n°52

 

 

HISTOIRE DE LA RADIO

«Now the news, the story of Broadcast journalism»
de Edward BLISS Jr.

«L'immagine del suono. I primi vent'anni della radio italiana»
de Giani ISOLA

par Pierre SORLIN

Organiser un compte rendu sur l'opposition entre un « bon » et un « mauvais » livre semblera naïf mais je ne vois aucun autre moyen de procéder avec les deux ouvrages dont j'ai à m'occuper.

Le volume d'Edward Bliss Jr. est un modèle de ce qu'on ne devrait plus faire. Cette histoire du journalisme radiophonique se cantonne aux Etats-Unis et n'envisage jamais que l'institution radiophonique, sans la situer ni par rapport à la société ni par rapport aux auditeurs mais le champ à explorer, est déjà si vaste qu'on peut accepter les limites fixées par l' auteur. Dans le cadre étroit qui a été finalement retenu, on s'attend en revanche à une étude du journalisme radiophonique, de ses règles, de ses méthodes, on imagine qu' on va savoir comment se recrutent et travaillent les reporters, comment fonctionnent les rédactions, quelles relations les journalistes entretiennent avec la direction des chaînes. J' arrête les questions, le livre ne parvient même pas à en formuler une seule, son indigence est telle qu'on n'y rencontre même pas le nom de Lazars feld. L'auteur a travaillé pour CBS News, il connaît parfaitement le monde de l'information, trop bien en fait : il est pani qué à l'idée qu'il risque d'oublier un seul patronyme ou une seule anecdote : vous apprendrez si vous le désirez quels reporters ont suivi toutes les affaires importantes, depuis la première élection « couverte » à Detroit en 1920 jusqu'au Watergate, mais vous ne saurez jamais comment les radios ont interprété les événements, dans quelle mesure elles ont précédé ou suivi d'autres médias, et vous continuerez à vous demander quelle influence elles ont réellement exercée.

On aimerait au contraire avoir beau coup de travaux ressemblant à celui de Gianni Isola sur les débuts de la radio italienne. Le titre, « l'image du son », est doublement heureux. La radio a été long temps un objet mobilier, encombrant et coûteux ; on a fait, pour lui donner une présentation agréable, des efforts que la télévision n'a jamais connus à cause en grande partie de son écran mais aussi parce qu'elle n'était pas cette immense nouveauté, cette chose rare et précieuse que représentait le poste de radio. Gianni Isola est très attentif à cette question. Il utilise, pour l'aborder, les magazines, des photos et surtout un étonnant concours de peinture, le prix Cremona, institué en 1939 pour récompenser le tableau qui illustrerait le mieux l'écoute à la radio d'un discours du Duce. Il y avait des emplacements réservés à l'appareil et qui variaient suivant les milieux. Il y avait surtout des attitudes d'écoute. La conquête de la péninsule par le nouveau médium a été lente. Ou, plutôt, la radio a été tout de suite populaire mais les Italiens, dans leur immense majorité, n'ont pas pu s'acheter un matériel trop coûteux. Sans le savoir, les concurrents du prix Cremona ont donné un étonnant témoignage d'histoire sociale : en 1939, dans la plupart des villages, la radio était transmise par haut-parleur, les ruraux sortaient sur la place pour l'écouter ; moins démunis, les ouvriers se regroupaient chez l'un d'entre eux ; quant aux notables qui avaient leur propre poste, ils s'installaient confortablement pour écouter tandis que les domestiques ten daient l'oreille depuis le bout du couloir. Dans un pays peu développé, la possession d'un récepteur était un marqueur social, on sollicitait l'honneur d'aller écouter un programme, le propriétaire choisissait les élus et leur imposait ses propres goûts.

Image elle-même, la radio transformait l'image que les auditeurs se faisaient d'eux-mêmes. Gianni Isola a découvert une étonnante quantité de photographies centrées autour d'un récepteur. Il y apparaît clairement que le poste était à la fois un élément de luxe (en 1931, il valait le tiers de ce que coûtait une petite automobile) et une voix. Dans beaucoup de cas, l'appareil conditionnait le mobilier, voire la toilette, des femmes s'habillaient pour se faire voir en harmonie avec leur poste, il y avait la vitesse radio, la douceur radio, le décontracté radio. L'appareil était également un son ininterrompu, un fil vivant reliant à on ne savait quoi, sur bien des photos de famille les regards hésitent entre l'objectif qu'on devrait fixer et la radio qui occupe le milieu du champ. Mais le plus inattendu est peut-être l'influence de la radio sur le comportement des professionnels. Au lieu de reprendre les antiennes classiques sur la propagande par la radio, l'auteur analyse le comportement des politiciens, des journalistes et des acteurs en face du micro. Ils étaient évidemment invisibles pour les auditeurs mais eux- mêmes se représentaient parfaitement leur propre image ; les dramatiques, les séries populaires dont on aurait pu se contenter de lire les dialogues, faisaient l'objet de véritables mises en scène avec costumes, les discours donnaient naissance à des rituels où le vêtement, la pose, les mimiques soutenaient la voix. Confrontant des photographies prises pendant des dis cours de Mussolini et de quelques autres hiérarques, Gianni Isola fait bien com prendre en quoi leur pose était conditionnée par le micro ; vingt ans plus tôt, le Duce, faute de haut-parleurs, ne se serait pas fait entendre de foules immenses et il n'aurait pas non plus adopté les mimiques et les attitudes qui faisaient partie du cérémonial fasciste. Un point particulièrement intéressant à noter est que cette gestuelle a précédé l'introduction du son au cinéma :
en un sens l'écran n'a fait que reproduire et rendre manifestes des manières créées par l'utilisation fréquente de la radio.

Gianni Isola brise, avec une histoire de la radio intéressée presque exclusivement par l'institution, les techniques et le discours idéologique. Il aborde un problème plus profond, d'ordre quasi anthropologique, en essayant de comprendre com ment un nouveau médium, qui transmettait des messages peu différents de ceux que véhiculait la presse, a profondément marqué les façons d'être ; par là il passe de l'étude d'un secteur particulier à une véri table histoire de la communication.

*Edward Bliss Jr., « Now the news, the story ofBroadcastjournalism » (1991, New York, Columbia University Press, XIII-5 75 p. il.)

*Gianni Isola, « L 'immagine del suono. I primi vent'anni della radio italiana » (1991, Florence, Casa editrice Le Lettere, XXXII-1 76 p. il).

AUX ORIGINES DE LA BBC «A social history of British Broadcasting»

de Paddy SCANNELL et David CARDIFF

par Pierre SORLIN

Si l'histoire avait la moindre utilité, au lieu de consacrer d'interminables bavardages aux avantages respectifs des chaînes publiques et privées, à la culture par les ondes, à la publicité et à ses méfaits, on pourrait se contenter de réimprimer les débats qui ont accompagné la naissance de la BBC ; comme le montre l'ouvrage de Paddy Scannell et David Cardiff, tout avait déjà été dit à cette occasion.

Nos auteurs consacrent près de cent pages aux polémiques qui ont marqué les deux premières décennies de radiodiffusion en Grande-Bretagne : c'est beaucoup, même si le fait que la radio ait été entièrement contrôlée par le gouvernement justifie une étude attentive de la question. Le volume porte un étrange sous-titre : « Au service de la nation ». Il est certain que John Reith, qui dirigea la BBC sous ses deux formes successives de 1923 à 1938, se sentait chargé d'une mission et que beaucoup de ses collaborateurs partageaient son point de vue. Il n'en reste pas moins que la Couronne, c'est-à-dire le parti majoritaire, qui n'avait jamais disposé d'un moyen de pression directe sur l'opinion, se trouvait soudain maîtresse d'un formidable outil d'information - ou de propagande. Scannell et Cardiff signalent avec humour certaines erreurs commises par Reith mais, en se plaçant dans l'optique de la BBC, en répondant à toutes les critiques par les arguments qui étaient ceux des hommes de radio, ils maintiennent la fiction d'une totale neutralité. Les polémiques relatives au chômage en fournissent un exemple caractéristique ; en juin 1934, le directeur général eut le courage de résister au premier, Mac Donald, qui voulait interrompre une série de cause ries consacrées à la misère des chômeurs ; en même temps, il repoussa toutes les interventions qui visaient à poser le problème sur un plan politique et se contenta d'appels, souvent déchirants, à la solidarité nationale. Comme le disait A.D. Lind say, responsable d'une série de causeries, il s'agissait « d'un sermon bien senti adressé à chacun d'entre nous pour nous faire souvenir de nos responsabilités per sonnelles ». Reith pouvait négocier mais dans les limites que lui imposait son propre conservatisme et sa dépendance par rapport à la tutelle gouvernementale.

Le monopole public posait trois ordres de problèmes. D'abord, la BBC, de fait, illustrait et défendait la politique du gouvernement ; la longue et très intéressante analyse des bulletins diffusés durant la grève générale de 1926 montre bien l' influence des communiqués officiels, source principale des journalistes : tous les troubles étaient imputés au hooliganisme, dont la police et l'armée se bornaient à contenir les excès. D'autre part, la radio, considérée comme un concurrent dangereux par les directeurs de quoditien, devenait pour le gouvernement un instrument de pression sur les journaux, elle servait, dans les moments de crise, à passer les communiqués urgents ; dans les périodes calmes, elle permettait de négocier avec Fleet Street .

Enfin la radio contribuait fortement à resserrer et à préciser le sentiment d'appartenance à un univers essentiellement anglais, dans lequel disparaissaient les coutumes et les traditions propres à l'Ecosse, au pays de Galles et à l'Irlande ; il est probable, bien que cela soit difficile à prouver, que le Derby Day ou Wimble don, la cérémonie des clés ou le banquet du Lord maire devinrent des événements nationaux à travers leur retransmission radiophonique.

Reith voulait faire de la BBC un instru ment d'éducation morale et civique. Les meilleurs chapitres du volume examinent l'action culturelle de la radio. Ils précisent quelles étaient les formes d'adresse utili sées pour séduire les spectateurs : les spea kers parlaient directement aux auditeurs, se confondaient avec eux dans l'usage d'un « nous » commun ; « everyman », l'homme de la rue, était à la fois la cible et l'interlocuteur favori. Ida Mathesson, chef du département des « causeries », était convaincue (sur quelle base ?) que « la personne assise à l'autre bout attendait du speaker qu'il lui parle personnellement, simplement, presque familièrement, d'homme à homme (as man to man) ». Pour elle, le tête-à-tête impliquait une voix grave, neutre, un accent oxfordien qui s'accordaient mal avec les « tranches de vie » (slices of life) saisies dans un train, dans un pub, au milieu de la rue dont elle défendait le principe.

Les chapitres les plus divertissants concernent le programme musical de la BBC. Reith voulait utiliser les ondes pour diffuser vers l'extérieur la musique britannique et pour former l'oreille de ses auditeurs. En lisant ces pages, on pense, involontairement, à d'autres expériences plus proches de nous ; la BBC a fourni du tra vail aux compositeurs anglais, sans elle, Eric Coates ou George Posford n'auraient rien écrit. Bénéfice ? Le public réclamait du jazz et de la musique légère, on lui offrait de la musique de chambre ; comme les chaînes continentales avaient davan tage de succès, on envisagea un moment de les brouiller ; cinquante ans plus tard, Margaret Thatcher parlait de brouiller les télévisions porno émettant depuis le continent ; dans les deux cas, il fallut abandonner une utopique exigence de pureté.

Scannell et Cardiff montrent très intelligemment la contradiction séparant les projets unanimistes de la BBC et leur réalisation pratique, Reith voulait forcer ses auditeurs à entendre il ne cherchait ni à leur plaire, ni à rendre l'écoute divertis sante et facile. De quelle manière les usagers répondirent-ils ? Le chapitre consacré aux autiteurs est, à cet égard, décevant, il éclaire la « vision » du public en vigueur à la BBC, il ne dit rien de ce qu'étaient les amateurs de radio, pourtant l' abondant courrier reçu par les magazines radiophoniques, Radio Times et Listener, aurait fourni toute la documentation nécessaire à des chercheurs qui n'auraient pas été aussi prisonniers de l'institution et de l'image qu'elle se faisait d'elle-même. L'ouvrage fournit une excellente documentation, il éclaire certains points relatifs aux programmes qui étaient auparavant peu connus mais il ne fait pas comprendre comment les Anglais se sont habitués à une radio élitiste, souvent difficile à suivre, en définitive moins libre et moins diverse que ne l'était la presse contemporaine, si l'on entend vraiment parler d'Histoire sociale, l'enquête est à reprendre.

*Paddy SCANNELL et David CARDIFF, A Social History of British Broadcoasting, t. J, 1922-1939, Serving the Nation (1991, Oxford, Blackwell, XVII-441 p., 30 £).

«La communication-monde»

d'Armand MATTELART

par Michaël PALMER

Reprenant comme Pénélope inlassablement son ouvrage, Armand Mattelart pour suit ici son travail d'exégèse des discours : il interroge ceux qui, à des époques et des lieux les plus divers, ont pensé les médias, ont analysé les dispositifs de communica tion : il reconstitue les circonstances, les mouvances qui ont suscité l'émergence de tels discours. « La Communication monde » renouvelle les logiques annoncées dans « Penser les médias » (La Découverte, 1986) et dans d'autres ouvrages signés également Mattelart. Lui qui, depuis longtemps, analyse l'internationalisation des programmes et la transnationalisation des groupes - « L'Internationale publici taire » (La Découverte : 1989) et la « Télévision : enjeux sans frontières » (Presses universitaires de Grenoble, 1980), se fait ici historien de la communication internationale, de ses réseaux et de ses finalités

- dont la propagande et la désinformation. L'analyse des discours tenus sur les médias lors de la crise et la guerre du Golfe perso-arabique y est assurément pour quelque chose. Mais la prouesse véri table de l'ouvrage est ailleurs : témoignant d'un souci évident dans plusieurs de ces derniers travaux, Mattelart plaide pour la reconstitution de la généalogie des concepts ou des mots clefs qui seraient des « leitmotive» du débat sur la communica tion internationale.

Au XVIIIe siècle, certains journaux bri tanniques classaient leur couverture de l'actualité « étrangère » sous la rubrique « foreign intelligence ». De «l'intelligence- terme à connotations multiples, s'il en est - au renseignement, de la propagande à la guerre psychologique, avec un détour par les relations publiques, Mattelart insiste sur le positionnement et le parcours de certains des « penseurs » de la communication comme enjeu stratégique : il souligne que cette pensée en porte l'empreinte. Ainsi, « premier laboratoire de la sociologie gran deur nature de la communication de masse » (p. 98), la Seconde Guerre mon diale voit à la fois débuter la recherche sur la communication internationale et essai mer la recherche instrumentale, à finalité idéologique et politique : Wilbur Schramm, ancien de l'US Office of War Information, sera ensuite l'un des premiers de toute une série d'experts en communication interna tionale dont les thèses et les méthodes pèseront lourdement en période de guerre froide et de confrontation Est-Ouest, y compris au sein de l'Unesco.

« Mass Media and Development » : l'ouvrage de Schram, paru en 1964 et texte de référence de l'Unesco pendant toute la décennie, permet d'effectuer la transition. Mattelart montre que la communication internationale doit être pensée en termes de guerre et en termes de progrès. Progrès et développement : la communication comme sortie de crise pour les pays développés ou comme agent de modernisation (des éco nomies et des infrastructures sociocultu relles et éducatives) du tiers-monde. Daniel Lerner, spécialiste comme Schramm de la guerre psychologique, intronise en 1958 l'association « médias- modernisation-tiers-monde » . Dans des pages souvent des plus sombres, Mattelart démontre comment, par la suite, cette approche s'enlise à l'Unesco et dans d'autres instances internationales, tout comme celle de « l'impérialisme » des médias anglo-saxons voire occidentaux . Plus se fait sentir la nécessité d'appréhen der la communication à l'aune de l'interna tional, plus la communication comme synonyme ou agent de progrès se révèle illusoire.

Reste la culture : penser la communica tion sous le signe de la culture serait, pour Mattelart, l'une des possibilités théoriques restées longtemps peu explorées. Ceci explique peut-être cela : mais, cette - ou plutôt ces - culture (s) sont des plus ouvertes ; Dieu seul y reconnaîtra les siens. L'état se fait rare, la quête d'une culture globale tourne court ; « la revanche des cultures » se traduit par une proliféra tion de médiations et de métissages. Ainsi, la culture serait « cette mémoire collective qui rend possible la communication entre les membres d'une collectivité historique ment située, crée entre eux une commu nauté de sens (« fonction expressive »), leur permet de s'adapter à un environne ment naturel (« fonction économique ») et, enfin, leur donne la capacité d'argumenter rationnellement... » (pp. 297-8). La trilogie a pour noms : langage, travail, pou voir. Et Dieu, ici, a pour nom Habermas.

Mattelart brasse - ou plutôt navigue à l' aise - à travers des approches de la com munication internationale issues de l'Est comme de l'Ouest, du Sud comme du Nord. D'autres chercheurs, certes, pour raient identifier l'apport des pères fonda teurs, assimilés, abusivement parfois, à l'école de Francfort, et dont les thèses mûrissent lors de l'exil aux Etats-Unis avant d'être réintroduits dans le Vieux Continent. Mais, en France, qui d'autre que Mattelart pourrait croiser ces va-et- vient « Nouveau Monde-vieille Europe » en soulignant l'apport aussi bien des cher cheurs scandinaves que des chercheurs latino-américains ?

Le pari est tenu : on enjambe continents et époques, champs disciplinaires et approches pluridisciplinaires. Les repères chronologiques, qui terminent l' ouvrage, constituent une grille utile et suggestive : regrettons simplement une ou deux erreurs

- l'agence de presse américaine, Associa- ted Press, est créée à New York en 1848 et non pas en 1858. Remarque fantaisiste, assurément, mais qu'auraient relevé peut- être les historiens aux approches cycliques (Arnold Joseph Toynbee ou Fernand Brau del, par exemple) : des phases d'interna tionalisation et d'accélération semblent se relayer tous les quarante, cinquante ans : les années 1830, 1880, 1930, 1980... Les années 1990 seraient-elles donc une période où la communication monde connaîtrait une période sinon de stabilité, du moins d'approfondissement de ten dances déjà en cours ? Armand Mattelart, lui, il est vrai, pose des questions autre ment plus pertinentes.

*ArmandMATFELART, « La Communication monde ». (Paris, Editions La Découverte, 1992, 358pp.)

«Communiquer»

de François du CASTEL en collaboration avec Denis BALLINI et Pierre MUSSO,

par Pascal PÉRIN

Le livre que François du Castel nous propose embrasse, comme son auteur le précise d'entrée de jeu, tout le champ de la communication à distance. Il inclut ainsi la transmission et le traitement des informations de toute nature (son, données, images) à travers le mariage des techniques de télécommunications, d' informatique et de l'audiovisuel. Le pari de l'ouvrage est d'établir en 120 pages un tableau d'ensemble des aspects historiques, institutionnels, techniques et sociaux attachés à l'évolution du vaste domaine couvert. On l'aura compris, il s'agit donc avant tout d'un ouvrage de vulgarisation destiné à un large public soucieux d'accéder à une compréhension globale du domaine plutôt que d'en approfondir tel ou tel aspect.

Le contenu du livre s'articule autour de trois chapitres. Le premier, après un rappel sur l'historique de la communication (évolution des secteurs des télécoms, de l'informatique, de 1'audiovisuel, de leurs technologies de base et des institutions), présente de façon fort pédagogique un état de l'art de la technique : les signaux, leur transport, les terminaux. Le second chapitre traite des pratiques de communication : dans l'entreprise, au domicile, autour de la télévision, autour de la forma tion. Le dernier chapitre, le plus court, dis cute différents aspects (technologique, économique, symbolique) de « la société de communication ».

L'ouvrage est très largement illustré, aussi faut-il en évoquer l'iconographie. Plus de la moitié de l'espace est dévolue, d'une part, à des documents photogra phiques (réseaux, terminaux, applications, travail des techniciens, mise en situation des usages), d'autre part, à des schémas et encadrés illustrant, souvent de façon très claire, les techniques et les analyses présentées, enfin à des reproductions de tableaux (P. Breughel, Escher, Pollock, etc.), dont la thématique renvoie de façon allégorique aux propos de l'auteur. Un index et un tableau synoptique des « grandes dates de la communication » com plètent utilement l'ouvrage.

Au total, par l'étendue de son propos réellement pluridisciplinaire, par son actualité, sa grande lisibilité et sa présenta tion très vivante, le livre « grand public » de François du Castel vient assurément combler une lacune dans l'édition sur la communication, édition qui n'offre géné ralement que des manuels arides ou, plus souvent encore, ne donne le choix qu'entre des ouvrages spécialisés (la technique ou le social, les télécommunications ou 1'audiovisuel, l'histoire ou la prospective, etc.).

Une fois rapportées ces informations factuelles, mentionnées les visées et les vertus de ce livre, la question est de savoir si un tel ouvrage peut faire l'objet d'un compte rendu dans une revue comme « Réseaux ». La réponse comme les pro pos qui s'ensuivent devraient être nuancés.

En effet, il faudrait en toute rigueur tenir compte en premier lieu du position nement du livre. Le parti pris de vulgarisa tion (exercice toujours complexe à mener), sur un champ immense et dans un format éditorial resserré, n'autorise évidemment par les subtils développements, ni les attendus académiques que d'aucuns auraient espéré (et auxquels les auteurs nous ont habitués dans leurs ouvrages pré cédents). En second lieu, il faudrait se poser la question de la pertinence et de l'utilité du livre du point de vue des diffé rentes catégories potentielles de lectorat : l'« honnête homme » et l'étudiant, bien sûr, mais aussi les enseignants en commu nication et les chercheurs, souvent peu familiers avec la technique, à qui l'on pro pose ici, moyennant un petit effort, d'accéder au « savoir basique » sur les technologies de la communication.

Transgressant ces distinguos qui nous mèneraient trop loin, je signalerai pêle mêle, à partir du plan de l'ouvrage, les points forts mais aussi certaines limites (sans doute inhérentes au cadre de l'ouvrage) qui, selon moi, caractérisent l'exercice globalement réussi de François du Castel. J'exprimerai avant cela un regret quant à la forme du livre. Il s'agit de l'absence de référence bibliographique dans le cours du texte mais aussi en annexe, dans ce qui aurait pu être des orientations de lectures complémentaires. Cet oubli probablement provisoire (ou cette contrainte peut-être imposée par l'éditeur) va, me semble-t-il, handicaper le lecteur profane qui aurait souhaité « aller plus loin » après la lecture de l'ouvrage.

Revenons à présent sur les trois chapitres du livre. Sur l'essentiel de la première partie, consacrée aux techniques de la communication, on ne peut que féliciter les auteurs pour la clarté et l'exhaustivité de leur exposé qui incorpore en outre d'utiles rappels sur la théorie de l'information et une réflexion sur les effets de sens liés au codage et au support de la communication. On regrettera cependant qu'ils ne signalent pas toujours plus explicitement au lecteur néophyte quels sont, parmi les domaines et les multiples techniques présentés, celles et ceux dans lesquels des évolutions profondes sont en cours (le GSM dans le secteur des mobiles, par exemple, ou les techniques de l'ATM pour les réseaux de très haut débit).

Le lecteur trouvera, dans la partie sur les pratiques de communication de nombreuses informations sur les taux d'équipement et le trafic des services de télécommunications, sur l'offre de services audiovisuels et sur les dépenses de communication des différentes catégories de consommateurs. Outre ces données, il accédera à un ensemble de réflexions, souvent très pertinentes et stimulantes, sur l'interactivité dans la communication interpersonnelle, sur l'incidence des réseaux sur la compétitivité des entreprises ou leur mode de gouvernement, sur la distinction sociale attachée au fait de possé der tel terminal, etc. Peut-être l'exposé de ces problématiques, étayé par de nombreux exemples, aurait-il mérité d'être complété par davantage de données factuelles (rares il est vrai) sur les pratiques de communication elles-mêmes et par une synthèse (sans doute difficile à réaliser) sur les usages sociaux du téléphone, du Minitel, de la télévision, des services de communication professionnels, etc.

La conclusion du livre (troisième cha pitre) présente un ensemble de réflexions sur la société de communication. Après un ultime développement, à propos de la technique, sur l'importance des réseaux en tant que « matrice technique de la société de communication », l'auteur rappelle, dans le domaine économique, que cette dernière a ses exclus (du fait des inégalités d'accès aux services). Il poursuit par une analyse du phénomène de concentration de l' offre entre les mains de grands groupes de communication, puis consacre quelques développements à « l'information comme nouveau facteur de production ». Dans le champ sociologique, il reprend principalement les thèses de Lucien Sfez et de Jean Baudrillard, et il s'engage dans une démarche d'analyse d'inspiration « critique ». En résumé, François du Castel fait tout d'abord table rase de l'illusion démocratique et fonctionnaliste entourant les « objets signes de la communication » (les machines à communiquer produisent sur tout de la différenciation sociale). Il conclut en dénonçant le mythe de la « transparence » et du « consensus » attaché à la société de communication qui, selon lui, ne doit pas occulter la « conflictualité sociale, voire politique », ni faire oublier que les machines à communiquer sont aussi des « prothèses techniques à la non- communication » qui prévaut dans nos sociétés modernes.

*François du CASTEL (en collaboration avec Denis Ballini et Pierre Musso) : « Communiquer », Messidor-La Farandole, collection « La Science et les Hommes », 1991, l25 p.

«L'esprit des règles» Réseaux et réglementation aux Etats-Unis»

de Jean-Paul SIMON

par Bernard MIEGE

Il est des livres pour lesquels il faut aller au-delà de ses premières impres sions ; il est des livres, aussi, dont l'appa rence traduit mal le contenu et qui suppo sent un effort pour en saisir la logique. L'ouvrage de Jean-Paul Simon appartient à ces deux catégories. C'est pourquoi nous conseillons au lecteur de se méfier de ses premières réactions. Car J.-P. S. nous entraîne bien au-delà d'une étude très documentée sur la réglementation (stricto sensu) des réseaux publics aux Etats Unis ; et la ligne d'écriture qu'il a choisie, où la multiplicité des références s'ajoute à la minutie des données requises pour étayer le discours, ne sont pas une entrave à la compréhension du propos.

Sans doute agacé de voir comparée sans aucune prudence la déréglementation des réseaux de communication européens à celle qui est intervenue aux Etats-Unis dans le début des années 80, J.-P. S. a pris le parti d'aller voir de près si la comparai son (et à plus forte raison l'analogie) se justifiait. Son approche est d'abord celle d'un spécialiste des politiques publiques et du droit des réseaux, qui suit avec préci sion l'évolution de la réglementation et surtout son application ; mais on ne saurait qualifier cette approche de « juridique », car s'y mêlent également le souci d'analy ser les stratégies des principaux acteurs sociaux concernés ainsi qu'un intérêt, rele vant de l'économie industrielle, pour l'étude de l'évolution des industries de la communication.

De retour de son périple outre-Atlan tique, J-P S. nous convainc aisément que le fonctionnement des réseaux américains relevant des activités d'intérêt public public utilities ») : gaz, électricité, eau, télécommunications et câble, n'a, pour des raisons historiques, que peu à voir avec les « services urbains » ou les monopoles publics européens : créées pour protéger les consommateurs, voire les petits pro ducteurs, contre les abus de la concur rence, les sociétés d'utilité publique doi vent elles-mêmes être contrôlées par l'État et la réglementation pour éviter les abus liés aux situations de monopole. Ceci explique que dans tous les domaines préci tés ou presque, deux spécificités améri caines (qui n'ont donné lieu qu'à de pâles copies lorsqu'on a tenté de les imiter ailleurs) apparaissent fortement : d'une part, l'activité des Commissions nationales (par Etat), et fédérales (telle la célèbre Federal Communications Commission) chargées régulièrement d'adapter les réglementations aux évolutions des mar chés et des techniques et surtout de fixer les bases tarifaires ; et, d'autre part, le rôle essentiel du pouvoir judiciaire (J-P S.) qui reste fasciné par l'activité du juge fédéral H. Greene, remarque en effet que : « . . . la décision la plus importante de ces dernières années [le démentèlement d'A.T.&T.] ne résulte ni de l'action de la FCC (qui aura mis près de 15 ans à libéraliser cette industrie), ni du Congrès, ni de la Maison-Blanche (dont l'action est plus indirecte), mais du pouvoir judiciaire. » p. 30).

Une fois admises les spécificités du sys tème américain et reconnues les impor tantes convergences de fonctionnement de l'ensemble des réseaux publics, en quoi consiste la « deregulation » américaine ?

Prenant appui sur le compromis « par consentement mutuel » de 1983 qui abou tit à séparer les activités monopolistes des activités concurrentielles en matière de télécommunications (A.T. & T. conservant les communications longue distance, sa branche manufacturière et ses laboratoires, mais se séparant de ses 22 sociétés d'exploitation locales, regroupées au sein de 7 sociétés holding régionales), l'auteur raisonne en deux temps :

· il nous montre d'abord l'extrême complexité du mouvement de déréglemen tation : « globalement, . . il résulte de l'inadéquation croissante d'instruments de contrôle très contraignants, élaborés lors d'une phase de démarrage puis de crois sance de nouveaux secteurs industriels et commerciaux... le mouvement vers une régulation qualitative représente à la fois une déréglementation sectorielle et une re régulation par transfert des instances de contrôle du niveau fédéral à celui des états... Mais ...il faut se garder d'une

illusion qui consiste à déduire d'un mou vement incontestable de libéralisation, affectant des domaines fort disparates, la disparition de l'encadrement réglemen taire ou même son obsolescence » (pp.137-138). puis il s'efforce de caractériser cette nouvelle "concurrence réglementée" : « elle souligne à la fois la tendance à la libéralisation et la persistance de la régu lation, et indique bien que nous sommes à une période de transition caractérisée, notamment par de nouvelles coalitions d'intérêt. Sur le plan économique, les innovations technologiques ont modifié la structure des coûts et favorisé de nouveaux regroupements. Sur le plan politique, en brouillant les frontières entre activités réglementées et activités non réglementées (informatique), elles ont ren forcé encore la bizarrerie d'une exclusion des télécommunications du régime de marché qui caractérise les démocraties industrielles. » (p. 271). Ainsi la régle mentation incrémentale (contrôle des entrées/sorties, des tarifs et des conditions de service) est assouplie, mais elle demeure alors que les convergences s'affirment : entre télécommunications et informatique, entre les différentes catégories de réseaux, etc.

L'essentiel des analyses de J-P S. port sur les télécommunications, et la deuxième partie de son livre (d'ordre plus monographique) ne comprend pas moins de 4 chapitres qui leur sont consacrés, donnant ainsi au lecteur la possibilité de com prendre les dédales par lesquels cette industrie est passée depuis plus d'un siècle. Il s'intéresse également à la libéralisation de l'électricité et surtout aux réseaux câblés. L'histoire de la formation de l'industrie du câble est particulièrement bien adaptée à l'approche « réglementaire» de l' auteur : En quarante ans, écrit- il, l'industrie du câble aura quitté son sta tut d'activité annexe de la télévision (antenne communautaire) pour devenir une véritable industrie.., elle réussira à se débarrasser d'un cadre réglementaire à un moment extrêmement contraignant, et, au départ, destiné à protéger ses concur rents... On assiste à la mise en place d'un système d'acteurs lié à un régime régle mentaire qui sera fixé par la loi... Cette industrie naissante qui se constitue à partir d'entreprises locales.., saura tirer le meilleur parti tant des acteurs tradition nels de la régulation (FCC/ Congrès! Tri bunaux) que des évolutions techniques, économiques ou idéologiques. » (p. 305). Dans le cas du câble, si un encadrement réglementaire est maintenu, il y a bien eu une déréglementation des tarifs, alors que pour les télécommunications, par contre, on a assisté à une libéralisation des diffé rents créneaux de marché.

On touche là aux limites de l'approche « réglementaire », complétée par une analyse du « système d'acteurs », utilisée par J-P S. Si détaillée soit-elle, la recherche ne permet pas de donner une explication satisfaisante de la complexité des situations rencontrées. A force de mettre l' accent sur l'aspect réglementaire (dont il a raison de penser qu'il est mésestimé par de nombreux auteurs), J-P S. en vient finalement à construire un sous-système, ayant sa dynamique propre et quasiment isolé des grands mouvements (d'ordre industriel et financier) qui structurent la communication à l'échelle mondiale, et provoquent de profonds changements dans les systèmes nationaux ou continentaux. Le choix des réseaux étudiés est à cet égard révélateur : tous ne sont pas pris en compte (ainsi comment éclairer l'évolution du câble sans la référer à celle de la télévision broad cast ?...), et les télécommunications sont abordées comme un tout, alors qu'il conviendrait pour le moins de distinguer entre les réseaux de connexion et les réseaux de diffusion (proposant des programmes « édités » et consommables à la demande, parfois sous des formes sophistiquées comme les services dits à valeur ajoutée). Et au-delà de cette remarque se pose évidemment la question du maintien d'une réglementation telle que celle qui fonctionne encore aux États-Unis, alors que s'amorce une convergence - technologique sans doute mais surtout socio-économique - entre l'informatique, les télé communications et l'audiovisuel. Sur ce point, J-P S. termine son ouvrage sur une note d'inquiétude ; on ne peut qu'approuver son inquiétude et on doit même ajouter que les systèmes réglementaires (les systèmes nationaux européens d'abord, mais aussi le système américain dont l'auteur nous a discrètement souligné certains avantages) ont toutes chances de se révéler rapidement totalement inadaptés, en tout cas profondément décalés, pour traiter les nouveaux enjeux.

*Jean-Paul SIMON, L'esprit des règles. Réseaux et Réglementation aux Etats Unis. L'Harmattan, collection Logiques juridiques, 1991, 448 pages.

«Télévision, deuxième dynastie»

de Gaëtan TREMBLAY et J-G. LACROIX

par André LANGE

L' ouvrage que deux chercheurs québe cois, Gaêtan Tremblay et J. -G. Lacroix consacrent à l'évolution de la télévision dans leur pays est significatif du courant qui, depuis une dizaine d'années, a conduit les sociologues universitaires et les chercheurs en communication à déplacer leurs travaux de l'étude des publics - désormais monopolisée par les bureaux d'études spécialisés - vers l'étude des acteurs économiques et, dans une moindre mesure, de l'action réglementaire des pou voirs publics. Il faudra un jour s'interroger sur la relative désaffection que les économistes portent au secteur culturel et audiovisuel et pourquoi ils ont ainsi abandonné aux sociologues l'étude d'un secteur économique qui paraît pourtant particulière ment représentatif des enjeux de la fin de ce siècle.

Les chercheurs canadiens qui se sont orientés vers la recherche économique sur les industries culturelles et audiovisuelles ont eu le mérite de le faire avec un souci de modélisation et de conceptualisation assez rigoureux. On pense à l'analyse, désormais classique, proposée par Dallas Smythe de la télévision financée par la publicité comme activité de vente d'auditoire, ou encore à la tentative (moins connue en France) de formalisation, à la mode marxienne, de la constitution de la valeur dans les industries culturelles qu'a proposée Claude Martin il y a quelques années.

Dans Télévision, deuxième dynastie, Tremblay et Lacroix prolongent ce souci théorique dans l'analyse qu'ils proposent de l'évolution du système audiovisuel canadien. Ils reviennent dans cette étude à la distinction entre « logique éditoriale » et « logique de flot » proposée en 1980 par Patrice Flichy et affinée depuis par différents chercheurs, mais cette distinction leur apparait comme insuffisante pour rendre compte des transformations du secteur audiovisuel canadien, caractérisé par l'extension de la câblodistribution, l'accentuation de la concurrence et la convergence des logiques de flot et des logiques éditoriales (en particulier en raison de la possibilité de stockage et de reproduction qu'implique le magnétoscope). A la polarisation logique d'édition/logique de flot, Tremblay et Lacroix proposent de substituer une distinction en triade : logique d'édition/logique de flot/logique de distribution. La logique de distribution est caractérisée comme « centrée sur la constitution d'un membership » ou encore comme « logique de club privé (...) qui branche le consommateur sur un canal de distribution (...) dont il ne doit payer que les frais d'installation et d'abonnement, sans égard à sa consommation réelle ». Selon Tremblay et Lacroix, « avec l'extension de la câblodistribution, c'est la troisième logique qui domine le marché de l'audiovisuel forçant les deux autres à s'adapter » .

Je partage entièrement l'analyse des auteurs sur la privatisation/marchandisation de l'espace télévisuel, l'analyse de la tendance à l'intégration verticale, celle de la destitution du service public de radio diffusion comme élément structurant du système et l'évaluation de la transformation du rôle de l'Etat. Certaines propositions me paraissent cependant mériter discussion dès lors que l'ouvrage se veut plus qu'une monographie sur le cas québecois.

La première remarque concerne le titre même. Les auteurs sont prudents en préférant qualifier de « changement dynastique » le passage de l'hégémonie de la radiodiffusion classique (qu'elle soit financée par la redevance ou la publicité) à celle de l'hégémonie de la câblodistribution, là où d'autres ont parlé de « révolution » ou de « nouvelle ère ». Une métaphore politique est-elle bien adaptée là où il s'agit d'une évolution qui relève avant tout d'un déplacement de logique économique ? Tremblay et Lacroix considèrent qu'il est encore trop tôt pour qu'on puisse conclure à un bouleversement complet de l'offre et de la consommation télévisuelle, à une tranformation radicale des rapports au petit écran et de sa place dans la société contemporaine. Je serais moins optimiste sur ce point : dans la mesure où on est passé en quelques années du régime du monopole de la radiodiffusion de service public au système concurrentiel on perçoit peut-être mieux en Europe qu'au Québec les effets étonnants de la réification de l'espace audiovisuel. Ces effets sont non seulement économiques, politiques et sociologiques : ils sont également juri diques, dans la mesure où, très rapidement, le droit des affaires a fait irruption dans un domaine où, jusque-là, le droit public avait la prépondérance.

L'analyse de l'établissement de l'hégémonie économique des câblodistributeurs sur le système audiovisuel québecois est amplement documentée, mais l'on peut cependant regretter que les auteurs nous laissent un peu sur notre faim en reportant à une autre étude l'analyse des programmations offertes par les réseaux et donc l'analyse des stratégies de constitution et de fidélisation des « clubs » de consommateurs. Ceci dit, le diagnostic nous paraît pertinent et demanderait à être généralisé : la fragmentation des marchés audiovisuels, et d'une manière générale des marchés culturels, rend toujours plus impor tante la maîtrise de la connaissance des publics (et subsidiairement, leur fidélisation). Il nous semble que c'est, par exemple, la nécessité d'un contact direct avec le consommateur qui explique en grande partie les investissements de Time Warner et de U.C.I. dans les mégacom plexes cinématographiques en Europe ou encore l'intérêt que porte Philips au com merce de détail vidéo (achat de Superclub, alliance avec Blockbusrer), dont la connaissance est indispensable au lance ment du CD-I. L'achat des logiciels de gestion d'abonnement constituent une part non négligeable des investissements des programmateurs du câble et c'est, par exemple, la crainte de perdre l'exclusivité de la connaissance de ses publics qui pendant un temps expliquait les réticences de La Lyonnaise des Eaux à accepter l'entrée de Canal Plus dans le capital des chaînes thématiques. La sophistication croissante des techniques de « club du livre » (façon Bertelsmann), l' émergence du marketing direct ou encore des logiciels d'étude d'impact publicitaire indiquent que logique éditoriale et logique de flot impliquent désormais, une connaissance extrêmement détaillée des pratiques des consommateurs.

On peut également se demander si - dans l'analyse du cas québecois - Tremblay et Lacroix ne sous-estiment pas le fait que, à l'échelon international, c'est toujours la logique éditoriale de valorisation des catalogues qui domine, par l'hégémonie qu'exerce toujours Hollywood sur le système audiovisuel international. La première illustration de ceci nous semble être le mouvement de rachat des catalogues américains par l'industrie électronique japonaise : on a souvent souligné l'impor tance stratégique que pouvait revêtir la maîtrise des catalogues pour la promotion des nouveaux supports et des normes de TVHD, mais on a négligé le véritable pla cement financier que représente la détention des catalogues. Ainsi, le nouveau manager de Sony USA, Michael Schull hof, déclarait-il en septembre 1991, pour rassurer les observateurs financiers améri cains, que la valeur des actifs de la division disque, achetée en 1989 à CBS pour 2 milliards de dollars, valait à présent 5,5 milliards de dollars. De la même manière, en octobre 1991, Silvio Berlusconi a fait sensation au Mipcom en décla rant que la valeur de la production européenne allait augmenter de 350 % dans les cinq prochaines années.

La deuxième illustration consiste dans cet excellent analyseur des rapports de force que représente la réglementation, et en particulier la réglementation du droit d'auteur. Il est vraisemblable qu'une ana lyse détaillée des réglementations qui impliquaient un arbitrage des autorités américaines (FCC, FTC, Congrès...) entre producteurs, diffuseurs et câbloopérateurs montrerait que la préférence est généralement accordée aux intérêts des producteurs. Dans le cas des Etats-Unis, ceux-ci disposent en effet d'un avantage décisif qui est leur apport important à la balance des paiements. En Europe, les producteurs (américains et européens) ont réussi, alliés il est vrai aux diffuseurs, à bloquer le principe de la licence légale que la Commis sion européenne voulait imposer au béné fice des câbloopérateurs. Au Canada même (et il est dommage que Tremblay et Lacroix n'analysent pas cela), l'Office des droits d'auteur a, le 2 octobre 1990, ordonné aux câblodistributeurs de verser 50 millions de dollars par an pour les signaux éloignés qu'ils captent et retransmettent. Près de 85 % de cette somme doit être versée aux Etats-Unis, dont 57 % aux producteurs américains. Cette victoire de la MPAA sur l'Association canadienne des câbloopérateurs, qui a fait suite à l'accord entre les Etats-Unis et le Canada sur l'établissement d'un grand marché nord-américain, indique que le pouvoir des câblodistributeurs n'est certes pas « sans partage » comme le laissent supposer Tremblay et Lacroix et que les tenants de la « logique éditoriale » restent en position de force pour imposer leurs droits.

On touche là aux limites de l'exemple canadien et québécois pour une analyse des tendances profondes de l'industrie audiovisuelle internationale . Comme la Belgique et la Suisse, le Canada a pu constituer un « laboratoire du câble » en raison de l'attrait des chaînes du « grand voisin » pour les consommateurs. Laboratoire d'autant plus exemplaire qu'il intégrait des composantes américaines (existence précoce des chaînes financées par la publicité) et des composantes européennes (un service public en position centrale, à l'origine). Mais peut-on baser sur l'analyse de ces laboratoires la théorisation des tendances fortes de l'industrie ? Certes, on peut considérer qu'en Belgique et en Suisse, les câbloopérateurs sont également les acteurs hégémoniques au sein de leur système national mais peut-on en dire autant des câbloopérateurs américains ou allemands (pour ne pas parler des câbloopérateurs français ou des câbloopérateurs américains et canadiens en Grande-Bretagne) ?

Il reste que les questions posées dans la conclusion par Tremblay et Lacroix sur le rôle des pouvoirs publics face à un acteur hégémonique du secteur audiovisuel sont cruciales. Les auteurs laissent clairement entendre qu'une réglementation qui appli querait au câble dominant la notion de ser vice public est indispensable. On peut regretter qu'ils ne nous fournissent pas une information détaillée sur la réglementation existante (notamment celle qui contraint les câbloopérateurs à investir dans la production audiovisuelle nationale), mais il faut reconnaître qu'ils ont ouvert là un fameux débat, qui a rapidement provoqué l'irritation des câbloopérateurs.

*G. TREMBLAY et J. G. LA CROIX, Télévision, deuxième dynastie, Presses Universitaires du Québec, Montréal, 1991, 164 pages.