n°49

 

 

Séries télévisées : la pertinence d'une lecture politique ?

De « Bonanza » à « Miami vice », formes et idéologie dans les séries télévisées

de David BUXTON

par Gérard CORNU

« Que dire d'une série télévisée? » C'est la question que pose l'auteur dès la première page, laissant entendre qu' il n'y pas de « voie royale », pas de méthode « scientifique » avérée, pour l'analyse de ce genre. Paradoxe : c'est le simplisme des scénarios, le caractère trop élémentaire des oppositions entre « bons et méchants, qui rend l'analyse difficile. Comment échapper au truisme? Comment aller au-delà des évidences? David Buxton remet ainsi en cause certaines approches structuralistes développées notamment en Grande-Bretagne, et qui n'aboutissent qu'à la niaise satisfaction de mettre en tableaux ou en colonnes une série de permutations simples et de constater ainsi que la théorie « marche ». En fait, elle marche trop bien dans le cas des séries télévisées, et c'est là précisément ce dont ne saurait se satisfaire une approche plus exigeante, cherchant à expliquer plutôt qu'à simplement décrire les phénomènes.

Pour autant, l'auteur ne rejette pas toute référence au structuralisme. C'est chez Cl. Lévi-Strauss qu'il puise le premier élément de définition de saproblématique. Comme le mythe, on peut imaginer que les séries télévisées travaillent à résoudre des contradictions sociales de manière cohérente et convaincante. Elles abordent souvent des thèmes cruciaux de la vie en société : la violence, la vie urbaine, les institutions, la morale... Et la cohérence du discours qu'elles développement sur ces thèmes n'est pas un donné, mais plutôt une tentative plus ous moins réussie d'apporter des réponses consensuelles - public oblige ! - face à ce qui divise les hommes.

Ces réponses varient avec le temps. Le populisme de « Bonanza », le puritanisme de « Star Trek », l'assurance tranquille et désinvolte des héros de « Chapeau Melon et Bottes de Cuir », apparaissent étrangement décalés face à l'univers plus complexe dépeint dans « Miami Vice » ou même « Starsky et Hutch », où les voleurs morales ne sont plus protégées par une ligne de démarcation claire.

L'Amérique de Reagan n'est plus celle de Kennedy ou de Johnson. Quant à la Grande Bretagne, elle fut dans les années 60 un des lieux privilégiés d'expérimentation des nouvelles valeurs liées à la société de consommation. Autant d'éléments incontournables qui conferent une lisibilité aux signes déployés par les séries télévisées. Les séries doivent être « contestualisées » : « Il faut lier le mythe à autre chose que lui-même si l'on veut proposer une explication de son contenu » (p. 15). Ici, la référence à J.-P. Vernant s'impose, complétée par un appareil conceptuel que l' auteur emprunte à Pierre Macherey, dans son analyse « idéologique » des romans de Jules Verne (Pour une théorie de la production littéraire, Maspéro, 1971).

Dans ce travail déjà ancien, Macherey distingue trois niveaux d'analyse des oeuvres de fiction. Le projet idéologique renvoie à la façon dont une oeuvre essaie, avec plus ou moins de succès, d'imposer son interprétation de la réalité. Ce niveau est celui où l'oeuvre communique directement avec un « contexte socio-économique ». L'assemblage réunit et agence les éléments concrets nécessaires à la figuration du projet sous une forme fictive. Le récit correspond à la mise en mouvement de cet assemblage.

Ces concepts qui vont servir de guide à l'analyse menée par David Buxton méritent que l'on s'y arrête quelque peu. On remar quera d'abord que la distinction entre l'as semblage et le récit (proche de celle opérée par les sémioticiens entre sémantique narrative et syntaxe narrative) semble particulièrement adaptée dans le cas des séries télévisées. Contrairement aux feuilletons, celles-ci impliquent un dispositif d' éléments permanents (lieux, personnages, types de relations) mis en branle et déclinés au long dépisodes qui conservent chacun une totale autonomie narrative. On voit ainsi apparaître l'une des difficultés qu'auront à gérer les séries, genre dont la genèse dans la télévision commerciale américaine des années 50 est bien décrites par l'auteur : le principe même de la sérialité oblige en effet à concilier les exigences de cohérence de l' « assemblage » avec celles du récit qui réclame une progression, un développement de l'intrigue et des personnages. C'est ainsi que les « Envahisseurs » ont fini par lasser les téléspectateurs lorsqu'après plusieurs dizaines d' épisodes, le personnage de David Vincent apparut condamné à faire irrémédiablement du « sur place » dans sa lutte contre l'invasion des extra-terrestres, cependant que ceux-ci n'étaient ralentis dans leur projet de conquête de la terre que par des artifices de plus en plus improbables.

Autre concept central : celui de « projet idéologique », terme qui pourra susciter quelques réserves. La notion d'idéologie n'a plus guère cours dans les sciences so ciales, et la plupart des auteurs s'efforcent même de la contourner soigneusement, préférant lui substituer des termes en apparence - mais en apparence seulement - plus neutres tels qu' « imaginaire social », « mentalités » « culture », « mythes ». voire plus simplement « idées ». Il est vrai que l' auteur est peut-être optimiste lorsqu'il nous dit que l' ouvrage de Macherey auquel il emprunte ce concept, « quoique daté, échappe au contexte théorie et politique de sa parution » (note 13 p. 16). Certes, le concept de projet idéologique développé par Macherey est riche dans la mesure où il conduit à mettre l'accent sur les failles et les tensions d'un texte plus que sur la cohérence monolythique de « idéologie » telle que nous l'a livrée à la même époque la vulgate althussérienne. Le « projet » n'est jamais abouti, il se heurte aux limites de sa figuration et de sa narrativisation en même temps qu'à ses propres contradictions, et curieusement, les analyses de David Buxton, loin de conforter les diverses théories de la toute-puissance des médias, concluent dans l'ensemble à l'échec des stratégies idéologiques investies dans les séries.

Cependant, il semble difficile d'éviter totalement les écueils qui guettent une ana lyse « idéologique ». Difficile de ne pas rember dans la figure de la « méconnais sance », qui prétend démasquer toute forme de lien social comme un subterfuge destiné à occulter les angonismes fondamentaux qui structurent la société. Difficile également d'éviter la perte de spécificité des différents niveaux d'analyse dans un cadre théorique qui incite à réduire, par une sorte d'aplatissement généralisé, le culturel au politique, le politique au social, et le social à l'économique. L'auteur n'échappe pas tou jours à ces travers lorsqu'il évoque au détour d'une phrase le faible niveau de conscience politique de certains héros séries, ou « le besoin (en dernière instance politique) d'affronter des contradictions sociales spécifiques et changeantes » (p. 19), sans guère questionner la validité des catégories qu'il utilise.

Cependant, les quelques facilités que s'accorde l'auteur ne sauraient remettre en cause la valeur de ses analyses. Il s'agit en effet d'un réel travail d'historien qui sait épouser la diversité des formes de conflit social selon les époques étudiées : conflits de classe, certes, mais aussi conflits raciaux, conflits de générations, opposition entre le monde urbain et le monde rural... Dans la pratique, l'usage qu'il fait du terme d'idéologie se rapproche de celui d'auteurs tels que Marc Ferro, qui distingue en tant que stratifications successives dans l'histoire des Etats-Unis l'idéologie chrétienne protestante, l'idéologie de la guerre civile, l'idéologie du melting-pot et l'idéologie du salad-bowl (l'histoire sous surveillance, Calmann-Lévy, 1985). Le terme d'idéologie perd ici les connotations totalisantes et manipulatoires que lui avaient données le courant althussérien ou l'Ecole de Francfort, et ac quiert un sens à la fois plus restrictif et plus concret, celui d'un ensemble d'idées et de valeur englobant à la fois les conduites pri vées et l'organisation de la vie publique, soumis à des rapports de forces, et dont la diffusion est suffisamment large pour cons tituer un « sens commun » (ou, pourquoi pas, un « monde vécu ») orientant les actions individuelles et collectives.

Si la question de l'idéologie ainsi conçue intéresse le sociologue et le philosophe, elle ne peut manquer d'intéresser au premier chef l'historien, confronté au problème de la genèse, de la diffusion et du remplacement des idéologies. Et c'est encore l'historien qui est concerné lorsqu'il s'agit d'affronter le difficile problème d'une périodisation per mettant d'apprécier différemment selon les époques er selon les pays la pertinence de catégories comme celle de « classes socia les » dans la définition des conflits sociaux. Sur ce point, on aurait pu souhaiter plus de clarté de la part de l'auteur, mais comment le lui reprocher, alors que la question est tout autant ignorée par nombre d'apôtres de la société civile ou de la post-modernité qui se sont le plus souvent contentés de substituer un confort intellectuel à un autre?

Pour en revenir plus spécifiquement aux séries télévisées, la question qui nous semble le plus à même de susciter un débat autour des analyses de David Buxton est celle de la pertinence d'une lecture politique (le terme nous paraît plus explicite que celui d'analyse idéologique). N'est-ce pas forcer le contenu des séries que d'y rechercher à tout prix les éléments d'un projet politique? La stratégie commerciale visant à proposer un spectacle de divertissement accessible au plus grand nombre ne conduit-elle pas à affadir toute problématique sociale ou politique au point de la rendre inconsistante? Eh bien, non. C'est même là que se situe une des contradic tions majeures que doivent tenter de résou dre les séries télévisées : ce qui les rend intéressantes pour le public, c'est justement leur capacité à affronter des questions d' épo que qui « posent problème », mais elles doivent le faire sans excéder les limites de ce que l'on suppose acceptable par un public moyen. Chaque série s'y essaie avec plus ou moins de bonheur, abordant de front ou par la bande les sujets de controverse, transposant le plus souvent les conflits trops brûlants vers des terrains plus neutres.

Précisons cependant que l'étude porte uniquement sur les séries américaines et britanniques dites « d'aventure », et qu'elle ne présume pas des résultats que fournirait une analyse similaire appliquée à des séries relevant d'autres genres comme le « soap opera ». L'auteur distingue trois grands types de séries d'aventure. D'abord les séries « populistes », produites aux Etats-Unis dans les années 60 (Bonanza, les Incorruptibles, les Envahisseurs, Star Trek...). C'est ici que le propos est le plus directement politique dans la mesure où, chacune à sa façon, ces séries figurent un modèle de société ou développent un discours sur l'ordre social le plus souhaitable et le plus conforme à la « nature humaine ».

L'Amérique a subi l'essor de la consommation de masse et du crédit, la montée de la délinquance dans les grandes villes, elle est prise dans l'escalade du Vietnam. Face au risque d' anomie, les séries populistes tentent, qui par le retour aux origines rurales, qui par la projection dans un futur lointain, de restaurer les valeurs d'une conduite morale et d'une saine gestion de ses affaires. Elles tentent de circonscrire l' « origine du mal », hésitant, comme la religion protestante, à l'attribuer aux imperfections de la nature humaine, ou bien à une force extérieure qui détournerait les humains de leur bonté fondamentale, et l'on est surpris de voir avec quelle fréquence les personnages de ces séries sont conduits à abandonner l'action en cours pour déviser longuement sur les grandes questions de la morale et de la vie en société.

Les séries policières américaines des années 70 et 80 constituent la deuxième caté gorie. Explorant les bas-fonds de la violence urbaine, elles abordent un problème qui est social avant d'être politique : quelles sont les causes de la criminalité, et comment peut-on lutter contre la dégradation des espaces urbains? Kojak oscille entre l'approche sociologique et l'approche du crime. La série met en scène la pauvreté des ghettos et la corruption de la police et de la classe politique. Comme Hawaï police d'etat et Miami Vice, elle fait fréquemment référence aux vétérans de la guerre du Vietnam. Mais expliquer le crime par les conditions de vie d'une partie de la population comporte des implications « libérales » inacceptables pour la majorité des Américains. Starsky et Hutch, plus encore, se retranche dans une interprétation du crime comme étant le fait de psychopathes caricaturaux. quant à Miami Vice, elle présente, dans une vision esthétisée, un univers d'où toute certitude a disparu, où les affaires publiques et privées sont gangrénées par le trafic de la drogue, où chacun peut franchir à tout moment la frontière ténue qui sapare l'honnêtété de la délinquence et ne peut se raccrocher qu'à une morale minimale. Le style « policier » joue ici pleinement son rôle de révélateur social.

Troisième catégorie enfin, à laquelle David Buxton consacre la partie centrale de son ouvrage : les séries « pop », ainsi qu'il dé signe les séries notamment britanniques d'espionnage des années 60 (Destination Danger, Chapeau Melon et bottes de Cuir, Agent très Spéciaux, Mission impossible...). Délibérément superficielles, humoristiques, gadgétisées, ces séries constituent assuré ment un test quant à la pertinence d'une lecture politique de leurs contenus. Reprenant certains éléments développés dans son précédent ouvrage (Le rock, star-système et société de consommation, La Pensée sauvage, Grenoble, 1985), l' auteurrestitue le contexte de ces années qui voient la société de consommation triomphante prétendre au dépassement des inégalités sociales et annoncer la « fin des idélogies » Toute doctrine appartient désormais au passé, et l'essentiel est maintenant dans les apparences, les surfaces, dans l'individualisation des produits, des plaisirs, et des styles de vie, que J. Baudrillard dési gnera sous le terme de « logique de différenciation sociale ».

Comment l'espion a-t-il pu devenir un des symboles de ce nouvel esprit? D'abord par son don d'ubiquité et d'usurpation de personnalité, par ses talents de comédien. L'es pion paraît ne subir aucune contingence sociale, il grimpe et redescend indifféremment les échelons de la hiérarchie sociale. Par son ancrage dans la modernité ensuite. Les gadgets qu'il utilise anticipent l'évolution de la technologie vers la miniaturisation, et son détachement, son humour, disqualifient d'emblée les attitudes et les discours « vieux- jeu » de ses adversaires.

La politique est loin d'être absente des séries d'espionnage, qui mettent en scène des affrontements entre grandes puissances, réelles ou fictives, et font une large place à la raison d'Etat. Mais plus fondamentalement, c'est un nouveau type de lien entre culture et politique, caractéristique des années 60, que l'on voit émerger, polarisé autour d'une op position forcément idéologique entre modernité et archaïsme.

On l'aura compris, une lecture politique des séries télévisées telle que la pratique l'auteur ne signifie pas que l'on limite l'analyse à un niveau spécialisé qui, dans ce cas, relèverait des sciences politiques. Elle ne signifie pas non plus que l'on englobe tous les niveaux dans une théorie unique de type marxiste. Il s'agit plutôt d'appréhender les articulations nécessaires entre différents niveaux (économique, social, politique...) à partir d'un centre de gravité qui sera ici le politique, accordant par conséquent une attention particulière à tous les éléments qui renvoient au débat d'idées sur les affaires publiques, mais aussi privées (la frontière n'étant pas toujours étanche entre la politi que et la morale), et cherchant à définir la nature des rapports de forces entre différentes idéologies.

La pertinence d'une telle approche est certaine, et l'auteur contribue grandement, par la richesse de ses analyses, à faire avancer une connaissance problématique et critique des séries télévisées, genre dont on ne saurait sous-estimer l'importance dans la programmation des chaînes de télévision. Il reste encore beaucoup à explorer dans de nombreuses directions, et nous croyons qu'il sera utile de conjoindre à l'avenir des études d'orientation historique comme celle de David Buxton avec des études d'orientation plus sociologique, de conjoindre, donc, une approche des « documents » et une approche des pratiques » - pratiques d'écrire des scénarios, de réalisation, de doublage, de programmation... - afin d'arriver à ce qui devrait être à notre sens le débouché naturel d'un travail, à savoir la possibilité d'engager un dialogue avec les praticiens sur leur pro pre terrain avant que l' « irrémédiable » - les futurs « documents » de l'analyse - ne soit commis.

*David BUXTON. De « Bonanza » à « Miami vice », formes et idéologies dans les séries télévisées. Editeur l'Espace Européen, 1991

Dallas... The export of meaning, cross cultural readings of Dallas

de Elihu Katz et Tamar Liebes

par Dominique PASQUIER

Avec The export of meaning, Elihu Katz et Tamar Liebes viennent de signer un livre très important. D'une part, leur travail est un produit particulièrement exemplaire du renouveau de la recherche sur la télévision au sein de la communauté scientifique anglo-saxonne depuis le début des années 80. Mais surtout, il remet en question bien des idées reçues et des théories partisanes en apportant un ensemble d'éléments de compréhension sur les mécanismes complexes qui lient le téléspectateur au petit écran. Pour résumer le propos brièvement, l'ouvrage est construit autour de la démonstration d'une hypothèse centrale : aucun programme télévisuel n'impose un sens univoque à ceux qui le regardent, bien au contraire le sens résulte d'un processus de négociation entre divers types d'émetteurs et divers types de récepteurs. Et c'est précisément sur cette interaction entre un texte télévisuel et un téléspectateur qu'il faut se pencher pour comprendre plus largement la signification de la télévision pour son public.

On voit d'emblée que la problématique se situe en opposition avec plusieurs courants traditionnels de la recherche sur les médias. Tout d'abord elle récuse l'alternative, que Blumler qualifiait en 1986 de "dialogue de sourds", entre les travaux sur les textes de la culture populaire et les travaux sur leurs effets sur le public. En d'autres termes, les auteurs rappellent qu'une analyse centrée uniquement sur l'émetteur ou uniquement sur le récepteur conduit à construire des chaînes de causalité abusives. A vrai dire, ce point de vue ne chagrinera que les adeptes (hélas encore nombreux) des comptages systématiques de contenus : il n'y a plus guère qu'eux à avancer l'hypothèse d'un public passif confronté à des messages tendancieux (Glasgow Group 1976, Gerbner 1979). Pour les autres, voilà déjà quelques années que l'idée d'un téléspectateur plus actif a fait son chemin : le groupe des Cultural Studies parle désormais de lectures alternatives ou oppositionelles (Morley 1980), les études de uses et gratifications se penchent sur la spécificité des interactions entre types de consommateurs et types de programmes, et les spécialistes des textes de la littérature populaire travaillent depuis plusieurs années sur le rôle du lecteur dans la création du sens du texte (Fish 1980; Radway l985).

En fait, comme le rappellent Katz et Liebes, c'est en partie à l'extraordinaire succès international du feuilleton Dallas que l'on doit la multiplication dans différents pays d'une série de travaux sur cette activité de "décodage" du télépectateur (Ang 1985, Livingstone 1987, Silj 1988). Si nos auteurs n'ont donc pas l'exclusivité des théories qu'ils avancent on leur reconnaitra toutefois une paternité certaine dans le développement de ces recherches dont leur ouvrage constitue, de très loin, la version la plus aboutie.

Le travail sur le terrain a été mené au début des années 80, en Israël, aux Etats Unis et au Japon auprès de téléspectateurs issus de différentes communautés ethniques et culturelles et selon des méthodes qualitatives : 66 groupes de trois couples amis ont été réunis pour regarder, en présence d'un observateur, un épisode de Dallas dont ils discutent ensuite. Les propos tenus avant, pendant et après la diffusion de l'épisode ont été enregistrés et retranscrits intégralement. Un questionnaire portant sur les pratiques de consommation télévisuelle et les caractéristiques sociologiques de chaque membre du groupe était passé en début de séance. On est donc dans la lignée méthodologique des études d'ethnologie de la réception qui sont menées depuis une dizaine d'années en Angleterre et aux Etats-Unis (Lull 1988, Russel Neuman 1982, Morley 1986..) et qui se fondent sur une analyse du téléspectateur insitu (i.e. en train de regarder la télévision dans des conditions "habituelles") avec une observation fine de ses réactions et commentaires à un programme défini. Toutefois, outre les biais méthodologiques classiques que soulève toute démarche qualitative de ce type (effet de la présence de l'observateur, artificialité de la situation, etc...), on relèvera quelques problèmes particuliers dans l'échantillon sélectionné par Katz et Liebes. Aux Etats-Unis les groupes ont tous été constitués à Los Angeles : l' échantillon américain n'offre donc aucune représentativité nationale, mais surtout il induit un biais considérable quand on sait que l'une des activités économiques principales de la région est précisément l'industrie de la télévision. En Israël, les groupes ont été choisis au sein de quatre communautés culturelles différentes : des citoyens arabes, des juifs marocains d'immigration ancienne, des juifs russes d'immigration récente et des membres de kibboutz. Comment contrôler, pour ces trois derniers, les effets de la culture juive dont on connait la sensibilité particulière sur toutes les questions touchant à la famille alors même qu'il s'agit d'étudier les réactions à une saga familiale comme Dallas ? Enfin, un des principes de départ était de ne retenir dans l'échantillon que des téléspectateurs assidus de Dallas, agés de 30 à 50 ans, et ayant un niveau d'éducation secondaire : c'est une décision qui a sa logique, mais qui réduit singulièrement les perspectives d'analyse. Bref, ce n'est pas dans les méthodes de terrain que se situent les meilleures performances de l'ouvrage. On notera d'ailleurs que la plupart des travaux issus de ce nouveau courant de recherche qualitatif sur la télévision portent sur des groupes de téléspectateurs souvent très petits ou qui présentent des particularités susceptibles de biaiser les résultats. La rupture avec une tradition quantitative, qui avait l'immense défaut d'être stérile, ne s'est pas accompagnée pour l'instant d'une réflexion approfondie sur les échelles d'analyse.

En revanche, la richesse du traitement est incontestable. On en a une démonstration éclatante dans le quatrième chapitre qui met en parallèle un récit recueilli au cours d'une soirée avec les notes de codage. On com prend alors à quel point l'approche des auteurs respecte la complexité des discours recueillis et sait puiser à des registres dif férents ses clefs de compréhension. Du matériau issu des séances de groupe quelques résultats ressortent immédiatement : chaque communauté culturelle opère une lecture ethnocritique de l'épisode de Dallas et possède ses propres schémas de discours. Les groupes arabes et juifs marocains déroulent un discours linéaire, pris dans l'histoire . séquentielle, et situent les personnages par leurs rôles familiaux. Les kibboutzniks et les américains ont un récit segmenté, centré sur les personnages qu'ils identifient par leurs noms, et, contrairement aux précédents, ils aiment jouer de l'histoire qu'il leur est racontée et anticiper les évènements à venir. Les juifs russes se situent encore dans un autre schéma avec un récit thématique, centré sur les messages, et un discours très critique qui fait abondamment référence au contexte de production du programme (les acteurs, les producteurs hollywoodiens, l'idéologie capitaliste américaine...). Plus largement, les auteurs distinguent deux types de lectures du programme : une lecture référentielle par laquelle le téléspectateur connecte le programme avec la vie réelle, met en relation les héros ou les intrigues avec des personnages ou des évènements qui lui sont familiers, et entre dans le jeu de la fiction en imaginant ses propres réactions s'il était confronté aux problèmes qui lui sont soumis à l'écran. Cette lecture référentielle est la plus fréquente (elle Ca ractérise les trois quarts des discours recueillis), elle est aussi particulièrement répandue chez les téléspectateurs ayant un niveau d'éducation bas. Mais elle n'est jamais exclusive d'une deuxième lecture que l'on pourrait qualifier de critique et qui consiste à traiter le programme comme une construction fictionnelle qui obéit aux règles d'un genre avec ses formules, ses conventions et ses schémas narratifs. Ainsi, s'il existe une corrélation entre le profil sociologique du téléspectateur et sa lecture du texte télévisuel, la lecture référentielle n'est pas pour autant signe de passivité puisqu'elle laisse toujours une place pour des lectures oppositionnelles ou critiques. Katz et Liebes s'inscrivent donc en faux avec l' opposition que fait Umberto Eco entre le lecteur naif et le lecteur intelligent (1985). Dans leur analyse, le téléspectateur est tour à tour naif et critique, avec une propension à être plus d'un côté que de l'autre suivant son origine socio-culturelle.

Une autre partie de l'ouvrage s'interroge sur les fonctions du groupe dans la construction du sens d'un programme et pose de façon plus générale la question de la télévision comme activité sociale. L' aide mutuelle -concept central du chapitre- prend des formes multiples : c'est une manière de légitimer le choix d'un programme (les kibboutzniks rappellent que les meetings traditionnels du dimanche soir ont été changés de jour pour que tout le monde puisse voir Dallas, les juifs russes affirment qu'ils se sentiraient marginalisés en Israël s'ils ne regardaient pas le feuilleton...); elle permet aussi de se tenir au courant des derniers développements de l'histoire; d'ouvrir la voie à des débats d'interprétation sur les personnages et les évènements; de forger ses propres critères d'évaluation esthétique et morale. Au sein du groupe restreint, le feuilleton offre à chacun l'occasion de revêtir un rôle particulier dans la discussion : c'est "l'archiviste" qui saittout sur les Ewing (souvent une femme), le "cynique" qui tourne en dérision les rebondissements des intrigues, "l'opposant moral" qui juge les personnages et leurs auteurs, le "directeur de débat" qui régule la discussion. Les scènes et les personnages sont interprétés en commun et utilisés pour évoquer des problèmes individuels : l'alcoolisme de Sue Ellen, le désir d'enfant de Pam, les surchages de travail de Bobby sont régulièrement l'occasion de réglements de comptes entre couples. Mais surtout, Dallas est une expé rience sociale collective, c'est un sujet de conversation cérémoniel, sans danger : on peut parler des Ewing comme on parle du temps qu' il fait. Tout laisse d'ailleurs penser que cette dimension sociale de la télévision est particulièrement marquée dans le cas des feuilletons, qu'ils s'agisse de programmes destinés au prime time comme Dallas ou des soaps operas diffusés dans la journée. Herta Herzog, dans un article désormais classique, parle d'emprunts d'expérience chez les auditrices assidues des feuilletons radiophoniques (Herzog 1941). On sait aussi que les contenus des soaps operas télévisuels évoluent avec les grandes tendances sociologiques tout en restant fidèles à des formules standardisées qui permettent l' identification des téléspectatrices aux personnages (Matelski, 1988).

Il reste à résoudre la question implicitement posée par le titre de l' ouvrage : comment expliquer qu'un programme aussi américain ait ainsi réussi à conquérir les publics du monde entier? A l'exception du Brésil où il remporta un succès mitigé et du Japon où il fut un échec complet, partout ailleurs non seulement Dallas a réalisé d'extraordinaires performances d'audience mais surtout le feuilleton est devenu un véritable phénomène de société. La réponse cette fois ci vient du contenu du programme lui-même. D'une part' il y a, selon les auteurs, une compatibilité parfaite entre le thème de la saga familiale et la formule du feuilleton télévisuel : des personnages archétypés dans des rôles de bons, de méchants ou de faibles, dont la présence chaque semaine nous est si familière qu'elle finit par faire partie de notre propre vie. Mais surtout, Dallas s'inscrit dans la lignée de ces récits "primordiaux" fondés sur des mythologies universelles et intemporelles : comme dans la Genèse, on y voit des dynasties rivales s' affronter, passer des alliances pour maintenir la continuité du clan, agir dans le monde extérieur au nom de la survie de l'institution familiale. On peut entièrement lire Dallas à l'aune des relations de parenté et des rivalités entre le clan Ewing et des clans ennemis auxquels sont affiliées les épouses. La ligne verticale (grand-père, père, fils) est basée sur la loyauté et l'harmonie; la ligne horizontale (épouses, frères et soeurs) est fondée sur la traîtrise. Les actions des personnages ne se comprennent qu'à travers cette contradiction systématique entre le principe de loyauté du système de parenté vertical et le principe de traîtrise du système de parenté horizontal : pour être loyal aux uns il faut trahir les autres. La famille est une institution centrale qui in corpore toutes les fonctions sociales et économiques : Dallas illustre le retour à un schéma traditionnel où les générations co habitent sous le même toit, prêtent allégeance à la famille large et respectent l'autorité du père. Somme toute, ce serait en réaffirmant une valeur consensuelle, la solidarité du clan familial contre le reste de la société, que Dallas aurait suscité cette étonnante communion universelle.

Sans qu'ils s'y réfèrent explicitement, cette analyse que font Katz et Liebes à la fin de leur ouvrage est très proche d'une série de travaux menés récemment dans une perspective anthropologique : Fiske et Hartley parlent de la fonction bardique de la télévision (1978), Newcomb et Alley d'un medium chorique (1983), qui s'exprimerait au nom d'une voix commune tels les choeurs des tragédies grec ques. On pense aussi au concept de consensus narrative élaboré par David Thorburn (1988) pour caractériser toutes les formes de récits ritualisés qui articulent les mythologies cen trales d'une culture dans un langage largement accessible : de la poèsie d'Homère à la fiction télévisuelle, en passant par le théâtre de Shakespeare, ces récits diégétiques ont en commun de respecter des règles stylistiques formelles, et de se fonder sur des intrigues et des thèmes récurrents. Ces oeuvres de la culture populaire ne se comprennent que dans leur contexte d'énonciation (Florence Dupont, 1990), ce sont des rituels culturels dont la signification est profondément dépendante de la manière dont ils sont accomplis. N'est ce pas finalement ce qu'ont montré Elihu Katz et Tamar Liebes ?

 

REFERENCES

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Stanley Fish, Is there a text in this class? The authority of interpretive communities, Cambridge, Harvard University Press, 1980

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Russel Neuman "Television and american culture : the mass medium and the pluralistic audience" in Public Opinion Quarterly. 19.82-46

Horace Newcomb et Robert Alley, The producer' s medium, Oxford University Press, 1983

Janice Radway, Reading the romance :

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Alessandro Silj ed., East of Dallas, London British Film Institute, 1988

David Thorburn, "Television as an aesthetic medium" in James Carey ed. Media. myths and narratives, Sage 1988

The expert ofmeaning, cross cultural readings of Dallas, New York, Oxford

Universily Press 1990, par ELIHU KATZ et Tamar LIEBES

Radio Paris ment.. .

Cognac-Jay 1940. La télévision française sous l'Occupation

de Thierry KUBLER et Emmanuel LEMIEUX

par Cécile MEADEL

La télévision française vécut en son enfance une aventure surprenante qui eut pour toile de fond, assez floue, la France occupée de 1943 et 1944.

A l'initiative de chercheurs et de journalistes allemands désireux d'utiliser l'émetteur de télévision de la tour Eiffel, considéré comme « le plus puissant du monde », un accord fut en effet signé entre Vichy et le gouvernement allemand pour remettre sur pied l'antenne et le studio. Les équipes techniques se connaissaient déjà bien puisqu'el les collaboraient depuis plusieurs années, un accord-cadre avait par exemple été conclu en 1936 entre la Compagnie des Compteurs et Telefunken pour développer en commun la recherche sur la télévision. A ce moment- là, la controverse entre télévision mécanique et télévision électronique n'avait pas encore été tranchée mais les Allemands avaient opté dans leurs recherches pour la seconde et méprisaient consciencieusement la première, défendue par les Français et par René Barthélémy de la Compagnie des Compteurs. Le vainqueur ne transigea pas, il trancha, en faveur de la seconde.

La station fut mise sur pied avec une grande rapidité, des locaux furent trouvés, une équipe recrutée et la télévision s'installa, pour un demi-siècle, rue Cognacq-Jay. Le prétexte invoqué par ses promoteurs était de faire des émissions pour remonter le moral des soldats allemands blessés et soignés à Paris. Ainsi deux cent cinquante récepteurs furent installés dans des hôpitaux.

Financée par la Radiodiffusion française - et avec une largesse qu'elle ne connaîtra plus - Fernsehsender Paris, c' est le nom de la station, commence ses programmes en mai 1943 et est officialisée en septembre de la même année. Pendant une petite année, jusqu'au mois d'août 1944, elle va diffuser chaquejour plusieurs heures de programmes. Si la prouesse technique est déjà étonnante, plus surprenante encore est l'équipe qui réalise les émissions. Kurt Hinzmann, l'officier allemand qui en est responsable, décrit comme « un aventurier de haute volée », protège une équipe pour le moins composite, un faux Suisse berlinois qui devient l'âme des programmes, une speakerine juive, des innovateurs passionnés par la télévision, nombre de jeunes gens peu soucieux de goûter au S.T.O., un anarchiste belge, un militant nazi, de juifs et... le père de Johnny Hallyday, le metteur en scène Jean-Michel, ses cousines, danseuses, etc. Tout ce monde est soudé par un enthousiasme certain pour la télévision mais aussi par un désir non moins grand d'échapper au front de l'est ou au S.T.O. Jamais équipe de télévision n' a fonctionné avec si peu de problèmes car une panne, une interruptin risquerait d'attirer l'attention dangereuse de la Propaganda Staffel. Grâce à l'entregent et au réseau de connaissances de Kurt Hinzmann, les contrôles sont plus que limités. Les programmes sont faits de télé-cinéma, de morceaux de cirque, de pièces de théâtre et même d'émissions de variétés en direct, tout cela en deux langues alternées, allemand et français.

Les auteurs ont recueill un grand nombre de témoignages et en particulier celui de Kurt Hinzmann. Ils apportent la primeur d'un épisode que les historiens ont jusque- là ignoré. On passera vite sur les premiers chapitres qui n'apportent rien d'inédit et qui reprennent les approximations de leurs prédécesseurs. C'est l' aventure de Fernsehsender Paris qui fait tout l'intérêt du livre. Le propos est enlevé, parfois même romancé. L' ouvrage ne promet pas plus qu' il ne peut tenir : un récit anecdotique où c'est l'histoire elle-même qui compose la trame du récit. Très classiquement, le livre juxtapose deux genres sans jamais les confronter : l'histoire des hommes et l'histoire des machines.

Comment vendre des postes s'il n'y a pas de programmes ? Et comment financer des programmes si personne n'a de poste ? La télévision des années quarante se pose alors la question - éternelle et erronée - des innovations de communication, que l'on retrouve aujourd'hui appliquée à la télévision haute définition. A cette phase de l'histoire de la télévision, ce fut le dirigisme des Allemands et la Bourse d'un pays occupé qui tranchèrent le débat.

On regrettera que l'ouvrage ne dise rien du public des émissions. Si l'on voit quelques soldats écrire de temps en temps pour manifester leur mécontentement, si l'on apprend que les militaires anglais en surveillaient les programmes, rien ne nous est dit des conditions de réception, de la qualité des postes, du nombre de spectateurs... Sans doute, le livre reflète-t-il bien le point de vue des promoteurs de l'opération, apparemment fort peu intéressés par leur public, se souciant bien davantage des questions techniques, des réalisations artistiques et de leurs relations avec le service de la propagande, attaché au commandement militaire allemand.

*Thierry KUBLER, Emmanuel LEMJEUX Cognacq-Jay 1940. la télévision française sous l'occupation. Editions Plume, 1990

Enquête sur un insaisissable concept

Pour une économie de l'information

d'Anne MAYERE

par Alain RALLET

La notion d'information est comme ces petits bouts de papier collants que toutes les gesticulations du monde n'arrivent pas à détacher de vos doigts et qu'il faut bien prendre au sérieux faute de pouvoir s en débarrasser. Qu'est-ce que l' information?

Le livre que consacre Anne Mayère à cette notion se déroule comme une enquête. Enquête sur un concept, mais enquête égale ment sur le processus économique dont l'information serait la substance actuelle.

Comme dans toute enquête, aucun élément n'est négligé : l'auteur scrute la manière dont la notion prend forme au travers des disciplines qui l'ont pris pour objet (l'ingénierie des télécoms, la biologie, la psychologie, la cybernétique ou encore les apports de Simon). Un certain nombre de propriétés de l'information en sont dédui tes. Elle n'existe pas en soi, mais est un processus d'échange entre un système et son environnement, elle est relative au système qui la coproduit et elle est d'un caractère incertain, ce qui rend problématique son appropriation.

Anne Mayère s'attache ensuite à définir natures et fonctions de l'information en la confrontant aux deux grandes manières de la situer économiquement : comme processus organisationnel et comme valeur de marché.

L'examen critique des thèses de Simon, Le Moigne, Beer et Mintzberg l'amène à proposer trois grands types d'information relativement au système d'organisation. L'information s'incarne dans la structure : elle en est la mémoire et le mode de communication. Elle désigne également l'ensemble des procédures qui, au sein d'une organisation, permettent de produire une information. C'est l'information-méthode. Enfin, l'information est une ressource, une consommation intermédiaire. Ces trois dimensions de l'information se retrouvent dans les deux grandes fonctions qu'elle remplit : réguler l'organisation (gestion du risque, coordination et orientation) et informer ses processus de production.

Anne Mayère clôt son approche théorique en examinant (de manière incomplète) le statut de l'information dans l'analyse économique. Sa thèse est que l'information remet en question un certain nombre de concepts de l'analyse économique. Ainsi celui de valeur d'usage : concevoir que tout produit est aussi de l'information conduit à mettre l'accent sur les conditions d'accessibilité, de maîtrise et de durée de l'usage. La marchandise n'est plus définissable seulement par ses caractéristiques intrinsèques, mais aussi par le rapport qui s'établit entre la production et l'utilisation. On voit ainsi se profiler l' intervention des services qui, bien que l' auteur se défende d'assimiler les deux catégories, participent comme l'information de l'inclusion des conditions d'usage dans la validation marchande du produit.

La seconde partie de l' ouvrage est consacrée à la place de l'information dans les mutations du système productif. Après avoir passé en revue les analyses identifiant information et secteurs d'activité ou nouveau type de société, l'auteur s'interroge sur le rôle de la production de l'information dans l'avènement puis le développement de la production de masse. Il s'avère que l'information a joué un rôle dès le début de l'industrialisation. Le rôle particulier que tient aujourd'hui la production de l'information dans les mutations du système productif tient à deux phénomènes : la place des nouvelles technologies de l'information dans la redéfinition du travail, l'apparition d'un nouveau mode de production et d'échange.

La diffusion des nouvelles technologies de l'information correspond à une importance accrue de l'information dans le travail de production et à une croissance des acti vités hors fabrication. Fait nouveau : l'information est objectivée puis socialisée dans des méthodes dont certaines font l'objet d'une formalisation, L' information s' apparente dès lors à un moyen de production.

Anne Mayère conclut sur la place de la production d'information dans un nouveau modèle d'échange où production et usage, vendeur et acheteur sont fortement intriqués. Les activités de conception sont stimulées, les interfaces informationnels entre producteurs et producteurs se multiplient, les produits informationnels sont un vecteur privilégié de l'interaction offre/demande.

On l'aura compris : il fallait du courage pour s'attaquer frontalement à la tentative d'élaborer une économie de l'information qui aille bien au-delà des conceptions restrictives dans lesquelles elle est tenue. Ardeur nourrie par l' ambition trop rare chez les économistes de penser à hauteur des transformations que nous avons sous les yeux. Anne Mayère expose un matériau riche, indique des pistes possibles et propose un premier dispositif de pensée.

L'ouvrage nous laisse toutefois sur notre faim, au regard de l'ambition affichée. Comme s'il s'agissait d'une synthèse impossible. La diversité des thèmes abordés et l'hétérogénéité des références théoriques emportent, en effet, l' auteur dans une impossible totalisation où chaque partie vaut davantage pour elle-même que pour sa contribution à l'ensemble. Nous avons affaire à une somme d'incises, théoriques et empiriques, sur l'information.

Le fond du problème est le suivant : comme le dit l'auteur, l' information n'existe pas en soi, mais dépend des processus socio économiques dans lesquels elle est engagée. Or ces processus sont extrêmement divers. Il est hasardeux de vouloir les unifier par la vertu d'un mot. En procédant ainsi, on est conduit à le faire immédiatement éclater en de multiples déterminations, de sorte qu'on ne sait plus de quoi l'information est le concept tant il renvoie à des choses très différentes. Une approche critique s' impose, visant à évaluer s'il y a un sens à parler d'économie de l'information et, si oui, le quel. Anne Mayère en réunit des éléments mais sa démonstration reste incomplète sur le plan historique comme sur le plan de la problématique. Elle avance cependant des propositions qui sont autant d'invitations au travail. Un travail pionnier à continuer.

*Pour une économie de l'information, Anne MAYERE, Editions du CNRS, 1990, Paris

La quatrième tribu

Splendeurs et misères des journalistes

de Yves ROUCAUTE

par Erik NEVEU

Le gros volume qu'Yves Roucaute consacre aux journalistes français est avant tout le fruit d'une enquête et d'entretiens que l'auteur- qui se définit comme « nomade, à la fois universitaire, philosophe, politiste et journaliste » - a conduit avec des dizaines de journalistes de l'écrit comme de l'audiovisuel.

Sur ce plan, le résultat est plus qu'intéressant. Roucaute collecte au fil des entretiens, une impressionnante moisson d'informations, d'anecdotes, de détails sur les trajectoires sociales, les pratiques et représentations des professionnels du journalisme. La richesse des matériaux collectées, qu'un utile index alphabétique permet d'associer rapidement au gotha du journalisme, fera certainement de cet ouvrage un instrument de référence pour les chercheurs qui oeuvrent sur le journalisme français. Il n'est pas possible de suggérer ici en quelques lignes la variété des informations et des pistes, mais qu'il s'agisse de donner des repères sur les trajectoires politiques, les logiques de réseaux, ou des détails biographiques significatifs (ex : le passage du concours d'entrée à l'ENA par JM Colombani) le travail de Roucaute laisse devant une abondance de richese. Certains de ses développements (sur les rémunérations, la pratique des « ménages ») agaceront probablement une part de la corporation journalistique, mais offrent des données fort utiles.

L'insatisfaction du lecteur pourra venir du côté superficiel des essais de théorisation. L'auteur en avait averti loyalement. Son propos était d'« alerter en distrayant ». Le pari est tenu sur le plan de la lisibilité, par une écriture très alerte... journalistique et par là sans aspérités conceptuelles. La contrepartie - nullement inévitable - de cette clarté pé dagogique prend la forme d'un déficit en interrogations plus théoriques une fois dé ployées les mises en garde habituelles sur le pouvoir des médiacrates. Malgré la volonté d'introduire une certaine problématique que suggère le plan retenu par l' auteur (repères sur la condition du journaliste, les ressources pertinentes dans le champ, les réseaux, le rapport aux pouvoirs économiques et politiques), l'ouvrage ne s'éloigne que rarement d'un rangement thématique des matériaux d'interviews. A cet égard « Spendeurs et misères » n'est pas radicalement différent de l'utile recueil d'interviews publié il y a quelques années par Patrick et Philippe Chastenet (1); la restitution des entretiens se perfectionne ici d'une exploitation raisonnée. Sans doute l'auteur esquisse-t-il quelques passes d'armes avec divers chercheurs qui interviennent sur le domaine du journalisme (P. Champagne, E. Veron), mais ces con frontations tournent généralement court faute de développements sérieux. Quelle que soit l'indiscutable qualité de l'enquête qui sous- tend le travail de l'auteur, il est un peu facile de l'invoquer à répétition comme le joker qui vaudrait primauté sur des élaborations théoriques qui reposent aussi sur un travail de terrain sérieux.

L' anecdote qui ouvre le livre en est peut être simultanément la « morale » cachée. L' auteur y met en scène le phénomène connu des chercheurs qu'est le peu d'esprit coopératif des journalistes quand le sociologue les sollicite. Il rapporte ainsi ses manoeuvres auprès d'Anne Sinclair. Roucaute 1, l'universitaire, sera éconduit fermement, Roucaute II, l'écrivain, pas mieux traité. C'est finalement le troisième homme, « Roucaute » de "L'Evènement du jeudi" » qui obtient sans délais un entretien. Le subterfuge pourra faire sourire ou être contesté. Il engendre en tout cas une passionnante série d'entretiens.

Mais il est aussi à craindre que la rnse se soit retournée contre son auteur et que Roucaute III - de "l'Evènement du jeudi" - ait arraché la plume des mains de Roucaute I pour nous donner un travail marqué par un habitus de journaliste (2). Le suggèrent la participation aux croyances et valeurs de la tribu (le thème du « pouvoir » des journalistes, trop déconnecté d'une reflexion sur ses conditions sociales d'existence), la défense un peu zélée du groupe (à propos des débats nés de la couverture du conflit du Golfe).

Le subterfuge serait alors aussi symbole. Il viendrait confirmer au passage une tendance actuelle par laquelle le monde du journalisme cherche à s'attribuer un droit de préemption sur l'analyse de ses pratiques professionnelles.

*Splendeurs et misères des journalistes Calmann-Lévy, 1991