n°56

 

Le Colbertisme high tech . Economie des Télécom et du Grand Projet

d'Eli COHEN

par Pascal GRISET

Colbert est de retour. Depuis quelques décennies, le contrôleur général des Finances de Louis XIV est mobilisé pour stigmatiser l'interventionnisme économique à la française. Le voici devenu high tech, en titre de l'ouvrage d'Elie Cohen, consacré à l'économie des Télécom et du Grand Projet. Issu, comme le signale l'auteur, d'une étude soutenue par le ministère de la Recherche et de la Technologie, ce texte offre une analyse extrêmement documentée, hésitant cependant parfois. En télescopant les exemples, en maniant les paradoxes, l'habileté du propos semble cependant hésiter parfois entre le style du pamphlétaire et celui de l'essayiste.

La périodisation adoptée permet d' appréhender avec aisance les temps forts d'une histoire de l'industrie française de haute technologie, où l'Etat tient une place prépondérante. Dans une première partie, qu'il intitule - nouveau dm d'oeil historique - « Le despotisme éclairé », l'auteur présente l'histoire du rattrapage téléphonique. Si des points donnant encore lieu à débat semblent un peu rapidement réglés, l'auteur scande avec clarté les principales phases d'une action destinée à équiper la France d'un réseau téléphonique moderne, tout en permettant à son industrie de conquérir son indépendance vis-à-vis des technologies étrangères. A partir de cette étude, l' approche est ensuite élargie aux domaines des transports et de l'énergie pour proposer un modèle, celui du « colbertisme high tech ». Un tableau invite à discerner une logique profonde des « Grands Projets » structurant l'histoire industrielle de la France depuis la Libération. Ses entrées sont multiples. Structure du marché (monopolistique ou oligopolistique), type d'exploitant, organisation de la recherche industrielle, mode de financement et procédures de régulation. La typologie, très complète, permet d'intégrer au raisonnement des acteurs bien connus, du CNET à Arianespace en passant par EDF, la DGT et Dassault. L'identité des grands corps, en charge des projets, est également précisée, elle constitue un élément non négligeable de l'analyse.

L'auteur ouvre ensuite une seconde période, celle du « Volontarisme mimétique ». Il s'efforce de mettre en lumière la manière dont les contradictions inhérentes à ce type de dispositif apparaissent progressivement de plus en plus difficiles à maîtriser. « La réussite du Grand Projet est sa première source de fragilité », souligne- t-il, pointant les choix erronés, l'évolution de dispositifs progressivement mal ajustés aux nouvelles missions qui se font jour. Les télécommunications - télématique, plan câble, satellites - constituent de nouveau le champ d'investigation principal. Hésitations, impasses, sont relevées dans une période où sembleraient triompher les « technocrates colbertistes qui peuplent les grands corps ». Grâce à sa parfaite connaissance des dossiers, l'auteur pointe sa plume avec une précision chirurgicale, là où elle fait mal, là où « ... l'imbroglio politico-industrialo-technologique... » en traîne progressivement les despostes éclairés vers la « ... décridibilisation, la délégitimation et la perte de maîtrise ».

La troisième phase de mutation du colbertisme high tech s'ouvre donc sur une remise en cause profonde des modèles en place. La difficile adaptation des structures liées aux Grands Projets est aggravée par un environnement international radicalement nouveau. Le démantèlement de AT&T, l'orientation libérale prise par les Britanniques avec la privatisation de British Telecom, les initiatives privées multiples dans le domaine des télécommunications internationales soumettent dès la seconde moitié des années 80 l' administration française à une pression très forte. « Quand d' autres sortent de leurs territoires, se diversifient et conquièrent de nouveaux marchés, la DGT s'enfonce inexorablement dans la crise. » Cette crise, manifestation d'un coîbertisme dévoyé par ce que l'auteur dénomme l'interventionnisme mimétique, fut progressivement ré solue par le passage à un Etat instituteur du marché. La mutation de France Télécom en entreprise apparaît ici comme la clé de voûte de cette réforme. Grâce à l' « ingénierie politique de la réforme Qui- lès », cette transformation fut réalisée de manière « techniquement exemplaire » pour aboutir à la loi du 2 juillet1990.

La dernière partie de l'ouvrage confronte le modèle français, abrégé doré navant en « CHT », au nouveau contexte découlant de la mise en place des institutions européennes. Cette dernière partie, plus prospective qu' analytique, accorde une large place à l'attitude à tenir face au Japon. Les problèmes de la TVHD, l'atti tude de Thomson, les satellites de télédiffusion, les programmes européens de re cherche y sont abordés. Leur parcours s'inscrit dans le cadre d'une Europe en formation, à la recherche d'un nouveau modèle de développement technico-industriel. Pour E. Cohen, les jeux semblent faits. « Que cela plaise ou non aux Français, l' axe Bangemann-Brittan gouverne l'Europe quand le couple Mitterrand-Delors exerce le magistère de la parole publique. » Ce fatalisme - nouveau sens de l'histoire ? - sonne étrangement en post face d'un ouvrage qui s'est efforcé, avec succès, de démonter les mécanismes des choix nationaux. Convaincant lorsqu'il dissèque les processus, classifie les acteurs, périodise une histoire encore trop peu étudiée, il déroute par ses conclusions moins claires, parfois contradictoires. Ce débat sur l'avenir des politiques industrielles, abordé récemment, dans une tout autre perspective, par Bernard Esambert, apparaît comme majeur pour définir l'avenir d'une Europe à la fois puissante économiquement et souveraine politique ment. Les principes qui provoquèrent des échecs retentissants permirent aussi à la France d'achever ses plus importants succès. A l'heure où les Etats-Unis eux- mêmes semblent se demander s'ils n'ont pas besoin d'une politique industrielle, gageons que Colbert n'a pas encore dit son dernier mot.

*Elie COHEN, « Le Colbertisme high tech. Economie des Télécom et du Grand Projet », Hachette, coll. « Pluriel », Enquête 1992, 404 pages.

A.F.-P. Une histoire de l'Agence France-Presse

de Jean HUTEAU

et Bernard ULLMANN

Deux anciens de l'A.F.P. se sont penchés sur l'histoire de l'héritière de la première agence de presse : Havas. Le récit est pas sionnant, parfois amusant. En multipliant les anecdotes, il livre au regard un métier assez mal connu, celui d'agencier. Au coeur du propos des auteurs, le problème de l'indépendance de l'agence est fréquemment abordé à travers les parcours individuels des journalistes et de leur rapport au pouvoir. Ce livre constitue donc une masse de renseignements considérable. Regrettons que l'A.F.P. n'ait pas jugé bon d'ouvrir ses archives aux deux auteurs. P.-G.

*Jean HUTEAU, Bernard ULLMANN : « A.F.-P., une histoire de l'Agence France Presse 1944-1990 », Robert Laffont, 1992,

570 pages.

Vers une seconde réforme des télécommunications en RFA ?

par Jean-Paul SIMON

La presse s'est fait récemment l'écho de rumeurs sur la privatisation de Bundeslelekom. Le colloque organisé par l'institut de recherche commun aux trois organismes issus de la réforme postale de 1989 a offert l'occasion de dresser un bilan de celle-ci. Le discours inaugural de C. Schwartz-Schilling, ministre des Postes et Télécommunications, posait dès l'ouverture les questions : que voulions-nous en 1989 et qu'avons-nous obtenu ?

Le ministre a rappelé que les objectifs initiaux étaient triples :

1. ouverture progressive du marché et introduction de la concurrence (par l'attribution de licences sur certains marchés : mobiles, satellites, terminaux) ;

2. restructuration de BundesTelekom et transformation en « entreprise » ;

3. introduction d'une autorité de tutelle pour les marchés des postes et télécommunications.

Ces objectifs ont été atteints. Ainsi, par exemple, sans cette réforme structurelle, Telekom n'aurait sans doute pas été en mesure, selon le ministre, de réagir aussi rapidement face à la reconstruction des réseaux des nouveaux Etats de l'Est. Toutefois, on peut se demander si les transformations positives en cours ne pourraient pas être encore accélérées et dans quelles conditions. D'autre part, des interrogations subsistent quant aux obstacles au développement dont il faudrait se débarrasser. D'où l'idée d'une seconde réforme qui s'attaquerait à ces problèmes.

Malgré la célérité de l'intervention de Telekom dans les Lander de l'Est, des doutes demeurent sur la nécessité du maintien de son monopole sur les réseaux de télécommunications (en juin dernier, la commission de la concurrence s'était déjà prononcée en faveur d'une ouverture à la concurrence). Le ministre a clairement pris position pour cette suppression afin d'accélérer les processus en cours. Dans la même perspective, il a souhaité que l'on revienne sur la loi constitutionnelle (art. 87) et que l'on aille encore plus loin dans la séparation entre l'Etat fédéral et l'entreprise Telekom en privatisant cette dernière. Il a préconisé la création d'une société par actions. Cette transformation aurait un quadruple avantage :

1. Mettre un terme à une intervention du politique qui empiète sur les prérogatives de gestion de Telekom et obère de ce fait sa capacité d'initiatives. Il s'agit, pour re prendre la formulation du docteur Bloss, directeur de l'autorité de tutelle au sein du ministère, d'en finir avec la prévalence de l'agenda politique sur les nécessités com merciales, et ce à un moment où il faut au contraire être « au service » de clients ren dus plus exigeants par la montée de la concurrence et réduire les coûts. L' action nariat est considéré par le ministre comme un contrepoids nécessaire de l'action politique. Pour le docteur Witte, président de la commission de réforme, cette pression des actionnaires devrait servir d'aiguillon.

2. Sortir du régime de la fonction publique pour gagner en flexibilité face à la demande et aux impératifs de gestion de l'entreprise. H. Ricke (D. G. Telekom) a souligné le risque de voir une partie du personnel hautement qualifié passer à la concurrence faute de salaires suffisamment attractifs.

3 . Accéder au marché financier pour faire face aux investissements massifs requis tant par l' amélioration des infrastructures et l'accroissement de l'offre de services que vis-à-vis de l'Est où il est prévu, selon H. Ricke, d'investir 60 milliards de marks d'ici à 1997. Ce dernier a insisté sur le fait que l'importance des investisse ments requis conduisait à une détérioration sans précédent du ratio fonds propres/endettement tombé à 33 % (contre 40 à 50 % pour d'autres grands exploitants). Il a sou ligné que, de toute façon, le gouvernement n'avait pas les ressources financières dis ponibles pour faire plus. H. Dixon, édito rialiste télécommunications du Financial Times, a indiqué que ces marchés de l'Est devraient être rentables, comme ils le sont partout dans le monde, et qu'en consé quence il était de loin préférable de lever les capitaux nécessaires sur les marchés financiers plutôt que les collecter en surfacturant les usagers captifs du téléphone.

4. Permettre l'internationalisation de Telekom qui n'est pas légalement possible (art. 87). Telekom deviendrait, comme les autres grands exploitants, une firme « glo bale » intervenant sur le marché mondial et acquérant des savoir-faire sur d'autres marchés. Pour le ministre, c'est aussi une nécessité pour une industrie allemande fortement exportatrice.

Comme dans beaucoup de rencontres, les participants n'étaient nullement d' accord sur l'importance de la concurrence ef fective même s'ils reconnaissaient sa mar ginalité au moins dans certains domaines (les services satellitaires, par exemple) tout comme l'accroissement de la pression en résultant.

L'autre fait nouveau était l'apparition d'un consensus politique sur la privatisa tion. En effet, le représentant du SPD (A. Bôrnsen) reconnaissait que son parti avait évolué vis-à-vis de cette perspective et se déclarait prêt à en discuter avec le gouvernement. Toutefois, cet accord sur le fond ne s'accompagnait pas nécessaire ment d'un accord sur les formes que devrait prendre cette privatisation (les difficultés sont dans les détails, a-t-il déclaré). En particulier, ce représentant du Bundes tag préconisait plutôt un établissement pu blic, proche du modèle français. S'il était d'accord pour limiter l'intervention de l'Etat, en revanche il souhaitait que non seulement les obligations de service public soient maintenues mais qu'elles figurent au même titre que des garanties pour les consommateurs dans la loi. H. Ricke (D. G Telekom) avait au contraire plaidé pour un assouplissement de ces obligations et au moins pour des règles du jeu égales pour tous, plutôt qu'une réglementation asymé trique. C. F. Meister (D. G. Telekom) avait à son tour insisté sur la contradiction entre les objectifs d'entreprise, les impératifs commerciaux et les obligations conduisant à des surcoûts pour le maintien de services devenus obsolètes (à ses yeux le télé gramme). Une partie de ces obligations de vrait être financée par le budget général de l'Etat et non par l'exploitant, ont fait valoir de nombreux intervenants bien que d'autres aient souligné que les transferts fi nanciers étaient de fait plus stables cachés que transparents.

En tout état de cause, comme l' a souli gné F. Gorz, secrétaire d'Etat aux Postes et Télécommunications, le passage d'un mo nopole public à une société par actions de mande du temps (cinq à dix ans selon lui) et ne peut se concevoir que dans une pers pective européenne. De ce point de vue, le choix d'une option (société par actions) ou d'une autre (epic) peut s'avérer crucial pour l'équilibre entre les exploitants en Europe. Ainsi, dans le premier cas, Tele kom se rapprocherait singulièrement des conceptions défendues par BT.

Il ressortait clairement de ces débats combien les Länder de l'Est avaient été moteurs de cette évolution pour des raisons financières mais aussi pour des rai sons politiques. C. Schwartz-Schilling résumait ces motivations politiques en indi quant qu'il était temps, face à ces nouveaux Länder, de mettre les actes en conformité avec les discours et, puisque l'on préconisait le développement du mar ché pour se débarrasser de l'étatisation, de le faire aussi dans les marchés des télécommunications. Effet boomerang, si l'on veut, de l'unification et de l'introduction des mécanismes du marché.

*Colloque du WIK (Wissenschafthiches Institut flir Kommunikationsdieuste, Bonn, 23-24 juin 1992) (actes à paraître).

Livre et télévision : concurrence ou interaction ?

de Roger ESTABLET et Georges FELOUZIS

par Jean-Pierre BACOT

Quel feu sous cette fumée ? A force d'en tendre dire dans les salles de profs et les cafés du vie arrondissement que la télévision pousse au chagrin les éditeurs de livres et les enseignants de français, il ar rive que des sociologues décident d'aller voir au plus près de la statistique ce qu'il en est, au-delà des plaintes idéologiques. Louable démarche en laquelle certains pourfendeurs de lieux communs se sont fait une spécialité, à leurs risques et périls

Cette production de Roger Establet (qui estima il y a peu avec Christian Baudelot que le « niveau montait » (1), et Georges Felouzis ressortit davantage au rapport d'étude brut, à la « littérature grise » qu'au livre proprement dit. La distinction n' a ici d'intérêt qu'en ce que les PUF, qui pu blient le texte, font par ailleurs un louable effort d'élargissement du lectorat des sciences humaines et en ce que l'observation « France-Loisirs » de la lecture a financé l'enquête. Ce n'est donc pas, on l'aura compris, le type d'ouvrage à consulter d'un oeil distrait, l' autre étant rivé sur le petit écran.

Le fond de la question reposée dans cet ouvrage, à plat, scientifiquement, relève des rapports de concurrence ou d'interaction entretenus par le livre et la télévision. De multiples tableaux réalisés à partir de la vaste enquête du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français et celle de l'INSEE concernant les pratiques de loisirs (2) permettent d'entrée de réfuter l'idée d'une action négative de la télévi sion sur les pratiques de lecture.

La seule catégorie pour laquelle existe une véritable concurrence entre l'écrit et l'image apparaît comme celle d'intellec tuels qui, par manque de temps, verraient leur possible accès à la lecture amputé par l'emprise de leur télévision relaxante.

Encore cette idée de la gestion du temps est-elle à moduler, celui de la lecture étant plus bref et plus intense, celui de la télévi sion relevant de la durée, voire de la per durée après endormissement devant un poste toujours allumé.

Establet et Felouzis ont également bien mis en évidence la coupure qui s'installe dans le quasi-ensemble des discours tenus (3) par les lecteurs-téléspectateurs. Le « je » est de rigueur pour parler de ses livres, objets de patrimoine culturel. Le « nous » et le « on » le sont pour s'expri mer sur les programmes télévisés. Moindre implication ou conséquence d'une écoute collective, le langage est, quoi qu'il en soit, différent et le corpus extrait des discours grâce à l' « hyperbase » (logiciel développé par Etienne Brunet) en témoigne, permettant d'établir d'intéressants « pan théons » langagiers.

S'il y a donc interaction, elle s'effectue entre deux plans différents. Idée que les auteurs creusent à l' aide d'une analyse factorielle fine. Mais un paradoxe apparaît vite à la lecture du texte : plus l' analyse multiplie les croisements et les détails, plus l'évidence est grande que les conclusions en sont connues de tous et depuis fort longtemps. Le rôle de l'école (au sens large de formation, le milieu familial pas sant étrangement à la trappe) comme discriminant des pratiques culturelles est l'épine dorsale de cette connaissance sociologique de base.

On peut admettre, et la statistique le prouve, que l'adéquation entre faible lecture et grosse consommation de télévision, ou le contraire, n'est pas automatique. Il est admis que pour chaque échantillon on échappe partiellement à ce déterminisme supposé par le discours intellectuel domi nant si l'on peut considérer qu'il y a de fait coexistence entre deux univers plutôt que véritable concurrence ou interaction. Il n'en reste pas moins vrai que ce discours récusé est « globalement » validé. On ne peut certes plus penser, scientifiquement, que la télévision tue la lecture. Mais on peut dire qu'en règle générale (règle amendable selon les cas, les diplômes, le sexe, l'âge et toutes variables adlibitum) le déterminisme socioculturel reste prégnant et qu'une grosse consommation de télévision (4) ne va que très exceptionnellement de pair avec une forte lecture, la réciproque étant légèrement moins caractérisée, mais du même ordre de forte probabilité.

Reste que l'on peut s'interroger sur la validité du corpus « livres » face à celui de l'image télévisée pour lequel se repèrent à juste titre des réceptions qualitativement différentes. C'est la lecture dans son en semble qu'il faudrait prendre en compte, tout l'écrit (5) contre ou avec toute l'image.

Supposons que l'on s'attaque professionnellement au rapport d'Establet et Fe louzis ou au compte rendu qu'en ferait une revue. On aura lu. Sans que cela entre en ligne de compte dans « une pratique culturelle ». Différenciation dans l'écrit, indétermination dans le programme télévisé ; le dispositif boite quelque peu à la base.

Tous croisements faits des catégories de lecteurs et de téléspectateurs, que peut-on finalement et à peu près valablement articuler sur ce que font ensemble le livre et la télé ici ? Ils cohabitent. Ma foi, mais c'est bien sûr...

*Roger ESTABLET et Georges FE LOUZIS, « Livre et Télévision : concur rence ou interaction? », PUF, collection « Politiques d'aujourd'hui », 1992, 113 pages.

L'Homme et le Cyborg

de Jean LOHISSE

par Gérard DEREZE

Livre de réflexion et de prospective s'ins crivant très clairement dans la continuation des ouvrages précédents de Jean Lo hisse (1), L'Homme et le Cyborg pourrait être sous-titré La Communication dans la société de demain. S'inspirant, entre autres, de la méthode typologique, l'auteur mène une analyse précise et rigoureuse, et s'interroge conjointement sur les trois axes de recherche qui cimentent son approche :

les systèmes de communication, les structures sociales et les mentalités. Dans cette perspective globale, « on est conduit moins à s'interroger sur l'informatique et les nouvelles technologies comme telles que sur l'informatisation de la communi cation » comprise et envisagée comme processus dynamique « générateur, d'une part, d'un nouveau système de communication et, d'autre part, de structures et de mentalités nouvelles, l'un et l'autre étant en étroite relation ».

Articulant son travail sur deux mouve ments que sont la prise en compte des ré flexions et recherches contemporaines et la prise de distance, Jean Lohisse propose, dans un premier temps descriptif, d'opérer par choix successifs et sélection de pen sées et d'arguments, ce qui a comme mé rite principal, à mon sens, de souligner et de cerner la diversité des points de vue, des approches et des enjeux. Dans un se cond temps, l'auteur s'engage dans une voie plus radicalement prospective où, par choix éthique, il tente d'enraciner ses ré flexions dans une parole vigilante qui en appelle à un personnalisme renouvelé qui s'efforce de « penser l'homme face à la technique ».

Décrivant et critiquant l' « univers froid de l'ordinateur » où le cyborg, « orga nisme cybernétique [...] à la fois robot et organisme (Isaac Asimov) » deviendrait réalité, J. Lohisse invite à une reconstruc tion du sens dans un univers où la techno science (qui est à la fois techno-langage, techno-idéologie et techno-culture) serait sans arrogance. Au travers d'une étude où pointe sans cesse un radicalisme certain fondé sur le refus catégorique de « la sou mission inconditionnelle à l'impératif technicien », l'auteur parvient à dresser un tableau ouvert et complexe des champs économiques, sociaux et culturels tels qu'ils « sont agis » par les processus d'in formation affectant les systèmes de com munication.

Ce livre suscite maintes réactions, ré flexions et discussions et cette stimulation n'est pas la moindre des qualités de cet ou vrage. Ainsi en est-il, à titre d'exemple, de la question des usages et des quatre sys tèmes de communication proposés par Jean Lohisse.

Si l'auteur pense qu'il est indispensable de se demander ce que les hommes font et feront des nouvelles technologies, il propose de « s'élever aussitôt au-dessus de la question superficielle des usages [...] des appareillages ». On est en droit de se de mander, face à une telle affirmation, si la question des usages est véritablement su perficielle et réductrice - comme semble l' affirmer l'auteur - dans la mesure où elle est indissociable des représentations et des interactions les plus quotidiennes. Jean Lo hisse lui-même, d'ailleurs, écrivant, entre autres, que « la communication est une pra tique avant d'être un concept », semble ad mettre un basculement vers leur nécessaire prise en compte. Et, si le point de vue de l' auteur est « excessif par méthode », il se rait néanmoins probablement intéressant, pour enrichir et fonder dans « le vécu quoti dien et ordinaire » son propos axé sur la nécessité du respect de l'intégrité de l'homme, de se pencher plus explicitement sur les pratiques et les usages puisque « l'usage construit une empreinte qui modifie les in dividus, qu'ils le veuillent ou non » (2).

Dans une autre direction, on pourrait aussi tenter de confronter la réflexion de Jean Lohisse à celle de Jean Bau drillard (3) pour qui « la communication n'est plus une structure à proprement par ler, [mais] un champ de contamination gé nérale, de branchement, de contact dans un champ indifférentiel où tout est possible, mais où l'exercice de ce qu'on appelle une liberté est de plus en plus probléma tique » (4). En poursuivant ce rapproche ment théorique et réflexif entre les deux auteurs, on peut envisager de mettre en re lation les « quatre systèmes de communi cation » (5) de Jean Lohisse (à savoir l'oralité située de façon privilégiée dans l'espace social du village, la scribalité dont l'espace privilégié est la ville, le sys tème masse centré sur la mégapole et le système généré par l'informatisation dont l'espace pouffait être la technopole) avec les quatre stades de la valeur de Jean Bau drillard (à savoir le stade naturel - réfé rence à un usage naturel de la valeur -, le stade marchand - référence à une logique de la marchandise -, le stade structural

- référence à un ensemble de modèles - et le stade fractal - la disparition des références). On voit, au travers de ces deux exemples rapidement évoqués - l'un plus critique et l'autre axé sur la confrontation et la complexification des concepts -, le terreau que peut constituer ce livre pour une démarche plus personnelle du lecteur.

Cet ouvrage, qui traite à la fois de ce que Philippe Breton appelle « d'un côté une culture de la communication et de l'autre un système de valeurs associé aux techniques de traitement de l'informa tion » (6), s'inscrit dans une perspective de prise de recul et de globalisation des ques tions et problèmes (mais peut-être est-ce aussi de l'éloignement?) dont Gilbert Hot tois, Jacques Ellul et Edgar Morin sont quelques-uns des représentants cités par J. Lohisse. Et, s'il y a des prises de position et des points de vue de l'auteur auxquels le lecteur ne peut pas adhérer, ce livre pos sède, néanmoins et avant tout, la précieuse qualité de proposer et de susciter des ou vertures, des questions et des réactions, car il tente de positionner les enjeux commu nicationnels majeurs de notre époque, dont les enjeux politiques ne sont pas les moindres, en faisant le choix de l'homme contre la barbarie.


*Jean LOHISSE, « L'Homme et le Cyborg » Bruxelles, De Boeck Université, 1991.


Syndicalisme et service public de la radio-télévision

de Georges HORNN

par Sophie BACHMANN

Loin de se livrer à une exégèse des rapports entre syndicalisme et service public de la radiotélévision, c'est bien, à travers le SURT-CFDT, syndicat « dominant » et non « hégémonique », à une contribution à l'histoire politique et sociale du secteur (de 1945 à 1988) que s'est attelé Georges Hornn au long des quelque 500 pages d'un foisonnant ouvrage.

Contribution originale que celle d'un té moin engagé qui, à l'appui de sa thèse, a rassemblé archives syndicales et mémoires des acteurs, et l'a enrichie des réflexions et analyses personnelles qu'il a pu tirer de son expérience sur le terrain.

L'histoire du SUT (1954), puis de la FSU (1960) et du SURT-CFDT (1974) constitue un prisme à travers lequel se profile l'histoire de l'audiovisuel public, au gré des multiples réformes imposées par la tutelle politique.

Mais pourquoi avoir isolé l'histoire de l'institution de celle du syndicat alors qu'une troisième partie est consacrée à la « production » syndicale, puisque l'auteur sait pertinemment que c'est la dialectique entre les acteurs et le système qui fait la richesse de son propos ?

De fait, l'histoire du SURT - qui consti tue la partie centrale du livre - est une his toire « gigogne » : celle du syndicat, du personnel et de l'entreprise.

Le syndicat : de la naissance du SUT en 1954, fondée sur la reconnaissance de la spécificité de l'entreprise radiotélévision et l'autonomisation d'un corps profession nel jusqu'aux textes d'orientation des der niers congrès s'efforçant de redonner un projet syndical à une communauté de travail éclatée, l'auteur retrace le parcours de l'organisation, ses périodes de croissance, de stagnation, voire de reflux.

Ses succès et ses erreurs tactiques et/ou idéologiques sont soigneusement analysés au gré des conflits et négociations qui rythment l'action syndicale, laquelle balance - schématiquement - entre contestation et gestion, grève et négociation. L'histoire du syndicat, c'est aussi l'histoire de son orientation, dont l'auteur souligne, de congrès en élections, les enjeux. La question de l'autonomie face à l'option confédérale pour laquelle le syndicat opte fin 1974 ouvre une problématique plus large, celle de l'identité de l'appareil et de l'action syndicale.

L'étude des relations intersyndicales au sein de l'entreprise (notamment avec le SNRT-CGT) est riche d'enseignements sur l'ensemble des acteurs et leurs motivations, affichées ou réelles. Elle témoigne des difficultés du choix d'une stratégie, l'union ou la rivalité, comme des effets et contre-effets produits.

On regrettera ici l' absence des contre points qu'auraient apportés les témoignages de leaders des autres syndicats :

Huart ou Noguera (SNRT-CGT) ou Gui bert (SNJ)... et plus généralement de représentants de la direction de l'en treprise.

Car l'histoire d'un syndicat est aussi l'histoire de ceux qui l'animent, de ses « leaders » et aussi, d'une certaine façon, de leur exercice du pouvoir, de leurs conflits internes pour ne pas dire de per sonnes. Et l'auteur de tenter d'illustrer comment, ici ou là, les ressorts psycholo giques sous-tendent l'action.

Les personnels : l'histoire du syndicat nous renvoie sans cesse à celle des mul tiples « catégories de personnels » qui font la télévision.

Bien que l'approche sociologique ait été à notre sens un peu négligée, on assiste chez Hornn, au gré du développement de la télévision, à la diversification des corps de métiers ; on perçoit les rapports de forces qui s'instaurent entre les différentes filières (administrative - technique - ouvrière - de production), entre les statu taires et les « hors-statut ».

La PSU, dont le fer de lance est consti tué par le puissant SUT, joue un rôle pré éminent chez les techniciens et jongle, non sans difficulté, entre la défense des inté rôts catégoriels et ceux communs à l'en semble des personnels pour définir une stratégie alors que des phénomènes de gé nération rendent encore plus difficile la mise en place d'une ligne d'action cohé rente.

La difficulté d'adapter statuts et sys tèmes salariaux à des métiers qui évoluent, dans une entreprise en plein développe ment, devient de plus en plus complexe et constitue un des moteurs de l'action syndicale.

Si précieuse que soit la description des questions liées aux filières, échelles et fonctions, on aurait aimé que l'auteur lais sât davantage de place « au vécu » des hommes, à ces militants et adhérents de base que les stratégies des appareils lais sent trop souvent dans l'ombre.

L'entreprise : cette histoire d'un des principaux acteurs du service public de la radiotélévision nous fait aussi parcourir quarante ans de la vie d'une entreprise.

De l' administration de l' après-guerre (1945) à la RTF (1959), puis à l'ORTF (1964), l'entreprise vole en sept morceaux (1974) avant d'affronter la concurrence du secteur privé au cours de la dernière dé cennie. Les questions posées au passé sont au coeur de la réflexion de l'ensemble des acteurs ; l'autonomie de l'institution par rapport aux pouvoirs politique et écono mique, la définition des missions du ser vice public et celle de ses moyens, l'unité de ses composantes fonctionnelles, le défi des nouvelles technologies, la concurrence des chaînes privées constituent autant de remises en cause pour un syndicat qui hésite entre la revendication, voire l'af frontement au nom d'un projet d'entre prise alternatif, et la gestion des intérêts particuliers.

Si l'auteur conclut sur le constat que le SURT-CFDT a peu à peu glissé vers un syndicalisme de « service », il témoigne à travers ce voyage dans le passé d'un opti misme tempéré en la capacité du syndicat à redéfinir un projet mobilisateur pour une nouvelle communauté de travail.

*Georges HORNN, « Syndicalisme et service public de la radiotélévision », Editions l'Harmattan/INA, Paris, 1992, 511 pages.

Entreprises et territoires en réseaux

sous la direction de Frantz ROWE et Pierre VELTZ

par Sylvie VOEGELE-AUSSOURD

Le titre de cet ouvrage ainsi que l'introduc tion de P. Veltz et F. Rowe annoncent comme fil conducteur une mise en relation entre télécommunications et structures ter ritoriales du point de vue des organisations de production et d'échange. Une des ques tions centrales et opératoires du livre consiste à s'interroger sur le rôle des télé communications dans les processus de changements technico-organisationnels et sur la manière qu'elles ont ou non de faire émerger de nouveaux rapports à l'espace et de nouvelles formes territoriales. Les diffé rentes contributions (au nombre de 18) de cet ouvrage, qui prolongent les travaux d'un séminaire tenu à l'Ecole nationale des ponts et chaussées, se livrent à un détour de cette question qui d'ailleurs semble procé der d'un parti pris conscient, détour surpre nant pour le lecteur qui s'attendait à une entrée en matière sur la confrontation des logiques d'organisation des entreprises et de leur expression spatiale.

La première partie fait abstraction du thème de territorialité pour se consacrer à un panorama très synthétique des nou velles technologies de communication, dans lequel l'auteur, F. du Castel, nous livre brièvement sa conception et son pen chant pour un réseau universel de service public. Une deuxième contribution fait état d'une économie des réseaux (N. Curien et M. Gensollen) qui met en parallèle deux niveaux de réseaux, l'un d'infrastructure et l'autre dual, le premier relevant d'un mo nopole « naturel », le deuxième pouvant faire partie d'un marché régulé ; enfin, un troisième texte (L. Benzoni et F. Rowe) analyse la demande et les stratégies des entreprises en matière de réseau et montre que l'usage du réseau n'est pas un outil stratégique de compétitivité mais un outil de productivité et surtout de rationalisation des dépenses de communication.

Il faut attendre la deuxième partie et la contribution de P. Veltz, « Communication, réseaux et territoires dans les systèmes de production modernes », pour que la notion de territoire apparaisse et donne lieu au débat annoncé à propos d'une rela tion entre les transformations teclinico-organisationnelles et les logiques spatiales des entreprises. Quelle est cette relation ? Selon P. Veltz, elle est totalement illusoire parce que les logiques technico-organisationnelles n'ont pas d'expression spatiale déterminée et que, au contraire, il semble que ce soit la forme spatiale qui oriente le modèle de fonctionnement organisationnel, lequel à son tour façonne les formes territoriales.

Cet ordre des choses étant précisé, il n'en reste pas moins que ce phénomène ne peut pas être tranché catégoriquement dans la mesure où il existe de multiples configu rations spatiales où cohabitent différents modèles d'organisation. Il règne même une certaine ambiguïté dans les logiques d'inté gration et de décentralisation des entre prises modernes qui, quasi inéluctablement, provoquent des formes de repolarisation et une métropolisation accrue des nouvelles organisations. Cette partie de l'ouvrage est intéressante en ce qu'elle décrit les méca nismes contradictoires qui s'exercent entre, d'un côté, la volonté de décentralisation des entreprises et, de l'autre, la nécessité de prise en compte des contraintes territoriales du marché du travail, contraintes qui, mal gré les efforts de décentralisation, condui sent à durcir les formes de localisation au niveau des métropoles.

Au-delà de cette approche particulière qui consiste à envisager le rôle des NTIC au regard, d'une part' de la refonte des organisations et, d'autre part, des questions territoriales, cette synthèse du séminaire organisé par P. Veltz et F. Rowe contribue à faire émerger une réflexion en forme de premier bilan.

Non seulement il est quasi impossible d'isoler un effet territorial des nouvelles technologies de communication mais, en plus, ce qui polarise les formes territoriales des entreprises dépend de variables bien antérieures comme les potentialités clas siques d'équipement en réseaux d'eau ou d'électricité... Le mythe d'une révolution par les NTIC n'a plus cours dès lors que l'on démontre qu'elles accompagnent une amélioration relative et non absolue. Par contre, il ressort des exemples empruntés à différentes enquêtes de terrain dans plu sieurs secteurs d'activité que la diffusion des nouvelles technologies nécessite, si l'on veut raisonner en termes d'effets, d'en visager un « changement d'échelle auquel se réfere l'aménagement du territoire » en référence à de nouveaux paramètres de distance, qui dépassent ou font évoluer la simple relation entre NTIC et implantation de l'entreprise.

Les NTIC comme outil d'une recherche d'intégration permettent une intercon nexion poussée des différents processus et cycle de production ainsi qu'une meilleure synchronisation où la maîtrise du temps devient prioritaire sur celle de l'espace. L'exemple du JAT (juste à temps) dans le secteur automobile, celui de la conception partagée d'un produit et de la maintenance dans l'aéronautique ou ceux que l'on peut emprunter au commerce, aux transports et au secteur bancaire ont en commun de mettre l'accent sur le rôle stratégique des NTIC dans cette quête de modernisation des entreprises. La refonte des organisa tions, une évolution des modes de relation et de coopération plus transversaux et plus horizontaux contribuent à la diffusion des NTIC sous la forme d'une image, celle du réseau cellulaire, décentralisé et maillé.

Ce détour par les organisations de production et d'échange montre que, si effet des nouvelles technologies de communica tion il y a, il réside dans un brouillage des échelles territoriales dont la diversité et la coexistence ne facilitent pas leur appréhension. Il devient dès lors tentant de voir dans les NTIC une réalité des changements technico-organisationnels, alors qu'il ne s'agit que de potentialités qui ne permet tent pas aujourd'hui de trancher sur le rapport de correspondance et d'implication entre recomposition de territoires et réor ganisation des entreprises.

* « Entreprises et territoires en réseaux », sous la direction de Frantz Rowe et Pierre Veltz, Presses de l'Ecole nationale des ponts et chaussées, 1991, 303 pages.

La Fenêtre et le Miroir

de Dominique MEHL

par Jean-Pierre BACOT

Ce à quoi semble appeler La Fenêtre et le Miroir de Dominique Mehl, si tant est que l'exégèse en soit ici légitime, c'est à une contre-révolution du discours cathodique. Le propos et le principal mérite du livre re viennent en effet à tracer, hors des sentiers battus, une sorte de portrait intérieur, ou plutôt une somme de portraits vus du der rière de l'écran et sous différents angles, et ce avec une constance volontariste dans l'objectif : l'éclairage professionnel, résolu ment endogène.

L'une des caractéristiques principales de la télévision étant que tout le monde est en mesure de tenir discours sur elle, du client du café au sociologue du coin (qui peut, on l'aura compris, constituer une seule et même personne), Dominique Mehl instille et distille a contrario un propos légitimiste.

L'auteur a passé deux années à voyager à travers les grilles en rencontrant tout le petit monde de l'amont du média, la quasi- intégralité du microcosme cathodique et nous détaille en sa restitution, secteur par secteur, tout ce qui caractérise le singulier pluriel de cette télévision que nous connaissons en France.

Après avoir fait le point sur les évolu tions de la télévision relationnelle, comme sur les derniers feux de l'ancien modèle messager (un modèle que l'auteur privilé gie à juste titre par rapport à l'opposition heuristique mais répondant mal des inter férences entre « archéo- » et « néo- » télé vision),, Dominique Mehl ausculte la chair des programmes. Travail de terrain que le lecteur laboure non sans un certain agacement aux premières pages d'une ap proche sociographique où une sorte de « on le sait déjà » le taraude. Cette im pression cesse fort heureusement lorsque la juxtaposition des points de vue finit par tracer un modèle unifiant de cet objet télé visé réputé informel et amène l'auteur à s'extraire de sa réception du discours pro fessionnel pour tenir son propre discours. Lorsque l'on passe du journalisme à la sociologie.

Dominique Mehl rappelle à bon escient que le modèle français, basé sur une pro grammation fédérative et une « culture moyenne », sanctionné par le quasi- triomphe de TFl, résiste encore à une évo lution venue d'outre-Atlantique qui voit le déclin des networks se confirmer d'année en année au profit des chaînes spécifiques.

En reprenant un à un les débats qui tra versent le champ (compromis sur les pro grammes, culture avec ou sans pluriel, seg mentation des publics...) et en pointant la persistance, la perdurée des états d'âme, Dominique Mehl dessine un univers de contradictions géré plus empiriquement qu'il n'y pourrait paraître.

Ce modèle français a une réalité dont l'approche semble défier toute notation très en dessus de la moyenne. Dominique Mehl ne le nie pas mais décourage de fait tout jugement qualificatif par une insistance sans faille sur la prégnance des contraintes.

Au sortir d'un long bain dans la mare des programmes - exception faite de leur composante sportive -, le regard de la sociologue est froid. Au point que l'on se prend à lui prêter le sentiment que, en ce monde d'images diffusées, il ne peut en être autrement que ce qui est, par une sorte de nécessité, de surdétermination catho dique. Ce n'est pas que le social, le poli tique, l'économique ne jouent aucun rôle, mais ils contribuent à ce qu'un champ irréductible s'impose, n'en déplaise aux intellectuels-qui-ne-regardent-pas-la-TV-sauf Caractères-mais-qui-en-causent.

Lorsqu'elle regrette que « jusqu'à pré sent, les polémiques (aient) rarement porté sur le contenu de petit écran (et qu')elles se (soient) au contraire polarisées sur l'organisation du secteur audiovisuel et sur la politique qu'y conduit l'Etat », l'auteur plaide de fait pour que l'on laisse la télévision à ceux qui la font.

Visiblement, Dominique Mehl milite pour que les dirigeants des chaînes soient issus du sérail et que les missi dominici des pouvoirs alternants débarrassent le plancher. Elle plaide également pour que ceux qui se piquent d'avoir un avis sur les programmes se les coltinent. Elle affirme encore que tous les discours sur la réception plus ou moins à la mode font un peu trop vite fi de la question du contenu.

Bonnes résolutions. Mais admettons qu'il en advienne ainsi : que le futur président de TF1 soit un programmateur coopté par ses pairs, que les intellectuels se taisent devant Arte et que les ethnosociologues retournent à la base du message. Qu'arrivera-t-il ? La fin du dialogue de sourds ? La fusion du microcosme dans le grand média ? Ce serait dès lors un miroir sans tain.

*Dominique MEHL, « La Fenêtre et le Miroir ». Payot, 1992.

Gutenberg

de Guy BECHIEL

par Michaél PALMER

L'ouvrage, de 700 pages, se termine avec ce constat : « Gutenberg reste un in connu. » C'est dire le paradoxe de cette étude. L'auteur en convient lui-même : le lecteur risque de connaître une certaine frustration en lisant la biographie d'un homme au sujet duquel on ne sait finalement pas grand-chose, puisqu'il n'existe qu'un peu moins de quarante documents contemporains de sa vie qui le mentionnent. Gutenberg serait comme Shakes peare, Homère ou le Christ, le sujet d'une littérature « hénaurme » dont chaque « biographie » pourrait s'écrouler comme un château de cartes.

L'intérêt est ailleurs. L'historien des sciences et des techniques, l'historien de l'innovation, de la fabrication et de la circulation des supports, trouvera, lui, ici une somme qui pose de bonnes questions, scrute les indices disponibles et déploie une patience infinie pour y répondre, si ce n'est qu'indirectement.

L'ouvrage explore les représentations qu'ont véhiculées - au cours du « stupide XIXe siècle », mais bien avant également - ceux qui écrivent sur Gutenberg. Et Bech tel démystifie, coupant, tel Alexandre, le noeud gordien de la mythologie Gutenberg. Les débuts, vers 1451-1452, de l'impres sion de la Bible à 42 lignes, « premier grand livre de l'histoire mondiale » (p. 60), seraient à rapprocher de cet autre événement emblématique, la chute de Constanti nople (1453). En effet, cette synchronie est souvent soulignée. Bechtel, lui, fait remarquer combien l'essentiel des publications imprimées à Mayence dans les années 1450 sont plutôt modestes, voire médiocres (Calendrier des paysans, Calendrier astronomique...) ; il insiste sur une demande qui vient de l'Eglise, certes, mais également d'autres milieux, afin de faciliter la reproduction d'objets en série : et cela, qu'il s'agisse d'indulgences pour la rémission des péchés ou d'autres textes que le livre, alors produit en nombre insuffisamment important (p. 560) ; déjà, les étudiants, de la Sorbonne à Salamanque, veulent des « polycopiés », pour ne pas être astreints à tout copier.

C'est par cette inscription de l'imprimerie - ou, plus exactement, par l'analyse de l'effet multiplicateur de la typographie (pp 115-117) avec ses caractères indépendants mobiles et métalliques - dans la généalogie des industries culturelles, que Bechtel fait ici oeuvre des plus utiles.


*Guy BECHTEL, « Gutenberg», Fayard, Paris, 1992.

Television in America

de George COMSTOCK

Cette édition refondue et actualisée d'un ouvrage paru en 1980, Television in America, se présente comme un double triptyque.

Le premier démontre que la télévision aux Etats-Unis s'est développée dans un contexte et un système caractérisés par trois aspects : la concurrence, le divertisse ment et l'absence d'intervention étatique (« non paternalism »). La télévision n'y a pas connu un régime de tutelle. Tout au plus doit-elle remplir quelques missions d'intérêt général, voire de service public : les chaînes concessionnaires, dont les trois « networks » longtemps en position dominante - ABC, NBC, CBS -, jouissent de privilèges économiques, en principe révo cables par l'instance de régulation, la FCC, en cas de manquement à leurs obligations de servir « the public interest, convenience and necessity ».

Le deuxième triptyque dépeint les trois âges de la télévision - qui commencent, respectivement circa 1950, circa 1960, circa 1980 ; les trois genres et fonctions télévisuels (le divertissement, l'information et les sports) et les effets de la télévision sur le processus politique, sur la psychologie individuelle et sociale, sur les autres médias, d'une part, et les forces sociales, de l'autre.

Leitmotiv de l'ouvrage : la télévision vend le budget espace-temps de son au dience aux annonceurs : sa programmation est orchestrée à cette fin. Ainsi ne faut-il pas s'attendre à ce qu'elle fasse autre chose.

L'ouvrage, bien agencé et presque tou jours d'un accès clair pour un public non américain, synthétise les apports d'innombrables chercheurs d'outre-Atlantique. Pour en savoir plus - le livre ne comporte que 150 pages -, il faut se reporter à cette autre étude de Comstock, parue également chez Sage, The Evoluhon of American Television (1989).

*George COMSTOCK, « Television in America », Newbury Park London/LNew Dehli, Sage, 1991.