n°53

 

 «La communication politique»

de J. GESILE

et. . .«la communication politique»

(colloque du CURAPP)

par Erik NEVEU

Deux ouvrages au titre similaire chez un même éditeur, deux nouvelles publications qui viennent grossir la volumineuse bibliographie sur la communication politique, double suspicion de redondance aussi dans un secteur où la volubilité éditonale paraît bien inversement proportionnelle à la rigueur des textes publiés. Or la surprise est agréable. Or sur des registres distincts, le « Que sais-je ? » de Gerstlé et les actes du colloque organisé par l'équipe amiénoise du CURAPP constituent des publications fort intéressantes.

Enoncer que J. Gerstlé a réalisé « un bon Que sais-je » n'est pas nécessairement un constat plat, moins encore un pléonasme. Tout lecteur sait le sentiment de déception ou de platitude que suscite trop souvent la lecture d'ouvrages, d'éditeurs divers, prétendant aller à l'essentiel en un peu plus de cent pages. Pour être clas sique, l'exercice est aussi fort périlleux entre les écueils de la banalité vague et les risques de l'érudition cuistre ; la synthèse proposée ici échappe à ces deux travers.

Dans une introduction et une conclusion situant bien nombre de prénotions et de mauvais réflexes d'analyse (le média centrisme, l'illusion de toute puissance des technologies, la découverte naïve d'un lien entre politique et communication), l'auteur aide à identifier et récuser quelques-uns des registres majeurs du « prêt-à-penser » très présent sur cet objet.

La première partie de l'ouvrage évoque les théories et techniques de la communication politique. Les discours à vocation globalisante et philosophique comme les classiques des travaux empiriques y sont présentés de façon claire et respectueuse. Gerstlé propose également dans ces développements divers repères relatifs aux grandes mutations de l'espace public du fait des nouvelles formes de communication.

Une seconde partie partant de divers usages et « sites » (la communication électorale, celle de diverses institutions, les ef fets de la communication sur la participation politique) offre au lecteur un aperçu de nombre de travaux tant français qu'américains sur les enjeux de pouvoir des pratiques de communication dans l'espace public.

Pédagogique, rigoureux, nourri par une riche connaissance des travaux internationaux, l'ouvrage de J. Gerstlé donne une synthèse fort utile de la matière et constitue probablement le meilleur ouvrage d'initiation actuellement disponible. Deux critiques peuvent lui être opposées. Plus rhétorique que convaincue, la première désigne plus un impératif de ce type de texte qu'une objection à l'auteur : la volonté de proposer un maximum de références et d'entrées dans la matière en peu de pages aboutit parfois (pp. 28-32) à de véritables rafales d' auteurs et de références qui en disent trop ou trop peu. Plus au fond, on peut regretter que le plan d'exposition retenu n'ait pas assez valorisé une reconstruction de l'objet « communication politique » dont la présence se lit pourtant en filigrane en maints développements. Il s'agirait, en allant jusqu'à récuser le terme de « communication politique » - dont l'introduction rappelle assez qu'il est lourd de discours normatifs sur le politique man gé par la communication - d'esquisser un modèle de la réorganisation du métier politique et de l'espace public. En soulignant au fil des pages combien le poids des médias est en rapport avec les nouvelles filières du recrutement politique (p. 40), en rendant visible la professionnalisation des auxiliaires non partisans du jeu politique (p. 54), celle des « sources » qui mobilisent à leur profit un savoir-faire quasi scientifique en matière de création de « coups » médiatiques, Gerstlé rend très li sible une telle approche. Il n'en fait pas l'axe central de sa mise au point. Peut-être est-ce l'imperfection d'un travail dont le parti pris de rigueur ne va pas jusqu'à considérer que l'objectivité.., sert à prendre le bon parti (scientifique) ?Proposé sous la forme d'« Actes » d'un colloque associant praticiens, élus locaux et spécialistes de science sociales, l'ouvra ge du CURAPP revêt de ce fait une forme plus mosaïque. Le lecteur y trouvera à la fois un exposé du maire d'Amiens sur la politique de communication de sa ville, le bilan d'une enquête sur le parc automobile d'Amiens destiné à mesurer l'usage des autocollants diffusés par les collectivités locales, un article sur les rituels de cour de l'ancien régime...
Dans la logique nécessairement hybride et inégale d'une telle publication, la re marquable qualité d'ensemble des articles de la seconde partie du volume (« Les En jeux de la communication ») est un indicateur de réussite. F. Rangeon propose une mise au point claire et convaincante, qu'il conviendrait de lire en complément de l'ouvrage de J. Gerstlé, sur le développement du marché de la communication politique et les mutations conjointes de la vie politique française. On prendra à la fois comme une belle étude de cas et une savoureuse friandise intellectuelle le texte de P. Lehingue et B. Pudal, qui proposent une brillante analyse du coup médiatique que fut aussi - d'abord - la « Lettre à tous les Français » de F. Mitterrand. La contribution de C. Haroche sur les rituels de cour comme politique de communication constitue un autre temps fort de cet ouvrage. Le travail de D. Memmi mérite aussi une attention toute particulière. Sous le titre sibyllin de « Rendre puissant », elle propose des pistes d'analyse particulièrement stimulantes du couple homme politique-communicateur. Au lecteur de les découvrir, mais peu d'articles de science politique savent proposer en si peu de pages tant d'ouvertures sur le « métier politique », les rapports ambigus entre ses divers acteurs, tant de connexions effi caces entre psychanalyse et sciences sociales.

*La communication politique J. GESTLE. PUF. Collection « Que sais- je ? » 1992.

*La communication politique. Actes du colloque du centre universitaire de Recherches Administratives et Politiques de Picardie.

Dire et mal dire. L'opinion publique au XVllle siècle, d'Arleffe FARGE

par Chantal de GOURNAY

L'ouvrage d'Arlette Farge prolonge la réflexion d'Habermas sur l'opinion pu blique sans jamais donner l'impression d'un dialogue théorique avec l'illustre précurseur. En effet, elle fait référence à Habermas dès la première phrase de l'introduction, pour dire combien son oeuvre a pesé sur sa décision de travailler sur cet objet, mais ne le sollicite presque plus tout au long du texte. C'est là une marque bien caractèristique de la modestie de l'hîsto rien(ne) : elle accumule tous les matériaux nécessaires pour faire avancer le débat, mais laisse au lecteur l'initiative du ques tionnement et de la polémique intellectuelle.

Et pourtant quelle richesse de paroles recueillies, qui ne seraient jamais parve nues jusqu'à nous si la police n'avait pris le soin de les consigner par écrit ! Paroles d'illettrés, paroles de manants mais aussi de scribes obscurs (les nouvellistes) qui préféraient faire le sale boulot de flic plu tôt que de renoncer à la pulsion d'écrire qui les démangeait. D'un côté, nous avons la sphère publique bourgeoise décrite par Habermas, pour laquelle l'opinion est assurément une affaire de compétence puis qu'il fallait savoir manier le verbe pour exercer l'usage de la critique (importance des salons et des cafés littéraires). De l'autre, le monde interlope de la rumeur populaire, dans lequel la parole est tou jours une audace et souvent un délit, acte d' amour ou de haine envers le roi qui fait encourir à son auteur le risque d'être en fermé à la Bastille.

L'opinion plébéienne existe et je l'ai rencontrée, nous dit Arlette Farge, grâce aux documents archivés à la bibliothèque de l'Arsenal et à la Bibliothèque nationale. Elle l' a retrouvée parce que le pouvoir au XVIIIe siècle était si attentif à l'opinion du peuple qu'il avait organisé un réseau pour capter et répertorier les discours la biles de la rue. Et vlan ! un premier pavé dans la mare de la Communication : ce n'est pas le média qui crée l'information ou le besoin de s'informer. Dès le début du XVIIIe siècle, l'on cherche à agir sur l'opinion en faisant circuler des « nou velles à la main », recopiées par des mains successives qui ont pris soin de brûler l'original à chaque étape, transportées par d'autres personnes chez l'imprimeur avant d'être amenées par 20 coursiers à 20 particuliers ayant bureau dans la ville, si bien que la police ne peut jamais retrouver l'auteur lorsqu'elle arrête les colporteurs. Ainsi procédaient les jansénistes par l'intermédiaire des Nouvelles ecclésiastiques.
Plus étrange encore est l'interminable ballet en forme de pas de deux qui se joue entre la police et l'opinion au cours du siècle. Soucieuse de prévenir le roi dès la moindre variation des sentiments que lui porte le peuple, la police poste des « mouches » ou mouchards sur les lieux publics, places ou cafés. Ces derniers rédigent des rapports quotidiens sur l'état de l'opinion, les remettent aux responsables de la police secrète qui choisissent de les porter ou non à la connaissance du roi. Les nouvellistes constituent aussi une autre catégorie d'indicateurs, car en échange des services rendus à la police ils peuvent continuer d'exercer leur métier journalistique dans des « bureaux de nouvelles » ouverts au public. Lorsque le pouvoir s'alarme de prises de position trop critiques de la populace, la police lance ces contre-rumeurs par le biais des mêmes nouvellistes que le peuple vient spontanément consulter pour vérifier les rumeurs et se forger une conviction. A travers un tel dispositif, on avait déjà affaire à deux techniques bien connues des médias modernes : le sondage et la manipulation.

Ce système d'investigation préventive (traquer les « mauvais discours » pour mesurer l'allégeance du peuple et prévenir les attentats contre la personne du roi) en grendre bien évidemment des effets pervers. La délation et la calomnie en sont les conséquences les plus immédiates puisque toute personne soupçonnée d'avoir parlé de régicide ou d'avoir seulement entendu quelqu'un l'évoquer (après l'attentat de Damiens en 1757) était passible d'interrogatoires et d'enfermement. La police se trouve ainsi débordée par des affaires insignifiantes et des intrigues personnelles qui brouillent le système d'information. A l'instar des procès en sorcellerie en des temps plus anciens, l'opinion publique - comme autrefois l'aveu - n'est plus qu'un fantasme que la police fait naître selon l'intensité de sa vigilance et de son intervention. Au terme d'inlassables poursuites et interrogatoires, elle n'aura trouvé, derrière les récits censés refléter l'opinion, qu'un somme de délires individuels, associés à des crises mystiques ou passion nelles.

C'est peut-être là le trait le plus troublant qui ressort de l'enquête d'Arlette Farge : les effets de sens que peut avoir le discours public sur les destins individuels. Dès que des bruits discordants circulent au sujet de la santé du roi, de ses amours ou des dangers qui le menacent, des individus anonymes surgissent et s'accusent spontanément de projets ou de mauvaises intentions contre le monarque, dont l'ordre leur aurait été dicté par des puissances surnaturelles, une vision, un songe ou l' apparition de la Vierge. Sursaut pitoyable du désir de partager la « chose » publique et de s 'immiscer dans le « secret d'Etat » que le roi ne partage avec personne. A défaut dqe contribuer à faire l'histoire, les gens du peuple ont indéniablement une histoire avec le roi, passionnelle, voire charnelle. Telle femme se rend à Versailles pour demander une audience car elle prétend détenir un secret qu'elle doit absolument révéler au roi. Tel astrologue sollicite d'être entendu parce qu'il « a tiré la figure du roi ». Tel domestique réveille le voisinage en pleine nuit, en état de choc, devenu su bitement sourd-muet ; interrogé par la police, il griffonne en écriture phonétique le « terrible secret » : sa maîtresse défunte lui serait apparue pour lui ordonner d'aller tuer le roi. Tous, pour avoir voulu approcher le roi malgré son refus, souvent dans le but de lui révéler le nom d'une personne qui lui veut du mal, ont purgé des peines variables à la Bastille où ils continuaient à lui adresser des lettres après 10, 15, ou 20 ans de réclusion, en lui réaffirmant leur fidélité et tendresse.

Quel contraste entre cette fascination plébéienne pour le secret et l'action menée par les élites des « Lumières » pour promouvoir la transparence en politique, au sein de la sphère publique régie par la dis cussion. La discussion, pour Habermas, est un « usage public de la raison ». La parole populaire, quant à elle, fuse dans la transgression et prend appui sur l'indi cible, s'enhardit de la magie et finalement se libère par l'hallucination.

*Dire et mal dire. L'opinion publique au XVIIIe siècle. Le Seuil 1992.



Ethnologie et photographie

Revue «L'Ethnographie»

(numéro spécial)

par Françoise DENOYELLE

Les 210 000 clichés répertoriés dans les collections de la photothèque du musée de l'Homme, la pratique constante ou épisodique de la photographie par les ethno logues du XXe siècle, à l'époque où l'ethnologie est devenue scientifique, suffiraient, à eux seuls, à justifier ce numéro spécial. Cependant, force est de constater que, mises à part quelques exceptions notoires, la photographie, pour tant née à la même période que l'ethnographie, n'a pas joué le rôle qu'on était peut-être en droit d'attendre d'elle. L'eth nographie a été et reste dominée par l'écriture. Lévi-Strauss a peu utilisé la photographie, il « se méfie de sa dimension imaginaire et subjective » (1). Le photographe Pierre Verger, qui a pris pendant plus de cinquante ans quelque 60000 clichés, a été chargé du laboratoire de photographie au musée d'Ethnographie, a traduit, dans plus soixante titres, sa perception des relations afro-américaines, suivant la voie tracée par son ami Théodore Monod, avoue : « L'ethnographie ne m'intéresse que modérément. Je n'aimc pas étudier les gens comme s'il s'agissait de coléoptères ou de plantes exotiques. » (2)

Que les relations soient difficiles est un euphémisme.

On attendait donc avec intérêt ce numéro spécial réuni et présenté par Emmanuel Garrigues. L'introduction : « Le savoir ethnographique de la photographie » (3 ) et k texte : « Le document photographique en question » (4) cernent bien les problématiques et les contradictions qu'elles sous-tendent. Photographie et ethnographie contribuent à décrire la réalité sociale. A partir de ce constat, émergent les hypothèses. La photographie dans son ensemble peut-elle être une branche de l'ethnographie, si l'on considère qu'elle est à la fois un objet : une photographie et un moyer d'expression lié à une pratique ? Emmanuel Garrigues s'interroge sur la capacité de la photographie à être une science au même titre que l'ethnographie. Alors que la photographie a traîné, comme un boulet, ce faux problème qui toujours resurgit de ses rapports avec l'art, Garrigues, dans le silla ge des perspectives amorcées par Mohol5 Nagy, en 1925, recadre l'enjeu fondamen tal : découvrir des principes de lecture mais aussi de pratique qui soient aussi bien artistiques que scientifiques.

A partir des six volumes et des trois cents photographies publiés par le photo. graphe parisien Moulin (au retour d'un expédition photographique, en Algérie, et 1856), André Rouillé souligne commen toute image est porteuse de deux réseaux signifiants : celui des objets et celui des pratiques. On s'est, jusqu'à ce jour, plus intéressé aux objets qu'aux pratiques photographiques comme confrontation d' un individu au monde.

C'est pourquoi l'entretien de Piern Verger (5) est riche d'enseignements. A partir de sa propre expérience, Pierre Verger met en évidence la part d'inconscient qui préside à toute prise de vue : « On ne sait pas toujours ce qu'on prend, on le sent, on fait la photo car les choses sont tellement rapides qu'on n'a pas le temps de les voir » (6). Reste le tarissement de l'oeuvre photographique de Verger quand le temps de rendre compte de son ap proche prit le chemin de l'écriture si cher aux ethnologues. Les raisons invoquées par Verger ne sont probablement pas les seules. La pertinence de l'introduction de Garrigues nous laissait espérer une maïeutique encore plus opératoire.

L 'Ethnographie, numéro spécial Ethnographie et photographie. Revue publiée par la Société d'ethnographie, n° 109, printemps 1991.

«Dictionnaire des journaux 1600-1789»

ss la dir. de Jean SGARD par Michaël PALMER

« Ce dictionnaire rassemble tous les périodiques de langue française publiés de 1600 à 1789, c'est-à-dire des origines de la presse au début de la Révolution, fixé au 14-Juillet 1789. » Phrase lourde de sens, et qui suscite l'émerveillement. Réfléchissons un instant aux difficultés à vaincre pour réaliser une ambition à première vue démesurée. Car cet « ouvrage de recherche » veut faire le point des connaissances dans « un domaine immense et encore mal connu ». Difficultés de définition du corpus, de recension et de location des titres : les lieux de publication se situent dans dix-huit pays, aux Antilles comme en Allemagne, à Moscou comme à Saint-Pétersbourg... Difficultés d'harmonisation - méthodologique et conceptuelle - et difficultés qu'on dirait de repérage et de topographie. Difficultés qui n'ont pu être résolues, pour l'essentiel, que par un travail collectif et de longue haleine, et - faut-il ajouter ? - en laissant la bride assez souple, une fois les collaborateurs (de choix) ou l'équipage choisi. Jean Sgard, de puis les années 60, et l'équipe qu'il anime, avec A.M. Chouillet et F. Moureau, à l'université Stendhal à Grenoble depuis les années 70, ont préparé le travail qui aboutit à ce « Dictionnaire » et qui a comme préalable et complément un « Dictionnaire des journalistes » (1600-1789), qui constituera la seconde partie d'un ensemble baptisé « Dictionnaire de la presse ».

En 1866, Eugène Hatin, « père » de la bibliographie de la presse française, recensait environ 350 titres pour la presse de l'Ancien Régime. Ce « Dictionnaire » en dénombre 1267. C'est dire le chemin parcouru. « Par périodique, on entendra tout ouvrage imprimé qui prétend, grâce à une publication échelonnée dans le temps, rendre compte de l'actualité ». Définition à la fois précise et souple, et qui s'avère opérationnelle à l'usage, malgré la diversité des publications - lettres, affiches, revues et autres recueils, etc - retenues : elle « englobe trois critères : une présentation relativement stable sous un même titre, une périodicité réelle ou affirmée, un souci de l'information récente ». Des « rencontres » inattendues en résultent : ainsi, sous la lettre « M » par exemple, le « Dictionnaire » crée-t-il des liens de voisinage entre... « Le Messager de Thalie » (1780-1781), hebdomadaire de courte durée, sorte d' « Officiel des spectacles » lancé à Venise par un Giacomo Casanova vieillissant et vivant d'expédients, et... « Le Misantrope » (1711- 1712), « contenant des reflexions critiques, satiriques & comiques sur les défauts des hommes », . . ou encore entre . . . les « Mémoires secrets » (1777-1789) dits « de Bachaumont », échos de la vie publique et mondaine chers à l'esprit des salons parisiens, et . . . les « Mémoires de Trévoux » (1701-1767), le mensuel jésuite qui s'oppose à l'influence janséniste et quiétiste sur le public cultivé, et qui, imprimé dans les Dombes, dans un Etat indépendant du royaume de France, contourne habilement le privilège ou droit exclusif de reproduire un texte dont bénéficie, en France entre autres, Le « Journal des savants » (1665-1792) - revue scientifique et littéraire, prolongement éditorial de l'Académie française.

C'est dire... « All human life is there » : la phrase-slogan publicitaire d'un journal populaire britannique vaut pour le foisonnement des périodiques qui figurent dans ce « Dictionnaire ». La consultation de l'ouvrage, ventilé en deux tomes, est aisée. Comme celui d'Eugène Hatin, ce travail est bibliographique et historique. La partie bibliographique comporte huit rubriques : y figurent des précisions quant au titre, aux dates-limites de publication et au rythme de périodicité, une description de la collection (format, devise, illustration), ainsi que des données sur la vie matérielle du titre (adresses ; éditeur, imprimeur et libraires associés ; indications quant aux conditions d'abonnement, au nombre de souscripteurs, au tirage) ; les directeurs et collaborateurs sont recensés, tout comme sont précisés le contenu annoncé et le contenu réel ; et la notice bibliographique s'achève avec des données sur la localisation des collections, les rééditions, mentions et études que le titre a suscitées.

L'historique, lui, traite des problèmes spécifiques à la vie de chaque journal. Les titres « incontournables » de l'histoire de la presse sont traités abondamment. Tel collaborateur du « Dictionnaire », qui a déjà beaucoup publié sur tel titre, journaliste ou éditeur, fait le point sur les connaissances actuelles le concernant : ainsi, François Moureau revient sur ses propres écrits de 1979 et de 1982 à propos du « Mercure galant » [de la Haye] (1710- 1713) pour admettre : « il faut renoncer à attribuer ce périodique à l'activité journalistique huguenote réfugiée en Hollande. ». L'étude des titres « incontournables » - les « must » comme dirait le publicitaire de nos jours - est renouvelée : Jean-Pierre Vittu, dont la thèse sur « Le Journal des Savants » n'était pas encore parue, apporte ici des précisions qui résultent de sa propre enquête auprès de cent quatre-vingts bibliothèques en France et à l'étranger. Il se montre attentif aux questions de la contre façon ; de même, Gilles Feyel, dont les études sur « la Gazette » [de France] (1631-1792) ont transformé notre vision du premier (?) périodique français, souligne l'importance des réimpressions du titre en province par des imprimeurs qui en affermissent le privilège. Chacun à sa manière, Vittu et Feyel - comme bien d'autres historiens de la production et de la circulation des écrits - scrutent les sources disponibles pour mieux cerner les processus de la diffusion et de la réception des idées et des informations. Priorité qui n'était pas toujours celle des historiens de la presse autrefois.

« Le Dictionnaire » comporte plusieurs index : ceux des collaborateurs, des lieux de publication, des imprimeurs et libraires, des auteurs cités, des rédacteurs et principaux journalistes, ainsi qu'un index chro nologique et un index des titres. L'utilisateur a intérêt à croiser ces différentes entrées ou approches : ainsi s'il s'intéresse à « La Gazette », outre la notice qui lui est consacrée, qu'il relève également d'autres articles à propos de Théophraste Renaudot ou fournis par Gilles Feyel, car la notice sur « la Gazette » elle-même ne mentionne pas « la Feuille du Bureau d'Adresse » (1633-1651) ; or, dans la notice ainsi intitulée, Gilles Feyel démontre que Renaudot est aussi bien « à l'origine de la publicité de presse » (en France) qu'à celle de la presse périodique. Médecin protégé par Richelieu, disposant d'un privilège très contesté, Renaudot rédige, imprime, édite et distribue « la Gazette » : il ne peut le faire que - condition préalable - si « le roi le veut », mais aussi parce que ce journaliste-polygraphe, qui s'interroge déjà sur la marge d'appréciation du greffier..., est aussi un entrepreneur de presse, pratiquant « le commerce » des informations. Partant des diverses notices de Gilles Feyel sur les publications périodiques associées à Renaudot, l'utilisateur du « Dictionnaire » rentre de plain-pied dans « l'état des médias », version dix-septième siècle.

Les « dix-huitiémistes » ne sont pas en reste. Loin s'en faut. L'un des apports majeurs du « Dictionnaire » concerne l'abondance des titres répertoriés pour les années 1730-1780. Dans une brève postface appe lée à faire date, Jean Sgard effectue une répartition et une typologie des titres avant « d'esquisser les grands moments du développement de la presse sous l'Ancien Régime ». A partir de courbes dressées pour la période 1600-1780, et calculées à partir du total des titres par décennies, il relève la progression de plus en plus accentuée « qui couvre toute l'époque des lumières, avec une très forte montée durant les années pré-révolutionnaires ». Le total des titres recensés passe de 15 en 1630 à 40 en 1700 ; déjà au nombre de 76 en 1730, ils en totalisent 137 en 1750, 188 en 1770 et 277 en 1780. Ces données brutes sont à qualifier et à relativiser, ce que fait Jean Sgard, en distinguant notamment « les périodiques durables, ceux qui ont paru plus d'une année ». « L'information politique l'emporte progressivement sur la culture scientifique ou littéraire » : le « Dictionnaire » fournit les éléments statistiques qui étayent cette appréciation et qui renouvellent, par l'ampleur du corpus recensé, l' histoire des années pré-révolutionnaires. Mais il rappelle et démontre justement la place qui revient au journalisme épistolaire, à un journalisme qui n'abordera la politique, et encore, que par le biais du débat d'idées, voire d'anecdotes, de bons mots, et d'échos mondains, soit dans des revues savantes pour les élites lettrées, soit dans la presse galante et les petits journaux, prisés dans les salons.

La Fronde se termine en 1653 ; Malesherbes est directeur de la Librairie de 1750 à 1763. Pendant le siècle qui sépare les pamphlets ou mazarinades des écrits des encyclopédistes (que protège - y compris « l'Encyclopédie » elle-même - Malesherbes), le dispositif officiel de contrôle de la presse sous forme de privilège fonctionne tant bien que mal : les titres marquants de la presse française ne sont pas politiques, « la Gazette » détenant le privilège de l'information officielle. L'un des mérites du « Dictionnaire » est à la fois de revenir sur les principales créations - « Le Journal des Savants » (1665-1792), « Le Mercure Galant » (1672-1710) et les autres Mercure de France - de cette période, en France même, et d'appréhender cette abondance de titres créés hors du royaume, sou vent par des protestants réfugiés aux Pays-Bas aux alentours de la révocation de l'édit de Nantes (1685) et dont des exemplaires circulaient clandestinement sous le nom générique de « Gazettes de Hollande ». Pierre Bayle (1647-1706) crée « le journalisme polémique d'érudition » (François Moureau) avec les « Nouvelles de la République des lettres » (1684) : il est également l'auteur d'un « Dictionnaire historique et critique » (1696), précurseur de l'« Encyclopédie ». C'est une illustration de plus, de l'un des mérites de ce Dictionnaire-ci : réunir en un seul ouvrage les informations qui permettent de suivre l'activité de journaliste, de polygraphe et d'homme de lettres de ces différents auteurs, dont certains sont académiciens, qui ont collaboré - de près (tel Rousseau) ou de loin (tel Voltaire) - à l' « Encyclopédie », voire qui méritent, de par leurs écrits journalistiques, de figurer comme marqués par l'esprit encyclopédiste. Malesherbes, avec sa pratique des permissions tacites (voir la notice consacrée au « Journal des savants ») comprend la futilité des dispositifs de contrôle : tout ce qui serait interdit serait publié ailleurs et finirait par circuler en France. Le pouvoir doit admettre ce que Renaudot avait annoncé : l'octroi des privilèges et l'installation de censeurs ne peuvent durablement arrêter la circulation des idées et des informations : toute résistance ne peut que grossir le torrent.

Les titres recensés dans le « Dictionnaire », pour la période d'avant 1750 notamment, s'adressent surtout au public cultivé et lettré, et le débat d'idées dans la presse classique est toujours empreint de références à l'Antiquité ou aux valeurs chrétiennes. Ainsi, cette floraison de titres, dès les années 20-30, ne doit pas faire perdre de vue l'esprit plus mesuré, moins « à chaud », qui caractérise plusieurs des titres recensés pour la période antérieure.

Le « Dictionnaire » propose en somme une série de prismes à travers lesquels sont reflétées des conceptions et pratiques journalistiques d'une grande diversité. Les numéros de « la Gazette » sont réunis en volume : on se recueille presque devant l'écrit, qu'il soit publication périodique ou ouvrage, qu'il soit une traduction de nouvelles glanées dans des gazettes étrangères ou une transposition de correspondances prétenduement privées. Les titres où l'on sent à la fois la chaleur et l'imprécision des « nouvelles à la main » - où rapidité et oralité vont souvent de pair - ne sont guère nombreux. C'est une des curiosités de l'ouvrage, reflet en cela de l'état des connaissances de l'histoire de la presse : Paris-qui-marchande, Paris-qui-grouille, Paris du negotium, de la négation du loisir, on le sent présent dans les notices de Feyel sur « la Gazette », « la Feuille du Bureau d'adresse », et autres « Conférences du Bureau d' adresse » ; par la suite, on le retrouve surtout dans la notice que Nicole Brondel consacre au « Journal de Paris » (1777-1840). Ainsi, à cent-trente six années d'intervalle, le « premier » hebdomadaire, d'une part, et le premier quotidien, de l'autre, paraissent autant comme des entreprises, conçues en tant que telles, que des projets où la spéculation intellectuelle l'emporte sur la spéculation mercantile. Renaudot est à la fois philanthrope et pionnier de la publicité : il bataille contre les six corps de marchands de Paris et contre les imprimeurs-libraires, et ne se contente pas seulement d'annoncer les objets déposés dans son Bureau d'adresse - il en fait commerce.

De même, dans un registre voisin, le « Journal de Paris » se présente comme « la correspondance familière et journalière des Citoyens d'une même ville », mais est conçu comme « une entreprise commerciale et non une feuille d'auteur » (Nicole Brondel). « Les abonnés du « Journal de Paris » le recevront, quelque soit le quartier qu'ils habitent, d'assez bonne heure pour en avoir pris lecture avant que les affaires ordinaires les appellent hors de chez eux. » Le journal inaugure une rubrique financière, rubrique la plus constante sous l'Ancien Régime comme sous la Révolution. Il veut faire oeuvre utile et regorge de ce que l'on appellerait aujourd'hui des « informations-service ». Proche de Necker en politique, et défenseur de la dignité du tiers etat, il est l'oeuvre de bourgeois progressistes. Il don ne maints détails sur le prix du foin et des fourrages, précisions qui intéressent les gens à équipage. Mais du prix du pain...point, prétend un poète en 1782.

Bien des utilisateurs du « Dictionnaire » le consulteront sur un point précis : comment se renseigner sur tel périodique, même s'il a pour nom « la Feuille sans titre »... quelle publication périodique fait référence à Bacon, ou alors à Buffon, . . ; où - et qui - publiait Beaumarchais (le journaliste, s'entend) : comment apprécier l'importance du « Journal des savants » et des « Mémoires de Trévoux », ainsi que celle des polémiques qui les opposent ? Mais l'ouvrage est autrement plus riche. Il renouvelle nos connaissances - surtout, il les met en forme (« informare »...) - aussi bien de la presse de langue française imprimée et éditée hors du royaume que de celle parue à Paris et en province. Les notices consacrées aux « Feuilles d'avis » et autres « Affiches » (« les Affiches du Poitou », 1773-1789, par exemple) redonnent vie à cette presse de province, au journalisme épistolaire et sérieux qui tisse des réseaux de communication, et prépare, à sa manière, l'esprit prérévolutionnaire.

Entre 1969 et 1976, sont parus aux P.U.F. les cinq tomes de « l'Histoire générale de la presse française » - ouvrage collectif dont le premier tome embrasse la période des origines à 1815. Vingt ans après, le « Dictionnaire » complète, approfondit et souvent renouvelle des connaissances que l'H.G.P.F. avait déjà fait avancer. L'historien américain, Robert Darnton, a fait, lui. « la biographie d'un livre » - « l'Encyclopédie ». En faisant la biographie des journaux, Jean Sgard et son équipe allient curiosité et travail de longue haleine, tout comme Diderot et les encyclopédistes. L'éditeur leur fait hon neur : bien rares sont les fautes d'impression. Diderot, lui, avait dû écrire un mémoire sur les imperfections de son ouvrage. Rien de cela ici. L'histoire de la presse périodique - comme celle de l'édition - se porte bien en France.


« Dictionnaire des Journaux 1600- 1789 sous la direction de Jean Sgard, Paris : Universitas, 2 tomes, 1210 p., avec illustrations.

«L'idéographie dynamique Vers une imagination artificielle?»

de Pierre LEVY

par Daniel BOUGNOUX

Avec fraîcheur et vivacité heuristique, Pierre Lévy propose dans cet ouvrage à la fois une technologie intellectuelle inédite, une réflexion fondamentale sur l'efficacité iconique, et une stimulante expérience de pensée. Au départ de cette recherche, un constat optimiste sur notre nouvelle écologie cognitive : l'écran (de l'ordinateur) ne tue pas l' écrit mais le revigore en étendant ses formes et ses pouvoirs. Pierre Lévy nous ramène à une bifurcation majeure et très ancienne de notre culture, au point où les Sumériens se sont séparés de la culture idéographique des pictogrammes pour inventer la notation consonantique du cunéiforme, d'où surgira notre alphabet. Le graphein grec, à la fois écrire et peindre, se souvenait encore d'unt état de l'écriture où ces deux systèmes n'avaient pas divergé. Depuis les Grecs notre culture a exploité à fond les ressources d'abstraction, d'articulation et de souplesse logique propre à cette représentation de représentation (nos lettres notent des sons qui notent des idées). Lévy propose d'explorer l'autre branche, celle des idéogrammes négligés par les peuples du Livre, en pariant que la notation par images n'est pas une technologie intellectuelle moins riche que notre détachement alphabétique.

Thèse renversante : au commencement était l'image, non le Verbe... Mais renverse ment conforme au basculement actuel de notre graphosphère vers la vidéosphère (pour citer les catégories bienvenues de Régis Debray) : sous la pression des NTIC les images de partout assiègent les textes, et les écrans lancent aux écrits un vigoureux défi (anticipé il est vrai par quelques spéculations philosophiques ou sémiologiques déjà, comme la charactéristique univrselle de Leibniz, ou la phanéroscopie de Peirce, dont ce livre se réclame).

Comme dans ses précédents livres, Pierre Lévy argumente sur plusieurs fronts : semiologiquement il s'applique à faire ressortir toutes les ressources symboliques de l'icône en s'intéressant par exemple au langage des sourds, aux esquisses sémiotiques des animaux ou au jeu du Pictionary. Sur le plan des sciences cognitives, il nous rappel le que l'imagination (soit à la fois la visualisation, la métaphore et la traduction) est au coeur de la connaissance : quelle pensée se forme en nous sans un halo d'images ? L'idéographie dynamique propose de considérer sérieusement ce reste, et de mettre cette périphérie au centre de nos performances intellectuelles : cette figuration n'est pas un déchet ni une régression topique (comme disent les freudiens), mais une projection et un balayage de la forme hypertextuelle ou spatiale du sens en général (rebelle aux enchaînements linéaires). Bricoleur en programmes et systèmes experts enfin, Lévy, iconodule zélé, applique cette idéographie à la modélisation dynamique et interactive de quelques phénomènes (comme les échanges écologiques de la baie du Mon Saint-Michel; c'est la partie la moins convaincante de l'ouvrage).

A l'instar de son maître Castoriadis, Lévy poursuit donc içi une institution imaginaire, non de la société mais de la pensée. Il veut rendre à celle-ci sa complétude ou son fonctionnement effectif, avant l'élagage que le logocentrisme lui inflige rétrospectivement. Notre raison n'est pas une, et il existe plusieurs normes d'enchaînements et de décisions (ce que l'IA et les approches logi cistes de la cognition ont tendance à ou blier). Continuiste, Lévy ne sépare pas la pensée abstraite de la perception et de l'imagination; médiologue, il relie deux canaux (la voie/la vue, l'écrit/l'écran) que notre tradition sépare mais que nos modernes machines à communiquer enchevêtrent étroitement.

Voici un livre de communication entre les savoirs, qui montre la science inséparable d'une technologie et d'un hypertexte ou il faut désormais circuler si nous voulons enrichir notre interdiscipline. C'est imaginatif sur l'imagination, savant sur la connaissance, court, et clair.

L 'idéographie dynamique, Vers une imagination artificielle. Pierre LEVY Edi tions La Découverte, 1991