formes depuis les débuts du simple bureau Havas vers 1832, que d'une tentative pour situer sa place dans l'essor de l'information politique et de la communication marchande dans la France des temps modernes. La branche publicité d'avant 1940, elle, ne se com prend que si l'on se réfere au contexte de l'industrialisation et de l'affairisme de la presse, manifeste dès les années 1830 ; il explique en partie le développement diffé rent et contrasté de la publicité financière, d'une part, de la publicité commerciale, de l'autre. Par ailleurs, on comprend com ment le modeste bureau de traduction de journaux étrangers se transforme en « usine à nouvelles » : Havas, en fait, de vient plaque tournante de multiples réseaux de l'information. Réseau bancaire tout d'abord - on l'oublie parfois : Lefe bure la « dimension nouvelle » que connaît Havas lorsque, transformée en société ano nyme en 1879, elle se serait mise « sous la tutelle de la Banque de Paris et des Pays- Bas » (p. 153). Mais aussi réseau et service d' information pour l' administration - préfets et diplomates, agents consulaires mais aussi agents « de renseignement » : en effet, incident peut-être le plus « sensa tionnel » à ce sujet, le bureau Havas à Tokyo devient en 1939 un maillon du réseau monté par l'espion soviétique Sorge (pp. 247-249).

L'étonnant - et, à notre sens, Lefebure ne s'en étonne pas assez - c'est la rapidité avec laquelle le bureau Havas de 1832 éta blit sa suprématie face à d'autres « offices de correspondance » ou, comme l'on dira plus tard, d' « agencicules ». Lefebure fait référence, brièvement, au travail de fin limier qu'a réalisé Gilles Feyel à propos des diverses correspondances de presse parisienne, 1828-1856. Il cite plus longuement Balzac. En effet, en 1840, celui-ci dépeint Charles Havas (1783-1858), le nommant « le Maître-Jacques de la presse ». Sur ce point, il n'y a qu'un journal, fait par lui, et à la source duquel puisent tous les jour naux » (p. 70). Mais, une dizaine d'années plus tôt, Havas, la cinquantaine déjà passée, ayant perdu une fortune amassée pen dant les années napoléoniennes, écrivait :

« Le jour où je paraîtrai dans la misère où je suis réellement, je serai perdu » (p. 49). Charles Havas réussit, cependant, sous Louis-Philippe (et non pas sous Charles X, comme l'écrit Lefebure malencontreuse ment (p. 65). Ce dernier démontre - c'est une vraie découverte - le rôle de Havas, agent du banquier Ouvrard, munitionnaire des armées napoléoniennes et, vers 1830, rival des Rothschild. Charles Havas oc cupe alors une position stratégique d'informateur relais alimentant la spéculation entre Londres et Paris : voilà un volet de plus à ajouter à ce rôle d'intermédiaire in dispensable qui fera la fortune de l'agence et des Havas.

Lefebure indique bien que l'habileté de Charles Havas, « c'est d'avoir démarré son activité avant [c'est nous qui soulignons]...le tirage croissant des journaux, les progrès du télégraphe, l'importance de l'opinion publique » (p. 139). Seulement, par fois, devant la pauvreté des indices disponibles, on craint de voir l'auteur dé velopper un raisonnement « après coup » : tout s'explique lorsque l'on sait la suite.

Deux tendances, suggérées par Lefebure, sont incontestables. C'est bien en France qu'une certaine conception mo derne des agences de presse prend forme. Ce rôle de plaque tournante de l'informa tion, on aurait pu imaginer qu'il apparaisse d'abord outre-Manche : au Royaume-Uni, l' industrialisation de l'économie, l'interna tionalisation des flux (des capitaux et des messages de tous ordres), ainsi que celle des réseaux permettant leur circulation, et même peut-être l'hégémonie de la capitale sur le reste du pays, étaient toutes plus avancées qu'en France. Il n'en sera rien. Symbole s'il en est : d'après la légende, ou la mythologie agencière, Paul Julius Reuter aurait travaillé chez Havas à Paris en 1848, et non l'inverse, avant de créer sa propre agence à Londres. A la différence de Havas, Reuter, pour sa part, ne fournira pas aux abonnés qui constituent son marché intérieur des informations provenant aussi bien de la province que de l'étranger.

D'autre part, ou deuxième tendance : Havas est doublement plaque tournante. Pendant près d'un siècle, elle parviendra à centraliser et à dominer les marchés fran çais à la fois de l'information et de la pu blicité, en créant, du reste, une forme d'os mose entre les deux. Ces tendances à la concentration apparaissent dès les années 1830-1840 : sous Louis-Philippe déjà, les prémices de « la révolution industrielle », du « capitalisme sauvage » et de l' accélé ration des communications marquent le commerce de l'information comme de ses supports. Dès les années 1840, semble-t-il, des journaux de province octroient des es paces publicitaires à Havas, qui les prend en régie, en paiement partiel de leurs abonnements à ses services d'information : Ha vas les fournit également en romans- feuilletons et autres formes de copie rédactionnelle. La constitution d'un oligo pole, d'autre part, caractérise également les rapports de Havas avec les principales agences à l'étranger. Après une période de rivalité importante, avec moult tentatives pour se racheter les unes les autres, Havas, Reuter et l'agence Wolff en Allemagne concluent des accords dits du « partage du monde » : elles mettent en commun leurs services d'information afin que chacune d'entre elles renforce sa propre supériorité sur son marché domestique.

Cet aspect des choses est peu examiné par Lefebure. De même, il ne souligne guère les tentatives de certains journaux français cherchant à s'émanciper de Ha vas, leur fournisseur, en informations in ternationales. Tentatives, il faut le dire, souvent peu convaincantes, à l'exception, d'une certaine manière, de celles du Temps, quotidien fondé en 1861, et du Matin (1884). Outre-Manche, rappelons- le, The Times, lancé en 1785 (et baptisé ainsi en 1788), domine ses confrères par la qualité de son information internationale avant même que ne soit créée l'agence Reuter. Celle-ci tendra, elle, à « égaliser » la couverture internationale des journaux britanniques, tout comme le fera Havas, créée pour sa part bien avant le lancement du Temps, titre français modelé en partie sur The Times.

Lefebure fait suffisamment oeuvre pionnière dans l'exploration d'autres activités de l'agence Havas pour qu'on ne lui en tienne pas rigueur. Seulement, pourquoi avoir recours à ce genre de phraséologie - « dans l'entre-deux-guerres... aucune autre agence de presse ne dispose des mêmes moyens, ni du même professionnalisme (que Havas) » (p. 237), lorsque l'historio graphie des agences ne permet pas d'étayer (ou d'infirmer) un slogan maison purement promotionnel ?

L' auteur n'a pas peur des formules, des aphorismes : « En France, le chemin des biens de ce monde ne va pas de l'argent au pouvoir, mais du pouvoir à l'argent » (p. 212); « La communication entretient l'information, l'information renforce la confiance qui est le principe même du cré dit » (p. 113). Il n'hésite pas à juger : il écrit, à propos de « l'abominable véna lité » des journaux d'avant-14 : « Havas a été l'un des principaux instigateurs de la corruption de la presse française par des gouvernements étrangers » (p. 172). Il n'hésite pas non plus à faire siennes cer taines des perceptions critiques qui ren voient dos à dos médias et public : « La saga de la communication, c'est ce ballet échevelé où quelques hommes avides de pouvoir ont monté de grands systèmes d'information dont le but ultime était d'as surer la permanence de leur domination par une influence constante sur l'opinion publique. La foule naïve et versatile des lecteurs des grands journaux fut la victime consentante de ces manoeuvres » (p. 377). On sera éventuellement plus stimulé par d' autres remarques, qui témoignent peut- être du passage de Lefebure à Havas comme directeur de la prospective et du développement dans les années 80 : un re groupement Havas-Canal Plus, qu'aurait voulu André Rousselet devant un certain immobilisme caractéristique de l' agence depuis la privatisation de 1987, permettra à l'agence de cesser de ressembler par trop à un holding de participations (pp. 374- 376). Il aura l'avantage - si l'on peut dire - de faire renaître un tandem analogue à celui des branches information et publicité avant 1940. « Havas peut retrouver le même type de dualité qui a fait sa force jusqu'en 1940, une activité médias (télévi sion-cinéma) assise sur un réseau de diffu sion et une activité service (publicité, ré gie, etc. » (p. 374). Depuis la privatisation de 1987, « le mécanisme qui assurait ses succès depuis 1835 » se serait brisé. Havas ne serait rien si elle n'était pas multiple, hybride...

L'originalité de certains passages de l'ouvrage, le travail de limier de l'auteur, d'une part, de bon vulgarisateur de re cherches effectuées par d'autres avant lui, d' autre part, font d'autant plus regretter quelques scories. L'index et la bibliogra phie manquent parfois de précision. Quant au texte même, un monde foisonnant de personnages est ici suscité : on comprend que des erreurs factuelles s'y glissent à l'occasion. L'auteur des Déracinés est Maurice Barrès, et non pas le journaliste André Lajeune-Vilar, dont Lefebure cite, avec pertinence, un extrait de ses Cou lisses de la presse (p. 108). Le journaliste de l' Union bretonne, bénéficiaire d'une subvention gouvernementale en 1862, a pour nom Merson et non « Mirson » (p. 107). Le câble qui permet enfin de re lier les Etats-Unis et les îles britanniques est posé en 1866 et non pas en 1865 (p. 112): en effet, c'est par bateau que la nouvelle de l'assassinat du président Lin coîn (avril 1865) traverse l'Atlantique du Nord, des Etats-Unis à l'Irlande. Il est des erreurs « excusables » : sur les débuts à Londres, à Aix et à Paris de Paul Julius Reuter, sur son anoblissement non pas « par le roi », mais par le beau-frère de la reine Victoria, le duc Ernst Il de Saxe-Co bourg Gotha, en 1871 (p. 142). D'autres le sont moins. Ecrire que Letellier est direc teur fondateur du Temps (p. 115) est d'au tant plus à regretter que l'auteur le pré sente ailleurs, avec raison, comme le principal propriétaire du Journal. Ce Journal, du reste, est un titre à problème. Ce n'est pas dans le Jour (p. 232) mais dans le Journal que se défend, en 1936, Pierre Guimier, tenu comme l'un des res ponsables de la campagne de presse qui amènera le ministre de l'Intérieur du gou vernement de Léon Blum, Roger Salengro, à se suicider. A propos de Guimier et du « Journal », on s'étonne du reste que l'au teur n'insiste pas davantage sur le change ment de politique de Havas : Guimier est à la fois directeur du Journal, dont Havas prend le contrôle en 1934, et principal ad ministrateur de l'agence, le bras droit de son président, Léon Rénier. Que l' agence devienne elle-même le propriétaire princi pal d'un journal, par ailleurs abonné à ses services, rompt avec la politique qui avait été longtemps la sienne - ne pas avoir de parts dans une société éditrice d'un titre, afin de ne pas donner l'impression de fa voriser certains clients. Cette attitude, qu'elle proclame encore en 1877, connaît ensuite de nombreuses entorses.

Lefebure montre comment, à l'approche de la « Grande Guerre », Havas participe à ce mouvement de défense des situations acquises, propre également aux message ries Hachette et aux quatre (et ensuite cinq) grands journaux quotidiens - le Journal, le Matin, le Petit Journal, le Petit Parisien, que rejoint l'Echo de Paris. Le poids réel de ce « consortium » sera contesté par la suite. Toujours est-il que dans les années 30 Havas est perçue comme un élément constitutif de cette « oligarchie financière » ou « féodale », maîtresse de la France et aux ordres des « deux cents familles ». La gauche combat le tandem Havas, qu'essaie de briser, avec un succès bien limité, Léon Blum. Il fau dra la guerre et surtout l'Occupation pour réaliser la division, que Blum tenta vaine ment, de la branche information d'avec la branche publicité : en juin 1940, un diri geant Havas déclare encore : « Vous chan gerez peut-être la République, mais Havas jamais » (p. 277). Cinquante ans plus tard, Lefebure publie un document Havas listant les résultats courants avant impôts des principaux groupes de communication en 1991 (face à la p. 977). Havas y figure en bonne place - après Bertelsmann, News Corp. (groupe Murdoch), mais avant Pear son, Elsevier (« fusionné » depuis avec Reed), Rizzoli et le reste (dont Hachette). Ainsi Havas est-elle toujours au premier rang. Elle se voit souvent confier les cam pagnes, et donc les budgets de publicité gouvernementale ; elle a longtemps joué le rôle d'agence d'information officieuse, voire officielle : Havas, en somme, a été l'une des « voix de la France ». Aujourd'hui, elle l'est encore, comme porte-drapeau des groupes français de communication dont l'expansion devait être favorisée, de l'aveu du ministre lui- même, par la loi multimédia de 1986, dite « loi Léotard ».

Symbolisme éloquent : fin 1986, Havas et Hachette envisagent un temps d'acheter ensemble TF i privatisée ; automne 1992, Havas rachète des actions de Hachette en difficulté. Permettons-nous, en consé quence, ce dm d'oeil pour conclure. « Ha- vachette » signifie, en franglais de com munication, « j'ai et j'achète » (« I have, I buy »). Lefebure montre que telle est, de puis longtemps, la politique de l'agence Havas.

*Antoine LEFEBURE.« Les Arcanes du pouvoir ». Havas, Grasset 1992.