n°55

 

 

 

Trois siècles de publicité en France

de Marc MARTIN

par Michaêl PALMER

Ce livre fera date.

Il manquait en France un ouvrage d'historien qui analyse tout aussi bien la genèse des pratiques de la réclame, de l' affiche et de l' annonce d'autrefois que celle des acteurs des industries publici taires d'aujourd'hui. Le besoin d'un tel travail se faisait de plus en plus sentir, au fur et à mesure que la publicité occupait la place que l'on sait dans la vie de la cité, depuis que la France, au cours des années cinquante, entrait peu ou prou dans l'« âge publicitaire ». On pouvait en rou gir, ou presque : le Royaume-Uni, les Etats-Unis, disposaient peu à peu d'ou vrages de qualité sur l'histoire des acteurs des industries publicitaires, alliant parfois les approches socioculturelles, politiques et économiques. Pour la France, rien - exception faite des travaux de Feyel, La gneau, Mattelart et d'une poignée d'autres. Cela pour de nombreuses raisons. Derrière l'argument (alibi parfois) du secret des affaires, se cache la disparition ou l'inaccessibilité d'archives d'entreprises, des sources et des acteurs qui occupent directement ou indirectement des positions clés pour la compréhension des logiques publicitaires - qu'il s'agis se d'annonceurs, d'agences (et autres intermédiaires) et de supports.

Outre ses propres recherches (multiples), Marc Martin, ici, utilise les travaux d'étudiants - tant les siens que ceux des autres - ainsi que des communications parues dans des revues spécialisées, qui ai dent à débroussailler le chemin : car com ment se retrouver autrement dans un no man's land envahi par les discours de certains des acteurs publicitaires ? Un exemple. Martin incrimine « la légende Girardin » (pp. 54-59) : apologue de la vulgarisation des connaissances par l'abaissement des taux d'abonnement des supports, le « cher Emile » (1806-1881) aurait su vanter à ce point la nécessité de la publicité dans le financement d'une entreprise de presse qu'il passe pour avoir in venté ce mode de gestion de la presse moderne. Ainsi, « l'introduction de la publicité dans les quotidiens parisiens ne date pas de 1836 » - l'année phare de Girardin, qui lance alors la Presse - mais se situerait au cours de la décennie précédente. Martin clarifie en « démystifiant ». Tout en utilisant les souvenirs et témoignages des publicitaires de ce siècle - ceux, nombreux, d'un Marcel Bleustein Blanchet, par exemple -, il parvient à relativiser leur apport : il sort certains de l'oubli, établit l'importance réelle de bien d'autres, et montre les filiations (0.-J. Gérin, Etienne Damour, Louis Merlin, R.-L. Dupuy, etc.). Ce n'est pas chose aisée. Par ailleurs, il faut attendre les années cinquante pour pouvoir disposer pour la France de données sérielles, présentant un de gré de fiabilité certaine, avant de pouvoir étudier avec sérieux les investissements publicitaires - ce cher « gâteau » dont on nous rebat les oreilles - et leur ventilation par support, pour saisir les parts de marché et connaître « tirage contrôlé, diffusion et audience » (grâce à l'OJD, au CESP et à l'IREP).

Cette difficulté majeure, et que le chercheur ne peut que résoudre malaisément, Marc Martin la prend à bras-le-corps. D'une part, il utilise la presse professionnelle (des titres tels que Vendre [1923] et Réussir [1925]) ; d'autre part, il intègre l'apport des travaux des historiens de l'économie et du social, des mentalités et des mouvements. Historien de formation, Marc Martin tance parfois ses collègues : l'histoire de l'entreprise se serait par trop préoccupée de la production, et insuffisamment de la distribution, de la vente et de la commercialisation. De même, d'après sa propre analyse, « la publicité » devient plus crédible, moins apte à susciter des réactions hostiles d'annonceurs éventuels, à partir du moment, vers les années vingt, où elle est promue technique parmi d'autres de commercialisation et de marketing. Ainsi, dans un style mesuré et nuancé, l'auteur fait un travail novateur et aboutit à faire avancer la compréhension de mécanismes complexes, même si on peut ne pas partager toutes les conclusions qu'il en tire.

TSPF, ouvrage de quatre cent trente pages, comporte onze chapitres : en fin de chapitre, une synthèse regroupe ses principales conclusions. Cinquante pages, ou un chapitre, traitent cette période qui va de Théophraste Renaudot - dont la Feuille du bureau d'adresse serait la première feuille d' annonces parue en France - à Napoléon 1er, dont des décisions expliqueront l'importance que prendront, dans le financement de la presse départementale, les annonces judiciaires et légales. Viennent ensuite : un chapitre - « La publicité prend le départ dans la presse » - qui dé mystifie Girardin et entame l'analyse de la publicité pendant ce long siècle (les années 1820-1830 aux années 1930) marqué par la première industrialisation de l'époque moderne et par son absence de renouveau ; six chapitres traitent une période qui recoupe, en gros, les soixante-dix ans de la IIIe République ; et trois chapitres analysent la période depuis 1945, où la France entre de plain-pied dans l'âge publicitaire. Le pari est tenu : le lecteur suit aisément l'évolution du fonctionnement des rouages des industries publicitaires, et celle des représentations de la publicité que se font aussi bien les milieux professionnels les plus directement concernés que les divers publics, destinataires des messages. Les découvertes et analyses concernant la publicité sous la IIIe République sont parmi les plus originales et passionnantes de l'ouvrage. Toutefois, on n'est pas convaincu pour autant que la place accordée à ces années 1870 à 1930 - six chapitres sur onze - n'introduise un certain déséquilibre dans la vision d'ensemble des mutations qu'ont connues acteurs et destinataires de la publicité en France.

Deux remarques là-dessus. Leitmotiv de l'ouvrage : les annonceurs se plaignent de la cherté des tarifs de presse, surtout à l'époque où le journal quotidien est en position mono-média (même s'il n'est pas - Martin le démontre longuement - le seul support publicitaire). Par ailleurs, la presse quotidienne à grand tirage connaît en France des succès inégalés au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis (années 1870-1900) ; la part de la publicité commerciale dans les recettes de telles entreprises de presse (dont les quotidiens ne comportent que quatre pages) est alors relativement faible. La cherté des tarifs aurait pu en être une cause, tout comme l'aurait été la réticence à y avoir recours dont faisaient preuve l'industrie et le commerce d'une France dont l'économie stagnait pour l'essentiel. Que les courtiers et régisseurs aient pratiqué des tarifs trompeurs, aussi bien pour les journaux, leurs employeurs que pour les annonceurs... soit ! Mais faut-il mini miser pour autant l'apport des quotidiens à un sou... à la cause de la publicité ? Grâce, justement, à la modicité de leur prix (à cet te époque qui ignore l'inflation) et grâce aux techniques promotionnelles utilisées pour les implanter à la campagne comme en ville. Les slogans de publicité mnémo technique du Petit Journal dont les feuilletons sont annoncés par affiche à travers le pays, par exemple, ont été des agents de sensibilisation à la publicité (et à la culture marchande) ; dès les années 1870, voire avant, des quotidiens à un sou profitaient de cette ère nouvelle où le chemin de fer accélérait la circulation des marchandises, alors que des annonceurs éventuels, eux (avec l'exception notable des grands magasins), tardaient à tirer profit de ce support. Surtout, et c'est la deuxième remarque, on regrette ici l'absence d'analyse de certains « scandales de pub ». En 1891, un journal controversé, le XIXe siècle d'Albert-Edouard Portalis, vilipende les pratiques de publicité du plus grand support d'alors, le Petit Journal : ce dernier affiche en retour et le mépris et l' argument tant utilisé alors (et que mentionne Marc Martin) : « Mes colonnes publicitaires sont un mur sur lequel je loue l'emplacement sans plus, sans surveiller le contenu des messages. » Publicité financière et publicité commerciale se conjuguent, la première tendant à discréditer la seconde. Ainsi regrette-t-on qu'une plus grande place ne soit faite à l'analyse de la publicité financière. L'auteur s'en explique d'avance. Mais on note qu'il relève avec bonheur la pertinence pour l'histoire de la publicité commerciale des romans de Balzac - César Birotteau, L'illustre Gaudissart - ; or, sur la publicité financière, il y a des pages de Barrès (les Déracinés) et de Zola (Carnets d'enquêtes), ainsi que les témoignages de certains « bulletiniers » lors de Panama et autres scandales, qui méritaient d'être brièvement évoqués, pour soutenir l'argument général de l'auteur. Les promesses mirobolantes des produits à prétentions médicinales ont peut-être moins fait pour discréditer la publicité que la promotion d'actions dans des entreprises véreuses ou à risque, pour les générations qui ont vécu Panama et qui ont investi dans les fonds russes. On se lasse d'être traité en « gogo ».

L'approche adoptée repose sur la grille d' analyse utilisée actuellement pour appréhender les acteurs des industries publicitaires : annonceurs - intermédiaires (dont les agences, courtiers, régisseurs et fermiers [depuis toujours, ou presque...], les centrales d'achats [depuis peu]) - et supports (médias - « grands » et autres - et non-médias). Ainsi l'auteur indique- t-il au passage « les premières apparitions » de tel ou tel phénomène publicitaire auquel est sensible le consommateur moderne : peu avant 1914, avec Octave-Jacques Gérin, le terme « publicitaire » comme substantif se met à éclipser celui de « publiciste » ; déjà, vers 1900, Michelin fait de la publicité « comparative », du « sponsoring sportif » et organise des Salons, cultive ses relations publiques. Ce n'est pas Monsieur Jourdain ; le publicitaire sait pertinemment bien qu'il fait de la prose ; aussi lui donne-t-il de l'éclat en la mettant en vers, avec les ritournelles des slogans radiophoniques, grâce auxquelles les Français se réconcilient avec la publicité, nous assure-t-on, dès les années trente. Martin insiste sur l'importance des supports autres que la presse et l'audiovisuel - sur les catalogues et les « house organs », tel le Chasseur fançais. Et, surtout, sur l'affiche. La valeur artistique de l'affiche aurait anobli la publicité, un métier et une pratique dont l'image de marque avait grand besoin. Et la place exceptionnelle qu'occupe l'affiche en France (dont l'essor remonte au Second Empire) a été maintenue : « Aucun autre pays industriel de culture occidentale, en dehors de la Belgique, ne fait à l'affiche une place équivalente » (p. 412).

L'agence Havas, pendant des lustres, et les centrales d'achats depuis une vingtaine d'années ont été d'autant plus critiquées qu'elles passaient aux yeux des autres acteurs pour occuper des positions stratégiques, celles qu'il importait de prendre ou celles qu'il fallait contourner. TSPF analyse les tendances à long terme qui ont façonné et « les empires du vent » et les comportements des Français à l'égard de la publicité : de ce fait, il permet de mieux comprendre les forces qui agitent actuelle ment ces milieux.

*Marc Martin, « Trois siècles de publicité en France » (Editions Odile Jacob, 1992), 430 p., 180F.

Les Services d'aide psychologique par téléphone

de Stéfan JAFFRIN

par Pascal PERIN

Il est surprenant que, malgré leur développement considérable depuis une vingtaine d'années, les services d'aide psychologique par téléphone aient fait l'objet en France de si peu d'études et de recherches, contrairement à ce que l'on peut observer dans les pays anglo-saxons, et notamment aux Etats-Unis, où de nombreux travaux leur sont consacrés. Pour cette raison déjà, le livre de Stéfan Jaffrin est précieux et justifie que l'on en rende compte. Il constitue en effet le premier ouvrage de référence paru sur ce thème en France.

Stéfan Jaffrin travaille sur ce domaine depuis 1990 dans le cadre de l'EHESS. Dans le format éditorial resserré des 128 pages de la collection « Que sais- je ? », il nous propose un état des lieux puis une analyse historique et sociologique des services d'aide psychologique par téléphone. Cette dénomination recouvre l'en semble des services non commerciaux de type « écoute », « urgence », « conseil », intervenant dans les divers champs de l'action sociale : la santé, l'éducation, la famille, les problèmes de solitude, etc. Les plus connus parmi ces services sont SOS Amitié, Sida Info Service, Inter Service Parents. On estime que leur nombre est d'environ 250 et qu'ils sont appelés par 1,5 million de personnes chaque année.

D'entrée de jeu, l'auteur prend soin de préciser qu'il ne s'agit pas pour lui d'étudier les aspects psychologiques de ces services (relation « appelant »-« répondant »), ni de s'intéresser à la dimension conversationnelle spécifique des appels téléphoniques d'urgence (sur ce dernier point, un ensemble de recherches a été publié en 1990 sous la forme d'un rapport par la Mission interministérielle de recherche du ministère des Affaires sociales). Sa dé marche consiste plutôt, à partir d'une analyse des finalités de ces services, des caractéristiques de leur public et de leur évolution, à aborder les services d'aide par téléphone en tant que révélateur (indicateur) privilégié des mutations en oeuvre dans la société française. En ce sens, son objet d'étude est moins les services d'aide par téléphone au sens étroit du terme que ce que leur existence et leur fonctionnement au quotidien traduisent des nouvelles formes de socialité et d'intervention sur le social.

La matière de l'ouvrage est à la fois issue d'un travail d'investigation conduit par l'auteur depuis 1990 auprès de plusieurs services et nourrie par une étude documentaire très étendue. Le livre s'organise autour de trois parties.

La première s'ouvre sur un rapide sur vol des usages sociaux ordinaires du téléphone, à travers la reprise de quelques- unes des conclusions de travaux déjà anciens (Lauraire, Pinaud). Elle se pour suit par un historique des services d'aide par téléphone, depuis leur origine en 1905 jusqu'aux numéros verts ministériels qui traduisent une mutation de l'action publique dans le secteur de l'intervention sociale. Puis l'auteur propose une catégorisation des services selon leurs finalités (urgence ou long terme, accompagnement ou prévention), leur champ d'intervention (généraliste ou spécialisé), leur couverture géographique. Cette première partie s'achève par une analyse des principes d'organisation et d'action sur lesquels repose le fonctionnement de la plupart de ces services, quel que soit leur objectif (relation d'aide ou convivialité). Ces principes sont au nombre de quatre : l'anonymat, la neutralité, le bénévolat, la permanence dans le temps. Ils apparaissent autant comme le fruit d'une élaboration sociale produite par les institutions concernées que comme issus des caractéristiques spécifiques du médium utilisé.

La seconde partie du livre est consacrée à une série de monographies détaillées portant, d'une part, sur les trois principaux services d'aide cités plus haut et, d'autre part, sur quatre autres services moins connus car de taille plus modeste (SOS Ecoute Gai, Ecoute Cancer, SOS Femme Information, Croix-Rouge Ecoute). Une présentation du service anglais « les Samaritains » (le plus ancien et le plus important de Grande-Bretagne) ponctue cette section et permet de mettre en perspective les pratiques française et anglaise dans les permanences téléphoniques.

La dernière partie de l'ouvrage fournit un état des lieux des connaissances disponibles sur les caractéristiques socio-économiques et socio-culturelles des utilisateurs des services, sur le profil et les motivations des personnes qui animent ceux-ci (les « écoutant ») ainsi que sur les principaux motifs d'appel, notamment pour SOS Amitié.

Stéfan Jaffrin considère que les services d'aide psychologique par téléphone remplissent « une fonction essentielle de lien social, d' acteurs intermédiaires qui permettent de recréer des espaces de dialogue dans une société qui s'atomise de plus en plus ». Phénomène principalement urbain, touchant surtout les jeunes adultes et les adolescents qui appellent tout autant pour parler en général d'eux-mêmes et de leur mal-être que pour traiter un problème ponctuel précis, le développement de ces services situés à mi-chemin entre sphère publique et sphère privée traduirait autant l'effacement des modèles traditionnels de sociabilité que l'émergence de nouveaux espaces de socialité. Autant de signes qui conduisent l'auteur à considérer, peut-être de façon un peu optimiste, qu'ils peuvent être une voie pour « resolidariser » les sociétés modernes.

Les Services d'aide psychologique par téléphone ». « Que sais-je ? », n° 2682, PUF, 1992, 128p.

Correspondance inédite de Crimée (1855-1856)

de Jean-Charles LANGLOIS

La photograpie, la peinture, la guerre

de Français ROBICHON et André ROUILLE

par Française DENOYELLE.

Dans la dernière décennie, les institutions publiques, diverses associations (1) ont accompli un remarquable effort pour présenter les nombreuses et riches collections de photographies dispersées dans les musées, les bibliothèques et les collections privées, diffuser des oeuvres peu ou mal connues du grand public, encourager la création contemporaine. La recherche universitaire est restée en retrait. Elle n'a pas saisi les opportunités d'un intérêt renouvelé du public et des institutions pour la photographie . Les publications demeurent, pour l'essentiel, des livres d'images. Il faut donc saluer la nouvelle collection de Jacqueline Chambon, « Penser la photographie », dirigée par André Rouillé, historien de la photographie du XIXe siècle. La première publication est consacrée à Jean Charles Langlois, un colonel chargé, par le Ministère de la guerre, de réaliser un panorama du siège de Sébastopol et qui séjourna en Crimée de 1855 à 1856.

Peintre de formation, et envoyé comme tel, il a recours, dans la phase préparatoire de son panorama, à une nouvelle technique, la photographie (2). Langlois, contrairement à Fenton et Robertson, n'a pas de projet photographique. L'invention de Niepce n'est pour lui qu'un outil dont la fiabilité et la rapidité d'exécution répondent, du moins le pense-t-il, à ses exigences. (Il ne compte rester que quelques semaines.) Dans une correspondance privée (3), il consigne, au jour le jour, ses réflexions, ses enthousiasmes, mais aussi ses difficultés, ses impatiences, ses doutes et ses craintes à propos d'une technique qui s'avère plus difficile à maîtriser qu'il ne le pensait. Il dresse ainsi une chronique de la pratique photographique et met en relief la difficulté d'appréhender le monde réel, les contraintes techniques auxquelles il lui faut se soumettre. En arrivant, plus de soleil, et en revanche, de l'ennui. Enfin, de midi jusqu'à quatre heures, en profitant de toutes les minutes où le ciel paraissait, nous avons pu obtenir deux épreuves qui se trouvaient être très belles. La troisième n'a pas eu assez de pose et ne vaut rien. Pour rendre ce nombre infini de plans en même temps que le plus rapproché, il faut nécessairement employer le petit diaphragme, ce qui nécessite une exposition d'environ trois quarts d'heure (p. 80). D'emblée, la photographie s'affirme dans ce qui fait sa spécificité, son rapport au temps. Langlois se situe dans l'urgence, au croisement des impératifs météorologiques et de la disparition prochaine des lieux qu'il doit photographier. Il faut mener à bien les prises de vues avant l'arrivée de l'hiver. En militaire, il dresse un plan de campagne mais découvre les contraintes de l'intendance. Pour pallier la faible luminosité et le manque de sensibilité des plaques, Langlois prolonge les temps de pose : « Tu es bien modeste quand tu parles de poser trois quarts d'heure pour une épreuve ,c'est plus souvent une heure et même une heure et demie » (p. 105). Dans ces circonstances, les conditions météorologiques sont déterminantes. Pendant plus de trois semaines, Langlois est dans l'incapacité d'opérer. Les conditions de travail se détériorent encore. « Des durées d'exposition de plusieurs heures demandent pour les faire sortir des deux et trois jours, et quelquefois plus avec des renouvellements de bains de deux ou trois par jour, trop heureux encore d'arracher à ce prix des renseignements sur des choses qui disparaissent chaque jour par la main des hommes et par celle du temps et du climat » (p. 124). Le travail de Langlois illustre la tentative désespérée d'un homme pour saisir ce qui a été : « J'ai fait sus pendre la destruction de ce que je n'avais pas encore terminé ; c'était trois batteries près de la tour Malakoff ; je les ai faites toutes les trois, à mesure que l'une d'elles était finie, les démolisseurs s'en emparaient et sa destruction était bientôt terminée... J'ai eu autant de hâte de partir et de revenir ici afin de savoir si mes trois épreuves avaient réussi, dans le cas contraire, ce serait irréparable (p. 189- 190). Les incertitudes inhérentes à l'acte de photographier, augmentées par le temps de latence qui sépare la prise de vue de l'image révélée, sont abondamment développées par Langlois. Et, s'il n'effectue pas un reportage sur le siège de Sébastopol (il arrive à la fin des combats), Langlois témoigne de la véritable fascination qu'a exercée la guerre sur les photographes. Rappelons que la Crimée accueillera Roger Fenton et Marcus Sparling, James Robertson et Felice Beato, Durand-Brager et Lassimone, Charles Langlois et Léon Méhédin, etc. La guerre comme la photographie figent. L'une tue, l'autre sidère. Cette intimité transparaît dans les images pour tant vierges du tout cadavre. Au pathétique de la correspondance, répond l'aura qui se dégage des photographies d'un site voué à la destruction par les hommes, arraché à l'oubli par la volonté de Langlois.

François Robichon et André Rouillé : Jean-Charles Langlois, la photographie, la peinture, la guerre ; correspondance inédite de Crimée (1855-1 856) Editions Jacqueline Chambon, collection « Penser la photographie », 1992.

(1) Le Centre national de la photographie mais aussi la Mission du patrimoine photographique, Paris Audiovisuel et divers centres régionaux de la photographie.
(2) En 1816, la photographie est virtuellement inventée. Vers 1822. Niepce prend la première photographie, le 19 août 1839, Arago, au nom du gouvernement français, fait don de la photographie au monde. La photographie n'a donc que seize ans lorsque Langlois décide de l'utiliser.
(3) La correspondance comprend cinquante-six lettres de Langlois à sa femme avec, en annexe, des extraits des réponses de Mme Langlois.

«Aramis ou l'amour des techniques»

de Bruno LATOUR

par Fanny CARMAGNAT

Qui a tué Aramis ? Le prologue s'ouvre sur cette question et donne le ton à cet ouvrage de sociologie des techniques qui prendra la forme d'une quête policière. Il y a eu un mort, il doit bien y avoir un (ou plusieurs) assassin(s).

Aramis est un métro automatique révolutionnaire qui a existé jusqu'à l'état de prototype avant d'être abandonné en 1987 par ses trois parrains, l'Etat, la RATP et la société Matra, après plus de quinze ans d'études, d'essais et quelque cinq cents millions de francs. Mais c'est avant tout un concept de transport révolutionnaire, peut- être une utopie, alliant les avantages du transport en commun (prise en charge des voyageurs et ceux de la voiture individuelle, petites cabines, desserte fine, pas de changement de voiture ni d'arrêt là où l'on ne descend pas). Aramis n'est pas seulement une innovation mais un chapelet de nouveautés techniques mises bout à bout, la multiplication de ces innovations ayant pu fragiliser le projet.

Comme auparavant la voiture électrique ou la culture des coquilles saint-Jacques, Aramis donne à l'Ecole des mines un cas d'école lui permettant d'appliquer ses méthodes d'analyse des conditions d'émergence de l'innovation : absence de jugement vis-à-vis des arguments scientifiques et techniques avancés par les protagonistes, utilisation de la même grille d'analyse pour étudier les controverses sur la nature et les controverses sur la société, non-distinction entre faits de nature et faits de société.

Cet ouvrage est également un remarquable travail pédagogique de vulgarisation scientifique. Comme Douglas Hofstadter dans son fameux « Goedel, Esher Bach », qui lui-même marchait dans les pas du Lewis Carroll de « Logique sans peine », Bruno Latour ne craint pas de multiplier les angles de vue, les métaphores, les traductions. Nous aurons par exemple une vision politique ou même politicienne de l'histoire d'Aramis (rôle dé terminant du ministre communiste des Transports, poids de l'alternance poli tique), une controverses théologique (le débat sur l'autonomie et l'intelligence de la cabine, préférée pour Aramis à une gestion centralisée des incidents, c'est l'éternelle dispute sur la grâce, la prédestination et la liberté), une vision stratégique (version Scrabble), autant de traductions humoristiques n' atteignant jamais la pesanteur de la caricature. C'est également un dossier complet offrant au lecteur les comptes rendus d'entretiens ou les documents réels que les sociologues ont eus en main, retraçant les différentes phases du projet, documents commentés ou analysés par différents acteurs réels ou imaginaires, qui ponctuent l'exposé des faits de leurs imprécations, de leurs lamentations ou de leurs disputes.

Le lecteur se prend au jeu de cette scénarisation d'une aventure technique et, au fur et à mesure que l'auteur ferme la porte à toutes les solutions suggérées par son en quête, il grille de lui dire : « Saura-t-on en fin qui a tué Aramis ? » Mais ce n'est pas là une question qui semble intéresser l'auteur. En science, Bruno Latour est agnostique. La vérité, seul Dieu, s'il existe, pourrait la dire, pas l'ethnologue des sciences qui ne s'intéresse qu'aux procédures d'approche de la vérité. Son rôle est d'aller au plus loin de chacun des possibles, jamais de conclure. Et telle hypothèse aujourd'hui rejetée pourrait bien un jour connaître un nouveau succès. Nos es prits simples et cartésiens peuvent bien éprouver une certaine frustration, l'auteur s'en amuse comme Norbert, son personnage dans le roman, se joue de l'irritation de son assistant, jeune ingénieur et chercheur néophyte.

Rejetant la posture des sociologues « classiques » qui se placent au-dessus de leurs informateurs car ils se jugent seuls capables d'interpréter leur parole, Bruno Latour fait grand cas des récits de chacun des acteurs et de leurs analyses respectives, ce en quoi il se rapproche du courant ethno-méthodologue qui refuse de considérer l'acteur comme un « idiot culturel ». Se faisant, il refuse de désigner le responsable parmi tous les possibles. Par ailleurs, on peut penser que cette absence de choix du coupable, cet à-priori de bienveillance a peut-être facilité la parution des résultats de cette étude dont on pouvait s'attendre qu'elle resterait secrète.

Si Aramis est mort, ce n'est donc pas la faute de la technique qui aurait été insuffisante, ce n'est pas l'Etat ou la RATP qui auraient fait des mauvais choix. Non, la faute, s'il y en a une, est d'avoir laissé ce projet pétri de fragilités se débrouiller tout seul pour exister.

Réinterprétant le mythe de Frankenstein auquel on fait souvent appel lorsqu'il s'agit de technique, il n'accuse pas le créateur d'avoir cherché à prendre la place de Dieu en donnant vie à cette création monstrueuse, mais plutôt de ne pas être allé jus qu'au bout, de ne pas avoir aimé sa créature, et de ne pas s'être assumé comme créateur. Pour aimer la technique, il faut aimer le risque, l'affrontement, la confrontation avec les obstacles humains et non humains. Poussant l'explication jus qu'au paradoxe, le sociologue des techniques donne aux innovateurs la tâche de faire plier non seulement leurs interlocuteurs humains mais aussi les lois de la physique pour faire exister leur innovation.

Les acteurs humains doivent donc se battre, négocier, discuter pour faire exister un projet technique qui n'est pas semblable à un fait scientifique dont l'évidence s'imposerait à tous. Au contraire, il est fait de doutes, d'incertitudes, de paris sur l'avenir et, sans un engagement total des acteurs, il risque de mourir de faiblesse. Livré à lui-même, il poursuit sa trajectoire propre qui ressemble à celle du satellite artificiel abandonné dans l'espace et dont le destin est d'errer jusqu'à la désintégration. Les humains lui retirant leur soutien, leur vitalité, il perd ce qu'il possédait d'humanité pour devenir un objet aussi mort que ceux qu'on trouve dans les décharges publiques.

Cette attitude volontariste du sociologue des techniques rejoint paradoxalement l'optimisme techniciste des ingénieurs : « Tout est possible techniquement ; il n'y a qu'à vouloir, il n'y qu'à payer. » Au stade du parcours d'une innovation de la planche à dessin à la production de la première série, cette analyse est certainement pertinente. Mais, pour la suite, il y a une don née qui n'est pas prise en compte, c'est la réaction de l'utilisateur. Et si Aramis était né et avait été rejeté par les usagers (voyageurs ou personnel de la RATP) le rêve de transport en commun ne pourrait-il pas se transformer en cauchemar ? Par exemple, comment le public accepterait-il de voyager en compagnie de quelques inconnus dont il serait aussi proche que dans une voiture individuelle ? Surmonterait-il la crainte de se trouver enfermé pendant tout le voyage avec un violeur, un assassin... Au stade du montage d'un projet tel qu'Aramis, nous n'avons affaire qu'aux représentants des usagers, ceux qui parlent en leur nom et non aux usagers eux- mêmes. Même si Aramis avait été assez aimé pour accéder à l'existence, il n'aurait pas pour autant gagné le succès, la pérennité. Mais l'histoire d'Aramis s'est arrêtée avant le stade de la rencontre avec l'usager, et l'objet d'étude de Bruno Latour n'allait pas jusqu'à cette rencontre. On peut d'ailleurs penser que le système explicatif de type stratégique utilisé par l'Ecole des mines perdrait de sa force face à des problèmes de réaction de consommateurs, de choix d'usagers, de questions de goûts et de couleurs. Le récit des sociologues de l'Ecole des mines porte sur la préhistoire d'un objet technique et s'arrête au moment où il rencontre le public, le « marché » si jamais il atteint ce stade. Pour rendre compte de la réalité de la réponse des usagers, de leur conduite sinueuse, en apparence irréfléchie, la vision « tactique » de Michel de Certean serait sans doute plus adaptée.

Il faut pour terminer insister sur la remarquable réussite formelle de cet ouvrage. On ressent à la lecture la même jubilation intérieure que l'auteur a dû éprouver à l'écriture. On ne sait si ses pairs du milieu scientifique pardonneront à Bruno Latour d'avoir fait une oeuvre si brillante et si attrayante pour le grand public. Mais nul doute qu'elle saura plaire aux étudiants.

On pourrait même suggérer à l'auteur, pour parachever son oeuvre pédagogique, de fournir bientôt au public une version filmée des aventures d'Aramis, et de la quête des ethnologues attachés à découvrir les raisons de son triste destin.


*« Aramis ou l'amour des techniques », Bruno Latour, La Découverte, 1992.

Le texte de cette note de lecture étant paru de manière incomplète dans notre dernier numéro, nous en publions ici l'intégralité (NDLR).

Historia de la propaganda

d'Alejandro PIZARROSO QUINTERO,

par Pierre SORLIN

Alejandro Pizarroso nous en avertit dès le début de son ouvrage : il entend traiter la propagande comme un secteur de la communication sociale ou plus exactement comme la mobilisation des instruments d'information au service d'une cause particulière. Ce qui lui paraît mériter attention est le fait que les différents modèles dont fait usage la recherche sur la communication intègrent difficilement ce phénomène très particulier qu'est l'effet de persuasion puisqu'ils ne parviennent ni à le situer de façon précise ni à le mesurer. Après avoir survolé les définitions antérieures, l'auteur arrive à la conclusion que l'effort pour convaincre, implicite dans une foule de rencontres, ne croise la propagande que lorsqu'il y a intentionalité, il effectue donc un vaste survol historique dans lequel il s'efforce d'individualiser les forces désireuses de persuader, leurs « cibles » et les moyens qu'elles ont mis en oeuvre pour convaincre.

L'inconvénient d'une telle méthode est qu'elle conduit à une grande rigidité dans la présentation des thèmes étudiés : d'un chapitre à l'autre on retrouve, trop souvent, les mêmes rubriques classées dans un ordre immuable. Alejandro Pizarroso est conscient des limites qu'implique sa dé marche ; il lui semble pourtant que l'impossibilité d'effectuer quelque contrôle que ce soit sur les retombées de la propagande interdit de s' aventurer au-delà du couple : projet/instruments. Sur cette base un peu étroite, il propose une distinction intéressante : si des tentatives de persuation collective nous sont connues dès la plus haute Antiquité, on ne doit pas confondre publicité et propagande et les exemples qu'on cite à propos de l'Egypte ancienne, de Rome ou des monarchies médiévales relèvent bien davantage du plaidoyer individuel (qu'on pense à César) que de l'effort d'endoctrinement. La propagande, au sens propre, n'apparaîtrait vraiment qu'avec le développement d'une entreprise collective et anonyme visant, de manière explicite, à rallier les esprits autour d'une cause ou d'un projet indépendamment de la personne des promoteurs ; en même temps, la visée propagandiste comporterait nécessairement la mise au point de techniques de diffusion étroitement dépendantes des outils servant à la communication. Entendue en ce sens, elle ne débuterait guère avant l'imprimerie ; l'auteur a ici quelques pages excellentes sur le décalage temporel entre la diffusion de la nouvelle invention, diffusion rapide mais d'ordre exclusivement privé, et son emploi à des fins de persuasion.

Implicitement, Alejandro Pizarroso nous suggère que la propagande ne prend pas son essor avant l'ère des révolutions. Il rencontre alors une difficulté, qu'il signale rapidement, sans lui accorder toute l' attention qu'elle mérite : comment ne pas intégrer l'étude des canaux de diffusion à l'analyse des moyens mis en oeuvre par la propagande ? L'exemple qu'il cite un peu trop rapidement, celui des armées révolutionnaires, est excellent mais aussi très dérangeant : toutes les grandes migrations, qu'elles soient économiques ou militaires, ont entraîné, depuis deux siècles, la diffusion d'idées et de conviction transportées, puis transposées d'un pays à un autre ; l'effet de persuasion dont les pays socialistes ont su fortement jouer avant 1980 dépendait beaucoup plus de la transmission directe, assumée par les militants et les compagnons de route, que des brochures, de la presse ou de la radio. Peut-on parler de propagande, depuis la période révolutionnaire, sans prendre très au sérieux l'effet de contagion ? Quand l'auteur révisera un texte dont le succès est déjà largement assuré, il devra sans doute y ajouter des réflexions sur ce thème.


*Alejandro Pizarroso Quintero, « Historia de la propaganda » Ed. Eudema, Madrid, 1990, 475 p.

Telephon ! Der Draht an dem wir hangen

de Renate GENTH, et Joseph HOPPE

par Pierre SORLIN

Renate Genth et Joseph Hoppe ont conçu leur ouvrage comme un va-et-vient entre la pratique quotidienne, la recherche scientifique et les contraintes économiques. Ils commencent par une évocation amusante mais très superficielle de la place qu'occupe le téléphone dans l'existence de chacun d'entre nous : nous vivons « suspendus à ce fil » qui réduit les distances, intensifie les relations, mais nous sommes également victimes des instructions qu'il multiplie. Volontairement ironique, l'introduction s'achève avec la formulation d'une question essentielle : la manière dont nous avons été conquis par le téléphone peut-elle nous aider à com prendre comment nous nous adaptons aux autres moyens de communication modernes ? en réponse, les auteurs proposent est une sorte de modèle qui articule quatre données de base : des inventeurs acharnés, une attente sociale, des procédés techniques nouveaux, les besoins militaires dans une période de tension internationale.

Le chapitre consacré aux inventeurs n'apporte rien de neuf, il résume, de manière très claire, la course engagée entre Belle et ses concurrents. Les pages traitant du public et de ses réactions veulent montrer à quel point la curiosité générale a stimulé les chercheurs ; une série de documents très bien choisis prouve, sans doute possible, que les grandes expositions du début des années 1880 ont constitué un terrain d'expérimentation unique et ont provoqué un immense enthousiasme à l'égard du téléphone ; mais comment est- on passé d'un intérêt épisodique à un usage permanent ? Désinvoltes, les autres laissent ouverte la question ; ils ne s'attardent pas sur la conversion électrique du son qui a été souvent décrite, et, parlant de technique s'intéressent uniquement à la plastique des récepteurs ; ils montrent ainsi que la forme de l'appareil, relativement identique depuis un siècle, a été conçue selon un algorythme d'usage, les différentes phases de la réception, successivement analysées, ayant conduit à en établir le dessin ; on en discutera peut-être la fonctionnalité mais il est important de savoir que les préoccupations qui s'exprimaient vers 1880 n'étaient déjà plus d'ordre esthétique et visaient seulement la commodité. Pour finir, l'étude des emplois militaires, continuée jusqu'à la fin de la Première Guerre, prouve que les demandes de l'Etat major, en allemagne tout au moins, ont été décisives, d'abord pour généraliser l'emploi du téléphone, puis pour définir un réseau avec ses connections, ses relais et ses points sensibles.

L'idée principale de ce rapport historique étant que le téléphone avait atteint sa pleine maturité bien avant 1914 et se prêtait déjà à une utilisation massive, les trois derniers chapitres dessinent, à nouveau sur un ton humoristique, les grandes lignes d'une civilisation de l'appel à distance. les auteurs ont pourtant senti une des faiblesses de leur thèse : en 1920, l'automatisme était encore très loin ; ils insèrent donc, entre deux études sur l'image du téléphone dans le roman ou au cinéma et sur les règles de la nouvelles conversation téléphonique, un long texte sur « les demoisselles des postes ». La brève conclusion de ce passage - aujourd'hui il n'y a plus de téléphonistes - est un peu la caricature d'un ouvrage qui propose une thèse intéressante, ouvre quelques perspectives neuves mais, dans son ensemble, demeure rapide et superficiel.

*Telephon ! Der Drath an dem wir hangen, Ed. Transit, Berlin 1986, 144 pages.

Les Médias côté public. Le jeu de la réception,

de Jean BlANCHI et Henri BOURGEOIS

par Pierre SORLIN.

Depuis le début des années quatre- vingt, les chercheurs en communication s'intéressent toujours davantage aux récepteurs et à leur manière d'interprêter les messages qu'ils reçoivent. On pourrait parler ici de « changement de perspective » mais « renversement de paradigme » sonne mieux, surtout lorsqu'on tient à multiplier les références aux plus récents travaux scientifiques. Mais qu'est-ce qui a été renversé ? The People's Cjoice, ouvrage dans lequel Lazarsfeld s'interrogeait sur la réponse des auditeurs à la propagande radiophonique, vient de féter son demi-siècle, les grands instituts de sondage ont mis au point leurs méthodes depuis quatre ou cinq décennies, nous disposons d'enuêtes nombreuses sur les attitudes du public au long de la seconde moitié du siècle. Le « renversement » est fort limité, comme le suggèrent Jean Bianchi et Henri Bourgeois il tient à ce que « les théories de la communication qui régnaient dans la tête des experts jusqu'à une date récente » ont évolué. Pourquoi une telle « révolution mentale » (p. 37) a-t-elle eu lieu ? L'un des auteurs, qui est théologien, se sent peut- être à l'aise avec les miracles mais l'autre, étant sociologue, a sûrement d'autres curiosités ; pourtant cette question essentielle est rabattue, tout simplement, sur « la perspective interactionniste » dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne date pas de 1980. Le problème n'est pas que les médias cherchent à impliquer leur public, ce qu'ils ont toujours fait, mais que la mode, chez les spécialistes, consiste à mettre en relief ce qui, en fait, n'avait jamais été perdu du de vue.

La question initiale étant court-circuitée, les auteurs nous expliquent comment profiter au mieux de la situation de réception qui est une situation de jeu et demande, par conséquent, un certain entraînement. A qui peuvent s' adresser ces réflexions gentilles, qui nous encouragent, tous tant que nous sommes, à ne pas avoir honte de notre télé ou de notre minitel et à en faire le meilleur usage possible ? Les médias, nous dit-on, produisent des échanges, donc du social : on pounait en dire autant de toute forme de circulation, il faudrait établir qu'il y a, dans nos médias, quelque chose de spécifique et d'inédit. Les auteurs nous répondrons qu'aujourd'hui on a davantage recours au jeu : par un tour de passe-passe surprenant, on mélange ici les jeux télévisuels et autres et « le » jeu, type de relation postulée entre nos médias et nous-mêmes ; par là, on évite de prouver que le jeu est bien ce qu'il règle, notre accès aux moyens de communication. Mais il y a autre chose : les médias misent sur les images (la presse ? La radio ?), c'est-à-dire sur du réel interprété, transformé par l'effet de l'imaginaire : on retombe ici sur le vieux débat entre analyse et intuition, qui n'est pas réglé parce que, dans la formulation étroite qu'on nous en propose, il ne comporte pas de solution. Conclusion : à chacun de tenir sa place (pardon, son jeu), aux médias de se montrer honnêtes, aux auditeurs de se montrer critiques. Fallait-il neuf pages de références bibliographiques pour en arriver là ?

« Les Médias côté public. Le jeu de la réception » Ed. Le Centurion, collection Fréquences, 1992, 133 p.