n°50

 

 

Les tiers télévisants : «Drôle de stars, la télévision des animateurs»

de Sabine CHALVON-DEMERSAY et Dominique PASQUIER.

par Jérôme Bourdon

Contre une forte tendance de la critique (universitaire comme ordinaire) à considérer les programmes de télévision comme le simple reflet d'une idéologie, la sociologie des professionnels des médias met en valeur le travail spécifique des intermédiaires : par leur trajectoire et les modalités de leur insertion professionnelle, leur recrutement, leur origine sociale, le genre d'émissions auxquelles ils sont attachés, leur perception du public, les relations qu'ils entretiennent avec l'institution télévisuelle, les différents groupes professionnels contribuent à façonner le programme. Leur travail de médiation spécifique commence à être de mieux en mieux connu, qu'ils s'agissent des journalistes (au moins hors la France) (SCHLESINGER, 1989), des dirigeants (DAGNAUD, MEHL, 1990), des réalisateurs.

Ce livre est le résultat d'une enquête française et américaine fouillée sur une profession vedette dans certains pays, mais marginalisée dans d'autres, les animateurs. Il s'appuie sur une grande variété de sources : une enquête par entretiens auprès de 180 animateurs français, une enquête sur l'image publique à partir de la presse, un travail ethnographique sur des tournages d'émission, une comparaison historique de la population des animateurs entre 1965 et 1985, enfin une enquête sur la télévision américaine, ses pratiques et ses animateurs.

La comparaison avec la télévision américaine tend peut-être à hypertrophier les spécificités de la télévision française. La situation des animateurs (encore faudrait-il distinguer ici selon les catégories) est liée à de nombreux facteurs : analyse coûts/avantages faite par la « direction des programmes » (ou les « programmateurs », catégorie quelque peu mythique), poids de l'indice d'audience et poids relatif des différents groupes professionnels, rentabilité publicitaire des émissions « animées ». On observera que le déclin des animateurs à la télévision américaine ne se retrouve pas en Europe.

La situation qui leur est faite dans notre pays correspond assez à celle qu'on trouve en Italie et en Espagne. En Grande-Bretagne et en Allemagne, les animateurs sont moins importants qu'en France mais présents aux heures de grande écoute. Enfin, et ce depuis la publication de cet ouvrage, les animateurs ont fait une timide réapparition dans le prime time américain via les émissions de vidéo familiale et de caméra invisible.

Centré sur la France, ce travail combine avec profit des approches multiples : image publique, sociographie du groupe, ethnographie du métier. Effectuée surtout à partir des journaux de programmes, l'étude de l'image publique montre, non sans humour, à quel point les animateurs sont des anti-stars du cinéma. Ils sont des stars de la proximité - du familier, du quotidien, là où la star de cinéma vit dans un monde inaccessible. Ils sont convenables : les divorces et remariages nous conduisent à une apologie de la famille au lieu de constituer les scandales répétées de la biographie des « vraies stars ». La déchéance ou l'autodestruction guette la star de cinéma (qui hérite de la vision romantique de l'artiste) : l'animateur de télévision est un bon vivant.

Dans son propre milieu, ce caractère trop ordinaire le gênerait-il ? la réussite de l'animateur est contestée par les autres métiers : les techniciens opposent la prestation répétitive de l'animateur (homme à un seul rôle) à la richesse du travail du comédien, les réalisateurs critiquent la dictature de l'audience à laquelle correspondrait l'ascension de l'animateur. Cette question du rapport avec le public est centrale. C'est en s'appuyant sur une certaine image du public, en opposant les goûts du public aux critiques « des intellectuels » ou d'une minorité, que les animateurs ont conquis leur statut. Mais cette rationalité du suffrage étant, dans le domaine culturel, suspecte, elle ne peut satisfaire tout à fait les animateurs : l'animation télévisuelle « est une activité désavouée par ceux qui l'exercent », le public étant tout à la fois « un but à atteindre et un obstacle » (p. 159).

Cette tension entre deux formes de reconnaissance professionnelle se retrouve au sein de la population des animateurs, que l'on peut scinder en deux groupes : une minorité plus diplômée, liée aux émissions « culturelles » de deuxième partie de soirée, souligne que son rôle est d'utiliser la télévision pour évoquer ou faire valoir autre chose - au premier chef les activités culturelles dont les responsables désavouent la télévision ; les animateurs des émissions de divertissement, qu'ils soient les « stars » du prime time ou de rang plus modeste, sont plus mal à l'aise dans leur identité professionnelle intrinsèquement liée au petit écran - et au taux d'audience dont ils seraient les moteurs. L'étude des parcours confirme ce stigmate relatif du « pur animateur », qui ne peut pas sortir de son métier alors que le journaliste peut se faire avec succès animateur et retrouver sans risque sa position antérieure. Une autre division est sensible, entre générations : le petit groupe des anciens cumule de multiples avantages dus à l'antériorité de l'exercice du métier ; la masse des aspirants cherche à entrer dans le milieu et cri tique, comme au cinéma, la nécessité d' acquérir un capital relationnel dont le bon usage « va sans dire » pour l'animateur accompli.

Dans un champ de recherche vouée à la passion et au propos général et peu fondé, on apprécie la modestie du propos. Rejetant explicitement la philosophie sociale au profit de la sociologie de terrain, les auteurs n'ont peut-être pas tout le recul nécessaire par rapport à la population étudiée. Cela est particulièrement sensible dans la vision du « public ». A travers les journaux de programmes, les taux d'audience et les jugements des professionnels, © le public » est plusieurs fois invoqué dans l'ouvrage sur un mode immédiat et univoque, comme le font les animateurs de télévision eux-mêmes, qui auraient, selon les auteurs, « cristallisé dès le départ l'opposition entre les choix de ceux qui consomment la télévision et les souhaits de ceux qui la font » (p. 11). Peut-on parler collectivement, sans autre précaution (comme le système de mesure d'audience dont les animateurs ont su se faire un allié), de « ceux qui consomment » la télévision ? De surcroît, la « consomment-ils » ? Nous voilà dans un autre domaine, les études du public. D'autres recherches ont montré la vanité d'une vision essentialiste « du public », qu'elles l'abordent à travers les représentations des professionnels (ANG, 1991), ou à travers la conversation de spectateurs dont l'agrégation sous forme de public fait éminemment problème (BOULLIER, 1987). Il est dommage qu'une enquête aussi riche reprenne ici sans précaution une représentation indigène à la population étudiée. La façon dont les professionnels des médias présentent et représentent « le », « leur » ou « les » publics est pour tant un chapitre important pour ce type de travail. On appréciera, pour le reste, une exploration fouillée et un livre bien conduit qui ouvre un chantier important.

«Drôles de stars, la télévision des animateurs ». Sabine CHALVON-DEMERSAY et Dominique PASQUIER.Aubier 1990, collection Res-Babel.