n°51

 

 

 

«Cours de médiologie générale»

de Régis DEBRAY

par Bernard MIEGE

Paru au début de 1991, le « Cours de médiologie générale » de Régis Debray était attendu. Car son auteur en avait annoncé la parution voici douze ans déjà, à la fin du « Pouvoir intellectuel en France ». Ce n'est pas tant que R.D. se soit entre- temps laissé envahir par d'autres occupations, politiques ou littéraires, mais surtout c'est son projet qui a pris de l'ampleur.

En tout cas, le lecteur qui est venu à bout de 395 pages qui ne laissent jamais indifférent reste partiellement sur sa faim : à peine a-t-il cru appréhender suffisam ment cette discipline nouvelle « qui est au monde idéologique ce que l'écologie est au monde économique », et qui cherche avant tout « à dégager les déterminations objectives des appareillages de la pensée» (p. 77) en mettant l'accent sur le rôle des supports de transmission, à peine s'est-il efforcé d'évaluer la pertinence de propositions dont l'auteur n'est pas avare, qu'il lui est suggéré d'attendre la sortie du... deuxième tome pour comprendre l'ensemble du dispositif théorique. Avec quelque imprudence, nous nous risquerons donc à présenter certains commentaires, fruits d'une lecture sans a priori (car R.D. s'attaque à une question d'envergure, essentielle pour les sciences de la communication), mais qui d'ores et déjà débouche sur des interrogations majeures.

Le texte - reconnaissons-le sans détour - séduit et agace à la fois, et cela participe du projet même de l'auteur qui n'est pas loin de penser être le seul à mener le combat annoncé. La séduction vient d'une certaine qualité de l'écriture, du foisonne ment des références culturelles savantes requises pour donner de la profondeur au propos, et par la radicalité d'un texte où les nuances et les faux-semblants ne sont pas de mise : ainsi R.D., le normalien, héritier s'il en est, choisit-il délibérément une posture ignorant les contenus de la pensée, et il s'en tient à ce choix sans défaillir une seule fois ; ainsi l'ex-accom pagnateur du Che nous annonce-t-il dans « un modeste témoignage » que les idées n'embrassent rien par elles-mêmes, et que le plus actif d'un discours ne passe pas dans les mots ; ce serait le cas y compris de « Révolution dans la Révolution ».

L'agacement gagne fréquemment le lecteur : ainsi, l' auteur qui souhaite réhabiliter Auguste Comte (car la médiologie serait une physique de la pensée sociale) entend ignorer superbement les approches sociologiques, les sciences historiques (ce qui ne l'empêche pas de tenter des... rapprochements historiques osés), la sémiologie (alors que le langage audiovisuel serait dominant à l'ère de la vidéosphère), l'histoire des techniques (qui, pour une bonne part, est au centre de son projet), et, d'une façon générale, les enquêtes et les références qualifiées de « documentaires » ; et cette mise à l'écart de l'analyse est justifiée par le souci de proposer des vues d'ensemble. On ne s'empêchera pas de penser qu'il y a là une façon commode de disqualifier tout ce qui n'entre pas dans le « modèle », tout ce qui se présenterait comme une réfutation même partielle (ainsi, p. 250, c'est être « un naïf pourfen deur de la bulle McLuhan » que de tenter une critique des thèses du professeur de Toronto sur la Galaxie Marconi), ou tout... ce que R.D. ne prend pas en considération.

L'agacement provient également des « formules » dont R.D. use parfois avec bonheur, mais dont il abuse aussi, et qui tiennent souvent la place de l'argumenta tion. Citons-en quelques-unes :

P. 47 : « La vérité n 'intéresse pas les médiologues, pas plus que les élans du coeur, les cardiologues. »

P. 246 : « J'incline à penser que Dieu n 'est pas dans l'esprit de l'homme, mais dans ses jambes. L'homme, me semble-t-il, croit d'abord avec ses pieds, la tête suit ; Dieu, en marchant, lui est monté à la tête. »

P. 365 : « Les premiers à l'écrit deviennent les derniers à l'oral, mais, en démocratie médiatique, les cancres du porte- plume sont les premiers au petit écran. »

P. 370 : « Le protestantisme est comparable à une bibliothèque et le catholicisme à un cinéma. »

Ou cela, qui est une façon lointaine et facile d'envisager le fonctionnement de l'école :

P. 378 : « Toutes les réformes contem poraines de l'école tendent à y subordonner l'écrit à l'oral, la distance au contact. Cela est libéral, nous dit-on, car toute écriture est d'Etat et la dictée, acte répressif Cela est écologique, car l 'écriture est artificielle et la voie, naturelle. Cela est démocratique, car les enfants défavorisés ou immigrés maîtrisent plus facilement un français parlé qu 'un français écrit »...

Des formulations de ce genre ont l'inconvénient d'éviter (habilement) d'en passer par l'argumentation ou l'analyse. Mais, en plus, ajoutées les unes aux autres, elles produisent incontestablement un effet de sens, et le lecteur, spécialiste ou non- spécialiste, est comme emporté par le raisonnement.

Mais, revenons à la perspective médiologique et à ce qui en transparaît à travers les trois thèmes principaux du livre :

1. Le christianisme en résonance avec la médiologie

L'auteur du « Cours de médiologie... » s'intéresse de loin à ce qui peut expliquer la foi, et à ce qui a entraîné les médiations sociales à se faire religion ; il est avant tout concerné par les moyens de propaga tion de la foi. Bien plus, pour lui, le succès de telle ou telle grande religion ne s'explique pas par la plus ou moins grande habileté à user des moyens de propagation, mais essentiellement par sa « consis tance » médiatique et sa propension à développer des médiations. Ainsi, « la révolution chrétienne peut se définir comme l'intrusion d'une médiologie forte dans un milieu culturel à médiations faibles, qu'il s'agisse du judaïsme ou de l'hellénisme (p. 103)... Le génie du chris tianisme est relativement féminisé, le moins misogyne des trois assurément : accessible au coeur, délivré du Livre, érotisé » (p. 107). En outre, « le christianisme des premiers temps, chef-d'oeuvre d'igno rance, fait table rase de six siècles de science... C'est la victoire du sentiment sur la raison, de la séduction intuitive sur la conviction argumentée, de la subjecti vité sur l'objectivité... Et, d'abord, de l'oral sur l'écrit... » (pp. 127-128). Sa force vient avant tout de ce que l'Incarna tion qui est une énigme philosophique est « une évidence médiologique : c 'est la fai blesse théorique qui fait la force média tique » (p. 130), et ce d'autant plus qu'il a su y ajouter les moyens de l'universalité (= le codex) et un sens certain de la « scénarisation de l'Eternité », prenant acte de ce que l'inconscient veut rêver avec du positif, et non avec des certitudes rationnelles. Et voilà comment la petite secte de Saul de Tarse est devenue l'Eglise catholique, le système théologique n'étant qu'une « rationalisation en ombre portée » (p. 155) de l'ecclésiologie, car l'appareil et ses dispositifs médiatiques se sont imposés par eux-mêmes.

2. Le déclin de l'écosystème socialiste

La thèse, qui souffre quelques excep tions dans les pays du tiers-monde, a le mérite d'une grande clarté : le socialisme fut le dernier triomphalisme du Livre, et la spirale Livre-Ecole-Journal est "l'hélice génétique" de la République comme du mouvement ouvrier" qui lui a fait suite... Typos, intellos et péda gos étaient les trois piliers du milieu socialiste parce que tel était le trépied médiatique » (pp. 261-262). On arrêtera là les citations de R.D. qui, on s'en doute, ne tourne pas plusieurs fois sa plume dans son encrier quand il développe sa thèse dans des pas sages sur les dirigeants communistes réfractaires aux images, sur la pédagogie du bon écolier (enracinée dans la culture préindustrielle des Lumières) que soustend le projet socialiste, sur les penchants d'archivistes (et, par conséquent, non- créatifs) des militants ouvriers, sur la croyance dans le salut par le savoir, sur l'insuffisant investissement par le capital du secteur des biens symboliques qui expliquerait largement la diffusion des idées marxistes, à l'abri des contre milieux de diffusion, etc., car tout cela est en train de devenir de l'histoire ancienne, la démarxisation étant la première consé quence de l'électronisation du monde; et, pour sauver ce qui peut encore être sauvé, les dirigeants du socialisme démocratique sont contraints « à rallier avec armes et bagages les réseaux pensants de la vidéo- sphère qui sont mortels à sa culture » (p. 298).

3. L'écroulement de la graphosphère

R.D., qui réactualise McLuhan avec une version modernisée des 3 Ages (ou 3 Etats) qui voit se succéder logosphère, graphosphère puis vidéosphère, ne laisse guère de doute quant aux traits dominants de la situation présente : elle est marquée par le retour de l'immédiateté, le rejet du discursif et le primat de l'oralité (« ... qui recèle une fatalité tribale et démagogique, une pente à la facilité et à la complaisance, une politisation du vrai et du juste... » p. 379), et une événementialisation du temps qui signifie rien de moins que la sortie de l'histoire. Ce discours n'est pas neuf, il provient en droite ligne de McLuhan (que, curieusement, R.D. cite très peu), avec cependant des accents nettements plus pessimistes et plus amers. Sur quels éléments repose l'argumenta tion ? Il est difficile de le dire avec certitude, car le deuxième tome (en projet) aura sans doute pour but d'étayer les affirmations du discours médiologique. Signa lons-en les principales articulations :

- Le lectorat de l'écrit diminue sans cesse (ce que, par parenthèses, ne montre pas l'enquête sur « les pratiques culturelles des Français en 1989 ») et l'aura du livre se reporte sur l'auteur, et non sur le texte lui-même.

- « On est fondé à estimer que l'écrit, aujourd'hui, opère sous dominance orale. Socialement, la culture de la télévision englobe celle de l'ordinateur (et non l'inverse) » (p. 373).

- « La télé... homogénéise le divers, fictionnalise le réel, "machine à décroire" (Anzieu), déréaliser, sérialiser, simplifier, indifférencier, dont la fonction propre et légitime est de plaire, non d'instruire. Elle ne propose pas une séquence de signes, mais un flux d'images sans syntaxe, une grille de programmes sans lien discursif qui juxtapose sans hiérarchiser, sans totaliser, sans distinguer... La petite lucarne est onirique, répétitive, sélective ; elle fusionne principes de plaisir et de réalité. Elle programme d'avance ses pro grammateurs » (p. 321).

- « ... "Le village global" globalise d'abord le village central... Il mondialise le modèle américain de démocratie » (p.220).

On l'aura compris, chez R.D., la méthode, l'argumentation et le projet scientifique sont indissolublement liés. On adhère ou on n'adhère pas ; on prend en bloc quitte à passer sur certains « détails », ou on considère que la multiplicité des questions en suspens est de nature à ébranler le dispositif théorique proposé.

Bien évidemment, les historiens des religions ou ceux des techniques, les théologiens ou les politologues, les militants socialistes ou les sociologues de la communication, et d'autres encore, seraient en droit de questionner ou de critiquer telle ou telle proposition. Mais il est probable que leurs remarques seront tenues pour des remarques secondaires ou pour des arbres cachant la forêt et dissimulant la perspective médiatique (= « la vue d'ensemble »).

En dépit de cela, et parce que le projet de R.D. nous semble aborder un thème majeur de la recherche en communication, nous terminerons ces commentaires en adressant deux questions à l'auteur du « Cours de médiologie générale » :

- le souci de présenter des vues d'ensemble, d'une part, et la volonté de procéder à des analyses approfondies du développement de la communication, d'autre part, sont-ils des approches incon ciliables ? Si le travail de l'essayiste per met dans bien des cas d'ouvrir la voie, est- il suffisant pour fonder et valider des assertions portant sur des problèmes si essentiels au devenir des hommes et des sociétés ?

- s'il est en effet pertinent d'opérer un renversement des perspectives de l'histoire culturelle ou de l'histoire des idéologies, en prenant en compte le rôle et l'efficacité des supports de transmission, faut-il pour autant passer d'un extrême à l'autre en remplaçant le primat de la culture par le « matiérisme » médiologique ? Autrement dit, pourquoi ne pas choisir la perspective intersciences des sciences de la communication quand elles se donnent effectivement pour but de relier supports/contenus, discours, stratégies des acteurs, sémiolo gie/sociologie ou histoire, écriture des messages/logiques techniques ?

Régis DEBRAY : « Cours de médiologie générale », Bibliothèque des Idées, 1991, 395 p.

 

La communication à Rome

de Guy ACHARD

par Pascal GRISET

Alors que l'on annonce régulièrement le début de l'ère de la communication, Guy Achard nous rappelle très opportuné ment que communiquer fut depuis les temps les plus anciens l'une des activités fondamentales des sociétés organisées . Son ouvrage constitue une étude précise des diverses formes de communication utilisées dans le monde romain depuis la Royauté jusqu'à l'Empire. En associant diverses perspectives et en accordant une large place aux problèmes techniques l'auteur livre au regard un monde faisant de la communication un enjeu majeur.

La perspective adoptée est dynamique et scande l'évolution de la communication à Rome en trois phases principales. Il définit ainsi une première période s'achevant avec la prise de Tarente en 272. Rome développe alors de nouveaux supports de communication jusqu'en 59 où le consulat de César marque un nouvelle phase de diversification des moyens de communiquer dans un monde plus vaste, plus riche et plus peuplé.

L'introduction de l'écriture fut lente dans le monde romain. Les supports sont certes variés mais généralement durs. Ciseau gravant la pierre, poinçon marquant feuilles de plomb ou de bronze, pinceaux traçant sur l'écorce ou sur du bois enduit de chaux, autant de méthodes, dédiées à des destinations différentes qui ne facilitent guère le recours à l'écriture. Progressivement les comportements s' affinent cependant. L'archivage apparait, pour les documents diplomatiques tout d'abord puis pour des aspects plus diverses de la vie publique. Aux environs du V° siècle, l'utilisation de plaquette de cire donne une accélération très sensible à la diffusion de l'écrit. Pratiques maniables elles sont constituées d'un cadre rectangulaire en bois enduit de cire teintée. On trace les caractères sur cette couche malléable avec un stylet en os ou en métal.. La parole « . . .forte, précise, concrète...» est cepen dant le vecteur principal de communication, celui qui permet réellement d'affirmer pouvoir et prestige. La législation est ainsi applicable dès qu'elle est lue. « L'énonciation ou -renuntiatio- est tellement importante par rapport à l'écriture que, si les adversaires veulent tenter d'annuler une loi, ils essaient d'en perturber la lecture par des cris.». La ville est parcourue de hérauts, crieurs, qui diffusent les convocations des magistrats, annoncent les cérémonies religieuses. « L'oralité domine. Elle domine tellement que...lorsqu'on lit, on le fait toujours à haute voix.».

A partir du troisième siècle, deux chan gements modifient profondément les formes de communication. L'un est technique, l'introduction du papyrus, l'autre intellectuel, la diffusion de la réthorique. Pline l'ancien souligna bien l'importance du support importé d'Egypte à partir du règne de Ptolémée Il (283-246). De lui, écrit il, dépendent la civilisation et la mémoire. On écrit sur ce nouveau support avec un calamus ,bout de roseau finement taillé en biseau, trempé dans une encre noire ou rouge. Le progrès est spectacu laire. Plus grande aisance d'écriture, lisibilité, les Romains disposent enfin d'un moyen de diffusion de l'information écrite à grande échelle. L'écriture en est elle même changée puisque cette surface plus lisse permet l'apparition d'une exécution rapide, la cursive. Les supports jusqu'alors utilisés n'en disparaissent pas pour autant. Les tablettes de cire, perfectionnées, sont notamment toujours largement utilisées. La réthorique venue de Grèce modifie parallèlement la technique de la parole. Celle que l'auteur dénomme « la technique invincible », triomphe rapidement. « Véritable science de la communication » elle est adoptée par les classes dirigeantes convaincues par la logique de son système. Dans un monde Romain qui s'étend les axes de transports deviennent progressivement un élément majeur pour assurer une communication facile au sein de la République. Le développement des voies dallées, la multiplication des liaisons mari times permettent d'acheminer rapidement les messages. Les résultats sont cependant inégaux.. Si Curion transmet entre Ravenne et Rome (390 kilomètres) une lettre de César au Sénat en trois jours, Cicéron attend 33 jours une lettre envoyée de Bretagne. Il n'y a pas de poste régulière mais des messagers au service des particuliers et des magistrats.

A mesure que l'Empire s'affirme c'est une «...communication à l'échelle du monde » qui se met en place. La quantité d' information transmise et enregistrée s'accroit. L'apparition au premier siècle de la sténographie l'atteste. Elle boule verse les habitudes. Les discours sont « enregistrés » utilisés rapidement. L'évolution technique se poursuit, le parchemin tend à remplacer systématiquement le papyrus, à l'approche du troisième siècle. L' armée, qui voit ses lignes de communication considérablement distendues, a recours à des systèmes plus sophistiqués. Les pigeons voyageurs sont ainsi parfois utilisés tandis que des « lignes » de signaux visuels permettent d' acheminer des informations sommaires. On songera même, à la fin du quatrième siècle, à un : «.. véritable télégraphe avec des poutres s'abaissant ou s'élevant suivant un code.» Partout donc dans l'Empire, la communication s'affirme comme une activité essentielle, le développement de la poste d'Etat soulignant tout particulièrement le phénomène.

A l'heure où le projet de réforme du premier cycle universitaire remet en cause la spécificité de l'histoire, l'ouvrage de Guy Achard démontre l'unité fondamentale de la démarche de l'historien. Il associe les approches d'histoire technique, intellec tuelle, sociale pour mettre en lumière ce qui pouvait sembler être au départ de son entreprise une gageure, la communication à Rome. La dialectique « offre technique- demande sociale », si elle n'est pas abordée en tant que telle apparait ainsi très claire ment au fil du développement. D'abord aisé pour le non spécialiste, l'ouvrage est doté d'un appareil critique qui rompt avec les habitudes parfois inflationnistes des historiens de l'antiquité et propose un index ainsi qu'une bibliographie extrêmement pratiques.

Guy ACHARD : « La communication à Rome », « Les belles lettres », collection Realia, 1991.